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Introduction

Selon l’American Psychiatric Association (APA, 2013), la prévalence moyenne du trouble de personnalité limite (TPL) dans la population générale avoisine 1,6 %. Les personnes avec un TPL présentent une instabilité dans les relations interpersonnelles, l’image de soi, la régulation émotionnelle et le contrôle de l’impulsivité (APA, 2013). Les répercussions de ce trouble mental affectent l’ensemble des sphères de la vie quotidienne, mais le travail est l’occupation la plus difficile à accomplir et la plus insatisfaisante chez cette clientèle (Larivière et coll., 2010). Sansone et Sansone (2012) rapportent qu’environ 45 % des personnes avec un TPL sont sans emploi et entre 20 % et 45 % reçoivent des compensations financières pour invalidité, alors que cette proportion est estimée à 6,8 % dans la population générale (Knudsen et coll., 2012).

Par ailleurs, ce trouble est porteur de préjugés et de stéréotypes qui exposent à la discrimination lors de l’embauche, à des mises à pied hâtives ou à une exclusion à l’accès aux services d’employabilité (Juurlink et coll., 2019). Étant perçues comme des collègues « difficiles », les personnes avec un TPL ne recevront pas beaucoup de soutien de la part de leurs collègues de travail (Dahl et coll., 2017 ; Juurlink et coll., 2018).

En général, la personne avec un TPL choisira impulsivement un emploi (Dahl et coll., 2017). Elle adoptera une attitude positive et active durant la période de recherche, ainsi que dans les premières semaines de travail (Hennessey et McReynolds, 2001). Par la suite, les habiletés de maintien en emploi seront mises à l’épreuve (Hennessey et McReynolds, 2001). Conséquemment, des taux élevés d’absentéisme (Sansone et coll., 2012) et des changements fréquents d’emplois (Sansone et Wiederman, 2013) sont observés, jalonnés de périodes de chômage (Zimmerman et coll., 2012). Ces difficultés récurrentes au travail les mettent à risque accru de souffrir d’un épuisement professionnel (Bianchi et coll., 2018). Le travail a d’ailleurs été décrit pour cette clientèle comme source de succès et de souffrance (Dahl et coll., 2017). Il est important de souligner que, selon les personnes avec un TPL, le travail, malgré ses défis, est une activité signifiante qui contribue positivement à leur rétablissement (Katsakou et coll., 2012 ; Larivière et coll., 2015).

Une étude de cas multiple qualitative publiée par les auteurs portait sur l’analyse en profondeur des obstacles et des facilitateurs de la participation au travail des personnes présentant un TPL selon les personnes et leurs intervenants (Dahl et coll., 2017). En résumé, les barrières identifiées sur le plan individuel incluaient l’application de stratégies de coping inefficaces dans les situations stressantes (p. ex. nouvelle tâche), l’hypersensibilité relationnelle ou encore des difficultés pour nuancer ses interprétations face à des événements survenant en milieu de travail. La connaissance de soi et l’estime personnelle comme travailleur étaient fragiles. Enfin, un manque d’activités personnelles signifiantes à l’extérieur du travail constituait une barrière pour bien fonctionner au travail. Toutefois, un facilitateur souligné dans tous les cas était la présence de qualités personnelles des individus avec un TPL telle que la volonté d’offrir un bon rendement ou la sociabilité (Dahl et coll., 2017). Par ailleurs, des barrières occupationnelles et environnementales ont également été relevées. Plus particulièrement, les résultats montraient le défi chez la personne de bien arrimer le type d’emploi à ses caractéristiques personnelles. Dans la même veine, des difficultés à généraliser les acquis en thérapie au domaine spécifique du travail ont été observées par les participants. Pour assurer une réinsertion et un maintien en emploi durable, une solution proposée était d’ailleurs une meilleure coordination des acteurs des différents systèmes (Dahl et coll., 2017).

L’importance d’inclure la participation au travail à l’intérieur même des thérapies probantes actuelles pour les personnes avec un TPL a été soulignée à plusieurs reprises (Gunderson et Links, 2014 ; Sansone et Sansone, 2012). Actuellement, les traitements spécialisés ciblent principalement la réduction des symptômes (Katsakou et coll., 2012 ; Larivière et coll., 2015). Dans une étude qualitative ayant combiné les points de vue des personnes avec un TPL à ceux des professionnels de la santé (Juurlink et coll., 2019), tous s’entendaient sur le fait que l’obtention et le maintien d’un emploi étaient des objectifs importants. Cependant, des interventions portant sur la réadaptation au travail n’étaient offertes que si les personnes avec un TPL le demandaient.

Dans le cadre d’une approche généraliste récemment développée aux États-Unis, le General Psychiatric Management (GPM), les interventions par rapport au travail visent à encourager la reprise d’une activité productive et des responsabilités de la vie quotidienne, et à en faire un objectif (Gunderson et Links, 2014). Des références à des services appropriés de réadaptation au travail sont également recommandées (Gunderson et Links, 2014).

Par ailleurs, 4 interventions développées aux États-Unis ou au Royaume-Uni incluent un volet de réadaptation au travail aux psychothérapies. Comtois et coll. (2010) ont proposé le DBT-Accepting challenges of exiting the system (DBT-ACES). Lors de la deuxième année de thérapie comportementale dialectique (TCD), les participants devaient s’engager graduellement dans un emploi ou dans des études afin de poursuivre la thérapie. La personne n’atteignant pas cette condition était suspendue. Une critique formulée à l’égard de cette approche était les coûts élevés de l’offre de ce service, exigeant la réalisation d’une seconde année de thérapie TCD (Feigenbaum, 2019). Pour leur part, Koons et coll. (2006) ont ajouté 2 heures d’intervention au groupe hebdomadaire de TCD, durant 6 mois, pour discuter du processus concernant la reprise du travail. Des rencontres individuelles avec un conseiller en emploi étaient également offertes et, au besoin, une référence dans un programme spécifique de réadaptation au travail était envisagée. S’inspirant de la DBT-ACES et de l’intervention de Koons et coll. (2006), une version brève a été proposée récemment, la DBT-Skills for Employment ou DBT-SE (Feigenbaum, 2019). Cette intervention de groupe est d’une durée de 16 semaines pour des personnes avec un TPL sans emploi. Elle porte sur les thèmes principaux de la TCD, soit la tolérance à la détresse, la pleine conscience et la régulation émotionnelle, appliqués au domaine du travail.

Enfin, Elliott et Konet (2014) ont développé une intervention de 16 semaines incluant des rencontres hebdomadaires individuelles avec un conseiller en emploi et des rencontres de groupes inspirées des compétences de la TCD appliquées au domaine du travail. Dans leurs essais pilotes, ces interventions ont montré des améliorations sur quelques aspects liés à la participation au travail : une augmentation des taux d’employabilité (Comtois et coll., 2010 ; Elliott et Konett, 2014 ; Feigenbaum, 2019), une augmentation du nombre d’heures travaillées par semaine (Comtois et coll., 2010 ; Koons et coll., 2006), et une meilleure satisfaction dans le rôle de travailleur (Koons et coll., 2006). En examinant de plus près ces interventions, les thèmes abordés couvrent surtout les barrières liées à la personne c’est-à-dire l’acquisition de compétences de régulation émotionnelle, de gestion des relations interpersonnelles ou de comportements interférant avec l’obtention et le maintien en emploi (p. ex. consommation de substances). D’autres thèmes, notamment ceux liés aux aspects environnementaux et occupationnels, devraient être inclus comme indiqué plus haut (Dahl et coll., 2017).

En ce qui concerne les interventions qui ont fait leurs preuves dans le domaine de la réadaptation au travail destinées aux personnes avec un trouble mental grave, on retient le programme de soutien à l’emploi IPS (Pothier et coll., 2021). Il a été observé que ce programme aborde peu les habiletés déficitaires propres aux symptômes du TPL, telles que la dysrégulation émotionnelle, les conflits relationnels ou les difficultés spécifiques de résolution de problèmes (Comtois et coll., 2010 ; Koons et coll., 2006). De plus, lorsque l’on examine les études incluses dans une méta-analyse portant sur les interventions soutenant l’obtention et le maintien en emploi des personnes avec des troubles mentaux graves (Suijkerbuijk et coll., 2017), on constate qu’elles ont été effectuées avec des personnes souffrant de troubles psychotiques (81 %) ou de troubles affectifs (19 %) et aucune, à notre connaissance, n’a inclus des personnes avec un TPL.

Une des observations effectuées par les auteurs indique que la description de la conception des interventions sur le travail et TPL est très succincte. Malgré leur ancrage à une approche ayant fait ses preuves (la TCD), les choix concernant les thèmes ou les résultats sont peu justifiés et peu appuyés par des modèles ou des écrits en réadaptation au travail. Une approche de conceptualisation par modèle logique permet, avec une méthode systématique, de s’assurer du bien-fondé de l’intervention, de l’exhaustivité de sa nature et de produire un modèle opérationnel valide (Champagne et coll., 2009). Leur utilité en évaluation de programmes est documentée afin de bien planifier une intervention avant de l’implanter et de fournir de l’information riche et signifiante pour les parties prenantes (Champagne et coll., 2009 ; Chen et coll., 2018). De plus en plus d’exemples sont disponibles en réadaptation au travail en santé mentale (Dulude et coll., 2021 ; Sauvé et coll., 2021).

En conclusion, il y a une lacune à combler dans l’offre d’interventions portant sur la réinsertion en emploi visant un maintien durable pour les personnes avec un TPL. Il est non seulement important de considérer la réalité clinique propre aux personnes avec un TPL, mais également d’intervenir sur des facteurs personnels, occupationnels et environnementaux. Par ailleurs, il est essentiel dans la conception d’une intervention, d’appliquer une méthode rigoureuse telle que proposée dans le cadre d’un modèle logique.

Objectif

L’objectif de cette étude était de concevoir le modèle logique et le contenu d’une intervention visant la réinsertion au travail de personnes présentant un TPL.

Méthode

La conception de l’intervention s’est appuyée sur les recommandations de Chen (2015) pour établir le modèle logique de l’intervention, plus précisément son modèle de changement (sa théorie) et son modèle d’action. Globalement, un modèle logique est une carte conceptuelle qui comprend la description des caractéristiques des personnes qui recevront cette intervention, les objectifs, les activités étroitement liées aux objectifs qui sont réalisés, les mécanismes d’action, ainsi que les variables de changements anticipées (Porteous, 2009). Selon Chen (2015), le modèle de changement s’appuie sur les enjeux ou les besoins des personnes ciblées par une intervention, pour ensuite formuler un but et des objectifs plus spécifiques qui permettront de répondre à ces premiers. Afin de justifier en profondeur l’atteinte de ces objectifs, il est important d’identifier les leviers pour atténuer les problèmes relevés et leurs causes, ce que Chen (2015) nomme « les déterminants ». Les activités, quant à elles, sont les modalités qui activeront ou changeront ces déterminants pour atteindre les objectifs visés.

Chen (2015) suggère également de produire un modèle d’action, qui correspond à un plan systématique de l’organisation des activités précises de mise-en-oeuvre (p. ex. les ressources humaines, le lieu et la durée). Il permet également de vérifier la faisabilité concrète de l’implantation de l’intervention. Il est fortement suggéré d’établir un modèle logique de manière concertée avec des parties prenantes, tout en triangulant plusieurs sources de données (Chen, 2015 ; Porteous, 2009). Ainsi, la conception de la présente intervention a combiné l’intégration des expertises des auteurs en réadaptation au travail et sur les troubles de personnalité limite, les écrits scientifiques (p. ex. Dahl et coll., 2017) et la consultation d’acteurs clés.

Participants/participantes

D’une part, des entrevues individuelles ont été menées avec des femmes présentant un TPL, avec ou non un lien d’emploi (n = 4). Elles devaient avoir ce diagnostic et être aptes au consentement pour être incluses dans l’étude. Le recrutement des participantes avec un TPL s’est effectué d’une manière non probabiliste de convenance, à partir du réseau de connaissances des auteurs. Les 4 femmes étaient caucasiennes, âgées entre 31 et 54 ans et dans des situations professionnelles diverses (en stage, en absence maladie, en recherche active d’emploi, en invalidité). La quasi-totalité participait à des activités offertes dans un organisme communautaire et une était en suivi avec des professionnels de la santé pour planifier son retour au travail. Une participante avait une condition de santé physique chronique diagnostiquée. Sur le plan social, 2 étaient en couple et aucune n’avait d’enfants.

D’autre part, 16 professionnels de la santé (ergothérapeutes) et des services sociaux (p. ex. conseillers en orientation), oeuvrant dans des services de santé publics (programmes spécialisés dans le traitement des troubles de la personnalité), des cliniques privées ou dans des organismes spécialisés en insertion en emploi, provenant de 3 régions québécoises, ont participé à des groupes de discussion focalisés. Le critère d’inclusion pour les professionnels était d’avoir de l’expérience avec la clientèle présentant un TPL. Tous avaient plus d’une année d’expérience et plusieurs, plus de 20 ans d’expérience en santé mentale. Le recrutement de ces participants.es s’est effectué d’une manière non probabiliste de convenance, à partir du réseau de connaissances des auteurs et des organismes collaborateurs à l’étude.

Déroulement de la collecte de données et analyses

L’organisation et le déroulement des consultations avec les acteurs clés se sont appuyés sur les recommandations de Desrosiers et coll. (2020) pour les groupes de discussion focalisés et Miles et coll. (2014) pour les entretiens individuels. Ainsi, afin de soutenir le recueil d’informations et les échanges, une présentation sommaire des données issues de la recherche et des guides d’entretiens avec des questions ouvertes ont été élaborés par l’équipe de recherche. La première ronde visait à identifier les enjeux spécifiques vécus par les personnes avec un TPL au travail, les ingrédients d’une intervention idéale et le contexte concret nécessaire à son implantation. Les entretiens individuels et les rencontres de groupes focalisés ont été coanimés par 2 personnes de l’équipe de recherche. La première ronde s’est tenue en présentiel, entre août 2019 et février 2020. Des notes étaient prises au cours de ces rencontres ou étaient enregistrées sur bande audionumérique et retranscrites. Les rencontres étaient d’une durée oscillant autour de 120 minutes.

Les données recueillies ont été analysées pour bâtir les modèles de changement et d’action, ainsi que nourrir les bases du manuel d’intervention (thèmes et contenu des séances). Plus précisément, une synthèse des entrevues individuelles et des rencontres de groupe a été produite et discutée entre les auteurs. Ensuite, le premier auteur a produit le modèle de changement et d’action, ainsi que le plan de l’intervention en intégrant les données probantes et les savoirs expérientiels. Le tout a été discuté et révisé par l’équipe de recherche.

Afin de valider ces divers aspects de l’intervention, une seconde consultation des acteurs clés a eu lieu en mai 2021 avec les mêmes personnes ayant un TPL (n = 3) et les mêmes professionnels de la santé (n = 15), en groupe, sous un mode virtuel. À nouveau, cette rencontre de 120 minutes a été structurée à l’aide d’une présentation préparée par l’équipe de recherche. Après chaque bloc (objectifs et composantes clés, description des modalités et contenu des séances), les participants étaient invités à donner leur rétroaction sur la pertinence des objectifs, la clarté des contenus, la séquence des séances, les défis d’implantation. Ces rencontres ont été enregistrées et une synthèse écrite a été produite puis discutée par l’équipe de recherche afin d’apporter des ajustements à l’intervention. Enfin, dans l’objectif de s’assurer que le modèle logique soit complet, les auteurs ont procédé à son évaluation, de manière qualitative, avec les critères proposés par Porteous et coll., (2002) : 1) pertinence et réalisme ; 2) précisions suffisantes ; 3) exactitude ; 4) logique ; 5) simplicité visuelle.

Cette étude a reçu l’approbation des comités d’éthique à la recherche des CIUSSS de l’Estrie-CHUS, CIUSSS de l’Est-de-l’Ile-de-Montréal, et CIUSSS de la Capitale-Nationale (projet # MP-31-2019-3215). Tous les participants.es ont signé un formulaire d’informations et de consentement de manière libre et éclairée.

Résultats

Modèle de changement de l’intervention BIWI

La triangulation des écrits scientifiques avec les informations obtenues par les professionnels et les femmes présentant un TPL ont permis de regrouper 6 thématiques essentielles qui représentent des enjeux spécifiques que vivent des personnes avec un TPL dans leur participation au travail et qui sont décrits dans les paragraphes suivants. Tous ces thèmes sont couverts dans l’intervention BIWI.

1) Le sens accordé au travail : tous les participants reconnaissent que le travail est une sphère de la vie importante pour les personnes avec un TPL, voire prioritaire, mais elles ont des expériences de travail chargées de représentations souvent négatives, ce qui peut les amener à avoir des inquiétudes et une méfiance par rapport à la sphère professionnelle (Dahl et coll., 2017). Les professionnels consultés ont mentionné que les échecs répétés peuvent engendrer chez la personne TPL une perte d’espoir d’actualiser un projet professionnel signifiant. Les 4 participantes se reconnaissaient dans ce vécu :

« Le travail, c’est souffrant autant physiquement que mentalement, tu rumines, ça rend difficile les expériences. »

P1

« Je me sentais accomplie dans mon travail, j’aimais les défis que mon emploi m’amenait. »

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2) La connaissance de soi et le sentiment de compétence comme travailleur : les professionnels questionnés décrivent une identité floue comme travailleur chez la plupart des personnes avec un TPL, marquée par une ambivalence récurrente. Les doutes sur ses capacités et ses compétences peuvent devenir envahissants et limiter l’engagement et la mobilisation de la personne dans ses démarches de réinsertion ou de maintien au travail. En ce sens, la faible connaissance de soi peut conduire vers des choix d’emploi impulsifs. Néanmoins, les professionnels ont nommé des qualités contributives au travail qu’il est important de souligner, telles que la créativité pour trouver de nouvelles méthodes de travail ou une facilité à s’affirmer. Afin d’accompagner les personnes vers un emploi congruent avec leurs préférences professionnelles, il a été recommandé que l’intervention inclut réflexion, discussion et simulation dans un milieu réel portant sur les facteurs personnels, tout en s’assurant de leur arrimage avec la nature des tâches. De plus, les caractéristiques physiques et sociales des environnements de travail doivent être considérées. Les 4 femmes participantes ont confirmé cette orientation, comme l’illustre cette citation :

« Je souhaiterais avoir de l’aide pour choisir un travail en lien avec mes intérêts. »

P4

3) La gestion de facteurs internes et externes qui affectent la charge mentale de travail : l’ensemble des participants consultés ont partagé leurs observations sur plusieurs difficultés touchant à la gestion des tâches à réaliser et aux fonctions cognitives qui affectent cette réalisation (p. ex. la prise de décision, l’organisation, la concentration). Aussi, les participants ont mentionné que les personnes avec un TPL vivent souvent la présence de problèmes de santé physique affectant le niveau d’énergie et, du même coup, augmentant la douleur ressentie. Il est donc suggéré d’avoir comme première cible l’autorégulation en appliquant des stratégies qui tiennent compte des conditions de l’environnement de travail (p. ex. distracteurs sensoriels), des exigences physiques (p. ex. postures), cognitives (p. ex. priorisation) et émotionnelles (p. ex. pleine conscience), et ce, dans le but ultime d’augmenter le bien-être et de tendre vers un niveau de charge mentale de travail acceptable pour l’individu.

4) Les relations interpersonnelles dans le contexte du travail : tous les participants ont parlé de l’instabilité relationnelle qui se répercute explicitement dans la sphère professionnelle. La frontière entre le « moi personnel » et le « moi professionnel » est souvent poreuse, les amenant à devenir familiers trop rapidement avec le collectif de travail, ou encore utiliser le milieu de travail comme lieu de thérapie. Par ailleurs, il a été noté qu’il peut y avoir une confusion à propos des normes sociales dans les milieux de travail. Ainsi, ce thème principal est mis en relief, entre autres, en adoptant une affirmation de soi adéquate, d’apprendre à reconnaître les signes d’ouverture des collègues et du supérieur immédiat, ainsi que de discuter des comportements attendus dans un milieu de travail.

5) La divulgation du trouble mental dans le contexte de travail : la notion de divulgation de sa condition ou non de sa santé — ses symptômes et son diagnostic — est un enjeu mentionné par les professionnels et les femmes avec un TPL. Les participants font mention du besoin de clarifier quoi dire, à qui, à quel moment et comment le dire sans être stigmatisés. Cette gestion des informations personnelles liées à sa santé mentale est un aspect complexe, qui mérite ainsi un approfondissement afin d’éclairer son positionnement face à la divulgation ou non de sa condition de santé en milieu de travail, laquelle peut être partielle (p. ex. symptômes) ou pleine (p. ex. toutes les informations incluant le diagnostic) (Corbière et coll., 2014). Tel qu’exprimé par une participante :

« Dans les sujets à discuter dans les rencontres, il faut apprendre qu’est-ce qu’on dit, comment on le dit, à qui on le dit, quand on le dit. Par exemple, est-ce qu’on peut dire au patron que la situation de travail ne nous convient plus [à cause de mon TPL] ? Comment lui mentionner sans faire de l’escalade ? »

P1

6) Les routines et les activités à l’extérieur du travail : un glissement souvent observé et rapporté par les participants de l’étude est le surengagement dans la sphère professionnelle, avec peu d’activités signifiantes en dehors de cette occupation, affectant le sentiment d’équilibre de vie. Aussi, avoir des routines stables, un horaire et des habitudes soutenant la santé est un défi. Tous ont nommé l’importance d’intégrer ce thème à l’intervention. Une des femmes rencontrées rapporte :

« Avoir à faire 8 heures/jour, 5 jours/semaine demande trop. Je ressens tout de façon plus intense ; ne pas savoir si on se sent appréciée est demandant émotionnellement. Je n’ai pas d’énergie pour faire des loisirs. »

P1

Forte d’une intégration de ces 6 thèmes, l’intervention nommée Borderline Intervention for Work Integration (BIWI) cible une amélioration des facteurs personnels, environnementaux et occupationnels entravant la participation au travail, tel que présenté à la Figure 1. En outre, a été intégrée, une mise en action de solutions pour réduire les obstacles, et ce, de manière durable, dans un emploi arrimé aux caractéristiques de la personne et à ses préférences actuelles. Les professionnels de la santé et des services sociaux recommandaient cette orientation, laquelle a été entérinée par les 4 femmes participantes, comme l’illustre cette citation :

« Il ne faut pas juste outiller la personne, il faut adapter le travail, ce qui permet de diminuer l’écart entre les demandes et les ressources de la personne, ce qui peut permettre plus facilement de passer de l’insertion au maintien. »

Intervenant

Afin d’atteindre ces objectifs, l’intervention se fonde sur des principes d’apprentissage chez l’adulte comme déterminants théoriques (voir Figure 1). Ces principes incluent l’application immédiate, la référence à ses expériences personnelles, la réflexion, la résolution de problèmes et être actif dans son processus (Merriam et Bierema, 2014). Une participante a partagé des moyens d’apprentissage à intégrer qui lui ont été utiles dans le passé :

« Avoir des exercices à faire, être guidé dans la résolution de problème, pas seulement de l’écoute de la part du thérapeute. Avoir des devoirs réflexifs sur les situations pour mieux comprendre ce qui s’est passé. »

P2

En cohérence avec l’apprentissage chez l’adulte, l’intégration d’activités et d’expériences réelles, telle que réalisée en ergothérapie et suggérée par l’ensemble des ergothérapeutes participant à l’étude, permet de confronter leurs perceptions à la réalité et d’encourager les personnes à travailler sur leurs habiletés dans un contexte sécuritaire. Ces expériences stimulent la généralisation hors de l’environnement de traitement (Sundsteigen et coll., 2009).

De plus, la gestion des relations interpersonnelles étant au coeur des défis des personnes avec un TPL, BIWI intégrera l’intervention de groupe au premier plan, tout comme les interventions ayant fait leurs preuves pour cette clientèle, telles que la TCD (Linehan, 2014) et la mentalisation (Bateman et Fonagy, 2016). Avec le contexte de pandémie des deux dernières années, l’offre des interventions de groupe en ligne s’est accentuée. C’est pourquoi BIWI sera en mode hybride. Pour compléter l’intervention de groupe, un suivi individuel est prévu en présence des intervenants des 2 organismes : avant le début des groupes et à la mi-parcours. Il permet de faire une évaluation conjointe des personnes candidates et, par la suite, faire le point sur la participation de la personne dans le groupe, le degré d’atteinte de ses objectifs fixés au départ ainsi que les démarches entreprises ou à entreprendre. Ces rencontres communes visent la collaboration intégrée des intervenants et indirectement à diminuer un possible clivage en assurant que les mêmes messages soient véhiculés et entendus par tous (Badey et coll., 2007). La communication, la collaboration et la concertation d’acteurs clés de divers systèmes dans le processus de réinsertion en emploi ont été soulevées comme étant importantes à structurer clairement dans notre étude antérieure (Dahl et coll., 2017) et par tous les professionnels consultés.

Figure 1

Modèle de changement de BIWI

Modèle de changement de BIWI

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Modèle d’action de BIWI

Le modèle d’action réservé à BIWI est présenté à la Figure 2. Il décrit les milieux de pratique qui implanteront l’intervention et les organisations référentes ou partenaires pendant et après BIWI. Il inclut également le protocole de dispensation du service (manuel), les types de soutien dont l’intervention et les personnes utilisatrices de service ont besoin pour bien fonctionner, ainsi que la clientèle ciblée. L’applicabilité et la faisabilité sont des critères à considérer dans la conception du modèle d’action (Chen, 2015). Les décisions sur les aspects comme la fréquence, la durée de l’intervention et des séances, sont soutenues par les propositions de l’ensemble des participants (professionnels et personnes avec un TPL) et les interventions recensées en réadaptation au travail destinées aux personnes avec des troubles mentaux courants. Essentiellement, l’intervention BIWI se déroule sur 9 semaines, de manière hebdomadaire. Elle comprend 4 séances de groupe en présentiel et 5 en ligne. Deux rencontres individuelles sont faites conjointement avec l’ergothérapeute et la personne conseillère en emploi de l’organisme en employabilité. Les personnes conseillères en emploi assistent également à la dernière rencontre de groupe qui consiste au bilan. Bien que l’intervention BIWI se termine après la rencontre de groupe un mois post, le suivi individuel de soutien à la recherche d’emploi se poursuit selon les besoins des participants auprès de la personne conseillère à l’emploi.

Figure 2

Modèle d’action d’implantation de BIWI

Modèle d’action d’implantation de BIWI

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Discussion

Ce projet visait à produire une intervention destinée aux personnes avec un TPL, intitulée BIWI, afin de favoriser leur réinsertion au travail pérenne, un défi occupationnel important pour ce groupe de personnes. À notre connaissance, c’est la première intervention de réinsertion en emploi pour les personnes avec un TPL qui s’appuie sur un modèle logique détaillant sa théorie et sa mise-en-oeuvre. BIWI s’inscrit dans les recommandations de Zanarini et coll. (2014), à l’effet d’avoir des modules de traitement spécifiques au fonctionnement au travail dans les programmes d’intervention pour les personnes avec un TPL.

Par rapport aux interventions existantes documentées pour les personnes avec un TPL, l’originalité de BIWI est de prendre en compte de manière intégrative les facilitateurs et les obstacles identifiés dans des études récentes (Dahl et coll. 2017 ; Juurlink et coll., 2019). L’intervention BIWI inclut notamment des thèmes originaux comme la notion du travail dans un mode de vie et la gestion des informations sur son trouble mental en milieu de travail (divulgation). Qui plus est, cette intervention approfondit des enjeux autour du sens du travail, d’un engagement optimal et de l’arrimage entre les éléments personnels, occupationnels et environnementaux, de manière réflexive et expérientielle. Ils illustrent qu’un retour vers une participation au travail durable ne porte pas uniquement sur une personne avec des capacités partielles de travail dues à un trouble mental, mais implique une occupation avec diverses exigences, réalisée dans un environnement de travail singulier et impliquant des acteurs de différents systèmes sociosanitaires, organisationnels et de l’assurance (Corbière et coll., 2020). Les interventions existantes pour soutenir la réinsertion en emploi des personnes avec un TPL, en étant ancrées dans l’approche TCD, portent davantage sur les habiletés des personnes et donc, n’abordent pas explicitement certaines barrières occupationnelles ou environnementales importantes comme les facteurs attractifs des milieux de travail (Charette-Dussault et Corbière, 2019).

Accompagner les personnes à réfléchir et à expliciter le sens qu’elles donnent à leur travail est important, car ce sens peut avoir des effets positifs ou négatifs sur sa santé mentale et sur son engagement envers l’organisation (Morin, 2008). C’est un aspect peu abordé dans les interventions disponibles actuellement pour les personnes avec un TPL, mais priorisé dans BIWI en raison du défi principal de ces personnes à choisir, à fonctionner et à maintenir un emploi congruent avec leur identité (Dahl et coll., 2017 ; Potvin et coll., 2019). Six caractéristiques principales sont liées au sens donné au travail chez les travailleurs de la population générale : l’utilité sociale, l’autonomie, les occasions d’apprentissage et de développement, la rectitude morale du milieu (justice et équité dans un environnement sain et sécuritaire), la qualité des relations et la reconnaissance. Dans l’ensemble, plus un travailleur perçoit des valeurs morales bien implantées dans son milieu de travail, ressent du plaisir, se sent valorisé, a la possibilité de développer ses compétences, reçoit du soutien, travaille dans un milieu stimulant avec une charge de travail équilibrée, plus il est affectivement engagé dans son organisation (Morin, 2008). Afin de soutenir l’obtention d’un travail signifiant, il est important que ce dernier soit arrimé aux intérêts, aux valeurs et aux compétences de la personne (Corbière et coll., 2020b). Une étude menée auprès de 50 personnes ayant un trouble mental grave a montré qu’un bon arrimage influence la satisfaction envers son emploi et un maintien durable dans celui-ci (Kukla et Bond, 2012).

Dans leur fonctionnement au travail, il est documenté que les personnes avec un TPL tendent à adopter des stratégies inefficaces dans la réalisation des tâches : être expéditif (Thompson et coll., 2012), éviter certaines tâches (Salz, 1983) ou se surengager (Dahl et coll., 2017 ; Juurlink et coll., 2019 ; Potvin et coll., 2019). Par ailleurs, leurs symptômes, tels que la dysrégulation émotionnelle ou l’impulsivité se manifestent dans les situations stressantes au travail (Arenstein et Gilbert, 2007 ; Dahl et coll., 2017). Ce qui peut altérer ce fonctionnement est également la possible présence d’incapacités cognitives. Une méta-analyse a montré que les personnes avec un TPL ont des déficits significativement plus marqués que les personnes sans trouble mental en ce qui concerne la prise de décision, la mémoire, les fonctions exécutives, la vitesse de traitement, l’intelligence verbale et des aptitudes visuospatiales (Unoka et Richman, 2016). Par ailleurs, ces défis peuvent teinter l’estime de soi comme travailleur et le sentiment de compétence. Ainsi, il est essentiel de soutenir le développement des capacités des personnes avec un TPL et leur sentiment d’efficacité personnelle. Ce thème, travaillé dans BIWI autant sous forme d’apprentissage de stratégies que dans l’action par l’expérientiel, s’arrime avec les approches existantes qui s’appuient sur la TCD visant l’acquisition de compétences (Feigenbaum, 2019).

Le travail exige une orchestration avec d’autres activités de la vie quotidienne. Il s’avère, en effet, souhaitable que les interventions soutenant la réinsertion en emploi ne portent pas exclusivement sur la sphère professionnelle. L’équilibre de vie (ou équilibre occupationnel), c’est-à-dire la perception d’avoir le bon volume et la bonne variété d’activités (Wagman et coll., 2012), a été associé au stress, à la qualité de vie ou à la santé globale perçue chez des personnes vivant avec des troubles mentaux graves (Bejerholm, 2010) et des troubles de la personnalité (Larivière et coll., 2016). Plusieurs études ont documenté que l’expérience de conflits bidirectionnels entre le travail et les responsabilités familiales peut avoir des effets négatifs sur la santé mentale, comme la détresse psychologique, les symptômes dépressifs et anxieux (Amstad et coll., 2011 ; Ford et coll., 2007). Ainsi, BIWI, propose aux participants de s’intéresser aux autres types d’activités à l’extérieur du travail en tant que partie intégrante de leur mode de vie, et ce, dans le but de favoriser un équilibre occupationnel satisfaisant à long terme.

Tel que recommandé en réadaptation au travail (Corbière et coll., 2020a), l’originalité de BIWI est de travailler d’emblée en partenariat. Le suivi étroit entre les services cliniques et communautaires s’effectue tout au long de l’intervention, plutôt que sous un mode d’offre d’une intervention de réadaptation et une référence aux organismes en employabilité au besoin, sans nécessairement coordonner le tout (p. ex. Comtois et coll., 2010 ; Gunderson et Links, 2014). Cette approche couplée est sans conteste gagnante pour une clientèle avec un TPL car elle permet de s’assurer de la coordination des interventions à chaque étape, de la communication entre les partenaires impliqués et de la cohérence des interventions face aux défis des participants.

Enfin, le choix d’offrir BIWI principalement sous un mode d’intervention de groupe s’appuie sur les nombreuses études montrant que cette modalité promeut l’activation d’une dizaine de facteurs thérapeutiques pour travailler la relation à soi et aux autres, tels que l’universalité, l’instillation de l’espoir, le partage de stratégies et conseils (guidance), l’identification, l’altruisme ou la socialisation (Yalom et Leszcz, 2020). Karterud (2015) ajoute que pour les personnes avec un TPL, l’intervention de groupe fait émerger les défis relationnels non seulement avec les figures d’autorité, mais aussi avec des pairs, et peut être travaillée dans l’ici et maintenant.

Avec le contexte sociosanitaire des deux dernières années, les interventions de groupe se sont davantage déroulées en ligne ou sous forme hybride. Essentiellement, en regroupant les résultats de diverses études qui ont examiné les effets de la thérapie de groupe en ligne pour des personnes avec des troubles mentaux (p. ex. Holmes et Kozlowski, 2015 ; Lemma et Fonagy, 2013 ; Schuster et coll., 2019 ; Trachtenberg et coll., 2020), nous pouvons dégager que les groupes en ligne permettent d’améliorer les symptômes tout autant qu’en mode présentiel. L’alliance avec les thérapeutes ne serait pas non plus affectée de manière significative. Toutefois, les personnes se sentiraient moins connectées émotionnellement aux autres membres du groupe en raison des défis pour bien saisir le langage non verbal.

Concevoir la modélisation d’une intervention avec une démarche précise présente plusieurs avantages. En particulier, à titre d’outil de communication, un modèle logique permet d’expliciter la raison d’être d’une intervention et les composantes qui s’y rattachent, ses résultats et les liens avec les groupes ciblés. Par ailleurs, le processus d’élaboration en mode triangulation et itératif, soutenus par la mise en place d’un dialogue des différentes parties prenantes enrichissent les contenus et alimentent les pistes pour son applicabilité. Enfin, un modèle logique complet prépare l’évaluation des effets d’un programme en explicitant les buts et les cibles de changement (Porteous, 2009). En revanche, l’échantillon d’acteurs clés consultés est restreint, notamment pour les personnes avec un TPL. Il aurait été souhaitable d’avoir au moins un homme et une personne issue d’une minorité visible dans l’échantillon. Le bassin d’hommes avec ce diagnostic dans les services sociaux et de santé étant moins grand, il est souvent plus difficile de les recruter (Asselin, 2019). En contrepartie, l’échantillon de professionnels de la santé et des services sociaux est conséquent dans le cadre de cette étude. Malgré cette limite et déséquilibre entre les échantillons, les besoins soulevés concordaient avec les écrits scientifiques. D’ailleurs, les choix effectués ont été faits en fonction du point de vue d’experts dans le domaine ayant une vaste expérience.

Conclusion

Le travail est un déterminant social de la santé bien établi (Mikkonen et Raphael, 2010). Cette sphère de la vie est complexe et multidimensionnelle. Lorsqu’une personne vit avec un TPL, son fonctionnement professionnel est grandement perturbé et elle se retrouvera souvent sans emploi. On reconnaît de plus en plus l’importance d’accompagner les personnes avec un TPL dans leur réinsertion au travail pour soutenir leur rétablissement. L’intervention BIWI a été développée pour combler le manque d’interventions exhaustives, destinées aux personnes ayant un TPL. Elle s’appuie sur l’intégration de données probantes et de savoirs expérientiels à la fois pour son contenu, sa structure et sa mise-en-oeuvre, traduits dans un modèle de changement et d’action. Le modèle logique décrit dans cet article montre que BIWI vise à atteindre des objectifs d’intervention clairement liés à des thématiques touchant aux enjeux personnels, occupationnels et environnementaux vécus par les personnes avec un TPL dans la sphère professionnelle. La prochaine étape sera d’effectuer un essai pilote avec des personnes ayant un TPL sans emploi, prêtes à retourner sur le marché du travail, et de développer une échelle de fidélité de l’intervention. Cela permettra de tester les éléments constitutifs du modèle logique de BIWI auprès de cette clientèle.