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Introduction

Nous sommes un groupe de praticiens en santé mentale actifs dans une unité psychiatrique spécialisée dans la prise en charge de la crise suicidaire aux Hôpitaux universitaires de Genève (Suisse). Nous y accueillons, pour un séjour bref et intensif de 7 jours, des personnes en situation de crise présentant des idées ou des comportements suicidaires. Parmi les patients accueillis dans cette unité de soin, les personnes souffrant d’un trouble de personnalité limite (TPL) sont surreprésentées (Besch et coll., 2020). Cette problématique est connue des cliniques psychiatriques (Zimmerman et coll., 2008), l’hôpital étant bien souvent un carrefour inévitable de la trajectoire de soins des patients avec TPL.

Dans cet article, nous présentons un modèle de prise en charge développé dans cette unité, reposant sur les thérapies empiriquement validées pour le TPL et s’adaptant à une équipe pluridisciplinaire, sachant qu’il est connu que les hospitalisations des personnes souffrant d’un TPL peuvent être délétères si les soins ne sont pas adaptés à leur problématique spécifique (Paris, 2004 ; Linehan 1993). Les conduites suicidaires et autodommageables surviennent par ailleurs précocement dans l’histoire du trouble et impactent durablement la vie sociale, scolaire et professionnelle, d’où l’utilité d’un soin spécialisé précoce (Ilagan et Choi-Kain, 2021).

Contexte et développement de l’intervention

Les modèles de compréhension et de prise en charge de la crise suicidaire se sont développés durant la dernière décennie (Klonsky et May, 2015 ; O’Connor et Kirtley, 2018 ; Rudd et coll., 2015 ; Van Orden et coll., 2010). Toutefois, nombre d’entre eux excluent les personnes souffrant d’un trouble de la personnalité (p. ex. Gysin-Maillart et coll., 2016) ou ne tiennent pas compte des progrès réalisés dans les traitements des troubles de la personnalité, alors que ces patients représentent une part conséquente des suicides réussis (30 %) ou tentés (40 %) (Oldham, 2006). De plus, aucun modèle n’est spécifiquement conçu pour le milieu hospitalier bien qu’il s’agisse régulièrement du premier lieu de soin pour ces patients.

La thérapie basée sur la mentalisation (TBM) est un traitement validé empiriquement pour le TPL (Fonagy et coll., 1999). Les données de la littérature montrent une réduction des gestes suicidaires et des hospitalisations et une amélioration de l’adhésion aux soins, et sont en ligne avec nos cibles (Bateman et Fonagy, 2008). Ces résultats encourageants ont été obtenus dans un contexte d’intervention sensiblement différent du nôtre, à savoir en hospitalisation partielle sur 18 mois. Néanmoins, des soins de plus courte durée pour ces patients émergent ces dernières années et ont inspiré nos réflexions (p. ex. modalité TBM de crise sur 20 semaines en hospitalisation partielle [Juul et coll., 2019] ; thérapie comportementale dialectique brève sur 6 semaines en ambulatoire [Wieczorek, 2021] ; soins étagés de courte durée [Paris, 2020]. Nous avons ainsi tenté d’adapter la TBM à notre intervention de crise intrahospitalière — brève et intensive — pour patients suicidaires. Notre perspective est transdiagnostique, notre soin étant proposé à tous les patients accueillis dans l’unité, et informée par le concept d’un facteur général de psychopathologie — facteur p [Fonagy et Campbell, 2017]).

La conceptualisation de ce soin est l’oeuvre de deux psychiatres et psychothérapeutes travaillant depuis plusieurs années avec les patients TPL et suicidaires dans différents contextes cliniques (Dr Greiner en formation TBM, Dr Prada formateur accrédité Anna Freud Center pour les TBM) et d’un professeur de psychologie (Prof. Debbané, formateur accrédité Anna Freud Center pour les TBM) en collaboration avec l’infirmière responsable de l’unité sur la base du travail clinique et de la littérature pertinente. Nous avons ainsi extrait les éléments essentiels des TBM en respectant quelques principes du modèle de soin de crise prévalant en Suisse romande portant l’accent sur les résistances aux traitements qui émergent dans les soins aux personnes suicidaires (Andreoli et coll., 1986 ; De Coulon, 1999 ; Scott, 1973). Une première mouture de notre soin a été présentée au travers d’un poster intitulé Intervention pour crise suicidaire basée sur la mentalisation et primé au Congrès de l’Encéphale 2020 (Greiner, 2020). Nous travaillons ce modèle par des supervisions mensuelles à l’ensemble de l’équipe par l’un des auteurs (Prof. Debbané), supervisions qui sont à la fois cliniques, théoriques et d’équipes.

Mentalisation et crise suicidaire

Nous conceptualisons l’état de crise suicidaire comme une rupture sévère de la capacité à mentaliser. Nous mentalisons lorsque, à l’aide de nos capacités de représentation, nous mettons en relation les comportements d’une personne avec ses états mentaux, cela afin de générer sens et compréhension (Bateman et Fonagy, 2016). Lorsque ce processus se fige ou se polarise, les états mentaux sont soudainement vécus comme très envahissants. Les comportements suicidaires sont théorisés en TBM comme la résultante de trois éléments : 1) une menace sur les relations significatives ; 2) un effondrement des capacités de mentalisation se traduisant par un vécu aliénant de soi ; 3) un recours à la violence dirigée sur soi comme tentative de restaurer sa propre subjectivité (Debbané, 2018).

Intervention : TBM-Crise

Notre intervention psychothérapeutique brève et intensive focalisée sur la crise suicidaire et basée sur la mentalisation est baptisée « TBM-Crise ». Les environnements de soins non structurés étant délétères pour les patients avec un TPL, augmentant les comportements autoagressifs en raison d’un sentiment de négligence ou d’intrusion (Choi-Kain et Gunderson, 2019), nous en avons soigné la structure. Ainsi, l’intervention se déploie dans un environnement organisé et explicite pour le patient : 2 entretiens de 45 minutes par jour (1 entretien médicoinfirmier et 1 entretien infirmier). L’équipe médicosoignante comporte une vingtaine de personnes, dont 4 médecins, et est formée, ou en cours de formation, à la TBM. La durée de séjour est limitée à 7 jours, ce qui reste suffisamment court selon les bonnes pratiques en la matière (Paris, 2004) tout en étant compatible avec l’articulation hospitalo-ambulatoire des soins psychiatriques à Genève permettant un retour rapide des patients dans leur milieu. Notre intervention se déploie en 4 temps :

  1. Accueil (J1) ;

  2. Dévoilement de la crise (J2-J4) ;

  3. Formulation (J5-J6) ;

  4. Préparation à la sortie (J6-J7).

Les cibles thérapeutiques principales sont différentes selon les phases de l’intervention (Figure 1). La phase d’accueil est essentiellement consacrée à une rencontre entre le patient et des soignants qui vont proposer une régulation des affects par la validation empathique. La phase de dévoilement de la crise doit permettre au patient de saisir la complexité des éléments psychologiques de la crise. Par diverses manoeuvres (exploration, mouvements contraires, challenge), la capacité à mentaliser du patient est alors progressivement réanimée par une exploration active et minutieuse des états mentaux du patient au décours de la crise. Nous travaillons ensuite à construire avec la personne une formulation de sa problématique dans laquelle elle peut assumer un rôle (agentivité). Nous préparons alors la sortie en travaillant tant la séparation (mentaliser la relation) qu’une projection dans le futur immédiat, notamment sur le suivi ambulatoire.

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1. Accueil (J1)

La phase d’accueil débute dès la récolte de la demande de soins. En urgence, la demande d’hospitalisation est le plus souvent concrète et court-circuite la pensée. Nous voulons valider le besoin de mise à l’abri tout en faisant émerger les attentes concernant les bénéfices de l’hospitalisation (p. ex. diminution de la détresse, consolidation d’une relation, réflexion sur son fonctionnement). Voici quelques exemples de questions aux proches et soignants qui peuvent être utiles :

Comment comprenez-vous que la situation actuelle soit devenue insupportable ?
Qu’est-ce qui a changé dans la représentation du patient et précipité la nécessité d’une hospitalisation ?
Que pensez-vous que le patient attende de son hospitalisation ?
Avez-vous les mêmes attentes que lui ?

Si l’hospitalisation est nécessaire, nous recevons le patient le jour même. En début d’entretien, les soignants partagent leurs connaissances préalables de la situation. Ils divulguent ce qu’ils ont compris, ce qu’ils essaient d’approfondir et offrent au patient la possibilité de corriger leur compréhension, marquant ainsi leur intérêt à la rencontre avec ce qu’elle implique de réciprocité. Après cette partie introductive, le début de l’exploration de la crise suicidaire est marqué avec tact. Cette exploration prend la forme d’une analyse fonctionnelle mentalisante reliant les faits interpersonnels, les déclencheurs du système d’attachement et la fluctuation des représentations de soi et des états mentaux de la crise. À ce stade, le mirroring ou fonction miroir (refléter l’actualité émotionnelle du patient) et la validation empathique (faire sentir au patient que nous pouvons envisager son point de vue et nous représenter la perception qu’il a de lui-même sans être forcément d’accord avec lui) sont les outils principaux qui permettent de diminuer son isolement. Des thèmes tels que la perte, la rupture, la honte, le dégoût de soi, ou le sentiment d’inadéquation émergent le plus souvent. L’évaluation des capacités de mentalisation du patient se poursuit pendant cette phase en s’intéressant à sa capacité à formuler un récit, à structurer des chronologies, à identifier et nommer les émotions passées et présentes. L’expérience en séance est aussi promue comme objet d’observation pour tous : « Qu’est-ce que ça vous fait de nous raconter ça durant cet entretien ? »

2. Dévoilement de la crise (J2-J4)

Quatre à 6 entretiens constituent cette étape. L’objectif est de mettre à jour les déterminants propres au patient de la crise suicidaire. C’est un processus de subjectivation : passer d’une compréhension de la crise comme causée par des facteurs externes « Je souffre parce qu’on me quitte » à une compréhension faisant exister des facteurs internes entrés en résonnance : « Je provoque la rupture par mon intolérance de l’incertitude » et qui eux conduisent à des expériences de soi aliénantes à l’origine d’un comportement suicidaire.

La technique d’entretien est adaptée durant cette phase. La clarification permet au patient de mesurer le décalage entre ce qu’il dit et ce qui peut en être compris, se devant d’être un acteur de sa compréhension par autrui : « Avec ce que vous m’en avez dit, je comprends cela, est-ce que c’est juste ? » Des mouvements contraires sur les axes de la mentalisation (soi-autrui, émotions-pensées, pensées automatiques-contrôlées) permettent de mobiliser progressivement les logiques rigides du patient et participent à la construction de perspectives nouvelles : « Nous avons compris que vous avez ressenti cela… que pensez-vous du ressenti de votre compagne à ce sujet ? » Enfin, le challenge ou confrontation, comme provocation avec un focus sur les affects, tend à faire dérailler les raisonnements par trop intellectualisés qui surviennent fréquemment en seconde partie de séjour lorsque les émotions ont été endiguées : « J’ai l’impression qu’on s’embête dans cette séance. »

Les capacités de mentalisation d’un individu sont toujours soutenues par un groupe, et nous tentons à ce stade de favoriser une prise de perspective alternative où le patient pourrait réévaluer sa situation comme un système où chacun contribue soit à s’engager dans des interactions utiles et régulatrices, soit dans des interactions coercitives. Nous invitons à cet effet pour un entretien les proches susceptibles d’être impactés et qui pourraient participer à la résolution de la crise, en mettant au travail l’hypothèse de crise telle qu’elle sera formulée dans la phase suivante.

3. Formulation (J5-J6)

L’objectif principal de cette phase, qui est rendu explicite, est de finaliser une hypothèse de crise reliant les facteurs externes concrets aux facteurs internes psychiques, tout en évoquant les ressources dont dispose le patient. Un plan de crise conjoint classique st également élaboré et sera restitué au réseau ambulatoire. La formulation est un exercice de mentalisation et permet l’établissement de cibles pour le projet thérapeutique futur (Bateman, 2011 ; Karterud et Kongerslev, 2019). Cette étape à une valeur psychoéducative certaine. Elle doit idéalement permettre au patient de détecter ses modèles de fonctionnement problématiques dans le futur. Nous proposons de soutenir la formulation par le patient à l’aide de questions stimulant le processus de mentalisation du patient et adaptées à son niveau (Figure 2).

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4. Préparation à la sortie (J6-J7)

La fin du séjour active le système d’attachement et fait apparaître des difficultés dans la relation avec le patient jusque-là extérieures à l’espace thérapeutique. Ainsi, alors que le patient se prépare à affronter à nouveau son monde, sa capacité de mentaliser en est affectée (modes de pensées rigides, réducteurs ou désaffectés, nommés prémentalisants). Nous revenons alors sur le vécu de la relation thérapeutique afin de permettre au patient d’en prendre conscience (mentalisation de relation). Revenir sur les aléas relationnels calme l’attachement et permet de travailler sur la confiance épistémique (propension à considérer comme digne de confiance une information nouvelle) nécessaire à la poursuite du soin. Les soignants doivent préserver leur propre capacité de mentalisation pour réguler les représentations qui soutiennent l’angoisse de laisser partir le patient face au retour des symptômes ou le désir de s’en débarrasser. L’objectif est de nourrir le désir réaliste d’une rencontre plus satisfaisante, car plus durable avec un soin ambulatoire.

Limites du travail

Certaines limitations grèvent notre démarche. C’est un travail en cours. Ainsi nous n’avons pas encore pu établir le degré d’adhésion au modèle ni son efficacité. Aucun dispositif groupal n’a encore pu être mis en place, qui renforcerait vraisemblablement le soin notamment sur les aspects de psychoéducation. Sur le plan de la mise en oeuvre, les rotations des infirmiers et le volume offert de formation en TBM dans le monde francophone ne permettent pas de former l’ensemble de l’équipe à un temps donné. Par ailleurs, notre modèle a été développé dans un environnement de soins psychiatriques à haute densité avec des moyens conséquents, et la question de la transférabilité à des contextes de soins différents nécessitera des adaptations. Aussi le contexte des soins particulier à la Suisse favorise probablement les hospitalisations, puisque celui-ci présente un maillage dense de lieux d’hospitalisation psychiatriques empêchant un éloignement trop conséquent des patients de leurs lieux de vie. Sur le plan de l’articulation avec un réseau, des efforts conséquents sont produits quant à la publicisation et à l’explicitation de notre démarche ainsi qu’à la vulgarisation de notre intervention en vue de mieux communiquer avec les nombreux interlocuteurs d’un réseau de soins psychique très disparate.

Implications cliniques

Les TBM sont susceptibles d’éclairer les soins de crise en psychiatrie, et pas uniquement les thérapies au long cours. En effet, de nombreux soignants travaillant dans le cadre des soins d’urgence et de crise ont eu une introduction aux méthodes thérapeutiques spécialisées pour les TPL. Notre intervention propose un modèle de soins structuré sur une hospitalisation de courte durée pour les personnes en crise suicidaire aiguë. La TBM-Crise semble particulièrement ajustée pour ces patients, car suffisamment structurée pour sécuriser et suffisamment souple pour rencontrer ces personnes présentant une détresse psychologique chronique. Nos impressions cliniques nous confortent dans l’idée qu’elle permet l’engagement des patients primohospitalisés comme de ceux qui sont récurrents, et semble assurer un haut niveau de satisfaction des patients et de leur entourage. Des avancées sont en cours pour « manualiser » ce traitement et pour déterminer si ce modèle permet de réduire les hospitalisations, d’augmenter l’adhésion thérapeutique et soutenir l’intérêt des travailleurs en santé mentale engagés dans les services émotionnellement chargés que sont les soins d’urgence et de crise psychiatriques. Ainsi, nous menons depuis début 2022 une large étude prospective soumise à comité d’éthique destinée à caractériser plus finement le devenir de nos patients (p. ex. suicides, réhospitalisations, drop-out) à 3 et 12 mois, en tentant d’identifier, au-delà des facteurs pronostics psychopathologiques et démographiques déjà bien décrits dans la littérature suicidologique, certains processus psychologiques (p. ex. cohérence de soi, réflexivité) sur lesquels notre intervention basée sur la mentalisation s’adosse plus particulièrement. Une étude d’intervention randomisée contrôlée serait l’étape suivante.