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L’homme est la bête qui ne veut pas être une bête.

Patrice Quignard[1]

La Bible est indissociable du monde animal[2]. En réalité, sans les animaux, la Bible n’existerait pas. En effet, dès la période du Second Temple, ce sont les parchemins, donc des peaux d’animaux, qui ont permis à la Bible d’exister et de traverser le temps, ce qui n’aurait pas été possible s’il n’y avait eu que le papyrus comme support du texte biblique[3]. Il n’y a pas que le parchemin qui a été utilisé par les scribes jusqu’au 14e siècle. Les scribes et les enlumineurs se sont aussi servi de nombreux autres produits animaux :

plumes d’oie, de canard, de cygne, de héron et de corbeau pour écrire ; encriers de boeuf ou de vache ; récipients faits de coquilles de moules ou de mollusques ; manches d’instruments en os ou en ivoire ; poils d’écureuil, de castor, de martre ou de blaireau pour confectionner l’extrémité des pinceaux fins ; poils d’oreilles de boeuf pour celle des gros pinceaux ; soies de porc ou de sanglier pour fabriquer les indispensables brosses ; dents de loup pour polir les fonds d’or ; patte de lièvre pour lisser soigneusement la page enluminée[4].

Sans les animaux, judaïsmes et christianismes n’auraient pas pu exister, du moins pas sous les différentes formes que l’on connaît aujourd’hui.

Indissociable de la Bible, le monde animal, qui est présent dans la première (Gn 1,20-26.28.30) et la dernière (Ap 22,1.3.15) page de la Bible, occupe également une place importante dans la sagesse biblique. Salomon, le parangon des sages, n’a-t-il pas reçu de Dieu une sagesse qui lui a permis de parler des bêtes, des oiseaux, des reptiles et des poissons (1 R 5,13) ? N’a-t-il pas reçu une connaissance lui permettant de saisir la nature des animaux et les instincts des bêtes sauvages (Sg 7,20)[5] ? Sachant que l’on confère à Salomon une connaissance exceptionnelle du monde animal, on peut se poser la question suivante : que nous enseignent sur les animaux les livres bibliques qui lui sont attribués ? Pour répondre à cette question, plusieurs livres pourraient être examinés, notamment le livre des Proverbes, le Cantique des cantiques, Qohélet et le livre de la Sagesse[6]. Cependant, pour réussir à examiner méticuleusement l’ensemble de ces livres, il faudrait être un véritable… rat de bibliothèque[7] ! C’est pourquoi seul le livre de Qohélet retiendra mon attention[8], lequel est étonnamment ignoré par les chercheurs intéressés aux études sur les animaux dans la Bible hébraïque[9]. Pourtant, les passages de ce livre qui évoquent directement ou indirectement le monde animal sont plus nombreux qu’on pourrait le croire à la suite d’une première lecture. En effet, Qohélet mentionne une bonne variété d’animaux domestiques et sauvages, dont plusieurs sont des hyperonymes, qui habitent chacun des trois étages du cosmos (eau, terre et ciel[10]) : « poissons » (dgym : 9,12), « chien », « lion » (klb et ’ryh : 9,4), « chevaux » (swsym : 10,7), « serpent » (nḥš : 10,8.11), « acquisition » ou « troupeau » (mqnh : 2,7), « gros bétail », « petit bétail » (bqr et ṣ’n : 2,7), « bête » (bhmh : 3,18. 19[2x].21), « mouches » (zbwby : 10,1), « sauterelle » (ḥgb : 12,5), « oiseau du ciel », « possesseur de deux ailes » (‘wp hšmym et b‘l hknpym : 10,20) et « volatile(s) » (ṣpwr et ṣpwrym : 9,12 ; 12,4). Le monde animal est également évoqué de manière indirecte, et ce, par la mention du « sacrifice » (zbḥ : 4,17 ; 9,2[2x]), de l’acte de « manger », voire de « festoyer »[11], du vocabulaire évoquant la chasse et/ou la pêche, comme le(s) « filet(s) » (mṣdym et mṣdh : 7,26 ; 9,12), les « rets », les « liens » (ḥrmym, swrym : 7,26), le « piège » (pḥ : 9,12), la « chausse-trappe » (gwmṣ : 10,8), ainsi que les verbes « échapper », « capturer » (mlṭ et lkd : 7,26), « prendre » et « attraper » (’ḥz et yqš : 9,12), et enfin du vocabulaire évoquant les animaux domestiques, c’est-à-dire les mots « pique-taureaux », « clous plantés » et « pâtre » (drbnwt, mśmrwt nṭw‘ym et r‘h : 12,11). En somme, sur un total de 222 versets, Qohélet fait directement ou indirectement référence au monde animal dans 31 versets, et ce, par le biais de 36 mots, dont 28 sont différents. Les passages qui font référence au monde animal sont significatifs, non pas tant du point de vue de la zoologie que de celui de l’anthropologie, du genre, de la classe, de l’eschatologie, du culte et de la théologie. Dans la présente contribution, je me propose de sonder ces passages, et ce, dans le but de répondre aux questions suivantes. Comment Qohélet conçoit-il les rapports entre le monde humain et le monde animal ? S’agit-il d’un rapport qui met l’accent sur les différences entre ces deux mondes ou sur leurs ressemblances ? Ces rapports sont-ils envisagés sous l’angle d’une coexistence pacifique ou conflictuelle ? Entre les humains et les animaux, y a-t-il un rapport de cohabitation ou de domination ? Autrement dit, pour emprunter une terminologie contemporaine, doit-on qualifier le livre de Qohélet d’anthropocentrique ou d’antispéciste ? Les réponses à ces questions, on le verra, vont permettre de découvrir, d’une part, que les frontières entre le monde animal et le monde humain sont poreuses et, d’autre part, qu’il existe des rapports de domination dans chacun de ces deux mondes, et entre ces deux mondes, ces rapports n’étant d’ailleurs pas étrangers à la théologie de Qohélet.

La pratique sacrificielle (Qo 4,17 ; 9,2) et l’acte de manger (Qo 2,24.25, etc.) révèlent une hiérarchie entre les êtres humains et les animaux

Une hiérarchie entre les êtres humains et les animaux semble confirmée en 4,17, qui évoque la pratique sacrificielle au Temple, laquelle pratique suppose également, de manière implicite, une hiérarchie entre les animaux, notamment entre ceux qui sont purs et ceux qui sont impurs :

Surveille ta démarche lorsque tu vas à la maison de Dieu :
et approcher pour écouter
plutôt que d’offrir le sacrifice des insensés,
car eux ne savent pas qu’ils font le mal.

Le mot zbḥ désigne une offrande animale (Lv 3,1.3.6.9 ; 4,10.26.31.35 ; etc.) non entièrement consumée, contrairement à l’holocauste, puisqu’il consiste en un repas partagé en présence de Dieu[12]. Ce type de sacrifice, bien qu’il implique « une solidarité de nature entre l’officiant, le dieu et la chose sacrifiée »[13], marque bien la supériorité des humains sur les animaux et la relation particulière que les humains ont avec Dieu. Par ailleurs, le message de Qohélet est singulier : ce n’est pas l’injustice sociale et économique qui est opposée aux pratiques sacrificielles, comme chez les prophètes[14] et les sages (Pr 21,3 ; Si 34,21-31 ; 35,1-13), ni l’amour (Os 6,6), le coeur broyé (Ps 51,16-19) ou la prière (Pr 15,8), mais tout simplement l’écoute. Qui plus est, en 9,2, Qohélet remet en cause le système sacrificiel, non pas dans le but de critiquer un régime carné ou pour une quelconque raison éthique en lien avec le bien-être des animaux, mais pour une raison eschatologique. Le fait d’offrir ou non un sacrifice (zbḥ) ne change rien au destin de la personne qui l’offre : la mort est la même pour tous. En somme, Qohélet relativise la pratique sacrificielle, mais sans pour autant l’abolir.

Le verbe ’kl, « manger » ou « festoyer », apparaît quinze fois en Qo[15], tandis que le verbe šth, « boire », apparaît cinq fois[16]. Le couple ’kl et šth apparaît à quatre reprises[17] et ces deux racines ’kl et šth apparaissent dans la même phrase en 9,7 et 10,17. Dans les quatre cas où le couple ’kl et šth apparaît, les verbes n’ont pas de complément d’objet direct. À l’exception de 4,5 où il s’agit de consommer sa propre chair, le seul aliment comestible explicitement et clairement mentionné est le lḥm, le « pain », ou plus vaguement la « nourriture » (9,7)[18]. Toutefois, il est clair que manger et boire en Qohélet ne correspondent pas aux simples besoins fondamentaux des êtres humains. Par exemple, le couple manger et boire évoque plutôt la réjouissance[19], comme l’indiquent d’ailleurs les mots « bonheur », « jouissance » et « se réjouir » qui l’accompagnent souvent[20].

En résumé, la pratique sacrificielle, pratique réservée aux hommes[21], le caractère festif des passages qui évoquent l’acte de manger (verbe toujours conjugué au masculin) et le fait que Qohélet possède un abondant cheptel (Qo 2,7) sont autant d’indices du fait que le régime de Qohélet n’est pas celui d’un végétarien, comme c’est le cas de l’être humain en Gn 1, mais bien celui d’un carnivore. Autrement dit, l’évocation de la consommation de viande, qui vise à satisfaire les seuls besoins des êtres humains, indique que Qohélet place les êtres humains au-dessus du monde animal. Cela étant dit, pour Qohélet, les animaux ne sont pas seulement bons à élever, à sacrifier et à manger ; maints passages du livre indiquent qu’ils sont aussi bons à penser.

Chien, lion, chevaux et la remise en question des hiérarchies entre les animaux et entre les êtres humains (Qo 9,4 ; 10,7)

Qo 9,4 fait partie d’une péricope qui va du v. 1 au v. 6. La thèse des v. 4-6 peut se résumer comme suit : les vivants sont certes supérieurs aux morts (9,4), mais ils sont supérieurs en ce qu’ils savent, eux, qu’ils mourront (9,5a), alors que les morts ne savent rien et sont privés de ce qui se fait sous le soleil (9,5b-6). Pour bien illustrer la supériorité des vivants sur les morts, Qohélet évoque le chien et le lion :

En effet, pour celui qui est uni à tous les vivants, il y a de l’espoir,
car un chien vivant, lui, vaut mieux qu’un lion mort.

Qo 9,4

Le mot clé du v. 4a est biṭṭāḥôn, « espoir », un mot qui ne revient dans la Bible qu’en 2 R 18,19 et Is 36,4, et l’emploi de ce mot est plutôt ironique, car l’espoir du vivant s’apparente à une certitude (beṭaḥ, un mot qui dérive de la même racine et qui désigne la « certitude », la « sécurité ») : la mort étant inéluctable, il vaut mieux une vie misérable que la mort.

C’est ce qu’illustre le v. 4b, introduit par un ky explicatif, suivi d’un l qui vise à indiquer que le « chien vivant » est placé en tête de la phrase, de façon indépendante de la proposition qui suit, d’où l’emploi du pronom hw’, « lui », qui se rapporte au chien et attire ainsi l’attention sur cet animal. L’explication a la forme d’un dit de préférence qui présente une double antithèse : A chien, B vivant, A’ lion, B’ mort. Dans la Bible, le chien n’est perçu comme un animal domestique qu’en Tb 6,1 ; 11,4 et peut-être en Jb 30,1 et Ben Sira 3,18[22]. Par contre, il est très bien connu comme charognard[23], associé au porc (Mt 7,6 ; cf. aussi 2 Pi 2,22 qui cite Pr 26,11). C’est pourquoi le mot chien sert plutôt de terme de mépris[24], et fait référence tantôt à la personne qui se prostitue (Dt 23,19 ; Si 26,25), tantôt aux puissances hostiles et maléfiques associées à la mort (Ps 22,17.21 ; 59,7.15 ; 68,24). Ainsi, au chien vivant, marginalisé, méprisé et associé au danger et à la mort, s’oppose le lion[25] mort, animal sauvage qui symbolise la force (Jg 14,14.18), le courage et l’héroïsme[26], la puissance royale[27], voire Dieu lui-même, lorsqu’il se fait menaçant ou lorsqu’il s’en prend à un individu ou à un peuple[28]. Autrement dit, la vie, même si elle est misérable, vaut mieux que la mort, même si c’est celle d’un roi tout-puissant, car les vivants savent qu’ils mourront (9,5a) ! Le proverbe n’est pas dépourvu d’autodérision si l’on se rappelle que Qohélet se présente lui-même comme un roi (Qo 1,12) !

En résumé, pour évoquer la supériorité des vivants sur les morts, Qohélet présente un dit de préférence dans lequel il oppose deux animaux, dont l’un a une valeur plutôt négative (le chien) et l’autre une valeur positive (le lion), et ce, non sans rappeler que la mort vient remettre en question toute forme de hiérarchie, aussi bien dans le monde animal que dans le monde humain.

En 10,6-7, Qohélet fait de nouveau appel au monde animal, mais cette fois pour décrire l’immense chaos qui résulte d’une simple faute d’inadvertance (10,5b) :

La stupidité a été mise dans les lieux les plus élevés
et des riches habitent dans la bassesse.
J’ai vu des esclaves sur des chevaux
et des princes allant comme des esclaves sur la terre.

Les antithèses sont construites de manière parallèle et avec des assonances, d’une part, entre sekel et šēpel et, d’autre part, entre ‘ašîrîm et śārîm :

A a la stupidité (sekel)
 B b dans les lieux les plus élevés
 C a’ les riches (‘ašîrîm)
 D b’ dans la bassesse (šēpel)
A’ a des esclaves / serviteurs
 B’ b sur des chevaux
 C’ a’ des princes / chefs (śārîm)
 D’ b’ sur la terre

Seule l’observation du v. 7c-d retiendra mon attention, puisqu’il mentionne les chevaux. L’opposition entre śrym (cf. 10,7.16-17) et ‘bdym (cf. 2,7) prête à plus d’une interprétation. Comme les princes sont les seconds après le roi, cette opposition peut symboliser les deux extrémités de la hiérarchie sociale. Dans ce cas, le mot ‘bdym a le sens d’« esclaves », comme en Qo 2,7, et le mot śrym peut avoir le sens de « prince ». Cette opposition peut aussi symboliser les deux extrémités de la hiérarchie du personnel politique de la cour royale. Dans ce cas, le mot ‘bdym peut avoir le sens de « serviteurs » à la cour du roi (Pr 14,35), comme dans le livre d’Esther, qui juxtapose souvent les ‘bdym aux śrym, les princes, les fonctionnaires ou les ministres du roi (Est 1,3 ; 2,18 ; 3,1-2 ; 5,11). Peu importe la traduction que l’on retient pour les mots ‘bdym et śrym, il est évident que Qohélet, en 10,7, décrit un renversement que son destinataire et les sages en général ont dû trouver paroxystique. C’est ce que soulignent Qo 2,7, qui sera présenté ci-dessous, mais aussi Pr 19,10 : « Le luxe n’est pas convenable pour un insensé, encore moins pour un esclave / serviteur (‘bd) de dominer sur des princes (śrym). » (cf. aussi Pr 30,22a)

Par ailleurs, l’opposition entre ceux qui sont sur des chevaux (swsym) et ceux qui marchent (hlkym) sur la terre (l-h’rṣ) permet d’identifier autrement les śrym et les ‘bdym. Cette opposition entre « chevaux » et « sur la terre » est unique dans la Bible. Le seul texte qui s’apparente de loin à Qo 10,7 est Jr 12,5 qui oppose la rapidité des piétons (rglym) à celle des chevaux (swsym), afin de souligner que ceux-ci ne sauraient se mesurer à ceux-là. C’est parce que le cheval est plus rapide et puissant que l’être humain qu’il est d’abord connu dans la Bible comme l’instrument de guerre par excellence[29]. Sachant que le cheval est l’animal biblique qui symbolise le mieux la guerre, les ‘bdym et les śrym peuvent être identifiés comme les deux extrémités de la hiérarchie militaire : le v. 7 oppose des soldats de l’infanterie, de simples mercenaires, à des chefs militaires. Dans la Bible, tel est aussi le sens des mot ‘bdym[30] et śrym[31]. Par conséquent, l’emploi du verbe hlk, « marcher », évoque peut-être, non sans ironie, la mort des chefs militaires (śrym) comme de simples soldats (‘bdym) au champ de bataille, sur la terre (‘l-h’rṣ), destination finale de tous ceux qui meurent (‘l-h’rṣ : 12,7). En effet, Qo utilise ce verbe hlk à huit reprises dans le sens de « mourir »[32].

En résumé, les oppositions entre les v. 6 et 7 peuvent avoir une portée non seulement sociale et politique, mais aussi religieuse (v. 6a), économique (v. 6b) et militaire (v. 7).

La richesse révèle des rapports de classe et brouille les frontières entre certains humains et les bêtes domestiques et entre le vivant et les choses inanimées (Qo 2,7)

Qo 2,7 fait partie d’une péricope qui va de 2,4 à 2,11, dans laquelle Qohélet se présente à la fois comme un anti-Salomon et une sorte de Dieu cherchant à créer un nouveau paradis[33]. Ce verset 7, qui décrit les acquisitions de Qohélet, se lit comme suit :

J’ai acquis des esclaves et des servantes ; les enfants de la maisonnée, ils étaient pour moi ; aussi une acquisition (mqnh) – gros bétail (bqr) et petit bétail (ṣ’n) – en abondance, elle était pour moi, plus que tous ceux qui ont été avant moi à Jérusalem.

Parmi les acquisitions figurent d’abord les ‘bdym, un mot qui peut désigner, selon le contexte, des esclaves ou des serviteurs. Toutefois, la traduction par « esclaves » semble préférable, car le mot est le complément du verbe qnh, « acquérir » ou « acheter », comme en Ex 21,2 qui est le seul autre passage où le verbe qnh a pour complément le mot ‘bd. En Qo 7,21, le mot ‘bd désigne celui qui est au service du destinataire de Qohélet, tandis qu’en 10,7 il est mis en opposition au mot « prince ». Comme le mot ‘bd n’existe pas au féminin, Qohélet emploie le mot špḥh, qui est son équivalent féminin (cf. Gn 12,16 ; 20,14 ; 24,35 ; 32,6), pour désigner sa deuxième acquisition. Ce mot est rendu par « servantes », mais doit être compris au sens de « femmes esclaves ». À la différence des esclaves qui sont achetés, les « enfants de la maisonnée » (litt. les « fils de la maison »), qui constituent la troisième acquisition de Qohélet, désignent les esclaves nés dans la maison (Gn 15,3 ; cf. aussi 17,12.13.23.27), issus d’une union entre la femme esclave et le maître (Ex 21,8) ou d’une union entre esclaves (Ex 21,4). L’expression hyh ly, « ils étaient pour moi » ou « ils existaient pour moi », vise à souligner que les deux classes d’esclaves, hommes et femmes, sont la propriété de Qohélet. Puis l’emploi du mot gm, « aussi », introduit une nouvelle phrase qui vise à énumérer les autres possessions de Qohélet. Le mot mqnh est traduit par « acquisition » de façon à percevoir que le mot dérive de la racine qnh employée au début du v. 7 ; par contre, le mot peut aussi avoir le sens de « troupeau » (Gn 47,17 ; Ex 9,3 ; 12,38). Cette acquisition est constituée de gros bétail (bqr) et de petit bétail (ṣ’n), le premier mot pouvant aussi désigner, selon les contextes, le bovin ou le taureau domestique (Am 6,12)[34], et le second les moutons ou les chèvres (Gn 30,31 ; 1 S 25,2). Puis Qohélet reprend la même expression hyh ly, « elle était pour moi », et précise que ces possessions sont en abondance et même sans précédent à Jérusalem. En reprenant cette même expression, Qohélet juge que ses esclaves, qui appartiennent à la classe sociale la plus basse de la société, sont sa propriété au même titre que ses animaux domestiques. Animaux domestiques et esclaves sont ainsi associés non seulement de manière quantitative, mais aussi qualitative. Qui plus est, comme l’indique l’expression hyh ly qui revient neuf fois comme un leitmotiv (2,4[2x].5.6. 7[2x].8[2x].9), les êtres vivants que sont les animaux domestiques et les esclaves, mais aussi les chanteurs et les chanteuses ainsi que des dames (2,8), sont réifiés et réduits à de la pure marchandise, au même titre que les maisons, les vignes (2,4), les jardins et les parcs (2,5), les réservoirs d’eau (2,6), l’argent, l’or et le trésor de rois et de provinces (2,8). En somme, Qo brouille non seulement les frontières entre les humains appartenant aux classes socio-économiques inférieures et le monde animal, mais aussi celles entre certains êtres vivants (notamment les esclaves et les bêtes domestiques) et le non vivant qui symbolise le luxe. Si l’on en juge d’après Qo 2,7, Montaigne n’avait donc pas tard lorsqu’il écrivait : « Il y a plus de distance de tel homme à tel homme, qu’il n’y en a de tel homme à telle beste » (Essais 1,42)[35].

La mort révèle la véritable identité de l’être humain : il n’est qu’une bête (Qo 3,16-21)

En établissant une hiérarchie entre les êtres humains, comme c’est le cas en 2,7, Qo brouille la frontière entre le monde animal et celui de certains êtres humains appartenant à des classes sociales inférieures. En 3,18-21, un passage qui fait partie d’un ensemble qui va du v. 16 jusqu’au v. 22[36], Qohélet est plus radical et plus inquiétant, si l’on en croit Pascal qui affirme qu’« il est dangereux de trop faire voir à l’homme combien il est égal aux bêtes, sans lui montrer sa grandeur »[37], car il abolit non seulement les hiérarchies entre les êtres humains, mais aussi la hiérarchie entre tous les êtres humains et le monde animal, et ce, sans montrer l’excellence de l’humanité. Le texte débute par une observation portant sur l’injustice des êtres humains (3,16). Comme en 4,1, cette observation n’est pas suivie d’une exhortation à la solidarité ; elle ouvre plutôt sur une réflexion théologique et anthropologique construite sous la forme d’un parallélisme synonymique :

A j’ai dit, moi, en mon coeur (3,17a)
 B le juste et le méchant, le Dieu les jugera (3,17b)
 C car (ky) il y a un temps pour toute affaire et sur toute l’oeuvre, là (3,17c)
A’ j’ai dit, moi, en mon coeur, au sujet des fils de l’humain (3,18a)
 B’ c’est pour que le Dieu les éprouve et qu’eux voient qu’ils ne sont, eux, que des bêtes pour eux (3,18bc)
 C’ car (ky) le destin des fils de l’humain et le destin de la bête, un destin unique pour eux (3,19a)

Deux introductions identiques (A-A’) portent sur l’agir divin (B-B’) et se terminent par une affirmation, introduite par ky, qui concerne la totalité des choses et de l’oeuvre (C) et la totalité de la vie, c’est-à-dire les humains et les bêtes (C’). Cette structure montre que c’est le v. 18 qui explicite la signification du jugement divin : juger et éprouver sont ici des synonymes. L’originalité de Qohélet réside précisément dans le fait que le jugement divin n’est plus une rétribution ; il ne signifie plus que la mort[38] ! Le jugement ne révèle que l’étroite parenté de l’être humain non avec Dieu mais avec les bêtes ! Au v. 18, le mot bhmh est un singulier générique qui correspond à un pluriel. Ce mot désigne le plus souvent l’animal domestique opposé à l’animal sauvage (Gn 1,24 ; Lv 5,2 ; Ps 148,10, etc.). Le chiasme sonore šehem behēmāh hēmmāh lāhem suggère qu’il y a non seulement une proximité entre les humains et les animaux domestiques, mais aussi une identité[39]. Quant aux v. 19-20, ils soulignent la complète identité entre l’être humain et la bête, aussi bien au niveau de la vie que de la mort. En effet, la triple mention du mot ’ḥd signifie bien l’égalité de l’être humain et de la bête : un destin unique (niveau temporel, v. 19a ; cf. 9,2-3), un souffle unique (niveau anthropologique, v. 19b ; cf. 3,21[2x] ; 8,8[2x] ; 11,5 et 12,7) et un lieu unique (niveau spatial, v. 20a ; le mot mqwm peut faire ici référence à la fois au shéôl, à la tombe ou au cimetière[40]. La double répétition du mot « mort », môt (v. 19b), sert, elle aussi, à affirmer l’égalité de l’être humain et de la bête, mais cette fois-ci, par un jeu d’homophonie avec môtar, « avantage » (v. 19c), l’affirmation devient ironique : la mort (môt) rappelle à l’être humain qu’il n’a aucun avantage (môtar) sur la bête. En déclarant « comme la mort de l’un, ainsi la mort de l’autre », Qohélet nous donne à penser autrement que Heidegger, pour qui l’animal ne meurt pas, mais crève et, comme le souligne Derrida, « c’est une différence déterminante aux yeux de Heidegger entre l’animal et l’homme »[41]. Après avoir déclaré que la mort est un phénomène naturel (v. 20), Qohélet, par sa question au v. 21, met en évidence le fait que l’être humain n’a aucun privilège sur la bête, fût-ce à titre posthume. En effet, que le souffle de l’être humain monte vers le haut n’est aucunement un gage de supériorité. C’est tout simplement un retour normal, comme le montrent Qo 12,7 et maints autres textes (cf. Jb 34,14-15 ; Ps 104,29-30 ; Si 40,11). Même opposée à la descente du souffle de la bête, la montée du souffle de l’être humain n’exprime aucune nuance significative quant à la conception de la mort de l’être humain. Car ce n’est pas le sort de la bête qui réduit l’être humain à un animal, mais bien la mort de l’être humain qui le réduit à la bête[42].

En somme, si la mise à mort d’une bête par le biais des sacrifices au Temple semble témoigner d’une quelconque supériorité des êtres humains (Qo 4,17), la mort de ces derniers révèle leur véritable identité : ils ne sont que des bêtes, celles-là mêmes qui sont destinées à être sacrifiées au Temple (cf. Lv 1,2) ! Ainsi, une fois de plus, c’est l’eschatologie qui est la clé de la compréhension des rapports humains – animaux ; c’est l’eschatologie qui fait de l’anthropologie une section de la zoologie.

Qohélet ne partage donc pas le point de vue de ceux qui, avant lui et après lui, exaltent la condition quasi divine de l’être humain, en lui alliant intimement la domination du monde animal et/ou en lui réservant une destinée distincte[43].

Socrate aussi n’exclut pas la possibilité d’être lui-même une bête singulière :

Peut-être suis-je une bête (thērion) plus étrangement diverse et plus fumante d’orgueil que n’est Typhon ? Peut-être suis-je un animal (zōon) plus paisible et moins compliqué, dont la nature participe à je ne sais quelle destinée divine et qui n’est point enfumée d’orgueil ?[44]

Bien qu’elle révèle deux points de vue différents, cette comparaison entre Socrate et Qohélet indique bien que philosopher peut vouloir dire : je reconnais en tant qu’être humain que je suis une bête. En somme, pour Qohélet, le seul honneur ontologique qui reste à l’être humain consiste en ce qu’il sait, non sans une certaine ambivalence, qu’il n’est qu’une bête. C’est aussi ce dont témoigne un autre philosophe, contemporain celui-là, dans le poème suivant : « Un chien / qui meurt / et qui sait / qu’il meurt / comme un chien / et qui peut dire / qu’il sait qu’il meurt / comme un chien / est un homme[45]. »

[À suivre]