Corps de l’article

peut-être on commence à dire ce qui passe de corps en corps-langage les voix qui parlent seulement dans les silences de notre voix

Henri Meschonnic (1990, p. 31)

Introduction

Dans cet article, nous allons nous intéresser à la dimension subversive de la traduction en prenant comme support la version française du roman d’Alaa El Aswany Joumhouriyyat Kaanna [La République comme si] (2018) traduit par Gilles Gauthier sous le titre J’ai couru vers le Nil (Actes Sud, 2018). Nous étudierons la posture du traducteur et la relierons à la notion de subversion pour voir s’il subvertit parfois le texte en donnant à lire un sous-texte qui pourrait biaiser l’image d’une société en insistant sur certaines de ses différences. Nous nous interrogerons aussi sur la pertinence de la subversion que le traducteur prétend faire subir à la langue elle-même en jouant sur l’échange de langages par l’intrusion de l’arabe en français. Enfin, nous analyserons certains glissements de sens dans les dialogues en dialecte égyptien et dans la séquence des témoignages que livrent les femmes victimes de la répression.

Avant d’aborder la traduction, nous présenterons le roman et montrerons qu’il a lui-même une dimension subversive, sur le plan thématique et sur celui de l’écriture. Nous essaierons ensuite de circonscrire la notion de subversion et les notions voisines de transgression et d’écart, puis nous examinerons la stratégie traductive adoptée, notamment à travers les éléments se situant à la marge du texte, de même qu’à travers la traduction des témoignages et des dialogues.

1. Un roman subversif

Si la littérature peut être définie comme une passion du monde et des êtres, elle est politique dans le sens subversif du terme, c’est-à-dire dans le sens généreux et non étriqué qui veut que toute littérature de qualité soit une littérature de la remise en question et du renversement. Le roman d’El Aswany entre dans cette catégorie.

L’action de ce cinquième roman se situe entre le 25 janvier et le 11 février 2011, au cours des dix-huit jours du soulèvement de la place Tahrir qui entraîna la démission du président égyptien Hosni Moubarak. El Aswany s’est rendu tous les jours sur cette place, rédigeant textes et slogans, soutenant les manifestants, s’exposant avec eux à la répression. Son oeuvre prend l’allure d’un lieu transgressif où la liberté irrigue le moindre coin et recoin de cet univers imaginé au gré des convictions humaines et humanistes de l’auteur.

C’est la raison pour laquelle elle est sujette parfois à des lectures politiques qui causent du tort à l’écrivain et à l’oeuvre elle-même. Le roman a ainsi été refusé par tous les éditeurs de son pays et lui vaut d’être poursuivi par un tribunal militaire en Égypte. El Aswany a dû quitter l’Égypte en 2018 pour les États-Unis, où il enseigne désormais. C’est une maison d’édition libanaise, Dâr al âdâb, qui le publie en 2018. Cette censure est révélatrice de la distance que les gens n’établissent pas toujours par rapport à la vraisemblance de la littérature. El Aswany n’a de cesse d’expliquer que, dans une oeuvre de fiction, les propos d’un narrateur ne traduisent pas forcément les opinions de l’auteur (v. 2009, p. 18).

Pourtant, l’universitaire et traducteur de fiction arabe Richard Jacquemond (1992) affirme que dans des contextes politiques autoritaires, l’écrivain de fiction a une marge de liberté plus grande et souvent, une palette d’outils plus performants que l’historien, le sociologue et autres intellectuels censés produire un discours de vérité sur leur société :

C’est net dans la doxa des écrivains égyptiens […]. Tout se passe comme si leur compétence d’écrivains leur donnait les moyens de poser un regard panoptique sur leur société et de produire à travers la fiction un discours de vérité. […] De ce point de vue, et contrairement à un préjugé bien ancré dans les esprits, il n’y a aucun tabou dans la littérature arabe moderne. Cela ne signifie pas que tout le monde peut publier n’importe quoi, n’importe où. Évidemment, il y a partout des formes de censure et d’autocensure plus ou moins massives, mais il y a toujours moyen de les contourner.

cité par Loheac, 2020, n.p.

Dans un entretien accordé à France Culture, El Aswany explique qu’il conçoit son rôle de romancier comme celui d’un porte-parole des sans-voix, de ceux qui souffrent en silence. Il confirme que tous les personnages de son dernier roman sont inspirés de gens qu’il a connus. Il précise cependant qu’il a écrit un roman et non une compilation de témoignages :

Je ne suis pas historien. La littérature compte pour moi plus que l’histoire politique. On peut dire que j’écris l’histoire humaine de la révolution. Mais je n’ai pas voulu la raconter autour des seules victimes et bourreaux. Quand on crée des personnages et qu’on parvient à les rendre vivants, dans leur complexité et leurs contradictions, on touche à une réalité plus profonde. La diversité, c’est la grande leçon humaniste de la littérature.

Combis et al., 2019, n.p.

Roman polyphonique par excellence, J’ai couru vers le Nil est organisé autour de 71 chapitres possédant tous un tempo général qui se décline lui-même en tempos particuliers pour chaque scène ou séquence, imposant un débit plus ou moins lent ou rapide au lecteur. Nous notons un effort évident de baliser le texte par un jeu de polices de caractère très différencié. Le texte se caractérise par une hybridité typographique : caractères gras pour la séquence des témoignages rédigés en arabe dialectal; italique pour les courriels rédigés en arabe standard que s’envoient les deux amoureux, Asma et Ahmed, figures de la révolution; caractères ordinaires pour la narration principale, qui se présente en situation de diglossie : arabe standard pour le récit et arabe dialectal cairote pour les dialogues. Ce balisage est destiné à aiguiller la lecture, à la redynamiser, à lui insuffler un rythme.

Si les variations entre le dialectal et le standard forment un continuum, nous constatons une première transgression par rapport à la tradition littéraire arabe : il est difficilement concevable d’imaginer des courriels intimes rédigés entièrement en arabe standard, même s’il y est question de révolution et de problèmes de société. Ainsi, selon la linguiste Madiha Doss, « il est impossible de nier l’impact des communications par voie électronique (internet, e-mails, SMS) sur l’usage de la langue, surtout parmi les jeunes générations. Les canaux de communication électroniques ont certainement eu un impact sur l’usage croissant du dialectal » (2011, p. 978).

2. Subversion, transgression et écart

La notion de subversion est capitale pour appréhender les pratiques et enjeux d’un pan considérable de l’acte traductif. Il serait ainsi précieux d’en cerner les contours et de réfléchir à ses relations avec les concepts voisins de transgression et d’écart. D’après le Petit Robert, la subversion (du latin subvertere, renverser) désigne le « bouleversement des idées et des valeurs reçues, [le] renversement de l’ordre établi et des principes que l’on croyait immuables ». Littré ajoute la nuance suivante : « action de séduire, d’égarer ». C’est à l’intérieur de ce périmètre que nous nous inscrivons : à mi-chemin entre bouleverser et séduire.

Si la subversion désigne un processus par lequel les valeurs et principes d’un système en place sont contredits ou renversés, une traduction subversive consisterait à bouleverser les normes propres au système idéologique de la culture cible qui la contraint (v. Alvarez et Vidal, 1996, p. 2). D’où la question de savoir si une traduction qui subvertit les codes mêmes qui la sous-tendent est vraiment possible, pour autant que d’autres normes apparaissent sous des formes plus subtiles. Mais on peut également se demander si le traducteur peut créer une traduction lisible en s’écartant du texte source au point de le subvertir, comme si la traduction avait toujours besoin de contraintes à transgresser.

Autre concept, celui de la transgression : que révèle-t-il sur la déviance et la norme? Pour comprendre les portées de la notion de transgression, il faudrait revenir à sa théorisation par Georges Bataille (cité par Favreau, 2012, p. 109), qui considère la transgression sous forme de dépassement prémédité, réfléchi, des frontières, des lois et des interdits de diverses natures ou de rupture avec des repères conventionnels culturels ou autres. Elle relèverait ainsi, dans le cas du texte littéraire, d’une stratégie discursive. Salah Basalamah (2019) examine le paradoxe fondamental de la traduction qui la place dans le champ d’une tension entre transgression et limite. La traduction, selon lui, se veut à la fois transgressive, faisant fi des frontières et préservant l’altérité du contenu source, et normative, proposant des approches ethnocentristes qui apprivoisent l’altérité et renforcent les frontières.

On pense ici précisément à la traduction en Égypte vers la fin du XIXe siècle et durant la première moitié du XXe qui répondait à un désir de s’ouvrir sur l’Autre et qui s’est muée en un acte d’appropriation, voire d’expropriation de l’écrit de l’Autre. Les métamorphoses génériques subies par les oeuvres d’un Edmond Rostand, d’un Bernardin de Saint-Pierre ou d’un William Faulkner sont autant de transgressions qui ébranlent les principes mêmes du pacte traductionnel. L’analyse de l’activité traduisante de cette époque met en évidence d’une part les rapports qui se sont tissés entre Orient et Occident, notamment dans le domaine littéraire, et d’autre part les rapports de force entre les priorités du traducteur, les impératifs du traduire et les spécificités du texte à traduire.

Comme en miroir, la traductologie féministe déstabilise, voire renverse les paradigmes traductologiques en lien avec une conceptualisation genrée de la création et du langage en hiérarchisant et dépolitisant le processus de traduction. Ici, il ne s’agit même plus de subvertir les notions de fidélité, d’objectivité ou de genre grammatical par exemple, mais bien de les refonder en les recontexualisant. Cet ensemble défait le système à partir duquel ont été pensés les rapports hommes-femmes et la hiérarchisation des sexes. La traduction féministe s’accorderait ainsi avec le point de vue de Vincent Estellon, selon lequel

le langage courant accorde à la transgression une signification réductrice et négative, essentiellement celle de la violation de lois ou de commandements divins. La transgression s’opère sur un terrain favorable, permettant de passer outre, de franchir, de dépasser, d’exposer complètement par souci de complétude, et de connaissance.

2020, p. 25

Dernière notion voisine de la subversion : l’écart. Pour Jean Szlamowicz, l’écart est intrinsèquement l’affaire de la traduction puisque le texte traduit n’est ontologiquement pas l’original :

En effet, la traduction est une création […]. Entre ostentation et gommage de l’écart, ce qui travaille, c’est la tension entre la familiarisation et la conservation de l’étrangeté. Ce n’est pas là un dilemme qui devrait trouver à se résoudre, mais l’essence même qui nous fait lire des textes, quel que soit notre rapport à la langue dans laquelle ils sont écrits.

2011, n.p.

François Jullien, faisant un détour par la culture chinoise, oppose la notion d’écart à celle de différence et montre qu’elle génère la notion de l’« entre » :

D’abord, l’écart ne donne pas à poser une identité de principe ni ne répond à un besoin identitaire; mais il ouvre, en séparant les cultures et les pensées, un espace de réflexivité entre elles où se déploie la pensée. […] l’écart fait paraître les cultures et les pensées comme autant de fécondités. […] Mais, par la distance ouverte, il permet un dévisagement réciproque de l’un par l’autre […].

2012, p. 7

Ce détour par le dehors implique en même temps des allers-retours entre un habitus et un dépaysement. Et si « la finalité même de la différence est d’identifier » (ibid., p. 8), l’essence même d’une culture est impossible à identifier et le propre d’une culture est de se transformer.

Ainsi, ces trois notions entretiennent une certaine perception de la traduction. La subversion a une dimension sociale et politique, là où la transgression est appréhendée comme une conduite individuelle. Elle est davantage entendue comme un processus et se recoupe parfois avec la transgression dans son acception positive, en envisageant la traduction comme rupture d’identité ou comme surpassement. Quant à l’écart, il pratique les singularités et permet d’entrevoir l’Autre sans s’arroger une position de surplomb à partir de laquelle il y aurait à ranger des différences.

Nous verrons quelles sont les stratégies suivies par Gauthier et de quelle manière il nous ouvre la voie pour entendre la subversion ou la transgression des contraintes en jeu, comment il souligne tout simplement l’écart, qu’il soit linguistique ou socio-culturel.

3. Au seuil de la traduction

3.1 Démarginaliser la marge dans le processus traductif

Nous empruntons ce sous-titre à José Yuste Frias, qui l’utilise pour illustrer son concept de paratraduction, défini comme

ce qui vient dégager ainsi une nouvelle perspective en invitant à réfléchir sur ce qui se passe en marge du processus traductif ou, plus exactement, au seuil de la traduction [et qui peut nous renseigner sur] la subjectivité du traducteur et la nature de la présentation du produit traduit. La paratraduction aide à mettre au jour le rôle des rapports de pouvoirs (inégaux ou asymétriques) joué par l’idéologie dans la diffusion et la réception des traductions.

2014, p. 89; italique dans l’original

La paratraduction nous éclaire ainsi sur la position du traducteur dans sa relation d’altérité face à l’étranger et sur les indices paratextuels entourant le texte traduit, qui assurent la médiation entre un lecteur et un texte. Sans compter que le recours au paratexte, par le biais de notes du traducteur, peut transformer la visée du document en outil-instrument, outil-document.

Notons au passage que le choix du titre français et de la première de couverture de l’édition française (sur laquelle on voit une jeune femme vêtue à l’occidental, assise la tête renversée dans le café Al Fishawy, bien connu des touristes qui visitent le vieux Caire) a aussi une dimension subversive. L’insouciance qui se dégage de cette photo est en décalage avec la portée dramatique du roman. Apparemment, l’éditeur français a bien compris que le marquage du roman, outre qu’il constitue un argument de vente indéniable, répond en tous points à l’horizon d’attentes du lecteur, correspondant à la reconnaissance chez le lecteur de stéréotypes classiques liés à une vision exotisante de tout ce qui est loin de l’espace culturel européen. Cette question dépasse toutefois le champ de notre étude.

3.2 Le sujet traduisant

Selon Jean Delisle,

le sujet traduisant n’est pas une abstraction, ni un maillon neutre. Il est un agent qui s’investit avec toute sa subjectivité, toute sa personne dans le processus traductionnel et qui laisse son empreinte dans sa traduction. Le traducteur est dans sa traduction comme l’artiste peintre est dans sa toile.

2021, p. 318

Si nous abordons la traduction non plus comme une fonction substitutive mais transformatrice (El Qasem, 2021, p. 240), c’est le point de vue épistémologique de la traduction qui change et qui permet de décrire le rôle du traducteur comme étant celui d’un co-auteur. Il s’ensuit que, dès que le traducteur est remis dans la partie comme écrivant, ou se considère lui-même comme tel, la question de son rôle en tant que sujet se pose autant que celle de l’auteur, sinon dans les mêmes termes, ou presque. La question est alors de savoir si « écriture première » et « écriture traductive » peuvent s’influencer l’une l’autre (v. Lefebvre-Scodeller, 2012, p. 51).

Parfois, les traces de l’écriture première sont visibles sur l’écriture traductive, le traducteur imprime alors sa marque d’écrivain. Ici, le sentiment d’appropriation de l’oeuvre traduite est en quelque sorte la prolongation du travail d’écrivain. Il n’en reste pas moins que l’écrivain traduisant doit renoncer à une part de sa liberté, parce qu’il traduit un autre écrivain qui a lui-aussi son style, sa bataille avec sa propre langue. Aussi certains traducteurs se verront-ils comme des médiateurs culturels dont la préoccupation première est de transmettre un mode de pensée différent, d’exposer les lecteurs à ce qui peut être étrange et passionnant à la fois. Le traducteur est alors celui qui répond aux besoins du lecteur, en travaillant de manière créative aux frontières des deux cultures.

Qu’en est-il concernant Gauthier? Gauthier a vécu en égypte, il pratique le dialecte égyptien, il a une bonne connaissance de l’arabe classique et des différences culturelles. Il est le traducteur attitré d’El Aswany, tant pour ses romans que pour ses essais, et il est lui-même auteur d’essais et a accompli une carrière de diplomate. C’est en tant que traducteur d’El Aswany qu’il a été révélé au grand public.

Gauthier juge important de ne pas laisser subsister de points d’interrogation ni de passages qui pourraient désorienter le lecteur et postule, dès le départ, l’impossibilité pour la langue française d’exprimer tout ce que la langue arabe est capable d’exprimer (2007, p. 17). Cette problématique de l’objection préjudicielle pose la question du rapport au texte étranger, sous l’angle des limites ou des écarts de son transfert interlinguistique, déjà évoqués. En effet, Gauthier avoue que le traducteur se trouve devant une double impossibilité :

les mots correspondants n’existent pas et, quand bien même ils existeraient, la phrase française n’en supporterait pas l’accumulation. Or, c’est en français qu’il faut écrire, pour un lecteur français qui veut qu’on l’entraîne vers des horizons lointains, mais d’une façon qui lui reste familière.

ibid.

Abdel Fattah Kilito, universitaire et écrivain marocain, dit à ce propos que

la responsabilité de la transformation du texte n’incombe pas au traducteur seul, mais revient largement à la langue. Car la langue vers laquelle on traduit le texte a ses propres codes et contraintes. Elle introduit dans le texte des éléments qui ne figurent pas dans l’original, alors le traducteur se voit contraint de transposer ce qu’il ne voulait pas transposer. Parfois, la langue refuse de coopérer avec le traducteur et elle se délecte de celui-ci.

2006, p. 12. V. aussi Khatibi, 1983, p. 186

En bref, la langue de l’auteur « refus[e] la coopération avec le traducteur » (Apter, 2012, p. 187). Par conséquent, le choix fait par Gauthier de maintenir « des mots de la langue d’origine, des tournures de phrase et des expressions qui ne sont pas ou plus employées en français » (2007, p. 18), auxquels s’ajoutent 69 notes de bas de page, vient contredire à la fois la traduction-création et la traduction « réplique de son texte repère » (Szlamowicz, 2011, n.p.).

L’explication est peut-être à rechercher dans le style de l’auteur. Alors que la langue arabe est toujours on ne peut plus écrite, il se dégage de l’emploi qu’en fait El Aswany une impression de limpide oralité évitant que le texte, de quelque nature qu’il soit, apparaisse empesé ou cérémonieux, car il place le lecteur-auditeur dans une proximité, pour ne pas dire une familiarité rassurante. Cette prose souple, efficace, sans artifices littéraires, abonde de références religieuses qui placent le traducteur devant un risque, celui d’alourdir ses phrases, de créer des calques et de sombrer dans le pittoresque. Gauthier justifie par ailleurs les notes de bas de page par la crainte que le lecteur ordinaire ne fasse de fausses interprétations des références culturelles (2007, p. 19).

Pourrait-on en déduire qu’il existe une tradition française bien établie de la traduction à partir de l’arabe, identifiée par Jacquemont (1992) sous le nom de « paradigme orientaliste », qui mettrait l’accent sur l’exactitude scientifique à travers l’utilisation de notes érudites et une tendance à la surexplicitation, et qui pointerait non seulement la visibilité du traducteur mais également les rapports asymétriques entre les cultures source et cible? C’est là que se pose la question de la transparence en traduction soulevée par Berman : « Le texte de la traduction doit apparaître comme une traduction et pas du tout comme un original. Et la traduction ne peut apparaître que si elle opère des distorsions dans la langue traduisante » (2008, p. 168).

Nous tâcherons d’étudier à travers quelques exemples tirés de l’appareil de notes ainsi que de la séquence des témoignages et de certains dialogues rédigés entièrement en dialectal, la posture de Gauthier vis-à-vis de cette question de transparence : transparence tournée vers l’original, la lettre, et transparence tournée vers le lecteur, le sens. Nous en déduirons les liens éventuels avec la notion de subversion.

3.3 Le discours d’accompagnement

Bien que l’utilisation de notes de bas de page (NDT) ne fasse pas l’unanimité parmi les traductologues, Jean-Louis Cordonnier (1995) considère le recours à l’intertextualité, et plus précisément au paratexte, comme une stratégie intéressante. Il plébiscite le glossaire, le commentaire, la note de bas de page, l’introduction, la préface, la postface, ainsi de suite. Selon lui, c’est l’intertextualité qui permet de révéler l’Autre dans son étrangéité et qui donne des indications sur les influences et spécificités culturelles d’un texte. L’avantage de cette stratégie est qu’elle invite implicitement le destinataire de la traduction à entreprendre des recherches pour comprendre la portée exacte du mot ayant posé problème. Le double risque qu’elle présente, néanmoins, est de modifier la forme du texte d’arrivée, mais également de transformer le traducteur en détenteur du savoir.

Dans la traduction française du roman, toutes les notes sont de type auctorial. Elles fonctionnent comme des ajouts métalinguistiques, comme une définition, l’explication d’un terme, l’apport d’informations biographiques ou une précision sur un point non développé dans le texte, voire une digression pure et simple. Gauthier les justifie ainsi :

La question était plutôt, dans le domaine de la loi et des commentaires, de savoir s’il ne convenait pas mieux de conserver le terme arabe, en l’expliquant par une note de bas de page, plutôt que de chercher un équivalent français qui aurait pu manquer de précision.

2007, p. 19

Sur les 69 notes de bas de page, 25 portent sur la religion musulmane et 9 sur la politique; les notes restantes fournissent des informations culturelles (indications géographiques concernant des villes balnéaires ou des quartiers du Caire, recettes culinaires, traduction de titres nobiliaires, de noms propres, détails concernant des tableaux artistiques). S’y ajoutent quelques notes de convention (ex : « en français dans le texte »).

Ainsi, l’appareil de notes ne contient pas exclusivement des termes juridiques et des commentaires coraniques. Gauthier utilise plusieurs stratégies d’aménagement textuel et conceptuel et de mise en exergue. Il use d’une stratégie d’exotisation ou de dépaysement qui consiste à transférer dans le texte traduit le maximum d’éléments propres à l’environnement culturel de l’original et qui a pour effet de renforcer la visibilité du traducteur en mettant l’accent sur l’identité étrangère du texte source. Il insère ainsi le plus souvent les mots de la langue d’origine à connotation culturelle en transcription dans son texte et les explicite dans une note. Ou inversement, il livre le nom arabe dans la note et le commente. Ce faisant, il donne une lecture socio-culturelle de l’oeuvre et se fait informateur.

La note la plus déroutante et la plus subversive à nos yeux est celle qui présente la séquence des témoignages, dans laquelle le traducteur change les noms des témoins et se fait commentateur de l’actualité :

NDT : Les six témoignages présents dans l’ouvrage sont la transcription littérale de déclarations faites à chaud par les victimes et les témoins des événements qu’ils décrivent. Ces personnes vivant toujours en Égypte, il nous a paru utile de changer leurs identités de façon à leur épargner toute pression de la part d’autorités encore plus rétives à la liberté d’expression qu’elles ne l’étaient dans les premières années qui ont suivi la révolution du 25 janvier.

El Aswany, 2018, p. 263[1]

Ce choix est d’autant plus surprenant que l’auteur a déjà camouflé les noms des témoins. Il serait impensable d’ailleurs qu’il en fût autrement puisque ce sont des personnes qu’il avait connues et côtoyées lors des manifestations. C’est ainsi que les noms des témoins et victimes ne coïncident pas dans l’original et dans la traduction.

Examinons maintenant quatre NDT relatives à des termes de loi :

Dieu, dans sa grâce, a béni mes humbles efforts et a convaincu les responsables de consacrer une importante somme d’argent à offrir aux familles des victimes comme prix du sang* [...].

p. 288

Voici la note de six lignes, qui relève de l’érudition pure :

NDT : La diasouvent traduite par prix du sang est une compensation financière généralement fixée par la famille de la victime (ceux à qui appartient le sang qui a coulé) et la famille de l’assassin. Dans les sociétés tribales, quand cette dia est acceptée, elle interrompt le cycle des vengeances. Ici, elle vise à interrompre une procédure légale. Cette pratique fréquente dans les sociétés tribales, est totalement inconnue des populations urbaines d’Égypte.

ibid.

Deux choses interpellent dans cette NDT, qui prend l’allure d’un long commentaire introduit par le terme arabe en italique dia (en principe plutôt transcrit par diyya). Tout d’abord, après avoir opté pour « prix du sang », Gauthier semble penser que ce terme ne recouvre pas exactement l’ensemble des sèmes du vocable arabe diyya puisqu’il éprouve le besoin de rajouter une NDT. Or, cette notion n’est pas exclusive à l’islam. En effet, si en islam le prix du sang [diyya] s’inscrit dans le cadre de la loi du talion [qisâs] (v. Daaïf, 2007, p. 3), plusieurs passages de la Bible affirment que tout sang versé doit être expié. Par ailleurs, Gauthier définit le terme diachroniquement et explique son emploi dans le contexte du roman : « elle vise à interrompre une procédure légale ».

Par ailleurs, cette note est surprenante puisque quelques paragraphes plus loin, un des personnages définit la notion en utilisant tour à tour « prix du sang » et « diyya » : « la dia est une quantité d’argent fixée par la loi divine que paie la famille du meurtrier pour éviter la loi du talion » (p. 289). Le texte lui-même fait ainsi clairement émerger le sens du terme. En donnant en note le vocable arabe, le traducteur recourt à l’exotisation, qui passe par une mise en scène de l’Autre dans son mode d’être, dans sa différence. Cette exotisation est le propre d’un point de vue, d’un discours sur cet Autre. Ce faisant, le traducteur surévalue, par rapport à la visée du roman, la nécessité d’expliciter, faisant fi du savoir partagé du lecteur avec l’émetteur du texte.

Le deuxième exemple attire également l’attention :

  • L’islam a sanctifié l’homme et interdit de l’humilier et de le torturer.

  • […] As-tu entendu parler du taazir*? Selon le taazir, celui qui gouverne a le droit de juger seul le crime et de décider du châtiment de l’accusé. C’est-à-dire que si celui qui gouverne considère qu’un individu menace la stabilité de la société, il a le droit de le punir par le fouet, ou la prison, ou même de le tuer, selon certains théologiens. Apprends à connaître ta religion avant d’en parler.

NDT : Terme du droit musulman qui concerne les peines non prévues dans la jurisprudence religieuse et que seul le détenteur du pouvoir a le droit d’appliquer.

pp. 54-55

Ici, le traducteur installe le vocable arabe dans sa traduction et l’explique en note. Il s’agit en réalité d’une peine discrétionnaire qui sanctionne certains actes non prévus par la Charia. Ce qu’on remarque, c’est que le texte source éclaire le sens du vocable arabe. Le lecteur français infère le sens grâce à l’environnement linguistique du terme.

Voici une troisième note qui pointe vers un culturème :

Son Excellence le Cheickh Chamel a délivré une fatwa* interdisant les manifestations et les grèves […].

NDT : Consultation religieuse autorisée basée sur une stricte interprétation des textes (ce qui autorise néanmoins toutes les impostures).

p. 248

Le grand public connaît le mot fatwa depuis l’affaire de Salman Rushdie. La fatwa émise en 1989 par le guide suprême iranien à l’encontre de l’auteur du livre LesVersets sataniques, a contribué à déformer le sens de ce mot, qui a été exclusivement compris comme désignant une condamnation à mort. En réalité, la fatwa est un avis religieux, une réponse apportée à une situation inédite et n’a pas en soi force de loi, même dans les pays appliquant la loi islamique. Gauthier conserve le mot fatwa en français, sans doute parce qu’il le considère comme le signe d’une réalité juridique non transposable et pense qu’il est suffisamment connu du lecteur, ce qui ne l’empêche pas de l’expliquer en note. Qui plus est, il ne se contente pas de la définition, livrant aussi son avis entre parenthèses. Ce faisant, il égare le lecteur qui reste dans l’ignorance des « impostures » en sélectionnant les éléments qu’il veut lui donner (cf. Basalamah, 2019).

Dans la dernière NDT que nous citons, Gauthier introduit un commentaire explicatif sur un terme dont il livre le correspondant en arabe, orfi, transcrit en italique et introduit par le connecteur « ou », qui a ici pour fonction de suggérer que le terme ne renvoie pas au même référent que dans la langue française. Le traducteur commence par rendre l’idée en français : « mariage de droit coutumier », puis il la fait suivre par le terme arabe orfi, constatant que cela ne peut être pleinement suggéré qu’avec un vocable arabe. L’emploi de l’étrangisme (v. Perrot-Corpet et Queffelec, 2007) ne souligne pas une couleur locale linguistique mais désigne une spécificité caractéristique d’une autre culture, ici arabe, relevant en quelque sorte en partie de l’imagologie pour désigner le caractère d’une nation. Outre sa visée érudite, la NDT implique aussi une forme de singularisation d’une culture, tributaire d’un imaginaire social.

Nourhane finit par accepter à deux conditions : qu’il lui achète un appartement dans un quartier convenable du Caire […] et que le mariage soit de droit coutumier* [...].

NDT : un mariage de droit coutumier, ou orfi, est valable religieusement, mais il n’est pas enregistré à l’état civil.

p. 79; italique dans l’original

À travers l’utilisation qu’il fait des NDT, Gauthier fait ressortir les différences entre les langues-cultures de départ et d’arrivée. Le lecteur comprend parfaitement l’intrigue même s’il ignore que « la lecture du Coran est le moment essentiel de la cérémonie du mariage » (p. 74) ou s’il ne connaît pas le nom des cinq prières obligatoires et leur traduction en français (p. 86) ou s’il ne sait pas ce qu’est la prière de la consultation et à quelle occasion il faut la réciter (p. 73). Certaines NDT ne sont pas affranchies de l’exotisme et du pittoresque. Elles donnent à voir une société engoncée dans ses principes religieux, alors que l’auteur du roman cherche justement à dénoncer les bigots, respectueux de la lettre des rituels religieux. On peut y voir une forme de subversion du texte, voire de transgression, quand Gauthier sélectionne lui-même les caractéristiques qu’il veut mettre en valeur.

Le destinataire francophone a entre les mains le roman tel que l’a lu le traducteur. Cette transition par le premier lecteur n’est pas dénuée de subjectivité et la rencontre avec l’Autre en dépend. Gauthier postule « un lecteur ordinaire et craint qu’il ne fasse de fausses interprétations » (2007, p. 19). Pour y remédier, il recourt aux notes pour expliciter, rajouter, gloser parfois et se refuse à laisser une part d’ombre et d’étrange. L’érudition dont fait preuve Gauthier dans ses notes est très certainement liée à sa double casquette de traducteur arabisant et d’auteur. Cependant, il surestime ce qu’il considère comme « des obstacles prenant tous racine dans l’irréductible identité de la langue arabe et de la civilisation qu’elle exprime » (ibid., p. 17), justifiant ainsi sa visibilité dans ses notes, rappelant parfois les limites de la traduction, pour mieux souligner l’écart culturel qui nous sépare de l’Autre et faire résonner ainsi sa différence avec le Même.

4. Séquence des témoignages

4.1 Une écriture du décentrement

Le témoignage étant une pratique scripturaire singulière, il est exprimé dans le roman en arabe dialectal cairote. Il vient introduire un décentrement à un double niveau. Sur un plan formel, il introduit une nouvelle forme d’écriture comparativement à l’écriture narrative du roman. Cette écriture oppose une langue déroutante d’originalité à la langue de la narration classique. Sur un plan thématique, le témoignage dénonce le système politique et le poids de l’orthodoxie. C’est dans ce nouveau cadre que s’opère le décentrement provoqué par cette forme d’écriture qui vient propulser au centre des voix fortement marginalisées par l’autoritarisme de l’état.

Les témoins présentent non seulement leur propre vision des événements, mais également la manière dont ils les ont vécus. C’est dans ce sens qu’Annette Wieviorka estime que le témoignage littéraire renferme « la rencontre avec une voix humaine qui a traversé l’histoire, et de façon oblique, la vérité non des faits, mais celle plus subtile mais aussi indispensable d’une époque et d’une expérience » (2000, p. 168). Le témoignage manifeste ainsi son caractère de trouble-fête à l’ordre social autant par la voie qu’il choisit d’emprunter que par la parole qu’il subtilise à cette fin. Il ne peut prendre son sens hors de ce contexte et le message véhiculé ne saurait s’harmoniser à la norme.

On commencera donc par expliciter la notion de voix telle qu’entendue ici, avant de se pencher sur ses manifestations subversives dans le corpus. Le terme « voix » intéresse en tant qu’il réfère au sens politique comme expression d’une opinion. Le choix plus net de l’oralité donne au récit une tonalité et une prosodie qui permettent d’évaluer le degré de spontanéité du locuteur. Il y a enfin dans l’utilisation littéraire du discours oral ou pseudo-oral, des problèmes liés non seulement à une syntaxe particulière mais à un mode d’énonciation particulier. Les égyptianismes et certains anglicismes apparaissent physiquement dans le texte. Ils reflètent les jeux de registre au sein de la variété dialectale. Les mots employés sont parfois crus, non apprêtés. Et même si El Aswany s’inscrit dans la tradition de la fiction réaliste, qui suppose un dialogue vivant, et quand bien même le parler du Caire jouit d’une diffusion dépassant le cadre national, les dialectes en général n’ont pas de norme orthographique et le non-locuteur risque de rencontrer des difficultés à les lire. Le texte de fiction contient ainsi deux types linguistiques différents et la distance entre les variétés dialectales en arabe est parfois importante. Ahmad El Kaladi l’illustre très bien à propos de la traduction en arabe des romans de Tahar ben Jelloun (2007, p. 61).

La maîtrise de l’oralité est totalement distincte de celle de l’écrit. De plus, l’oralité implique de transposer un univers autrement que par la description des personnages ou des lieux. Elle vise à faire découvrir un parler, une prosodie, une tonalité, une rhétorique spécifique, avec ses métaphores et figures de style ritualisées. Mais elle a aussi pour but de traduire l’intention de l’énonciateur. Un dialecte peut-il alors être pleinement appréhendé par un autre dialecte? Thiphaine Samoyault y répond à sa manière : « C’est la langue intraduisible qui réclame d’être traduite et éveille le désir de la traduction » (2020, p. 70). Qu’est-ce que cela signifie pour un traducteur? Ici, le traducteur doit apprendre à traduire ce qu’il entend, comment il entend, et en cela il élargit la portée de la voix qu’il traduit. Autrement dit, il doit percevoir toute l’inventivité du texte, entendre la musicalité et le son du texte, saisir les nuances de sens en situation, et pour cela visualiser la scène. Traduire est affaire, non seulement de traitement d’énoncés, mais aussi de traitement d’une interaction.

Nous verrons que Gauthier a parfois eu du mal à saisir certains tours idiomatiques dans la séquence de témoignages et dans les dialogues, sous-estimant parfois leur tonalité générale, ne saisissant pas certaines références allusives ou encore faisant fi de certaines répétitions délibérées ou de l’usage de la ponctuation. Le roman contient au total six témoignages répartis dans deux chapitres. Le chapitre 41 contient les trois premiers témoignages délivrés par des manifestantes arrêtées par les forces de l’ordre, qui prennent à témoin le lecteur et racontent les sévices subis. Dans le chapitre 51, trois autres témoignages racontent par le menu les événements sanglants survenus lors des manifestations. Ces témoignages fonctionnent comme des récits enchâssés et se distinguent de la narration principale. Le régime de focalisation interne permet de rendre « transparente » la subjectivité des personnages. Le « je » du témoin alterne avec le « tu » du lecteur. Les marques d’oralité visent à leur conférer un réalisme extrême, grâce à l’usage de répétitions et à une retranscription phonétique de la prononciation des personnages, ainsi qu’à l’utilisation d’un vocabulaire grossier, voire vulgaire, par les bourreaux. La ponctuation, qui mime l’intonation et les phénomènes rythmiques, fonctionne en auxiliaire de l’oralité, qu’il s’agisse des points d’exclamation, qui véhiculent de l’émotion, ou des points de suspension, qui marquent un silence provisoire. Comment le traducteur peut-il rendre aux victimes leurs voix et les donner à lire sans les subvertir? Nous donnons ci-dessous quelques exemples des procédés employés par Gauthier.

4.2 Orchestration de la subversion : l’oblitération de la « parole vive »

L’examen d’extraits des témoignages révèle une écriture qui fait vivre l’événement en le figurant à partir d’un langage dépouillé ou de la répétition de certains segments. Dans la version arabe, cette répétition occupe une place centrale et joue un rôle dans la construction textuelle d’une voix narrative :

واحد من الجثامين دول كان شاب أعرفه، اسمه مينا دانيال، مينا كان معرفة من التحرير. ما كنّاش أصحاب، بس كنت أعرفه. مينا كان شاب جدع، يوم معركة الجمل كان اتصاب برصاصة ونجي منها، لكن المرّة دي الرصاصة الّي جت في صدره وعدّت من ضهره قتلته.

p. 400

L’un d’entre eux était un garçon que je connaissais, Mina Daniel. C’était une connaissance de Tahrir. Nous n’étions pas amis, mais je le connaissais. Mina était un garçon courageux. Le jour de la bataille des chameaux, il avait été touché par une balle et il s’en était sorti, mais cette fois-ci, la balle lui a traversé la poitrine et l’a tué.

p. 333

Dans l’original, nous avons une double répétition par inversion dite antimétabole : celle du nom propre « Mina Daniel » en fin de première phrase et au début de la deuxième, ainsi que la répétition du mot « balle » dans la troisième et dernière phrase. Cette antimétabole marque le rythme de la phrase et met en scène l’oralité. Le traducteur français contourne la première répétition et va jusqu’à rétablir un ordre des constituants canonique, respectant ainsi la norme cible. Dans la dernière phrase, la personne qui témoigne dit (littéralement) : « Mais cette fois-ci la balle qui l’a touché à la poitrine et a traversé son dos l’a tué ». Cette réalisation qui peut paraître relâchée mime en réalité la parole orale. Gauthier neutralise son effet et nous livre une traduction idiomatique, sans expliquer en note « la bataille des chameaux ». Enfin, les virgules abondent dans l’original comme pour donner à entendre le flot de paroles déversé par le témoin.

La même posture standardisante se trouve dans l’exemple suivant :

الناس كلها جريت علشان تهرب من الضرب، والضرب اللي كان في الهوا ابتدا يبقى على مستوى جسمنا.

p. 396

Tout le monde s’est mis à courir pour fuir les coups de feu. Après avoir tiré en l’air, ils ont commencé à nous viser.

p. 329

Gauthier respecte les règles de bonne formation des énoncés qui dominent dans la culture discursive cible, comme celle qui veut que l’on ne reprenne pas deux fois de suite le même mot de façon rapprochée (ici « coups de feu »). Si le sens est globalement restitué, le traitement clarificateur opéré élimine le rythme binaire sur lequel reposent les deux anaphores et efface la précision du témoin qui donne à voir l’événement : les corps deviennent la cible idéale pour concrétiser la brutalité des forces de l’ordre.

Ce qui frappe dans l’exemple qui suit ce sont ces segments itératifs inspirés à El Aswany par les productions spontanées de la langue parlée. Le même signifiant (fouiller) est utilisé deux fois sous sa forme verbale et une fois sous sa forme nominale. De plus, le dialogue en question relève du discours rapporté entre la victime et le bourreau. Il rend compte des faits (à l’état brut) tels qu’ils se sont déroulés. L’absence de guillemets en arabe pour marquer le tour de parole souligne bien que la victime est ici auteur de sa parole et insuffle à la phrase un rythme particulier :

أنا دخلت فاكراها حتفتشني كده زيّ ما بنفتش في المطاربيعملوا كده تفتيش عادي، لقيتها بتقولي اقلعي هدومك كلها. قلت لها طب أستأذن حضرتك تقفلي الشباك واقفلي الباب وأنا مع حضرتك، قالت لي لا، ودخلّت حد يقعد يضربني, اضطريت أقلع غصب عني.

p. 320

Je suis rentrée en pensant qu’elle allait m’examiner comme ça, comme on fouille à l’aéroport, qu’ils allaient faire un examen normal. Et voilà qu’elle me dit : « Enlève tes vêtements ». J’ai enlevé ma veste, mais elle m’a dit : « Enlève tous tes vêtements ». Je lui ai dit : « Je vous en prie, fermez la porte et la fenêtre qu’on soit seules toutes les deux ». Elle m’a dit « non » et quelqu’un est venu me frapper jusqu’à ce que je sois obligée de me déshabiller, malgré moi.

p. 265

Ici Gauthier utilise le discours direct, qui relève d’une « intervention libre du traducteur » (v. Hewson, 2007, p. 120). Il en résulte une impression de morcèlement du discours. De surcroît, en optant pour le discours direct, il fait le choix de donner aussi la parole au « bourreau » alors que l’auteur ne donne la parole qu’à la victime. Gauthier subvertit par ailleurs le témoignage puisque l’officier qui entre pour martyriser la victime est convoqué par la femme chargée de la fouille. À cela s’ajoute que dans l’original, il est question de « fouille », acte plus intrusif qu’un « examen », et que ce terme est répété délibérément trois fois.

Dans un autre passage, Gauthier subvertit purement et simplement la voix du témoin et n’appréhende pas émotionnellement le calvaire vécu dans le centre d’incarcération; il reste insensible au ton du texte et sous-estime les nuances des mots employés :

رايح جاي عساكر وضباط، يعني رايحين جايينيتفرجوا عليّ وأنا عريانة.

p. 320

Il y avait des policiers et des officiers qui allaient et venaient pour me regarder nue.

p. 265

Dans la phrase originale, la personne incarcérée décrit la scène d’humiliation qu’elle a vécue en restituant son tempo particulier par le retour d’un segment identique : « aller et venir ». Elle crée ainsi un effet d’insistance absent de la traduction française. De plus, le verbe arabe utilisé pour signifier « regarder » acquiert dans le roman un autre sens qui est inféré de la situation : « se rincer l’oeil » en contemplant la nudité du corps. L’emploi de ce verbe en arabe dialectal ajoute une nuance d’insistance et établit une relation instrumentalisante.

Un dernier exemple :

أنا قلت هيحقّقوا معانا ويروّحونا. هيعملوا بنا إيه؟! خلاص، هٌمّا عملوا اللي عملوه عند المتحف.

p. 318

Je me suis dit qu’ils allaient nous interroger et nous ramener. Qu’est-ce qu’ils pouvaient nous faire d’autre? Eh bien, ils nous ont fait la même chose qu’au musée.

p. 263

La victime qui témoigne se demande ce que les forces de l’ordre pourraient bien faire de plus que ce qu’elles ont déjà fait, le pire ayant déjà été commis près du musée Place Tahrir, lorsqu’elles ont violenté les femmes et les ont traînées par les cheveux. La version française déforme ses propos, sans doute en raison d’une mauvaise compréhension de l’expression idiomatique dialectale. Le vocable placé en antéposition « خلاص [c’est fini] » et l’intonation expressive, qui transmet le sens, n’ont pas été pris en compte.

Ces exemples montrent la distorsion poétique à l’oeuvre dans la traduction française, qui s’incarne à travers les écarts qu’elle génère au point de subvertir les voix qui s’expriment. Outre son souci de respecter le fond d’un énoncé, le traducteur doit avoir celui d’en restituer toute la forme, toute la force, de telle sorte que le texte traduit suscite chez le lecteur le même effet que le texte original. La difficulté est d’autant plus grande lorsqu’il a affaire à un dialecte. Le problème qui se pose à la traduction des expressions dialectales est un problème de restitution d’allusions ancrées dans une culture spécifique et d’intonations expressives qui transmettent le sens (v. Leppihalme, 1997).

5. Les dialogues 

5.1 Des représentations religieuses plus ou moins stéréotypées

El Aswany met en scène des personnages divers qui cherchent leurs références dans la religion pour justifier leurs actes ou comportements. Conformément à une tradition littéraire et culturelle bien établie, son roman renvoie à l’intertexte du Coran ou de la Tradition, sous forme d’allusions et de citations sans guillemets, que ce soit dans la narration ou dans les dialogues. Ces renvois ont plusieurs fonctions : citer la référence comme telle, créer la connivence avec une mémoire collective et respecter une certaine rhétorique. Le lecteur doit alors posséder les connaissances littéraires et culturelles lui permettant de reconnaître la présence d’un texte enchâssé dans un autre.

Cet intertexte est souvent utilisé par l’auteur pour dénoncer l’exploitation de la religion à des fins personnelles. On y perçoit du sarcasme et de l’ironie car l’objectif est justement d’épurer la religion des hérésies et idées rétrogrades qui lui sont imputées à tort. Le récepteur étranger peut buter sur ces références s’il n’identifie pas à quoi elles renvoient, et ce d’autant plus que le sacré ne cesse d’envahir le profane dans la vie quotidienne des personnages et essentiellement dans leur dialecte. Cette intertextualité va déterminer la marge de manoeuvre dont dispose le traducteur pour rendre ces clins d’oeil, ces renvois et ces double-lectures.

Paradoxalement, ce ne sont pas les extraits du Coran qui ont posé des problèmes à Gauthier :

On est là sur un terrain connu. Il existe des corpus, des recueils de hadiths, des traductions. Je me suis bien entendu appuyé pour ce qui est du Coran sur les traductions de Denise Masson et de Hamidullah, même si j’ai chaque fois tenu à donner ma propre version.

2007, p. 19

Si nous examinons la traduction de l’intertexte coranique ou les formules de politesse à fondement religieux, nous remarquons que Gauthier a adopté plusieurs stratégies différentes. Il rétablit parfois les guillemets et renvoie à une note quand il s’agit d’un verset. Il intériorise ces normes et se soumet aux contraintes de cette poétique en reproduisant une écriture conventionnelle et formelle :

Je veux dire que nous ferons ce qui nous est possible. « Dieu n’exige d’un homme que ce qu’il peut faire »*.

p. 217

L’astérisque renvoie à une note qui dit simplement « Citation coranique ». Ailleurs, l’astérisque renvoie à « Formule fréquemment utilisée dans le Coran », sans mention de la sourate dans les deux cas. Ailleurs encore, et contrairement à son habitude, Gauthier ne signale pas qu’il s’agit d’un verset coranique :

لا إله إلا الله، فأنّى تؤفكون.

p. 152

Il n’y a de Dieu que Dieu, comment pourriez-vous ne pas le reconnaître?

p. 48

À y regarder de près, il préfère le plus souvent – de son propre aveu (2007, p. 19) – reformuler à sa guise les versets en en donnant le sens.

Observons à présent les invocations prononcées par certains personnages.

Les cris de « Allah akbar » s’élevèrent dans l’assistance.

p. 49

En choisissant de dire dans la même page tantôt « Allah akbar » tantôt « Dieu est grand », Gautier construit deux référents différents et, ce faisant, exprime sa position à l’égard de ce dont il parle. Ici, les deux nominations « Allah akbar/Dieu est grand » font appel aux représentations et préjugés réciproques des cultures mises en présence. Ces représentations déterminent le choix des mots et relèvent de l’intention discursive du traducteur.

Dans l’extrait suivant, un personnage cite le nom de la sourate :

لا شكر على واجب يا فندم, إنّما يقول الله تعالى في سورة الإسراء (وَأَوْفُواْ بِالْعَهْدِ إِنَّ الْعَهْدَ كَانَ مَسْؤُولاً).

p. 385

Il n’y a pas à remercier pour ce qui est un devoir. Dieu dit dans la sourate Al Isra’ : « Tenez votre promesse, Dieu vous en demandera des comptes ».

p. 321

La première phrase en gras est un calque formel de la réponse que l’on prononce en arabe après un remerciement. C’est une manière, certes beaucoup plus formelle, de signifier « De rien » ou « Je vous en prie ». Elle sous-entend : « Vous méritez bien plus ». Si les langues possèdent des caractéristiques différentes qui génèrent des façons différentes de dire et donc de penser, fallait-il pour autant prendre cette expression au pied de la lettre au risque de créer un effet pittoresque? On peut s’interroger sur la pertinence d’un tel littéralisme lorsque l’expression en question est suivie d’un verset coranique que Gauthier choisit de paraphraser au lieu d’en donner une traduction officielle à partir des sources qu’il dit avoir l’habitude de consulter.

Enfin, si le traducteur qui se veut médiateur est interpellé par le choix linguistique qu’il doit faire sur le plan culturel – celui de l’effacement de l’opacité ou de son rappel –, Gauthier n’a pas de stratégie claire et nette pour trancher la question de ce qui relèverait des formules rituelles et autres ornements de langage. Ce serait trahir selon lui que de se contenter de donner le sens du message en fuyant tout élément de couleur locale, toute trace d’origine. Cette attitude donne parfois lieu à des perturbations, des mécompréhensions comme dans l’extrait suivant :

Dieu, tu es mon Seigneur et il n’y a d’autre Dieu que toi
Tu m’as créé et je suis ton esclave
J’ai recours à toi contre le mal que tu as créé.

p. 51

Le passage en gras est un extrait d’une invocation tirée de la Tradition (Hadiths) dont le sens est : « Je Te demande de me protéger contre le mal de mes actions ». Cette transgression dans la version française est étonnante car dans le texte source, le verbe signifiant « commettre une mauvaise action » est vocalisé à la première personne du singulier. Aucune erreur n’est possible, même pour quelqu’un qui ne connaîtrait pas l’origine de l’invocation. La traduction proposée est non seulement transgressive mais elle peut paraître blasphématoire si l’on considère que le blasphème est une parole ou un propos qui outrage le sacré.

5.2. La traduction de la langue vulgaire

Sur un autre plan, la recherche du pittoresque à tout prix conduit parfois à édulcorer la tonalité du récit, la condescendance, voire l’extrême violence contenue dans la parole d’un tortionnaire, que vient pointer le choix des mots avec lesquels il s’adresse à la victime. La fonction expressive des mots obscènes cherche ici à produire un effet sur le destinataire et traduit un désir de transgression au sein de la langue source. La scène où le général Alouani descend dans la salle de torture pour interroger un homme suspendu par les pieds et refusant de parler en est une illustration. Le général ordonne qu’on amène la femme du détenu pour qu’il accepte de coopérer :

Nous avons amené ta femme Maroua et je te jure, fils de pute, que si tu ne parles pas je laisserai les policiers la sauter sous tes yeux.

p. 15

[…] Vous ne pouvez pas me faire ça.

p. 16

[…] Tu vas parler, fils de pute, ou je laisse les policiers la féconder.

p. 16

Notre attention est portée ici sur le repérage du rythme prosodique et la valeur évocatrice des mots, qui relèvent du style subjectif et engagé de l’écrivain. Le traducteur n’a pas suffisamment tenu compte de la situation de communication qui vise, elle aussi, à façonner le ton du texte. Confronté aux sévices que sa femme va subir, il est impensable que l’homme se contente de répondre : « vous ne pouvez pas me faire ça ». En réalité, il réagit selon le mode d’être de sa culture et s’écrie : « mon honneur! [عِرضي يا ناس] ». C’est en effet son intégrité d’homme qui est en jeu. En subvertissant la parole du personnage, Gauthier ne laisse pas suffisamment entendre le rapport de force entre la victime et le bourreau, l’humiliation extrême que l’homme ressent et son asservissement.

Autre remarque : ce passage illustre une vocalité matérialisée par des signes de ponctuation qui sont là pour indiquer le rythme et la respiration. La phrase française se termine par une ponctuation forte, là où dans l’original nous avons des points de suspension. En clôturant la réplique par un point, la traduction française ne donne pas à lire la voix pleine de désespoir de la victime.

Enfin, dernière remarque en lien avec l’oralité : dans l’original, le général Alouani s’exprime de manière vulgaire quand il s’adresse à la victime. La langue vulgaire est en décalage avec l’image sociale du personnage, haut placé dans la hiérarchie militaire. En traduisant «  يحبّلوها[engrosser] » par « féconder » Gauthier affaiblit la charge des mots et la situation de communication. Le verbe « féconder » n’exprime pas le caractère subversif de la voix du général par rapport aux normes de la culture source.

Ces exemples montrent clairement que le traducteur est responsable de ce qu’il tait et de la manière dont il le fait. Là où l’esthétique narrative de l’auteur témoigne de l’infinie capacité de l’écriture à documenter le drame collectif, en posant un regard ironique, voire subversif, sur les contraintes idéologiques et poétiques de la langue culture source, Gauthier égare le lecteur en cherchant à couper ici, élaguer là, pour se conformer au canon poétique du français. Mais il se contredit ailleurs en recourant à la traduction littérale de certains culturèmes, si révélatrice des représentations que les cultures concernées se font l’une de l’autre.

Conclusion

En posant d’emblée que « la langue française est précise et harmonieuse mais [que] c’est un carcan exigeant » et que « la seule solution est de se plier à ses règles » (Gauthier, 2007, p. 17), Gauthier sous-entend que tout ce qui n’est pas conforme aux normes, aux critères admis ou retenus dans un système linguistique et culturel donné peut être manipulé pour correspondre auxdits critères. Autrement dit, l’effort de transfert linguistique dépend des écarts entre la langue-culture source et la langue-culture cible.

Ce constat lui permet de recourir à diverses solutions pour combler ces écarts, en privilégiant la NDT. Elle n’est pas chez lui une ressource de dernier recours car son emploi ne vise pas à combler quelque chose qui aurait été perdu dans le transfert. Bien au contraire, nous avons pu établir que ses 67 notes ne concernaient pas uniquement des culturèmes ou une quelconque intraduisibilité au sens d’Emily Apter (2012). Ainsi, certaines NDT mettent l’accent sur les lieux où se manifestent les symptômes de la différence entre les cultures : les compléments d’information qu’elles apportent subvertissent le texte original, en attirant l’attention du lecteur sur l’Autre culturel appréhendé selon une approche exotisante et non en tant que sujet singulier et universaliste. En focalisant l’analyse sur les modes de croyance d’une culture, les NDT privilégient ses caractéristiques identitaires.

Autre procédé privilégié pour combler cet écart : l’emploi de calques, le recours au littéralisme, même si Gauthier est le premier à convenir « qu’une bonne traduction doit éviter de laisser des traces de la langue d’origine, que ce soit dans les mots employés ou la tournure des phrases » (2007, p. 19). Le résultat est parfois insolite pour une oreille francophone ordinaire. Mais d’aucuns conviendront avec Benabdelali que cela permet « d’enrichir le texte et la culture en les fécondant par l’autre langue et par “l’hospitalité de l’étranger” (2006, p. 174), ce que récuse Georges Henein dans un article à propos de l’écrivain égyptien francophone Albert Cossery : « Les mérites d’Albert Cossery sont nombreux. Le plus grand, à mon sens, est d’avoir surmonté la tentation du pittoresque […] sans rien changer à la tonalité du récit. Aucun folklore ne conduit au secret des êtres » (2008, n.p. V. aussi Mitrani, 1995).

Le recours au pittoresque peut ainsi ouvrir la voie à l’exotisme, à un ensemble de valeurs et de représentations à propos de l’Autre et de sa culture. Le problème de cette lecture « anthropologique », selon Jacquemond, « est qu’elle relègue au second plan la dimension proprement littéraire de ces textes » (cité par Loheac, 2020, n.p.). Mais c’est surtout la traduisibilité du dialectal et le choix plus net de l’oralité pour donner un ton au texte, les redites, les accroches, la mise en valeur de tel ou tel mot, dans les témoignages et les dialogues, qui a fait défaut, ainsi que la cohabitation de plusieurs registres, du plus familier au plus scabreux. L’oralité, dans ce cas de figure, s’incarne à travers la syntaxe heurtée et la ponctuation. Gauthier a fait le choix de ne pas s’affranchir de ses normes traductives, allant jusqu’à subvertir parfois les voix des victimes. Ce faisant, il oppose des différences au lieu de penser « l’entre » dans la distance à l’autre.