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Claude Lichtert (dans la suite : CL) compte à son actif plusieurs publications sur le livre de Jonas, notamment Traversée du récit de Jonas dans la collection Connaître la Bible[1]. L’intérêt du présent ouvrage consiste dans l’usage conjoint de l’analyse narrative et de l’analyse structurelle, qu’il nomme également « rhétorique ». L’auteur estime que ces deux approches s’enrichissent mutuellement.

Après une brève présentation de son approche méthodologique et une traduction littérale du texte, CL traverse l’ensemble du livre en prenant le personnage de Jonas comme fil conducteur de sa double analyse. Il organise son commentaire en fonction de la structure du livre à laquelle il accorde une grande importance. Selon lui, Jonas se subdivise en deux actes, composés de deux épisodes chacun. Le 1er acte, formé des chapitres 1 et 2, rapporte la fuite de Jonas sur la mer, son interaction avec des marins païens ainsi que sa prière dans les entrailles d’une « poissonne » (!). Le 2e acte raconte le vécu de Jonas en rapport avec les Ninivites, sa prédication et leur conversion, mais aussi sa colère face à la miséricorde de Dieu pour ces païens convertis. CL complète sa démarche par un long chapitre consacré à l’intertextualité narrative du livre de Jonas. L’ouvrage comporte aussi une riche bibliographie qui rendra service aux chercheurs.

L’analyse narrative proposée par CL est particulièrement intéressante. Elle a le mérite d’attirer l’attention sur des détails qui passeraient facilement inaperçus aux yeux des lecteurs tout accaparés par les rebondissements du récit. Donnons deux exemples.

Tout d’abord, en 1,10b, CL note l’usage d’une « régression chronologique » (p. 25). Alors que, comme lecteurs, nous croyions en savoir plus que les marins au sujet du destin de ce mystérieux Jonas, 1,10b nous révèle soudainement qu’ils en connaissent autant que nous et peut-être même plus. Nous découvrons qu’avant de fuir dans le sommeil au fond de la cale, Jonas s’était ouvert aux marins : « Car les hommes savaient que de devant YHWH il (était) fuyant, car il (le) leur avait raconté. » (1,10b) De ce détail, Richter conclut avec justesse : « À l’avenir, même s’il croit comprendre, le lecteur devra se méfier de lui-même. » Voici une salutaire mise en garde que tout interprète biblique devrait faire sienne !

Second exemple illustrant la finesse de l’analyse narrative de CL. En 3,5, par suite de la proclamation de Jonas, « les hommes de Ninive crurent en Dieu et ils proclamèrent un jeûne et ils revêtirent des sacs ». Or, aux versets 6 à 8 on précise que « la parole atteignit le roi de Ninive » et qu’il fit crier dans la ville : « Que l’humain et la bête, le gros et le petit bétail ne goûtent à rien (…) que l’humain et la bête se couvrent de sacs ». Richter fait remarquer que nous avons affaire à une « inversion chronologique ». La réponse de la population au décret du roi est placée avant sa proclamation. D’après CL, en racontant les choses de cette manière « tout se passe dès lors comme si le roi reprenait le mouvement du peuple pour l’authentifier et le prolonger par un décret » (p. 42). Le lecteur peut alors s’émerveiller d’un mouvement spontané de conversion de l’ensemble de la population. CL attire notre attention sur bien d’autres détails de ce genre qui enrichissent la lecture.

L’analyse structurelle, pour sa part, ne s’avère pas toujours aussi heureuse. Si la structure globale du livre paraît pertinente et bien étayée, les structures concentriques que CL croit déceler à l’intérieur de chacun des épisodes paraissent souvent forcées.

En effet, Lichtert démontre de manière convaincante que les deux actes du livre ont un déroulement parallèle en trois temps. Il y a tout d’abord un ordre divin débouchant sur une réaction de Jonas (1,1-3 et 3,1-4). Ensuite, deux groupes de païens (les marins et les Ninivites) en viennent à reconnaître YHWH par l’intermédiaire de Jonas et se convertissent. Finalement, Jonas entre en relation avec Dieu (2,1-11 et 4,1-11). On notera au passage que, pour CL, la prière du chapitre 2 s’intègre parfaitement à la structure du livre (p. 65). Ce psaume ne serait donc pas une interpolation comme on l’a souvent affirmé en exégèse historico-critique. La maxi-structure proposée par CL permet, par exemple, d’établir un rapprochement entre le poisson et le ricin : « le rôle du ricin est comparable à celui du poisson : il offre un refuge temporaire à Jonas » (p. 69). Le poisson aurait donc une valeur positive. À la différence de la mer qui constitue une force de mort, le poisson sert la vie de Jonas en le conduisant à la terre ferme. Ce qui avait toutes les apparences d’un tombeau se mue en matrice de vie, ce qui expliquerait, dans le texte hébraïque, la désinence féminine du mot « poisson » (p. 69). À la faveur de tels rapprochements, nous comprenons que Lichtert puisse affirmer que l’étude de la structure d’un texte favorise la compréhension du sens.

Lichtert soutient par ailleurs que « les quatre épisodes ont une structure concentrique » (p. 77). C’est ici que la démarche devient moins convaincante. Les structures concentriques que CL croit découvrir paraissent souvent artificielles, voire forcées. C’est le cas pour le schéma du quatrième épisode (4,1-11) présenté à la page 45.

L’ouvrage se termine par un exercice d’intertextualité par lequel Lichtert s’emploie à mettre le livre de Jonas en rapport avec d’autres récits bibliques afin d’en « souligner les similarités et les contrastes » ( p. 98). Certains de ces rapprochements sont lumineux. C’est le cas de la mise en parallèle entre Jonas 3 et Jérémie 36. Il apparaît alors que le roi de Ninive et le roi de Jérusalem réagissent de manière diamétralement opposée à l’annonce de la parole de Dieu. À travers ce rapprochement, « Ninive et son roi donnent une leçon de conversion aux gens d’Israël et à leur roi. » (p. 98) Le parallèle entre Jonas et Osée (1-3) est aussi fort inspirant. Lichtert fait valoir que dans les deux cas, YHWH appelle un prophète à une mission particulièrement exigeante en vue de montrer qu’il est disposé à offrir sa miséricorde à un peuple pécheur (Ninive et Israël respectivement).

À côté de ces liens éclairants, d’autres paraissent beaucoup moins pertinents. C’est le cas des rapprochements avec les récits de Genèse 6-10. Les éléments mis en parallèle sont trop vagues pour être significatifs. D’ailleurs, on ne voit pas toujours bien comment CL procède pour établir ces rapprochements. Il reconnaît lui-même que sa méthode comporte une part de subjectivité critiquable : « les comparaisons sont susceptibles de s’étendre sans maîtrise, les critères méthodologiques n’étant pas toujours clairs » (p. 106). En outre, on aurait souhaité que l’auteur approfondisse davantage les rapports qu’il établit avec l’oeuvre de saint Luc. Son analyse ici demeure superficielle.

Par ailleurs, il aurait été souhaitable que CL s’explique davantage sur les raisons qui ont motivé le titre de l’ouvrage. Pourquoi cette notion de « prophète masqué » ? Celle-ci semble manquer d’ancrage dans le corps de l’ouvrage.

Malgré les faiblesses que nous avons signalées, nous n’hésitons pas à recommander la lecture de ce volume. L’approche originale de Lichtert peut véritablement renouveler notre regard sur les aventures du prophète rebelle. Elle a le mérite appréciable de nous rendre attentifs aux détails du texte, tant au niveau de sa narration que de sa structure.