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Introduction[2]

Au Québec, les jeunes placés sous la tutelle de la Direction de la protection de la jeunesse sont suivis par un nombre important d’intervenants différents, en raison du roulement de personnel, mais également à cause de la structure organisationnelle de ces services. En mai 2021, la situation du roulement de personnel des intervenants en protection de la jeunesse est jugée si importante que le ministre délégué à la Santé et aux Services sociaux met en place une directive concernant l’embauche des intervenants au sein du réseau de la santé et des services sociaux (Alliance du personnel professionnel et technique de la santé et des services sociaux [APTS], 2021). À cet effet, le réseau de la santé n’est plus autorisé à afficher, aux intervenants en protection de la jeunesse, des postes autres que ceux liés aux services de la protection de la jeunesse. L’objectif étant de prévenir les départs et de diminuer la discontinuité des services. Depuis 2020, face à l’exode professionnel des intervenants en protection de la jeunesse, certains centres intégrés de santé et de services sociaux (CISSS) ont recours à des agences de placement de personnel (APTS, 2021). Cela dit, le roulement de personnel au sein des organismes de la protection de la jeunesse est bien connu au Québec et constitue un enjeu réel (Tremblay, Joly, Haines et Lanctôt, 2016 ; Tremblay, Haines et Joly, 2016). Les jeunes qui reçoivent des services en protection de la jeunesse font donc face à ce roulement de personnel important qui se traduit par de la discontinuité relationnelle et de l’instabilité sur le plan de l’intervention.

Cela étant, le roulement de personnel n’est pas l’unique cause du nombre important de nouveaux intervenants que devront rencontrer les jeunes au cours de la trajectoire de services. En effet, la structure organisationnelle, voire clinico-administrative, du système de protection de la jeunesse comprend différents services, programmes et étapes qui peuvent occasionner à chaque moment la rencontre d’intervenants différents (Ministère de la Santé et des Services sociaux [MSSS], 2010). Cela est particulièrement le cas pour les jeunes qui connaîtront un placement. Alors que le nombre important d’intervenants rencontrés par les jeunes en protection de la jeunesse tend à être conceptualisé en termes de roulement de personnel (Tremblay et al., 2016a ; Tremblay et al., 2016b), très peu d’études nous informent des effets potentiels du nombre global d’intervenants sur la qualité des services en protection de la jeunesse. Des travaux suggèrent que l’appréciation de la qualité des services en protection de la jeunesse devrait inclure des mesures de satisfaction afin de cibler certains éléments des services à améliorer et aussi à repenser leur dispensation (Kapp et Vela, 2004 ; Tilbury, Osmond et Crawford, 2010). À partir des données de l’Étude longitudinale sur le devenir des jeunes placés, nous nous intéressons ainsi à la relation entre le nombre d’intervenants et la perception de la qualité des services, c’est-à-dire la satisfaction à l’égard des services reçus. Plus précisément, nous examinons deux indicateurs : la satisfaction de l’expérience de placement et la satisfaction de l’aide reçue de leur intervenant.

Nombre d’intervenants en protection de la jeunesse

Au Québec, deux principaux motifs semblent expliquer le nombre important d’intervenants différents qui suivent les jeunes en protection de la jeunesse : la structure organisationnelle des systèmes en protection de la jeunesse et le roulement de personnel. Nous examinons ici ces deux éléments.

Structure organisationnelle des services de protection de la jeunesse

Au Québec, la structure organisationnelle des services de protection de la jeunesse comprend un nombre important d’étapes et de sous-services, faisant en sorte que les jeunes soient suivis par de nouveaux intervenants ou des intervenants différents (MSSS, 2010). La partie qui suit décrit les différents services, programmes et étapes généralement impliqués dans la trajectoire des jeunes placés sous la protection de la jeunesse lors desquels ils devront possiblement rencontrer un intervenant différent.

Un jeune placé devra potentiellement être suivi par un nouvel intervenant lors des étapes suivantes du processus de protection : 1) la réception et le traitement du signalement ; 2) l’évaluation et l’orientation ; 3) l’application des mesures ; et 4) la révision. Premièrement, l’étape de la réception et du traitement du signalement peut engendrer la rencontre d’un intervenant (agent de relations humaines) si la situation est jugée urgente afin de faire une vérification rapide (MSSS, 2010). Deuxièmement, lors de l’étape de l’évaluation et de l’orientation, un autre intervenant (agent de relations humaines) statuera sur la compromission du développement et la sécurité du jeune, et déterminera l’orientation clinique du dossier. Troisièmement, à l’étape de l’application des mesures, un autre intervenant (agent de relations humaines) travaillera avec les parents et l’enfant afin de s’assurer que les situations qui compromettent la sécurité ou le développement ne se reproduisent plus. Quatrièmement, lors de l’étape de la révision, c’est-à-dire vers la fin d’une mesure de protection, les jeunes feront la rencontre, très courte, d’un autre intervenant (réviseur), lequel s’occupera de déterminer les recommandations légales quant au placement.

Les jeunes qui auront eu un placement comme mesure de protection seront généralement placés dans une famille d’accueil, dans un centre jeunesse, dans un milieu de groupe supervisé (p. ex. : foyer de groupe) ou dans une ressource spécialisée (p. ex. : santé mentale). Les jeunes seront ainsi suivis par différents intervenants dans ces milieux. Les jeunes en famille d’accueil seront suivis par un intervenant (intervenant ressource) qui s’occupera de leur intégration dans cette famille et aussi de leurs besoins. Les jeunes dans les milieux autres que les familles d’accueil auront généralement un éducateur responsable assigné en plus de côtoyer quotidiennement les autres intervenants qui travaillent au sein de ces établissements. Un nouvel intervenant (éducateur en milieu de vie) sera affecté aux jeunes retournant dans leur famille d’origine, afin d’assurer le suivi de cette réunification. Vers la fin d’un placement ou d’une mesure de protection, les jeunes auront une rencontre, très courte, avec un autre intervenant (réviseur), lequel s’occupera de déterminer les recommandations légales quant au placement. En plus, différents ateliers et suivis professionnels en protection de la jeunesse peuvent être offerts aux jeunes, où ils feront encore la rencontre de nouveaux intervenants (gestion de la colère, psychologues, etc.). Certains jeunes s’approchant de l’âge adulte seront accompagnés d’un nouvel intervenant du Programme qualification des jeunes (PQJ) afin de les préparer à la vie adulte et de les soutenir. Plusieurs des jeunes en protection de la jeunesse ont aussi un suivi avec un intervenant dans le cadre de la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents (Dumollard, 2020). S’il s’agit d’une loi différente, les jeunes sont pris en charge au sein du même réseau de services sous l’administration du ministère de la Santé et des Services sociaux (Dumollard, 2020). Il importe de préciser que bien que nous ayons mentionné plusieurs intervenants rencontrés par les jeunes, lesdits intervenants n’exercent pas tous la même intensité de suivi ni n’ont le même degré de responsabilité.

D’autres motifs peuvent également occasionner l’assignation de nouveaux intervenants. Les jeunes qui ne sont pas placés et qui déménageront d’une région administrative à une autre se verront généralement assigner un nouvel agent de relations humaines. Les jeunes placés qui changeront de milieu de placement devront aussi faire la rencontre de nouveaux intervenants. Cela est d’ailleurs important vu la grande instabilité de placement que vivent ces jeunes (Goyette, Blanchet, Esposito et Delaye, 2021). Enfin, considérant la récurrence des suivis en protection de la jeunesse (Esposito et al., 2021), il arrive que les jeunes doivent reprendre certaines de ces étapes et repasser par certains services, et conséquemment rencontrer de nouveaux intervenants.

Roulement de personnel

Le roulement de personnel s’ajoute donc à ce nombre important d’intervenants qui seront appelés à intervenir auprès des jeunes en protection de la jeunesse. Au Québec, les taux de discontinuité relationnelle varient de 58 % à 74 % dans les services de protection de l’enfance (Tremblay et al., 2016a). Tel que le rapportent Tremblay et al. (2016a), « plus de la moitié des enfants et leur famille suivis par ces services ont vécu de la discontinuité relationnelle, soit plus d’un changement d’intervenant responsable pendant leur prise en charge » (p. 182). Si le roulement de personnel est bien connu dans les systèmes de protection de la jeunesse, en revanche, les conséquences sur le parcours des jeunes demeurent peu étudiées (Curry, 2019 ; Garner, Hunter, Modisette, Ihnes et Godley, 2012). De façon générale, l’étude des conséquences du roulement de personnel est centrée sur l’organisme plutôt que sur les jeunes. À cet effet, le roulement de personnel est associé à un coût financier élevé, une discontinuité de services (Flower, McDonald et Sumski, 2005), une augmentation du délai pour la réunification familiale (Fulcher et Smith, 2010) et une plus grande durée de placement (Ryan, Garnier, Zyphur et Zhai, 2006). Les travaux qui portent directement sur les jeunes sont moins nombreux. Dans une étude qualitative américaine, Strolin-Goltzman, Kollar et Trinkle (2010) rapportent que des jeunes placés ont mentionné le manque de stabilité et la perte de confiance comme effets négatifs du roulement de personnel. Les auteurs ont également constaté que les jeunes manifestaient un besoin de transition plus fluide lorsqu’il était inévitable. Curry (2019) montre que le roulement de personnel en protection de la jeunesse affecte négativement le bien-être émotionnel et relationnel des jeunes recevant des services. Enfin, dans une étude longitudinale et observationnelle menée auprès de 142 adolescentes placées au Québec comprenant cinq temps de mesures, Tremblay et al. (2016a) se sont intéressés à la relation entre le taux de roulement de personnel et la détresse psychologique. Contrairement à ce que les connaissances pourraient laisser supposer, les analyses de trajectoire latentes menées par les auteurs montrent que ce phénomène n’est pas associé à une plus grande détresse psychologique ou à un plus grand sentiment de colère.

Tout bien considéré, nous constatons que pour divers motifs, les jeunes placés devront possiblement faire face à un nombre important d’intervenants. Les travaux qui se sont intéressés au nombre d’intervenants se sont principalement limités à une conceptualisation qui porte sur le roulement de personnel et la discontinuité relationnelle (Curry, 2019 ; Flower et al., 2005 ; Fulcher et Smith, 2010 ; Ryan et al., 2006 ; Strolin-Goltzman et al., 2010 ; Tremblay et al., 2016a). Notre approche souhaite plutôt élargir la compréhension du nombre important d’intervenants qu’ont rencontrés les jeunes placés, en ne se limitant pas uniquement au roulement de personnel, mais en intégrant la totalité des intervenants qu’ils ont côtoyés. Nous étudierons la relation entre le nombre d’intervenants rencontrés par les jeunes et la satisfaction de ceux-ci à l’égard des services reçus.

Satisfaction à l’égard des services reçus

Les changements dans l’économie politique de l’aide sociale ont entraîné de nouveaux modes de gestion et de prestations des services sociaux. Depuis l’orthodoxie managériale, une importance est accordée aux retombées quantifiables (outcomes) dans l’évaluation de la prestation des services sociaux (Grenier et Bourque, 2016 ; Grenier et Bourque, 2018). Cette tendance s’observe également dans la prestation des services de protection de la jeunesse (Courtney, Needell et Wulczyn, 2004 ; Esposito et al., 2015 ; Tilbury, 2004 ; Tilbury et al., 2010). Par exemple, dans son plan stratégique pour les années 2015 à 2020, le ministère de la Santé et des Services sociaux (2017) accorde un rôle central aux indicateurs de performance dans l’orientation et la planification de l’offre des services sociaux. Au Québec, Esposito et al. (2015) insistent sur la nécessité d’avoir des outils d’analyse afin d’améliorer la qualité et l’efficience des services en protection de la jeunesse. Ces auteurs proposent un cadre analytique afin d’examiner la performance des services de protection de la jeunesse, laquelle comprend différents indicateurs tels que la sécurité des jeunes, le bien-être (performance scolaire et comportements de l’enfant), la permanence (placements) et le soutien offert. Or, les auteurs concluent sur les limites de tels indicateurs objectifs, ceux-ci ne permettent pas de considérer la nature complexe des services dispensés (Esposito et al., 2015). Cela dit, l’évaluation qui repose uniquement sur des indicateurs de performances court le risque d’accorder davantage d’importance aux intérêts organisationnels qu’aux personnes qui utilisent les services (Tilbury et al., 2010). Tel que le souligne le mémoire de l’ordre des psychoéducateurs (Leclerc et al., 2020) déposé à la Commission spéciale sur les droits des enfants et de la protection de la jeunesse : « [p]eu de milieux s’intéressent à des indicateurs qualitatifs orientés sur la finalité de l’intervention […] la satisfaction de la clientèle et la qualité de la relation avec le client » (p.15). À cet effet, plusieurs auteurs font remarquer que le degré de satisfaction en ce qui a trait aux services reçus, par les enfants et les parents, est rarement pris en compte afin d’évaluer la performance ou les retombées des services de protection de la jeunesse (Harris, Poertner et Joe, 2000 ; Kapp et Vela, 2004 ; Tilbury et al., 2010). Kapp et Vela (2004) proposent eux aussi que la satisfaction et le point de vue des utilisateurs de services doivent être systématiquement pris en compte afin d’améliorer la performance des programmes de services sociaux, sans quoi l’évaluation de ces services est incomplète. Il importe néanmoins de resituer le concept de satisfaction des services reçus en contexte de protection de la jeunesse. À cet effet, le concept de satisfaction doit être compris et interprété dans un contexte d’autorité où les usagers ne sont généralement pas volontaires et qu’ils n’ont pas demandé ces services. Néanmoins, nous sommes d’avis que l’étude de la satisfaction en ce qui concerne les services peut contribuer à une meilleure pratique et à une meilleure prestation de services puisqu’elle permet d’apprécier la perception et le point de vue des usagers des services (Tilbury et al., 2010). Notamment, si l’on considère que les usagers sont possiblement d’emblée réfractaires à de tels services, l’identification de facteurs qui expliquent la satisfaction ou l’insatisfaction pourrait guider la pratique afin de favoriser l’adhésion à ces services.

Jusqu’à la fin des années 1990, aucune étude ne s’était spécifiquement penchée sur l’évaluation du degré de satisfaction à l’égard des services reçus en protection de la jeunesse (Harris et al., 2000 ; Kapp et Vela, 2004). Pour le moment, les études à cet effet portent principalement sur la construction d’échelles de mesure et des entretiens qualitatifs provenant de la littérature grise (Kapp et Vela, 2004). On y distingue la satisfaction des services reçus par les parents de celle des enfants. Concernant les parents, l’étude de Harris et al. (2000) a développé une échelle afin de mesurer leur satisfaction des services reçus en protection de la jeunesse. L’échelle comprend divers items tels que l’écoute et la disponibilité des intervenants. Les analyses montrent une haute fiabilité de cette échelle. À partir d’un échantillon de 114 parents de l’État du Kansas dont les enfants ont été placés, Kapp et Vela (2004) se sont intéressés à la satisfaction relativement aux services reçus. Les auteurs ont utilisé une échelle de 27 items comprenant 5 dimensions : 1) les compétences de l’intervenant ; 2) les compétences de l’intervenant fédéral ; 3) les compétences culturelles ; 4) le respect de droits et l’empowering ; et 5) la qualité de l’agence et les indicateurs de performance. Les auteurs ont créé une variable globale afin de discerner les parents qui étaient satisfaits des services reçus. Leurs analyses montrent que la satisfaction des parents était associée à la perception que leur intervenant 1) travaillait de concert avec eux afin de retrouver la garde de leur enfant ; 2) avait des attentes claires ; 3) les préparait pour les rencontres ; 4) les a défendus durant les rencontres ; et 5) respectait leur culture.

Peu d’études nous informent directement sur la satisfaction à propos des services reçus par les jeunes qui sont en placement auprès d’organismes de la protection de la jeunesse. Toutefois, quelques études menées en contexte québécois permettent d’appréhender la satisfaction portant sur les services reçus en protection de la jeunesse. Dans une étude qualitative, le Conseil de la santé et du bien-être (2001) observe que les jeunes placés rapportent une perte de liberté, un contexte contrôlant, des milieux de placement inadaptés, un manque d’information relativement à leur placement, des difficultés interpersonnelles avec les intervenants et, de façon générale, une déstabilisation lors de leur sortie de placement. Une autre étude qualitative (Marier et Robert, 2004) montre que les jeunes ayant reçu des services en centres jeunesse rapportent certaines difficultés vécues telles que l’abus de pouvoir, la privation de liberté et des traitements inappropriés à leurs besoins. Certains jeunes rapportent néanmoins des points positifs tels qu’un endroit favorisant leur développement et l’acquisition d’une certaine autonomie. Une autre étude qualitative (Byrne et Lemay, 2005), menée en Ontario, permet de comprendre l’expérience de placement auprès d’adolescents placés en famille d’accueil ou en foyer de groupe. Les jeunes rapportent divers aspects négatifs de leur expérience de placement relativement aux caractéristiques des intervenants tels que le manque de disponibilité, de temps, l’attitude négative et l’instabilité des intervenants.

Une étude quantitative (Granger, 1996) auprès de jeunes âgés de 10 à 17 ans dans les centres jeunesse de Montréal permet d’évaluer la satisfaction et l’insatisfaction relativement à leur expérience de placement. Les aspects où les jeunes ont le plus manifesté leur insatisfaction concernent le manque d’information quant à leurs droits, le manque de disponibilité et, pour les jeunes issus des communautés ethnoculturelles, le manque de considération au regard de leurs habitudes de vie. En revanche, les aspects où les jeunes ont rapporté le plus de satisfaction concernent leur accueil dans les milieux, l’écoute, le respect et la compétence des intervenants.

À partir d’enquêtes menées par l’État d’Illinois sur la prestation des services en protection de la jeunesse, Wilson et Conroy (1999) ont examiné le degré de satisfaction des jeunes placés. Les analyses quantitatives ont montré que les jeunes placés en famille d’accueil étaient plus satisfaits que ceux placés en milieu de groupe et que les jeunes étaient insatisfaits quant à la prise en compte de leur point de vue dans les décisions légales. À partir d’entretiens d’un échantillon (non représentatif) de 15 participants âgés de 10 à 17 ans provenant de l’Angleterre, Munro (2001) a la perception des jeunes recevant des services de placement. Les jeunes ont exprimé certaines préoccupations relativement au nombre élevé d’intervenants à leur dossier, au manque de confidentialité et au manque de considération quant à leur opinion dans la prise de décision.

La présente étude

La présente étude s’articule autour de deux constats. Premièrement, alors qu’il est bien documenté que les jeunes dans les services de protection de la jeunesse seront suivis par un nombre important d’intervenants, les conséquences de cette réalité sont peu connues. Deuxièmement, les facteurs explicatifs liés à la satisfaction des jeunes suivis par la protection de la jeunesse à l’égard des services reçus demeurent peu étudiés. L’objectif de cette étude est donc d’examiner la relation entre le nombre d’intervenants inscrits aux dossiers des jeunes et la mesure de la satisfaction de ces derniers, placés en situation de sortie de placement, en matière de services reçus de la protection de la jeunesse. Plus précisément, nous nous intéressons à deux indicateurs de leur satisfaction, c’est-à-dire en ce qui concerne leur expérience de placement et l’aide apportée par leur intervenant. Nous émettons ainsi l’hypothèse qu’un nombre élevé d’intervenants est inversement lié à la satisfaction des jeunes suivis par la protection de la jeunesse pour ce qui est des services reçus.

Données

Cette étude s’appuie sur les données longitudinales de l’Étude longitudinale sur le devenir des jeunes placés (EDJeP), laquelle vise à améliorer les connaissances sur la période suivant le placement des jeunes au Québec. Les données utilisées pour la présente étude sont celles de la première et de la seconde vague d’entretiens ainsi que les données administratives provenant du système informatique en protection de la jeunesse. Les entretiens ont été menés de façon à rencontrer les jeunes quelques mois avant leur sortie de placement et de les voir subséquemment après leur sortie de placement. Ce sont 2573 jeunes qui ont initialement été ciblés à partir des données administratives sous condition qu’ils étaient âgés de 16 à 18 ans et qu’ils seraient toujours placés à la veille de l’atteinte de l’âge adulte. L’équipe de recherche a été en mesure d’obtenir les coordonnées de 1687 d’entre eux afin de les inviter à participer à l’étude. Lors de la première vague d’entretiens menés entre 2017 et 2018, 1136 jeunes ont participé alors qu’ils étaient toujours placés et âgés en moyenne de 17 ans (É-T = 0,67). La très grande majorité de ces entretiens (97 %) a été réalisée en face à face, selon la préférence des participants, alors qu’une petite proportion (3 %) a dû être effectuée par téléphone. Lors de la seconde vague d’entretiens menée entre 2019 et 2020, nous avons rencontré 844 jeunes alors que 91 % d’entre eux étaient sortis de placement et âgés en moyenne de 19 ans (É-T = 0,69). Une proportion de 95 % de ces entretiens a été menée en face à face alors que 5 % ont été réalisés par téléphone ou visioconférence. Les entretiens ont duré entre une heure et une heure et demie. Ce devis d’analyse permet ainsi d’examiner la satisfaction concernant les services reçus auprès des jeunes qui ont une certaine maturité vu leur âge. De plus, l’étude ciblait des jeunes qui ont connu une période de placement relativement longue (au moins l’équivalent d’un an cumulé) et on observe une moyenne de durée de placement de 6 ans dans nos données. Cela permet ainsi de poser des analyses sur des jeunes ayant été placés suffisamment longtemps pour être en mesure de capter les effets potentiels du nombre d’intervenants dans leur dossier.

Variables dépendantes

Deux indicateurs sont utilisés afin d’examiner la satisfaction des services reçus par les jeunes d’EDJeP : la satisfaction de l’aide reçue des intervenants et la satisfaction de l’expérience de placement. Bien que cette question ait été posée lors des première et seconde vagues d’analyses, les résultats présentés sont ceux de la seconde vague[3]. Ces deux indicateurs sont congruents avec les deux dimensions de la satisfaction des services de placement identifiées par Lee, An et Chung (2019), c’est-à-dire la relation avec les intervenants et le bien-être général en placement.

Le premier indicateur a été mesuré par la question : « Es-tu d’accord avec les énoncés suivants ? – D’une façon générale, tu es satisfait[e] de ton expérience de placement. » Le second indicateur a pour sa part été mesuré à l’aide de la question : « Es-tu d’accord avec les énoncés suivants ? – Globalement, les intervenants t’ont fourni de l’aide durant ton placement. » Aux deux questions, les jeunes avaient la possibilité de répondre : « Entièrement d’accord, d’accord, en désaccord, entièrement en désaccord ou « Préfère ne pas répondre / Ne sais pas ». Les réponses ont été dichotomisées ainsi : 0 = Entièrement en accord et en accord, 1 = En désaccord et en entièrement en désaccord[4]. Les jeunes ayant répondu « Ne sais pas » ou « Préfère ne pas répondre » ont été exclus des analyses, occasionnant 17 données manquantes pour le premier indicateur et 16 pour le second. On compte 81,2 % des jeunes qui se sont dits satisfaits de l’aide reçue de leur intervenant alors que 18,8 % ont rapporté en être insatisfaits (tableau 1) ; 72,7 % des jeunes ont rapporté être satisfaits de leur expérience de placement alors que 27,3 % ont mentionné en être insatisfaits.

Variables explicatives

Le nombre d’intervenants correspond au cumul d’intervenants inscrits au dossier clinico-administratif des jeunes. Puisque nous nous intéressons à l’effet global du nombre d’intervenants, nous avons additionné chacune des catégories d’intervenants. Celles-ci sont composées des agents de relations humaines, des éducateurs, des délégués LSJPA, des intervenants en milieu de vie et des intervenants du Programme qualification des jeunes. En moyenne, 17 intervenants sont inscrits au dossier des jeunes avec un écart-type de 11. Si ce nombre peut sembler élevé, rappelons que les jeunes ont été placés pour une moyenne de 6 années et qu’ils sont suivis par plusieurs types d’intervenants. Puisque les analyses révèlent la présence de relations non linéaires, la variable a été recodifiée et correspond à une variable catégorique comprenant trois modalités : 11 intervenants et moins (36,1 %), 12 à 20 intervenants (33,0 %) et 21 intervenants et plus (30,9 %). Nous avons recatégorisé la variable afin d’obtenir des proportions suffisamment élevées et de façon à ce que ces catégories soient proportionnellement les plus similaires possibles.

Tableau 1

Analyses descriptives

Analyses descriptives

Note : v1 = première vague (n = 1136), v2 = deuxième vague (n = 844). Les autres variables proviennent des données administratives (n = 1136).

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Variables contrôles

L’identité culturelle a été obtenue à la première vague, alors que nous avons posé la question suivante : « Tu peux appartenir à un ou plusieurs groupes raciaux ou culturels sur la liste suivante. Es-tu… ? » La question était suivie d’une douzaine de choix d’appartenance culturelle incluant les choix « autres », « Préfère ne pas répondre » ou « Ne sais pas »[5]. Ces choix ont été recodés en trois catégories : blancs (72,0 %), non-blancs (22,8 %) et « préfère ne pas répondre » ou « ne sais pas » (5,2 %). L’identité de genre comprend trois indicateurs : 1) hommes cisgenres, 2) femmes cisgenres et 3) transgenres. Ceux-ci ont été codifiés en fonction des données administratives et des données autorapportées du questionnaire de la deuxième vague. Les données administratives révèlent le sexe des jeunes à leur naissance, alors que le questionnaire permet de rendre compte du genre des jeunes selon 4 modalités : femme, homme, non-binaire et autre. Les hommes cisgenres (47,6 %) et femmes cisgenres (50,4 %) sont les jeunes pour qui le sexe à la naissance correspond au genre autorapporté à la deuxième vague alors que les personnes transgenres (2,0 %) sont celles pour qui ces variables sont différentes.

Le motif du premier placement correspond à une variable catégorique telle qu’enregistrée dans le système informatique utilisé en protection de la jeunesse. Ainsi, 56,1 % des jeunes ont été placés la première fois pour négligence, 1,8 % pour abandon, 9,2 % pour mauvais traitement psychologique, 18,3 % pour troubles du comportement, 10,7 % pour abus physique et 3,9 % pour abus sexuel. Parmi les 1136 jeunes, 19 avaient des données manquantes relativement au motif de premier placement.

Le temps passé en famille d’accueil correspond à la proportion de la durée totale de placement passée en famille d’accueil comparativement aux autres milieux de placement, tel qu’enregistré dans les données administratives. En moyenne, les jeunes ont passé 62,4 % de leur temps de placement en famille d’accueil. Le nombre de changements de placement a été obtenu à l’aide des données administratives en additionnant le nombre de placements non continus avec le nombre de réunifications familiales durant l’ensemble de leur parcours de placements. Nous avons soustrait le placement initial à cette variable. Le nombre de changements de placement se situe entre 1 à 35, avec une moyenne de 6,4 changements. La durée de placement correspond au total de temps pendant lequel les jeunes ont été placés, tel qu’enregistré dans le système clinico-administratif au moment de l’extraction des données. En moyenne, les jeunes ont eu une durée de placement de 5,9 années avec un écart-type de 4,4 années.

Analyses[6]

Des analyses de régression logistique (du maximum de vraisemblance) sont menées afin d’examiner l’effet du nombre d’intervenants sur la satisfaction en ce qui a trait aux services reçus à la seconde vague. Le premier modèle examine la relation entre le nombre d’intervenants et la satisfaction de l’expérience de placement et porte sur 815 observations. Le second modèle examine la relation entre le nombre d’intervenants et la satisfaction de l’aide reçue de son intervenant et porte sur 816 observations[7]. Ces modèles de régression logistique prennent en compte l’identité culturelle, l’identité de genre, les motifs du premier placement, la proportion de temps passé en famille d’accueil, le nombre de changements ainsi que la durée de placement. L’identité culturelle est incluse puisque des travaux soulignent que le manque de considération quant aux enjeux culturels était une dimension importante de l’insatisfaction à l’égard des services reçus (Granger, 1996 ; Kapp et Vela, 2004). Rambajue et O’Connor (2021) argumentent que les jeunes issus des communautés culturelles en situation de sortie de placement font face à des défis structurels, tels que l’imposition des valeurs culturelles dominantes et que l’intervention à leur égard manque de sensibilité et est parfois oppressive. De façon similaire, il est possible que le manque de considération quant à l’identité de genre soit un élément important de l’insatisfaction quant aux services reçus. Les motifs de premiers placements sont ajoutés aux modèles puisqu’il est possible qu’ils engendrent un plus grand nombre d’intervenants et influencent la satisfaction à la baisse. Nous avons inclus la proportion de temps passé en famille d’accueil puisque l’étude de Wilson et Conroy (1999) propose que les jeunes placés en famille d’accueil soient plus satisfaits que ceux placés en centre de réadaptation ou en milieu de groupe, puisque les jeunes en famille d’accueil ont généralement moins d’intervenants. Le nombre de changements vécus permet de rendre compte de l’instabilité de placement qui est susceptible d’influencer le nombre d’intervenants ainsi que la satisfaction pour ce qui est des services reçus. Enfin, la durée de placement influence forcément le nombre d’intervenants et est susceptible d’influencer la perception des services reçus. L’examen des facteurs d’inflation de la variance (VIF) a été mené afin de détecter des problèmes de multicolinéarité. Le facteur le plus élevé est de 1,85, suggérant ainsi qu’il n’y a pas de problème de multicolinéarité.

Comme observé au tableau 2, nos résultats montrent que les jeunes qui ont eu moins d’intervenants sont davantage satisfaits de leur expérience de placement ; inversement, ceux qui ont un nombre plus important d’intervenants sont moins satisfaits de leur expérience de placement. En comparaison du groupe de jeunes qui ont eu 21 intervenants et plus, le groupe de jeunes ayant eu 11 intervenants et moins (O.R. = 2,06, p < 0,01) ainsi que le groupe de jeunes ayant eu de 12 à 20 intervenants (O.R. = 1,95, p < 0,01) se sont dits plus satisfaits de leur expérience de placement. Le groupe de jeunes ayant eu 11 intervenants et moins ont 2,06 fois plus de chances d’être satisfaits de leur expérience de placement en comparaison du groupe de jeunes ayant eu 21 intervenants et plus inscrits à leur dossier. Le groupe de jeunes ayant eu de 12 à 20 intervenants ont 1,95 fois plus de chances d’être satisfaits de leur expérience de placement comparativement au groupe de jeunes ayant eu 21 intervenants et plus.

Nos analyses montrent aussi que les jeunes qui ont eu moins d’intervenants inscrits à leur dossier se sont montrés davantage satisfaits de l’aide reçue de leur intervenant ; à l’inverse, ceux qui ont un nombre plus important d’intervenants sont moins satisfaits de l’aide reçue de leur intervenant. En comparaison des jeunes qui ont eu 21 intervenants et plus, le groupe de jeunes ayant eu de 12 à 20 intervenants se sont dits plus satisfaits de l’aide reçue de leur intervenant (O.R. = 1,71, p < 0,01). C’est donc dire que le groupe de jeunes ayant eu de 12 à 20 intervenants ont 1,71 fois plus de chances d’être satisfaits de l’aide reçue de leur intervenant en comparaison du groupe de jeunes ayant eu 21 intervenants ou plus inscrits à leur dossier. On observe également que les jeunes ayant eu 11 intervenants et moins sont plus satisfaits de l’aide reçue de leur intervenant en comparaison de ceux ayant eu 21 intervenants et plus, mais cette relation n’est pas statistiquement significative (O.R. = 1,49, p > 0,05).

Tableau 2

Régression logistique de la satisfaction concernant les services reçus

Régression logistique de la satisfaction concernant les services reçus

* p < 0,05, ** p < 0,01, *** p < 0,001.

R.C. = Rapports de cotes, I.C. = Intervalles de confiance à 95 %.

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Afin de faciliter l’interprétation de ces résultats, nous utiliserons les modélisations graphiques des probabilités prédites de ces modèles[8]. La figure 1 permet d’estimer les probabilités, pour les jeunes, d’être satisfaits de leur expérience de placement en fonction du nombre d’intervenants inscrits à leur dossier depuis le début de leur placement. Il est possible d’observer que les probabilités, pour le groupe de jeunes ayant eu 21 intervenants et plus, d’être satisfaits de l’expérience de placement sont moins importantes. Pour ces derniers, les probabilités d’être satisfaits de leur expérience de placement sont de 71 % alors qu’elles sont de 84 % pour ceux ayant eu 11 intervenants et moins et de 83 % pour les jeunes ayant eu de 12 à 20 intervenants. Il s’agit donc respectivement de différences de 13 et 12 points de pourcentage.

Figure 1

Probabilités prédites d’être satisfait de son expérience de placement

Probabilités prédites d’être satisfait de son expérience de placement

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La figure 2 permet d’estimer les probabilités d’être satisfait de l’aide reçue de son intervenant en fonction du nombre d’intervenants. On remarque que les probabilités prédites d’être satisfait de l’aide reçue de son intervenant sont moins importantes pour le groupe de jeunes ayant eu 21 intervenants et plus. Pour ce groupe, les probabilités d’être satisfait de l’aide reçue de son intervenant sont de 76 % alors qu’elles sont de 84 % pour ceux ayant eu de 12 à 20 intervenants. Il s’agit donc d’une différence de 6 points de pourcentage.

Figure 2

Probabilités prédites d’être satisfait de l’aide reçue de son intervenant

Probabilités prédites d’être satisfait de l’aide reçue de son intervenant

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Conclusion

Le nombre important d’intervenants qui suivront les mêmes jeunes en protection de la jeunesse est bien connu (Tremblay et al., 2016a ; Tremblay et al., 2016b). Toutefois, les conséquences potentielles de cette réalité sur la perception de la qualité des services étaient jusqu’à présent largement méconnues. Nos résultats montrent que les jeunes qui ont eu davantage d’intervenants assignés sont moins satisfaits de l’aide reçue de leur intervenant et de leur expérience générale de placement. Nos analyses arrivent à positionner l’évaluation de la prestation des services sociaux destinés aux jeunes en protection de la jeunesse dans une perspective qui prend en compte des indicateurs subjectifs, c’est-à-dire le point de vue et la satisfaction de ces jeunes (Tilbury et al., 2010 ; Esposito et al., 2015). Le nombre important d’intervenants assurant le suivi d’un jeune semble être un frein à la dispensation de services sociaux de qualité. Évidemment, la perception de la qualité des services reçus peut être expliquée par différents facteurs, et différentes solutions sont envisageables afin de résoudre ce problème. Il est également possible que la relation que nous observions, entre le nombre d’intervenants et la satisfaction concernant les services reçus, reflète d’autres relations non examinées. Notamment, il est possible que d’autres facteurs soient associés au nombre important d’intervenants et expliquent, du moins en partie, la relation que nous étudions. À cet effet, il se peut que les jeunes qui ont davantage d’intervenants aient aussi davantage de besoins et que cela puisse refléter l’insatisfaction des répondants. Il est probable que les jeunes ayant davantage d’intervenants assignés à leur dossier présentent des caractéristiques non observées qui les prédisposent à être davantage réfractaires aux services et ainsi moins satisfaits.

Enfin, nos résultats contribuent aux réflexions sur l’instabilité des services que vivent les jeunes placés sous la tutelle de la protection de la jeunesse (Goyette et al., 2021 ; Konijn et al., 2019). Généralement, l’instabilité des services en protection de la jeunesse est conceptualisée en termes de changements de milieu tels que les va-et-vient entre le milieu de placement et la famille d’origine, ou encore, des déménagements d’un milieu de placement à un autre. En plus, certains travaux conçoivent l’instabilité des services en protection de la jeunesse au regard du changement d’intervenants ayant trait au roulement de personnel (Tremblay et al., 2016a ; Tremblay et al., 2016b). Ces travaux évoquent, entre autres, la discontinuité des suivis, la discontinuité relationnelle, la perte de confiance et les difficultés émotionnelles liées au roulement de personnel. Notre perspective vise à élargir la conceptualisation de l’instabilité de l’intervention en ne se limitant pas uniquement au changement d’intervenants associé au roulement de personnel. Plutôt, notre perspective souligne, en plus de ce dernier, la structure organisationnelle des services en protection de la jeunesse qui occasionne le changement et oblige les jeunes à rencontrer de nouveaux intervenants. Nous sommes d’avis que certains des mécanismes qui lient le roulement de personnel à des services de qualité moindre se manifestent aussi par le nombre important d’intervenants qu’engendre la structure organisationnelle, voire clinico-administrative, des services en protection de la jeunesse. Par exemple, Curry (2019) a identifié trois influences négatives du roulement de personnel sur le bien-être relationnel des jeunes placés : l’anticipation que le lien social avec l’intervenant ne perdurera pas ; la difficulté à construire des relations de confiance ; et la difficulté à établir un lien avec un nouvel intervenant (résistante et hésitation relationnelle). Il est fort probable que ces mécanismes se manifestent également par la rencontre de nouveaux intervenants due à la structure organisationnelle de la protection de la jeunesse. Par exemple, lorsqu’un jeune passe d’un service à un autre ou qu’il vit un nouveau suivi en protection de la jeunesse, et conséquemment qu’il rencontre un nouvel intervenant, il est possible qu’il doive aussi faire face aux embûches relationnelles mentionnées par Curry (2019). En somme, nos résultats suggèrent de ne pas uniquement concevoir l’instabilité de l’intervention comme découlant du roulement de personnel, mais également en lien avec la structure organisationnelle de la dispensation des services afin d’y appréhender les effets négatifs sur la qualité de ces services. À cet effet, nos résultats soulignent les conséquences négatives du nombre d’intervenants sur la perception de la qualité des services.

Limites et pistes de recherche

La principale limite de notre étude tient à notre variable indépendante, laquelle ne permet pas de comprendre les mécanismes qui lient le nombre d’intervenants et la satisfaction à l’égard des services reçus, ce que des études ultérieures pourraient questionner. Il est impossible de distinguer si cette relation tient au roulement de personnel, à la discontinuité relationnelle vécue ou à d’autres inconvénients qu’occasionne le nombre important d’intervenants rencontrés par les jeunes. Le développement de mesures ou des études qualitatives à cet effet pourrait être envisagé par des études futures.

En plus, il serait intéressant d’examiner l’effet, direct ou indirect, de la multiplicité des intervenants et de la discontinuité relationnelle sur des indicateurs psychologiques, sociologiques et cliniques afin d’améliorer la compréhension théorique de cet enjeu. Puisque Curry (2019) suggère des effets négatifs du roulement de personnel sur le bien-être émotionnel, mais que Tremblay et al. (2016a) ne soulignent aucun effet sur la détresse psychologique, davantage de travaux mériteraient d’examiner l’effet du nombre d’intervenants et de la discontinuité relationnelle sur la santé mentale. Puis, compte tenu des difficultés que vivent les jeunes en termes d’éducation, d’emploi et d’itinérance, au moment de la sortie de placement (Goyette et al., 2021 ; Goyette et Blanchet, 2022), il serait intéressant d’examiner l’effet du nombre d’intervenants ou de la discontinuité relationnelle sur ces indicateurs. En outre, il pourrait être bénéfique d’insérer la compréhension du nombre d’intervenants et de la discontinuité relationnelle dans des perspectives théoriques relationnelles telles que les approches des réseaux sociaux, du soutien social et du capital social, considérant les difficultés que vivent les jeunes en protection de la jeunesse sur ce plan (Blakeslee, 2012 ; Goyette, 2019). Précisément, il serait intéressant d’examiner si l’effet du nombre d’intervenants ou de la discontinuité relationnelle dépend de la qualité des relations et de la durée des suivis.

D’un point de vue clinique, il semble important d’examiner si le nombre élevé d’intervenants ou la discontinuité relationnelle influence négativement la relation entre les jeunes et les intervenants. Notamment, il importe de comprendre si cette dynamique a un effet sur la réceptivité des jeunes et ainsi sur la capacité d’intervenir des professionnels. Cette question paraît importante compte tenu du contexte d’intervention en protection de la jeunesse, lequel rend difficile la mise en place d’une relation de confiance entre jeunes et intervenants (Cossar, Brandon et Jordan, 2016 ; Pinkney, 2013) et où les jeunes ont souvent une attitude hostile à l’endroit des intervenants (Geoffrion et Ouellet, 2013 ; Lamothe et al., 2018).

Certaines limites concernent les indicateurs de la satisfaction des services. À cet effet, la question posée afin de mesurer notre variable dépendante concernant la satisfaction de l’aide reçue de l’intervenant réfère à un seul intervenant. Elle ne permet pas de distinguer l’appréciation des différents intervenants rencontrés. En plus, notre étude ne bénéficie pas d’échelles de mesure de la satisfaction concernant les services reçus. Des études futures pourraient examiner l’influence du nombre d’intervenants et de la discontinuité relationnelle sur la satisfaction à l’égard des services reçus avec des échelles construites pour mesurer la satisfaction relativement aux services rendus (Lee et al., 2019) afin d’avoir davantage de précisions sur cette relation.

Nous avons identifié deux autres pistes de recherche relativement à l’étude de satisfaction des services en protection de la jeunesse. D’une part, il serait intéressant d’examiner la relation entre des indicateurs subjectifs (satisfaction relativement aux services) et des indicateurs objectifs de la qualité des services en protection de la jeunesse afin d’apprécier lesquels de ces indicateurs objectifs importent davantage ou importent moins pour les utilisateurs de services (Charbonneau et Van Ryzin, 2012). Enfin, il paraît aussi important d’étudier la question de la satisfaction à l’emploi des intervenants en protection de la jeunesse (Le Pain, Larose-Hébert, Namian et Kirouac, 2021).

Implications

Enfin, en fonction de ces résultats, nous discutons de quatre enjeux pratiques, lesquels mériteraient d’être examinés et mieux compris afin de possiblement améliorer la qualité des services. Premièrement, il appert de considérer la rétention de personnel (Tremblay et al., 2016a ; Tremblay et al., 2016b) et l’épuisement du personnel (Geoffrion et al., 2016) afin d’en arriver à réduire l’instabilité d’intervention et la discontinuité des services. Deuxièmement, il serait avisé de se questionner sur la structure organisationnelle de la dispensation de services en protection de la jeunesse, laquelle comprend un nombre élevé d’étapes et de services distincts pour lesquels les jeunes doivent constamment rencontrer de nouveaux intervenants. Troisièmement, le processus de dotation de personnel pourrait aussi être examiné afin d’abaisser le nombre important d’intervenants avec qui les jeunes en protection de la jeunesse doivent être en contact. Par exemple, on note que l’entrée en fonction de nouveaux intervenants s’effectue généralement pour des postes temporaires et que les stages étudiants ne durent généralement que quelques mois. Quatrièmement, il serait intéressant de réexaminer les stratégies d’assignation et de gestion de dossiers afin de minimiser le nombre considérable d’intervenants différents qui sont assignés aux jeunes en protection de la jeunesse. Par exemple, il pourrait être bénéfique que les jeunes qui sont réadmis dans les services de protection de la jeunesse se voient réassigner le même intervenant. On pourrait également réfléchir aux transferts de dossiers en fonction des régions inter et intra-administratives afin de diminuer le nombre d’intervenants distincts assignés aux jeunes. Lorsqu’un jeune change de région administrative, son dossier sera pris en charge par un nouvel intervenant. Or, il arrive que certaines régions administratives soient à proximité et il pourrait être réaliste de conserver le même intervenant. En somme, on observe plusieurs implications pratiques liées au nombre impressionnant d’intervenants rencontrés par les jeunes suivis en protection de la jeunesse. Nous sommes d’avis que ces implications mériteraient d’être prises en considération afin d’améliorer la qualité des services en protection de la jeunesse.