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Les symptômes du trouble de personnalité limite (TPL), notamment les efforts pour éviter l’abandon, les relations instables et chaotiques, l’intensité émotionnelle et l’impulsivité constituent en eux-mêmes des conditions susceptibles de compliquer l’établissement d’une alliance thérapeutique stable, basée sur la coopération (Linehan et coll., 2000).

Considérés par les professionnels de la santé comme étant parmi les patients les plus « difficiles » (Koekkoek et coll., 2006 ; Sulzer, 2015), les personnes présentant un TPL figurent parmi les clientèles les plus stigmatisées (Ring et Lawn, 2019), subissant préjugés et rejets de la part des professionnels qui tendent à éprouver peu d’empathie et d’optimisme envers eux (Black et coll., 2011 ; McGrath et Dowling, 2012 ; McKenzie et coll., 2022). Sansone et Sansone (2013) soulignent que les professionnels se sentent souvent mal à l’aise, frustrés et manipulés par les patients atteints de TPL. Cette clientèle est reconnue pour mettre à l’épreuve les cliniciens. Les comportements à risque et le mode relationnel de ces patients peuvent susciter diverses émotions chez le clinicien tel colère, anxiété, découragement et impuissance (Bessette, 2010 ; Bühlmann et coll., 2021 ; Holmqvist, 2000 ; McKenzie et coll., 2022). L’activation d’émotions négatives constitue en conséquence une expérience affective courante chez les cliniciens intervenant auprès de cette clientèle (Bourke et Grenyer, 2010 ; Treloar, 2009b). Or, les manifestations d’hostilité de la clientèle en santé mentale seraient un facteur prédictif de l’épuisement professionnel, du cynisme et du désengagement chez les cliniciens (Bakker et Heuven, 2006). Il est estimé que les 2/3 des intervenants en protection de la jeunesse (PJ) et 40 % à 67 % des cliniciens en santé mentale (Anderson, 2000 ; Morse et coll., 2012 ; O’Connor et coll., 2018) présenteraient des signes d’un épuisement professionnel cliniquement significatif. Les interventions auprès de la clientèle présentant un TPL augmenteraient ce risque (Linehan et coll., 2000).

L’activation d’émotions négatives et l’usure de compassion envers la clientèle avec TPL favorisent toutefois les interventions contre-productives (Aviram et coll., 2006 ; Bessette, 2010). Une enquête auprès de cliniciens révèle que les attitudes défensives envers les patients ayant un TPL sont courantes : 85 % admettent avoir adopté une approche thérapeutique n’étant pas dans le meilleur intérêt du client dans le but de se protéger de répercussions légales (Krawitz et Batcheler, 2006). L’intervention auprès de cette clientèle requiert donc du clinicien qu’il soit particulièrement capable de réguler des émotions négatives et d’inhiber ses réactions afin d’éviter que ses interventions ne soient déterminées par son humeur plutôt que par son cadre théorique. Or, mis à part dans la formation des psychothérapeutes, les processus par lesquels s’effectue ce travail émotionnel sont rarement explicités et encore moins enseignés dans la formation d’un grand nombre de professionnels intervenant auprès de clientèle ayant un TPL.

Se déclinant selon différents formats et contenus, divers programmes visant à modifier les attitudes de professionnels envers les personnes ayant un TPL ont été développés (Attwood et coll., 2021). Krawitz (2004) a évalué une formation de 2 jours auprès de 418 professionnels oeuvrant en santé mentale et en toxicomanie. Celle-ci proposait des connaissances sur le diagnostic, l’étiologie, le pronostic et le traitement, combiné à une discussion des principes d’intervention. Les résultats indiquent que l’optimisme, la confiance et la motivation à aider cette clientèle ainsi que la perception des connaissances et des compétences demeuraient significativement améliorés 6 mois après la formation. Dickens et coll. (2019) ont évalué une formation d’une journée. Celle-ci inclut un volet sur la compréhension biosociale du TPL, ainsi que des échanges avec une personne ayant reçu un diagnostic de TPL. Destinée aux infirmières en santé mentale, cette formation s’est avérée efficace pour induire des changements positifs quant aux attitudes négatives, mais n’a pas eu d’impact sur les perceptions négatives à l’égard de la clientèle présentant un TPL.

Une autre étude visait à vérifier si une brève session de formation de 90 minutes basée sur une conceptualisation neurobiologique du TPL (Porr, 2011) augmenterait les connaissances théoriques, l’empathie et changerait la perception selon laquelle les patients avec un TPL auraient le contrôle de leurs comportements (Clark et coll., 2015). Offerte à 34 professionnels travaillant dans une unité d’hospitalisation, les résultats montrent que la formation a été associée à une augmentation significative des connaissances théoriques sur le TPL et un changement de perspective à l’égard du contrôle des comportements. Cependant, aucun changement au niveau de l’empathie n’a été observé. D’autres études ont vérifié les changements de perceptions des professionnels suivant une formation sur des approches thérapeutiques reconnues auprès des patients ayant un TPL.

Shanks et coll. (2011) ont évalué les changements d’attitudes chez 271 professionnels en santé mentale ayant participé à un atelier d’une journée sur l’intervention de groupe STEPPS (System Training for Emotion Predictability and Problem Solving). Leurs résultats montrent que les cliniciens rapportent plus d’empathie à l’égard des patients, une amélioration de leur désir de travailler avec cette clientèle et un plus grand sentiment de compétence pour les traiter. L’effet de la participation à un atelier d’une journée sur l’approche de Good Psychiatric Management sur les attitudes vis-à-vis le TPL a également été vérifié auprès de 297 cliniciens de différentes disciplines travaillant auprès d’une clientèle hospitalisée et externe (Keuroghlian et coll., 2016). Les participants ont rapporté une diminution de la propension à éviter ces patients et de l’aversion pour cette clientèle, ainsi qu’une augmentation de l’optimisme par rapport au pronostic, à l’efficacité des traitements et de leur sentiment de compétence.

Finalement, Treloar (2009a) a comparé les effets de 2 formations basées sur des cadres théoriques différents (thérapie comportementale dialectique et psychanalytique). Celles-ci visaient à modifier les attitudes envers les comportements d’automutilation de patients ayant un TPL. Évaluées auprès de 65 cliniciens travaillant en service externe et en urgence, les résultats suggèrent un changement significatif des attitudes immédiatement après le programme pour les 2 groupes. Cette amélioration demeurait présente après 6 mois seulement pour les participants exposés au cadre théorique psychanalytique. Outre la formation portant sur les meilleures pratiques, la pleine conscience de ses émotions et la supervision constituent d’autres facteurs de protection contre l’épuisement professionnel (Salloum et coll., 2015). L’enseignement de la pleine conscience a en effet montré des effets positifs sur l’épuisement professionnel, l’épuisement émotionnel, la dépression, l’anxiété et le stress chez des professionnels de première ligne (Fortney et coll., 2013).

Bien que démontrant des effets généralement positifs, les formations recensées misaient essentiellement sur le développement de connaissances pour modifier les perceptions sans proposer d’apprentissage de savoir-faire pour faire face aux interventions émotionnellement exigeantes. De plus, aucune n’a utilisé une approche pédagogique axée sur la pratique. Finalement, la majorité de ces études ont été réalisées auprès de professionnels oeuvrant dans un contexte de soins psychiatriques destinés aux adultes, ce qui est peu représentatif des milieux où beaucoup d’adolescents et d’adultes présentant les caractéristiques d’un TPL reçoivent des services au Québec. En effet, outre les consultations en santé mentale, cette clientèle reçoit également des services d’une multitude de professionnels dans différents milieux de soins tels CLSC, milieu scolaire ou PJ (Boucher et Jourdan-Ionescu, 2018 ; Laporte et coll., 2017). Il est estimé que le tiers des parents en PJ présenteraient un TPL (Laporte et coll., 2017) et 7 % des adolescents hébergés en PJ (MSSSQ, 2007), tandis que les personnes ayant un TPL représentent 10 % de la clientèle en ambulatoire (Chanen et coll., 2008 ; Gunderson, 2009).

Or, une majorité des professionnels de ces autres milieux rapportent se sentir insuffisamment formés pour offrir des interventions adaptées aux clients ayant un TPL (Boucher, 2019 ; Laporte et coll., 2014). De plus, seulement 18 % d’entre eux déclarent utiliser des pratiques fondées sur des données probantes (Chagnon et coll., 2010). Les formations qui leur sont généralement proposées portent essentiellement sur les critères diagnostiques du TPL et les facteurs étiologiques (Centre jeunesse de Montréal Institut universitaire, 2010). Déployées de façon magistrale, ponctuelle et décontextualisée, elles ne permettent pas d’alternance entre l’environnement d’apprentissage et les situations réelles d’intervention. Peu d’enseignements sont ainsi offerts sur le savoir-faire et savoir-être ainsi que sur les habiletés et attitudes d’autogestion, bien que ces éléments soient centraux dans l’intervention auprès de la clientèle présentant un TPL (National Health and Medical Research Council, 2012). Or certains principes issus d’approches destinées à cette clientèle pourraient bénéficier aux cliniciens qui en ont la charge.

Considérant que : 1) les émotions négatives à l’égard de la clientèle ayant un TPL peuvent conduire à de l’épuisement professionnel et à des interventions contre-productives déterminées par l’humeur du clinicien ; 2) que les professionnels travaillant en CLSC et en PJ sont fréquemment appelés à intervenir auprès de cette clientèle ; 3) qu’ils se sentent insuffisamment formés pour intervenir ; 4) qu’ils présentent de la détresse au travail, il importe de mieux les habiliter à intervenir auprès des personnes présentant un TPL. La formation Projet TANGO a été élaborée pour soutenir la pratique d’intervenants psychosociaux travaillant auprès d’adolescents ou d’adultes présentant les caractéristiques d’un TPL. Elle vise à modifier leurs perceptions, à leur enseigner des stratégies pour réguler leurs émotions et leurs attitudes en contexte d’intervention difficile. Elle a aussi pour objectif de développer chez les participants des savoir-être et des savoir-faire pour intervenir auprès de la clientèle ayant un TPL à partir des principes de la thérapie dialectique comportementale (TCD). Projet TANGO mise sur l’hypothèse, jamais explorée à notre connaissance, qu’enseigner les stratégies de la TCD aux intervenants pour qu’ils les utilisent eux-mêmes pourrait réduire les interventions contre-productives. Cette étude évalue ainsi les effets de cette formation sur la motivation et les habiletés à intervenir d’intervenants psychosociaux travaillant en PJ et en CLSC.

Description de la formation Projet TANGO

La formation Projet TANGO propose l’apprentissage de stratégies basées sur la TCD, une approche reconnue pour diminuer les comportements problématiques associés aux difficultés de régulation émotionnelle chez les personnes présentant un TPL (Choi-Kain et coll., 2016). Cette approche a été privilégiée puisqu’elle propose plusieurs stratégies compatibles avec les objectifs : Pleine conscience pour changer les perceptions envers la clientèle, tolérance à la détresse pour diminuer les interventions déterminées par l’humeur et régulation émotionnelle pour effectuer un travail émotionnel. Des stratégies TCD sont ainsi enseignées aux intervenants pour qu’ils apprennent à se réguler dans le contexte d’intervention émotionnellement exigeante (Tableau 1). La visée est que non seulement ils apprendront comment être mieux disposés émotivement pour intervenir, mais ils pourront également intégrer plus facilement cette pratique de pointe à leurs interventions puisqu’ils l’auront expérimentée.

Tableau 1

Description de la formation Projet TANGO

Description de la formation Projet TANGO

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Bien que l’apprentissage de la TCD requière au moins 90 heures (DBT Foundational, http://psychwire.com/linehan/dbt-foundational), par souci de faisabilité un format de 20 heures a été retenu pour tenir compte de la capacité des milieux de libérer les intervenants. Les compétences TCD les plus stratégiques ont été sélectionnées pour atteindre les objectifs de la formation. Cette formation de 20 heures vise à développer les savoir-être et savoir-faire basés sur les meilleures pratiques pour diminuer les interventions dépendantes de l’humeur, l’épuisement et l’usure de compassion, favoriser les perceptions et attitudes positives envers les clients ayant un TPL, ainsi qu’à augmenter la confiance pour intervenir auprès de cette clientèle. La méthode pédagogique de la formation s’appuie sur le modèle de l’apprentissage expérientiel de Kolb (Kolb, 1984). Ainsi, les stratégies enseignées sont expérimentées, puis ces expérimentations sont analysées et réfléchies, pour ensuite être généralisées et transférées aux situations réelles d’intervention. Les stratégies TCD, appliquées à des situations cliniques complexes sont enseignées en groupe (5 blocs x 2,5 h).

Chaque rencontre comporte un exercice de pleine conscience, puis un exposé sur les stratégies TCD, suivi d’exercices et de jeux de rôle. Les participants expérimentent ces stratégies « in vivo » avec leurs clients entre chaque bloc de formation. Ces exercices « in vivo » sont révisés en groupe à la rencontre suivante afin de vérifier la compréhension des stratégies, renforcer leur adoption et favoriser leurs généralisations. Cette alternance entre l’environnement d’apprentissage et les situations réelles d’intervention constitue une condition essentielle à l’acquisition des compétences. Après les 5 blocs de formation, les participants participent à une supervision en groupe (7,5 h). Elle vise à soutenir les participants afin qu’ils utilisent les stratégies TCD pour réguler leurs propres émotions. Les cas discutés concernent les intervenants eux-mêmes et non leurs clients.

Méthode

Devis

Les effets de la formation Projet TANGO ont été évalués à partir d’un devis mixte séquentiel explicatif (volet quantitatif, 3 temps de mesures : T0 avant la formation, T1 immédiatement après et T2, 3 mois après la formation en contrôlant pour le temps de formation reçu ; volet qualitatif : descriptif qualitatif). Les analyses quantitatives ont d’abord été effectuées, puis les analyses qualitatives ont permis une interprétation plus approfondie des résultats quantitatifs et également d’apprécier les effets plus difficilement quantifiables (Corbière et Larivière, 2020). L’étude a été conduite au sein d’équipes de centres jeunesse et de CLSC des CIUSSS Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal et Mauricie–Centre-du-Québec.

Participants

Une méthode d’échantillonnage par convenance a été utilisée. Les gestionnaires d’équipes psychosociales des CLSC et des centres jeunesse ont inscrit à la formation les professionnels les plus impliqués auprès de la clientèle présentant un TPL. Ces intervenants ont ensuite été sollicités pour participer à la recherche. Ils devaient intervenir auprès d’un adolescent ou d’un adulte présentant minimalement 3 critères diagnostiques du TPL. Des intervenants n’ayant pas reçu la formation ont aussi été sollicités pour répondre aux questionnaires. Au total, 80 intervenants en PJ (55 formés, 25 non formés) et 104 en CLSC (82 formés, 22 non formés) ont participé à l’étude (Tableau 2). Les femmes représentaient 83 % de l’échantillon. L’âge moyen et l’expérience des participants étaient de 38,6 ans et 11,7 ans respectivement. Il n’y avait pas de différence entre les intervenants formés et le groupe non formé avant la formation quant au sexe, à l’âge, au niveau de scolarité et à l’expérience. Les cohortes PJ et CLSC étaient aussi similaires sur ces variables sauf pour l’expérience significativement plus élevée en PJ (p = 0,007). Les 2 groupes se distinguaient également à l’égard de la répartition des disciplines professionnelles. Les éducateurs spécialisés étaient plus nombreux en PJ (p < 0,001) tandis que les travailleurs sociaux et psychologues représentaient 75,6 % de la cohorte CLSC contre seulement 1,8 % en PJ.

Les scores du groupe formé et du groupe non formé étaient comparables avant la formation pour toutes les variables sauf pour Aisance à interagir de la cohorte PJ (p = 0,047). Les questionnaires de 15 participants à T1 et 47 à T2 n’ont pu être obtenus en raison d’abandon de la formation ou de l’étude, de changements d’affectation et d’absences maladie. Les participants n’ayant pas répondu à T1 ont obtenu des scores significativement plus favorables à T0 aux variables Manque de conscience et de Clarté des émotions et Régulation émotionnelle (total) du EDRS (respectivement p = 0,020, = 0,025 et p = 0,007) comparativement à ceux ayant répondu, tandis que ceux n’ayant pas répondu à T2, présentaient une estime de soi significativement plus élevée à T0 (p = 0,004).

Tableau 2

Description de l’échantillon

Description de l’échantillon

Note : M : moyenne, E.T. : écart-type

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Instruments

Deux effets principaux ont été mesurés : Disposition à intervenir et Habiletés à intervenir.

Disposition à intervenir : 3 instruments ont servi à évaluer cet effet. 1) L’Échelle des attitudes des professionnels de la santé envers les personnes présentant un TPL (EA-TPL) évalue les attitudes des intervenants selon 2 dimensions (Imbeau et coll., 2013) : Aisance à interagir avec les personnes présentant un TPL (α = 0,89)[1] et Perceptions positives du TPL (α = 0,79). Le score global représentant les Attitudes envers cette clientèle et la sous-échelle Perception ont été utilisés pour cette variable (α = 0,64) ; 2) L’Échelle de qualité de vie professionnelle (ProQOL) a mesuré la Satisfaction par la compassion (α = 0,89), l’Épuisement professionnel (α = 0,71) et l’Usure de compassion (α = 0, 81) des participants ; 3) L’Échelle d’estime de soi du travailleur (α = 0,83) a été adaptée de l’Échelle d’estime de soi de Rosenberg pour la situation des travailleurs par Corbière et Durand (2011). La spécification de « travailleur auprès de personnes ayant un TPL » a été ajoutée aux questions (p. ex. « en tant que travailleur auprès de personnes ayant un trouble de personnalité limite, parfois je me sens vraiment inutile »). Cette échelle a permis d’apprécier la perception des participants quant à leur sentiment de compétence comme clinicien auprès de cette clientèle.

Habiletés à intervenir : La capacité de réguler ses émotions en contexte d’intervention a été mesurée par l’Échelle des difficultés de régulation émotionnelle (EDRS) (Côté et coll., 2013 ; Ritschel et coll., 2015) selon 6 dimensions : Manque de conscience (α = 0,72), de clarté (α = 0,84) et d’acceptation (α = 0,90) des émotions, Difficulté à contrôler son impulsivité (α = 0,68), à s’Engager dans des comportements orientés vers un but lors d’émotions négatives (α = 0,81), Accès limité à des stratégies de régulation des émotions (α = 0,83) et un score global (α = 0,85). Les participants devaient identifier à quelle fréquence chaque énoncé s’appliquait à eux pendant une intervention difficile sur une échelle de Likert à 5 choix. Un résultat élevé indique plus de difficultés à réguler ses émotions. Cet instrument présente d’excellentes qualités psychométriques (α = 0,94, r = 0,88) pour sa version française (Côté et coll., 2013). La sous-échelle Aisance à interagir avec les personnes présentant un TPL du EA-TPL a également été utilisée pour mesurer cette variable.

Procédures

Les participants ayant reçu la formation Projet TANGO ont répondu à ces questionnaires à 3 reprises : T0 (préformation), T1 (après la formation) et T2 (3 mois après la formation). Volet qualitatif : les intervenants ont participé à 2 groupes de discussion. Lors du groupe de discussion avant la formation, les défis de leur travail auprès de clients ayant un TPL ont été discutés. L’intégration des notions de la formation à leur pratique et leurs impacts sur leurs dispositions et leur motivation à intervenir constituaient les thèmes discutés lors du groupe postformation.

Analyses

Analyses quantitatives : des Khi-deux ont été réalisés pour les variables binaires et des tests t pour échantillons indépendants pour les variables continues afin de comparer les participants formés à ceux n’ayant pas reçu la formation. Des tests de normalité (Shapiro-Wilk) ont été conduits sur chacune des variables. La majorité ne présentant pas une distribution normale, toutes les variables ont donc été standardisées. Des analyses de covariance utilisant un modèle linéaire général univarié ont été utilisées pour évaluer les effets de la formation en contrôlant pour la dose de formation reçue (0 heure, 3 à 9 heures et 9,5 à 20 heures). La linéarisation des paramètres a permis l’utilisation de ce type de modèle général linéaire en permettant une distribution normale de l’erreur (Taylor, 2011). Considérant que seulement 47 participants ont répondu aux trois temps de mesure, les analyses entre 2 temps à la fois ont été privilégiées (T1-T0, T2-T0 et T2-T1) afin d’avoir suffisamment de données dans chaque groupe. Les analyses ont été effectuées avec SPSS 28 et un seuil α = 0,05 a été utilisé pour toutes les analyses.

Analyses qualitatives : les groupes de discussion ont été enregistrés, les verbatim transcrits et importés dans Atlas.ti 8 pour être analysées. Une liste de codes basés sur l’impact de la formation sur les variables quantitatives mesurées, soient les habiletés à intervenir et la disposition à intervenir a été élaborée. Chaque verbatim a été lu et segmenté en unités de sens. Des commentaires analytiques ont ensuite été rédigés pour chacune, afin d’en dégager les points saillants et un code leur a été assigné. Les différentes unités de sens regroupées sous le même code ont été examinées pour en assurer la cohérence. Les codes ont ensuite été comparés entre eux afin de vérifier qu’ils soient mutuellement exclusifs. Ce projet a été approuvé par le comité d’éthique du CIUSSS Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal.

RÉSULTATS

Comparaison avant la formation selon le milieu

Bien que l’étude n’avait pas pour objectif de comparer les effets de la formation selon le milieu, les scores des intervenants PJ au T0 se sont avérés beaucoup plus favorables que ceux en CLSC (Tableau 3).

Tableau 3

Comparaison des participants à T0 selon le milieu de pratique

Comparaison des participants à T0 selon le milieu de pratique

Note : M : moyenne, E.T. : écart-type, p : valeur p, d de Cohen pour le test t de student.

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Les différences au EDRS se démarquent notamment, suggérant de meilleures habiletés de régulation chez le groupe PJ. Les analyses qualitatives évoquent en contraste une perspective plus nuancée, suggérant davantage de difficultés que rapportées au questionnaire. Cette intervenante PJ évoque comment elle régule ses émotions face à l’hostilité de la clientèle :

« Quand je vois de l’agressivité chez les filles, ou si elles m’envoient promener, je vais avoir l’air envahie, mais en fait ça ne m’atteint pas du tout ! ».

Contrastant avec les résultats quantitatifs indiquant des scores favorables aux sous-échelles ; Manque de conscience et Manque d’acceptation des émotions, ces propos illustrent des difficultés dans ces habiletés à intervenir.

Les intervenants PJ évoquent également de quelle façon l’expression de leurs émotions est perçue dans leur établissement. Cette participante en témoigne :

« Ils vont dire que c’est parce qu’on est en réaction et qu’il n’y a pas de distance… C’est toujours négatif malgré qu’on soit très posée. Ça reste que la réaction est une chose négative, c’est comme si on ne pouvait pas avoir de réaction. On n’a pas grande marge de manoeuvre. »

Les cliniciens en CLSC témoignent quant à eux de moins de difficultés à avoir conscience de leurs émotions et à les accepter dans le contexte d’intervention difficile :

« Les rendez-vous, avant les vacances… je pense qu’ils viennent nous chercher encore plus dans ces moments-là. Ils sont tellement branchés intraveineux, comme je le dis souvent, que tu te dis : voyons, comment ça se fait qu’elle le sent que je suis…. Quand tu sens que ça monte, tu te dis : bon là, ça monte trop. »

Cette autre donnée qualitative contraste également avec les scores élevés à l’échelle de Satisfaction par la compassion retrouvée chez les intervenants PJ :

« Je ne peux pas être touché par tout ce qu’ils me disent et tout ce qu’ils font, sinon comment je ferais mon travail ! »

Bien que les intervenants PJ rapportent disposer de stratégies efficaces dans les questionnaires, ceux-ci reconnaissent qu’ils se sentent démunis pour réguler leur émotion au travail :

« Lorsque je me fais agresser par une adolescente, je dois retourner au travail le lendemain… Ça fait partie de la job ! Mais dans la vraie vie, si quelqu’un m’attaque, cette personne n’aurait plus de droit d’être en contact avec moi. Comment est-ce que je suis censée réagir ? »

Sur le plan de la qualité de vie au travail et de leur confiance en leur capacité, les intervenants PJ se démarquent également des cliniciens en CLSC en rapportant significativement plus d’Estime de soi comme travailleur, ainsi que moins d’Épuisement professionnel et d’Usure de compassion. Or, les cliniciens en CLSC dévoilent davantage leur Usure de compassion et leurs doutes et dans le contexte de discussion de groupe comme en témoigne ces deux extraits :

« Si tu es le bon, l’empathie ne s’use pas, mais si tu es la méchante elle diminue assez vite. »

« Ça demande une confiance en soi assez importante et je pense que ces jeunes-là viennent ébranler la confiance qu’on a en nous parce que justement on se remet en question. C’tu moi qui n’est pas correct ? C’tu moi qui n’ai pas fait la bonne intervention ? C’tu moi qui suis trop sévère ? »

Tableau 4

Effets de la formation

Effets de la formation

Note. La taille de l’effet est indiquée par ηp2 = éta-carré partiel (où 0,01 correspond à un petit effet de taille, 0,06 à un effet moyen et 0,14 et plus à un grand effet de taille)

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Effet de la formation

Considérant les différences entre les 2 milieux au prétest, les effets de la formation ont été analysés séparément. Seuls les résultats pour les effets T0 T1 et T0T2 sont rapportés puisqu’aucun ne s’est avéré significatif entre T1 et T2. Les intervenants PJ ont participé à une moyenne de 10,8 heures de formation (étendue : 0-20, É.T. = 8,4), et les cliniciens en CLSC à 13,8 heures (étendue : 0-20, É.T. = 7,9). Les résultats sur les effets de la formation sont présentés dans le Tableau 4.

Disposition à intervenir

Les changements sur les Perceptions positives et les Attitudes envers les personnes ayant un TPL sont significatifs chez les cliniciens en CLSC à T1 p2 = 0,17) et chez les 2 groupes 3 mois après la formation avec des tailles d’effet de 0,16 en PJ et 0,12 pour les participants du CLSC. Des changements significatifs sont observés à l’égard de la Satisfaction par la compassion et de l’Épuisement professionnel chez les intervenants PJ, 3 mois après la formation. L’épuisement professionnel est toutefois marqué par une aggravation après la formation dans ce groupe. L’Usure de compassion a décliné graduellement à chaque temps de mesure avec des tailles d’effet allant en s’accroissant dans ce groupe (ηp20,1 à 0,2).

Les données qualitatives convergent avec les effets de la formation pour augmenter la satisfaction par la compassion comme en témoigne cet intervenant PJ :

« Trouver l’intention noble [aux comportements problématiques] nous a aidés à avoir une autre attitude envers les adolescentes, ça aide pour la compassion ! »

Les intervenants soulignent également que les stratégies apprises les ont aidées à diminuer leur épuisement et l’Usure de compassion :

« J’ai justement le jeune en tête. Quand je le valide, au lieu de passer une demi-heure ou une heure avec lui, c’est cinq à dix minutes. C’est sûr que moi ça me tire bien moins d’énergie pis bien moins de jus. »

La Satisfaction par la compassion a augmenté à T1 chez les cliniciens en CLSC, mais cet effet n’est plus significatif 3 mois après la formation.

Habiletés à intervenir

Les analyses indiquent des changements après la formation chez les intervenants PJ à T1 pour la variable Accès limité à des stratégies de régulation uniquement. Ceux-ci témoignent néanmoins de leur perception que la formation a amenée des changements positifs sur leurs habiletés à intervenir. Questionnée sur les changements effectués dans sa pratique, cette participante rapporte être davantage attentive à son état intérieur lorsqu’elle intervient :

« C’est de rester en pleine conscience de ce que je sens, de ce que dis, de ce que je fais et pourquoi je le fais ! »

Leurs propos font également état d’une conscience accrue de leurs émotions négatives en contexte d’intervention difficile et leur capacité de centrer leurs interventions sur les besoins de la clientèle plutôt qu’en réaction à leurs émotions :

« La formation nous a aidés à prendre conscience que certaines de nos interventions étaient dépendantes de notre humeur, à prendre un temps d’arrêt nécessaire pour s’arrêter soi, mais aussi pour réfléchir à la meilleure chose à faire et à comment on se sent dans la situation et pourquoi. »

Plus spécifiquement, cette participante PJ explique qu’elle utilise une stratégie TCD pour se réguler en contexte d’intervention, témoignant aussi d’une plus grande conscience, et d’un plus grand accès à des stratégies de régulation :

« Le stop, le point de rupture. Des fois, on a de la difficulté à se l’avouer ou à le voir tout simplement, on y prête un peu plus attention on est capable de comprendre ce qui se passe, on est capable de mettre un mot là-dessus ne serait-ce que prendre une distance. »

Les cliniciens en CLSC ont quant à eux, vu une diminution significative du Manque de conscience des émotions à T1 et 3 mois après la formation et une plus grande aisance à interagir immédiatement après la formation.

Les données qualitatives traduisent plus généralement une prise de conscience à l’égard des défis que pose l’intervention comme le décrivent ces intervenants en PJ :

« Je me sens mieux équipé, mais ce n’est pas plus facile. »

Et en CLSC :

« Je me sens plus compétent, je suis plus allumé sur plein d’affaires. Plus compétent nécessairement, mais pas encore assez. »

DISCUSSION

Cette recherche visait à évaluer les effets de la formation Projet TANGO sur les habiletés et la disposition à intervenir auprès d’adolescents et d’adultes ayant un TPL chez les intervenants en PJ et de cliniciens en CLSC. Son format, en termes de durée, de contenu et de visée se distingue des autres formations recensées. Bien que la formation visait aussi à diminuer les perceptions négatives envers la clientèle présentant un TPL, elle avait l’ambition supplémentaire de développer des compétences pour améliorer la disposition et les habiletés à intervenir. S’inspirant de paradigmes de l’apprentissage, qui privilégient la maîtrise de compétences à intervenir plutôt que l’acquisition de connaissances (Boucher et Ste-Marie, 2013), elle nécessitait la succession d’activités d’appropriation et de mises en pratique permettant l’interaction entre le contenu et l’expérience. Des temps d’expérimentation, des retours sur l’utilisation des stratégies in vivo entre les blocs de formation exigeaient un nombre d’heures élevé.

Différences des milieux avant la formation

Les résultats au prétest chez les intervenants en PJ nécessitent d’abord d’être soulevés puisqu’ils doivent être considérés pour apprécier les effets de la formation dans ce groupe. En effet, les réponses sur l’ensemble des variables de toutes les échelles se sont avérées très favorables, laissant ainsi très peu de marge pour mesurer des changements postformation. Leurs scores aux EDRS, au ProQOL et à l’estime de soi du travailleur se démarquent très nettement de ceux rapportés dans d’autres études auprès d’intervenants en PJ ou d’autres cliniciens travaillant auprès de clientèles difficiles (Baugerud et coll., 2018 ; Eastwood et Ecklund, 2008 ; Imbeau et coll., 2014 ; Stamm, 2005 ; Tull et coll., 2007). Ces résultats sont d’autant plus surprenants que les participants devaient se référer aux interventions les plus exigeantes. Il est possible que les participants PJ recrutés étaient particulièrement habiles pour réguler leurs émotions et dans de bonnes dispositions pour intervenir avec cette clientèle. Cette hypothèse apparaît toutefois difficile à soutenir dans le contexte où la formation a été sollicitée par les milieux en raison de l’épuisement et du manque d’outils des intervenants. De plus, les données sur la santé psychologique des travailleurs québécois en PJ témoignent plutôt de leur détresse et de leur épuisement (Laurent et coll., 2020 ; Lemire Auclair, 2017).

Une deuxième explication pourrait relever de la culture du milieu de travail à l’égard de l’acceptabilité du dévoilement d’émotions négatives envers la clientèle et les défis de l’intervention. Les propos des intervenants PJ à l’effet que l’expression d’émotion est jugée comme une indication de leurs difficultés à faire leur travail pourraient appuyer cette hypothèse. Leurs réponses aux questionnaires pourraient refléter une présentation stratégique de soi. Selon Grandey, Foo, Groth et Goodwin (Grandey et coll., 2012), les collectifs de travail élaborent des conventions sur la façon dont les membres doivent exprimer leurs sentiments, créant ainsi des normes propres à leur groupe. Ce processus par lequel le clinicien s’efforce de modifier l’intensité ou la qualité d’un sentiment afin d’afficher les attitudes et les émotions socialement désirables et prescrites dans le cadre de la relation d’aide a été décrit par Hochschild (2003) et identifié par le concept de travail émotionnel. Deux processus sont décrits pour effectuer celui-ci, soit le jeu en surface et le jeu en profondeur. Le premier survient lorsque la personne modifie ou contrôle l’expression de son émotion sans modifier ses émotions sous-jacentes (Kammeyer-Mueller et coll., 2013). Le manque d’authenticité de ce processus où l’expression ne correspond pas aux émotions ressenties s’avère exigeant en termes de ressources affectives et a été associé à l’épuisement chez les professionnels en relation d’aide (Grandey et coll., 2012). Ces chercheurs ont également démontré que les travailleurs subissant davantage de mauvais traitements des clients sont plus susceptibles de réguler leurs émotions par le jeu en surface, c’est-à-dire les cacher ou simuler un autre sentiment.

Les résultats au prétest témoigneraient peut-être d’une telle culture organisationnelle, peu favorable à l’expression des difficultés ressenties par les intervenants. La présidente de la Commission spéciale sur les droits des enfants et la protection de la jeunesse, Régine Laurent, a déjà soulevé ce phénomène (Pontbriand, 2019). Il se pourrait que les règles de sentiment qui prévalent en PJ prescrivent davantage de retenue quant au dévoilement de difficultés à faire son travail, d’émotions négatives envers la clientèle ou de son épuisement comparativement au contexte des CLSC. Cette tendance s’est aussi traduite par le peu d’exemples d’interventions moins réussies abordés lors des groupes de discussion avant la formation.

Effet de la formation

Les effets de la formation apparaissent légèrement différents dans les 2 groupes. Les différences marquées entre les 2 cohortes en termes de niveau de scolarité et de disciplines professionnelles pourraient expliquer cette disparité. Les intervenants PJ étaient beaucoup moins nombreux à détenir une scolarité universitaire. Il est possible que le contenu de la formation soit plus adapté aux professionnels ayant ce niveau de formation. Les travailleurs sociaux et psychologues représentent également moins de 2 % de l’échantillon en PJ, comparativement à 75 % en CLSC. Les notions de la formation étant dérivées d’une approche psychothérapeutique, le groupe CLSC pourrait s’être approprié le contenu plus facilement.

Aucun effet n’a été mis en évidence entre la fin de la formation et 3 mois après. Cela pourrait suggérer que les changements s’étant maintenus à T2 sont obtenus dès la fin de la formation et demeurent relativement stables par la suite.

Dispositions à intervenir

Nos résultats suggèrent que les effets sont plus marqués pour la disposition à intervenir. À l’instar d’autres programmes plus courts (Clark et coll., 2015 ; Shanks et coll., 2011), Projet TANGO a eu un impact favorable sur les perceptions et les attitudes envers la clientèle présentant un TPL dans les 2 groupes avec de larges tailles d’effet. Ce résultat pourrait suggérer que ces changements surviennent tôt dans la formation et qu’ils ont tendance à se maintenir.

Aucun des groupes n’a montré de changements quant à l’Estime de soi du travailleur, contrairement aux formations de Shank (2011) et Keuroghlian (2016). Ces recherches ont toutefois mesuré les effets sur du sentiment de compétence dans le cadre de formation visant à outiller les participants pour utiliser une approche thérapeutique. Il est probable que ces nouvelles stratégies d’intervention pouvaient augmenter leur confiance, alors que l’objectif premier de Projet TANGO n’était pas d’enseigner les stratégies TCD pour les utiliser avec la clientèle.

Les variables associées à la qualité de vie au travail (ProQol) se sont toutes avérées significatives pour les intervenants PJ, 3 mois après la formation. Les effets favorables quant à la Satisfaction par la compassion et l’Usure de compassion pourraient suggérer que les changements de perceptions protègent les intervenants lorsque l’intervention se prolonge. Par ailleurs, le changement à l’Épuisement professionnel va plutôt dans le sens d’une aggravation. Le changement de perception de la clientèle ne semble pas avoir d’impact sur l’état d’épuisement des intervenants. Ce résultat, allant à l’encontre de l’effet espéré pourrait indiquer que la formation a peu d’impact sur ce phénomène et que ce sont plutôt des facteurs organisationnels, tels pénurie de main-d’oeuvre, roulement et désengagement du personnel et organisation du travail qui seraient en cause. Différents facteurs organisationnels comme le sentiment de cohérence entre ses valeurs et celles actualisées dans son travail et le désengagement ont été associés à plus d’épuisement chez les travailleurs en PJ et les professionnels de la santé (Anderson, 2000 ; Grandey et coll., 2012 ; Kind et coll., 2020 ; Yang et Hayes, 2020).

Habiletés à intervenir

Nos résultats quantitatifs suggèrent que les cliniciens en CLSC ont davantage bénéficié de la formation quant à leurs habiletés à intervenir, bien que sur un nombre restreint de variables. Les tailles d’effets quant à la conscience des émotions se sont maintenues 3 mois après la formation, suggérant que ce changement pourrait être plus durable contrairement à l’aisance à intervenir, significatif uniquement à T1. Ce groupe pourrait avoir été plus sensibilisé à l’observation de leur état émotionnel lors de leur formation professionnelle. En revanche, l’aisance à intervenir repose davantage sur le sentiment d’avoir les compétences pour intervenir. Cette perception pourrait avoir été plus élevée immédiatement après la formation, s’étayant sur l’enthousiasme des participants. Elle pourrait avoir décliné dans les mois suivant la formation en raison de la mise à l’épreuve de ces nouvelles notions dans la réalité de leur pratique.

La variable Accès limité à des stratégies de régulation a augmenté significativement chez les intervenants PJ suggérant un résultat défavorable de la formation. Les données qualitatives indiquent toutefois une évolution plus positive de cette compétence. Il est possible que la formation ait eu comme impact de sensibiliser ces participants aux défis de l’intervention les conduisant à faire une lecture plus juste de leur utilisation de stratégies de régulation émotionnelle. Aucun autre changement quantitatif n’a pu être mesuré quant à la régulation des émotions chez les intervenants PJ. Il est plausible que les scores favorables avant la formation n’aient pas permis de mesurer d’écarts suffisants avec les mesures postformations pour être détectées. Leur expérience subjective d’effets positifs a néanmoins été mise en évidence lors des discussions postformation. En effet, les intervenants PJ ont illustré des effets sur la régulation de leurs émotions et leur aisance à interagir par plusieurs exemples. Il est possible que le fait de ressentir et d’exprimer des émotions négatives envers la clientèle ainsi que de pouvoir les dévoiler soit devenu plus admissible suite aux échanges entre pairs sur les défis de l’intervention, les retours sur l’expérimentation des stratégies in vivo et la supervision où les participants ont exposé leurs bons et moins bons coups devant leurs collègues. Les données qualitatives mettraient possiblement en lumière un travail émotionnel plus en profondeur après la formation. Cet effet de la formation Projet TANGO est important puisqu’un climat d’authenticité permettant d’exprimer les émotions entre collègues constituerait un facteur de protection contre l’épuisement et permettrait le ressourcement (Grandey et coll., 2012).

Les intervenants PJ ont également reçu moins d’heures de formation ce qui pourrait expliquer les moindres effets sur leurs habiletés à intervenir. Ceux-ci ont été nombreux à ne pas compléter la formation en raison de changement d’affection et d’absence maladie. Ces circonstances pourraient traduire davantage de détresse et d’insatisfaction par rapport à leur travail en général. Par ailleurs, l’examen des scores des participants n’ayant pas rempli les questionnaires post-formation n’indiquait pas plus d’Épuisement professionnel et d’Usure de compassion. Ceux-ci avaient cependant des scores beaucoup plus favorables aux échelles de régulation émotionnelle. Cela pourrait suggérer qu’ils utilisaient davantage de stratégies non productives comme le jeu en surface. Il est ainsi possible que la confrontation à ce mécanisme de régulation ait eu un effet adverse chez eux et qu’ils aient quitté la formation pour cette raison.

Forces et limites

Cette recherche met en évidence certaines limites quant à l’utilisation de mesures quantitatives auto rapportées pour apprécier les processus sous-jacents au travail émotionnel dans un contexte organisationnel qui favorise peu le dévoilement des difficultés. Cette limite aurait pu être atténuée par une présentation normalisant les difficultés inhérentes à la prise en charge des personnes ayant un TPL avant les mesures prétests. Le partage des expériences lors des supervisions et l’entrevue de groupe post-formation semblent avoir faciliter l’expression des difficultés rencontrées et d’ainsi atténuer cette limite. La convergence d’indices provenant de plusieurs sources de données de ce devis mixte a permis une interprétation plus approfondie des résultats. Également, le fait que ce sont les gestionnaires qui ont inscrit les participants à la formation peut avoir eu un impact sur la qualité de l’engagement de certains participants et atténuer les effets de la formation sur leur pratique. La durée de la formation Projet TANGO est significativement plus élevée que la plupart des formations recensées. L’attrition pourrait avoir été aggravée par ce format. Les groupes ayant connu le plus grand nombre d’abandons étaient ceux où les 20 heures avaient été étalées sur un plus grand nombre de semaines. Finalement, les 3 dernières (une PJ et deux CLSC) cohortes ont été formées à l’automne 2020 durant la pandémie. Ces participants ont reçu Projet TANGO dans un auditorium, soit un environnement moins convivial pour les échanges. Ces circonstances pourraient avoir affecté leurs apprentissages.

Conclusion

Les résultats de cette étude suggèrent que les participants ont bénéficié de la formation Projet TANGO pour améliorer leurs dispositions à intervenir. Ils ont modifié significativement leurs perceptions et leurs attitudes envers la clientèle présentant un TPL. Ce résultat constitue en soi une contribution potentielle à la diminution de la stigmatisation de la clientèle ayant un TPL. Ces effets sont particulièrement marqués chez les intervenants PJ en regard du plaisir et de la souffrance au travail associés à la clientèle. Ceux-ci éprouvent plus de satisfaction à être en relation avec ces clients et leur Usure de compassion a été diminuée. Les effets sur les habiletés à intervenir s’avèrent toutefois plus modestes. Les cliniciens en CLSC ont démontré une amélioration de leur conscience émotionnelle, favorisant possiblement la prévention d’interventions déterminées par l’humeur et une plus grande aisance à interagir avec cette clientèle. Les résultats sont en contraste très minimes chez les intervenants PJ. La façon de présenter les notions à ce groupe pourrait être adaptée et comporter davantage d’expérimentation des stratégies de régulation émotionnelle. Les différences d’effets obtenus dans les 2 groupes suggèrent que la formation Projet TANGO devrait être adaptée selon le contexte d’intervention des participants.