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Introduction

Les troubles de la personnalité (TP), en particulier le TP limite (TPL), représentent un enjeu majeur en santé publique au Québec comme ailleurs (Institut national de santé publique du Québec [INSPQ], 2015), avec des taux de prévalence à vie estimés entre 10,3 et 12 % dans la population générale (Torgersen, 2012) et entre 31,4 et 45,5 % chez la clientèle psychiatrique (Newton-Howes et coll., 2010 ; Zimmerman et coll., 2008). La complexité et les nombreuses comorbidités retrouvées chez les personnes présentant un TP font d’elles de grandes utilisatrices des services hospitaliers (Tomko et coll., 2014), engendrant ainsi des coûts annuels individuels dépassant 25 000 CAD par personne (Van Asset et coll., 2007).

Alors que plusieurs approches thérapeutiques ont démontré leur efficacité pour traiter le TPL (p. ex. Dialectic-Behavioral Therapy, Linehan et coll., 1991 ; Transference-Focused Psychotherapy, Yeomans et coll., 2015 ; Mentalization-Based Therapy, Bateman et Fonagy, 2004 ; Good Psychiatric Management ; Gunderson et Links, 2008), les taux d’abandon demeurent très élevés chez cette clientèle, allant de 25 % (pour des interventions de moins de 12 mois) à 64 % (chez les personnes hospitalisées ou en clinique externe présentant un TPL ; Barnicot et coll., 2011). Certaines variables associées aux caractéristiques des personnes, à leur environnement et à leurs besoins ont été identifiées pour prédire les abandons, sans toutefois qu’un groupe homogène de facteurs ait pu être clairement circonscrit (McMurran et coll., 2010). Parmi celles-ci, on note un jeune âge, le sexe masculin, le fait d’être sans emploi, l’hostilité, l’anxiété, une impulsivité forte en début de traitement et une pauvre alliance thérapeutique (Barnicot et coll., 2012 ; McMurran et coll., 2010). Devant l’absence de consensus à l’égard des différents facteurs explicatifs de l’abandon thérapeutique, Gamache et collaborateurs (2017), soutenus par une équipe de professionnels du Centre de traitement Le Faubourg Saint-Jean du CIUSSS de la Capitale-Nationale, ont procédé au développement et à la validation de la Grille de facteurs pronostiques à la psychothérapie (GFPP ; Gamache et coll., 2017). Cette grille est composée de 15 critères regroupés en 5 facteurs et est cotée par des professionnels expérimentés à partir de matériel d’entrevue d’évaluation (rapport ou extrait d’entrevue). Les qualités psychométriques de la grille se sont avérées prometteuses. Les analyses de validité ont montré que la GFPP présentait un pouvoir prédictif supérieur à toutes les autres catégories de variables testées (sociodémographiques, diagnostiques, perturbation initiale du fonctionnement) pour déterminer le statut du suivi thérapeutique (poursuite ou abandon) après 6 mois de traitement (Gamache et coll., 2017) avec un taux de précision de 71 %.

Or, aucune étude ne s’est intéressée à ce jour à l’adéquation entre les critères de la GFPP et la symptomatologie rapportée subjectivement par les patients/patientes. Une approche multisources permettrait d’apporter un éclairage nouveau et possiblement complémentaire sur les éléments contributoires à l’abandon thérapeutique, d’autant plus qu’il est reconnu que les cliniciens et les patients/patientes n’identifient pas les mêmes difficultés (Stanton et coll., 2019), pouvant entraîner une disparité entre les cotations à différents questionnaires et les critères de la GFPP. 

Objectifs

L’objectif de la présente étude est de documenter les associations entre le score total de la GFPP, cotée par les professionnels, ainsi qu’aux 5 facteurs la composant, et les réponses données par les patients/patientes à des questionnaires autorapportés couramment utilisés avec la clientèle présentant un TP. L’étude contribuera également à bonifier les données de validation de la GFPP, permettant ainsi de mieux outiller les équipes cliniques dans l’orientation des services auprès de la clientèle et de mieux prédire l’abandon thérapeutique.

Méthode

Participants et procédure

L’étude comprend 174 participants/participantes adultes ayant été évalués au Centre de traitement Le Faubourg Saint-Jean du Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux de la Capitale-Nationale (CIUSSS-CN) entre septembre 2017 et mars 2020. Lors de la référence au Centre de traitement Le Faubourg Saint-Jean, les participants/participantes avaient tous reçu un diagnostic principal de TP modéré à sévère, tel que défini par le DSM-5 et posé par un médecin référent, un médecin de famille ou un psychiatre. Les participants/participantes devaient en premier lieu remplir une batterie de questionnaires d’évaluation d’admission. Ils/elles pouvaient alors consentir de façon libre et éclairée à ce que leurs données soient utilisées aux fins d’un projet de recherche autorisé par le Comité d’éthique à la recherche sectoriel en neurosciences et santé mentale du CIUSSS-CN. En deuxième lieu, les personnes étaient rencontrées par un/une psychologue de l’équipe d’évaluation lors d’un entretien individuel de 2 heures. Le diagnostic, le pronostic de traitement et l’admissibilité aux services de chaque patient/patiente étaient établis de manière consensuelle par l’équipe de psychologues en réunion hebdomadaire. Ainsi, nous disposons à la fois des données aux questionnaires autoadministrés et des résultats à la GFPP pour l’échantillon composé de patients/patientes qui ont consenti au projet de recherche (environ 55 % des personnes référées[1]).

En ce qui a trait aux diagnostics, 17,8 % des participants/participantes présentaient un TPL, 28,2 % un TP narcissique et 40,5 % un TP non spécifié. Des traits limites avaient été identifiés chez 56,4 % des participants/participantes. Les statistiques descriptives de l’échantillon sont présentées au Tableau 1.

Mesures

La GFPP (Gamache et coll., 2017) est un instrument coté par des professionnels expérimentés comportant 15 critères regroupés en 5 facteurs (Tableau 2). Un score total de 10 et plus comme point de coupure permet de prédire avec justesse le statut du suivi à 6 mois, avec un taux de précision de 71 %, incluant une très haute spécificité (94 %), c’est-à-dire une très faible probabilité que les clients avec un score de 10 ou plus poursuivent effectivement la psychothérapie.

Tableau 1

Statistiques descriptives de l’échantillon et différences entre les hommes et les femmes

Statistiques descriptives de l’échantillon et différences entre les hommes et les femmes

Note. DEP = Diplôme d’études professionnelles.

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Le Borderline Symptom List (BSL-23 ; Bohus et coll., 2009 ; validé en français par Nicastro et coll. 2016) permet de décrire 23 symptômes intériorisés fréquemment rencontrés chez les patients/patientes avec un TP limite (p. ex. honte, idées suicidaires). Les réponses aux énoncés sont notées sur une échelle de type Likert allant de 0 à 4, selon la sévérité des symptômes au courant de la dernière semaine. Le score global a été utilisé dans cette étude (α = 0,93).

Le Brief Version of the Pathological Narcissism Inventory (B-PNI ; Schoenleber et coll., 2015 ; validé en français par Diguer et coll. 2020) permet d’évaluer le narcissisme pathologique selon 2 dimensions, la Grandiosité (α = 0,85) et la Vulnérabilité (α = 0,88), à l’aide de 28 items en utilisant une échelle de réponse de type Likert en 6 points allant de 0 à 5. Les 2 dimensions sont elles-mêmes divisées en sous-composantes : la dimension Grandiosité est composée de l’Exploitation d’autrui (α = 0,72), des Fantaisies grandioses (α = 0,76) et de la Rage revendicatrice (aussi appelée Supériorité de droits ; α = 0,77), et la dimension Vulnérable est composée de l’Estime de soi contingente (α = 0,79), de l’Autovalorisation par sacrifice de soi (α = 0,75), de la Dissimulation de soi (α = 0,80) et de la Dévalorisation (α = 0,72). 

Tableau 2

Données descriptives de l’échantillon (N = 174) aux 15 critères de la Grille de facteurs pronostiques pour la psychothérapie (GFPP)

Données descriptives de l’échantillon (N = 174) aux 15 critères de la Grille de facteurs pronostiques pour la psychothérapie (GFPP)

Note : Les crochets indiquent que le critère est inclus dans un facteur de la GFPP

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La version abrégée du Buss-Perry Agression Questionnaire (BPAQ-SF ; Bryant et Smith, 2001 ; validation française par Genoud et Zimmermann, 2009) est une version à 12 items du questionnaire original à 29 items (Buss et Perry, 1992) permettant d’évaluer l’agression en 4 sous-échelles (Verbale [α = 0,60], Physique [α = 0,86], Colère [α = 0,82] et Hostilité [α = 0,69]), selon une échelle de type Likert en 6 points allant de 1 à 6.

La Barratt Impulsiveness Scale (BIS-11 ; Patton et coll., 1995 ; validée en français par Baylé et coll., 2000) permet d’évaluer l’impulsivité à l’aide de 30 items représentant 3 dimensions de l’impulsivité (Attentionnelle/cognitive [α = 0,69], Motrice [α = 0,75] et l’Absence de planification [α = 0,68]). Les façons d’agir et de réfléchir sont cotées de 1 à 4.

La Self and Interpersonal Functioning Scale (SIFS, Gamache et coll., 2019) est un questionnaire autorévélé de 24 items répondus selon une échelle de réponse de type Likert en 5 points allant de 0 à 4 évaluant les 4 éléments pathologiques décrits dans le critère A du Modèle alternatif pour les troubles de la personnalité du DSM-5 (MATP ; American Psychiatric Association [APA], 2013). Les 4 éléments, utilisés dans la présente étude, sont l’Identité (α = 0,67 ; frontières floues entre soi et les autres, instabilité de l’estime de soi, incapacité à réguler une gamme d’expériences émotionnelles), l’Autodétermination (α = 0,68 ; incapacité à poursuivre des objectifs cohérents à court et à long terme et à utiliser des standards internes de comportements prosociaux et constructifs), l’Empathie (α = 0,68 ; incompréhension des expériences et des motivations d’autrui) et l’Intimité (α = 0,73 ; désintérêt et/ou incapacité d’entretenir des relations proches).

Le Personnality Inventory for DSM-5 Faceted Brief Form (PID-5-FBF ; Krueger et coll., 2013 ; validé en français par Roskam et coll., 2015) est un questionnaire abrégé de 100 items du PID-5 (Krueger et coll., 2012) évaluant le critère B du MATP (APA, 2013). Ce questionnaire couvre 25 facettes pathologiques de la personnalité (α = 0,66 à 0,91), regroupées en 5 domaines (Krueger et Markon, 2014) : Affectivité négative (expériences fréquentes et intenses d’une large gamme d’émotions négatives et de leurs manifestations comportementales et interpersonnelles ; α = 0,85), Détachement (évitement des expériences socioémotionnelles incluant le retrait des interactions interpersonnelles et la restriction de l’expérience et de l’expression affective ; α = 0,85), Antagonisme (sens exagéré de sa propre importance et attente concomitante d’un traitement spécial ; dureté et antipathie vis-à-vis des autres ; méconnaissance des besoins et des sentiments d’autrui ; utilisation des autres au service de la valorisation de soi ; α = 0,90), Désinhibition (comportement impulsif déterminé par des pensées, des sentiments et des stimuli externes du moment, sans tenir compte des leçons du passé ou sans considération pour les conséquences futures ; α = 0,85) et Psychoticisme (cognitions et comportements culturellement incongrus, bizarres, excentriques ou inhabituels ; α = 0,86). Chaque item est évalué sur une échelle en 4 points de type Likert de 0 à 3.

Le Interpersonal Reactivity Index (IRI ; Davis, 1983 ; version française par Gilet et coll., 2013) permet de mesurer 4 dimensions de l’empathie à l’aide de 28 items cotés de 1 à 7. Les 4 sous-échelles de l’empathie ont été utilisées, soit le Souci empathique (α = 0,79 ; sympathie et préoccupation pour les sentiments des autres), la Fantaisie (α = 0,79 ; tendance à devenir absorbé par les émotions et les actions de personnages de livres ou de films), la Détresse personnelle (α = 0,84 ; sentiments d’anxiété et de malaise en contextes interpersonnels) et la Prise de perspective (α = 0,63 ; capacité à adopter la perspective de quelqu’un d’autre). Contrairement aux instruments précédents dans lesquels un score élevé signifie la présence de symptômes/traits/comportements pathologiques, un score élevé aux échelles de l’IRI indique de bonnes habiletés empathiques.

Le Questionnaire de fonctionnement social (QFS ; Zanello et coll., 2006) considère 8 domaines du fonctionnement social qui recouvrent 3 grands secteurs, dont les habiletés de vie autonome (Tâches de la vie quotidienne, Gestion financière et administrative et Santé générale), les relations sociales (Relations familiales et de couple, Relations extrafamiliales) et la participation à la vie communautaire (Activités professionnelles et occupationnelles, Loisirs et Vie collective et informative). Chacun de ces 8 domaines s’évalue en 2 facettes, soit la fréquence où surviennent ces comportements sociaux au cours des deux dernières semaines (de 1 = « jamais » à 5 = « tous les jours » ; α = 0,61) et le degré de satisfaction à l’égard de ceux-ci (de 1 = « très insatisfait » à 5 = « très satisfait » ; α = 0,76). Comme l’IRI, les résultats élevés aux échelles représentent un bon fonctionnement social.

Résultats

Des analyses de régressions multiples, utilisant une méthode pas à pas s’appuyant sur le rapport de vraisemblance de la statistique F pour l’ajout (0,05) ou l’exclusion (0,10) des variables indépendantes dans chaque modèle, ont été réalisées pour identifier les variables de chacun des questionnaires autorapportés ayant une contribution significative au score total de la GFPP ainsi qu’à chacun des 5 facteurs la composant. Ainsi, les différentes sous-échelles de chacun des questionnaires ou le score total, le cas échéant, ont été utilisés afin de permettre une analyse plus approfondie, en prenant soin d’entrer chaque questionnaire dans un bloc différent. Les données descriptives aux différents instruments sont présentées dans le Tableau 3. Ces données ont été analysées à l’aide du progiciel JASP 0.16 et validées avec le progiciel SPSS 26.0.

Tableau 3

Données statistiques des différents questionnaires autorapportés

Données statistiques des différents questionnaires autorapportés

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Les sous-échelles Intimité (SIFS), Soumission (inversement ; PID-5), Satisfaction (QFS) et le score total au BSL (inversement) étaient les plus associées au score total de la GFPP (ajusté = 0,14 ; Tableau 4). Les sous-échelles Empathie (SIFS), Impulsivité (inversement ; PID-5) et Rage revendicatrice (B-PNI) étaient les variables contribuant le plus au score du facteur Narcissisme pathologique (R2 ajusté = 0,12). Les sous-échelles Manipulation, Soumission (inversement) et Dureté du PID-5 ainsi que l’échelle Souci empathique de l’IRI étaient les plus fortement associées au facteur Antisocialité/Psychopathie (R2 ajusté = 0,24). Les sous-échelles Fréquence (QFS), Colère (inversement ; BPAQ), Fantaisie (inversement) et Souci empathique de l’IRI, Perfectionnisme rigide (inversement) et Croyances inhabituelles du PID-5 étaient significativement associées au facteur Gains secondaires (R2 ajusté = 0,20). Le score total au BSL (inversement) et la sous-échelle Satisfaction (QFS) étaient les plus fortement associées au facteur Faible motivation (R2 ajusté = 0,10). Finalement, les sous-échelles Intimité (SIFS) et Soumission (inversement ; PID-5) étaient les plus associées au facteur Traits du groupe A (R2 ajusté = 0,09). 

Tableau 4

Résultats des régressions multiples entre les résultats aux différents questionnaires autorapportés et les 5 facteurs, ainsi que le score total de la Grille de facteurs pronostiques à la psychothérapie

Résultats des régressions multiples entre les résultats aux différents questionnaires autorapportés et les 5 facteurs, ainsi que le score total de la Grille de facteurs pronostiques à la psychothérapie

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Discussion

La présente étude a mis en évidence les associations entre les informations rapportées par les participants/participantes aux différents questionnaires autorapportés et la GFPP, cotée par un clinicien. Cette étude suggère que les questionnaires remplis par les patients/patientes permettent de prédire significativement, mais modestement, le score total de la GFPP et de ses facteurs.

Les sous-échelles Intimité (SIFS), Soumission (inversement ; PID-5), Satisfaction (QFS) et le score total au BSL (inversement) sont les plus associées au score total de la GFPP. En ce qui a trait à la sous-échelle Intimité du SIFS, un individu ressentant peu de désir ou d’intérêt à entretenir une relation avec les autres pourrait avoir plus de difficulté à s’ouvrir et créer un lien de confiance avec un thérapeute. Quant à la sous-échelle Soumission du PID-5, une personne avec un degré élevé de soumission est plus susceptible d’être « docile » et de se conformer aux attentes et aux demandes du thérapeute et de la thérapie, alors qu’une personne avec un résultat faible à cette échelle pourrait avoir tendance à moins adapter ses comportements lorsque cela est contraire à ses désirs, à être plus réfractaire à certaines interventions psychothérapeutiques et ainsi abandonner la thérapie plutôt que de parler avec le thérapeute afin qu’un ajustement soit fait pour mieux répondre à ses besoins. Ensuite, la sous-échelle Satisfaction (QFS) était associée à un score plus élevé à la GFPP, prédisant ainsi un plus grand risque d’abandon. Ceci pourrait s’expliquer par le fait que les personnes avec une plus grande satisfaction en lien avec leur fonctionnement social pourraient être moins en détresse ou avoir davantage de soutien de leur entourage au quotidien pour fonctionner, rendant la démarche psychothérapeutique moins cruciale pour elles. Dans le même ordre d’idées, une personne avec un score total faible au BSL-23 pourrait moins souffrir des symptômes intériorisés typiques du TP limite et donc être à plus haut risque d’abandon, en lien avec une détresse subjective moindre. 

Le facteur Narcissisme pathologique désigne une constellation de traits (hostilité, défense projective, ressentiment et envie) qui sont principalement reliés au volet grandiosité du narcissisme, celui-ci étant davantage associé à l’arrêt prématuré de la thérapie (Ellison et coll., 2012). Ainsi, pour ce facteur, les personnes qui reconnaissent leur incapacité à considérer et à comprendre l’expérience et la motivation d’autrui (Empathie ; SIFS) de même que leur sentiment de droit acquis (Rage revendicatrice ; B-PNI), mais ne se reconnaissant pas comme impulsives (Impulsivité ; PID-5), seraient considérées par les cliniciens comme présentant des enjeux de narcissisme pathologique risquant d’entraver le cheminement en psychothérapie. Le fait d’être investi dans des revendications hargneuses de droits et de privilèges particuliers, sans égard aux autres, pourrait rendre les patients/patientes hermétiques aux interventions des professionnels et incapables d’admettre que leur attitude hautaine et grandiose puisse avoir des impacts négatifs sur les gens de leur entourage. Dans ce contexte, ils ne percevaient pas leurs agissements comme impulsifs (p. ex. mettre fin à la thérapie), étant persuadés que leur perception est bonne et que c’est l’autre qui est en tort.

En ce qui a trait au facteur Antisocialité/Psychopathie, les points de vue des professionnels et ceux des patients/patientes semblent cohérents ; les patients/patientes se décrivant comme insensibles (Dureté), insoumis ou arrogants (Soumission faible) et ayant recours à la manipulation (PID-5) sont perçus comme tels par les professionnels. Ainsi, les personnes correspondant au profil antisocial/psychopathique semblent peu enclines à vouloir dissimuler qui elles sont aux professionnels. Un résultat étonnant est qu’elles rapportent également une bonne empathie affective (capacité à ressentir par procuration les émotions des autres). Or, dans la littérature, les gens présentant des traits psychopathiques notamment sont davantage reconnus pour avoir une bonne empathie cognitive (capacité à comprendre et décoder les émotions) puisqu’elle servirait leurs tendances à la manipulation, mais pas affective (Blair, 2007 ; Decety et Cowell, 2014). Plusieurs hypothèses pourraient expliquer ce résultat contre-intuitif. D’abord, les patients/patientes consultant dans une clinique spécialisée pourraient ressentir davantage de détresse et donc être plus réceptifs aux sentiments d’autrui contrairement aux individus rapportant des traits psychopathiques recrutés dans des échantillons issus du milieu carcéral. La deuxième hypothèse est que les participants/participantes croient, à tort, être en mesure de ressentir les émotions, ce qui fait davantage référence à un problème important d’introspection ou d’autocritique. Une autre hypothèse est que les participants/participantes, dans un but de manipulation, tentent de se présenter sous un jour favorable et donc de se présenter comme étant réceptifs aux émotions des autres.

Le facteur de Gains secondaires regroupe des éléments se rapportant à des motivations extrinsèques au traitement, à des conditions de vie pauvres et un mode de vie passif. Le tout suggère qu’un engagement actif dans différents rôles sociaux serait un élément favorisant un maintien en thérapie. Les résultats aux questionnaires fournis par les patients/patientes présentant un score élevé au facteur Gains secondaires de la GFPP sont plutôt d’apparence positive à première vue, dénotant un faible degré d’accord patient-thérapeute. En effet, les patients/patientes rapportent une fréquence satisfaisante de comportements sociaux (QFS), se disent empathiques (IRI), flexibles (faible Perfectionnisme rigide ; PID-5) et peu colériques (BPAQ), mais rapportent des symptômes d’allure psychotiques avec un résultat élevé à l’échelle Croyances inhabituelles (PID-5). À titre d’hypothèse, ces patients/patientes pourraient vouloir se présenter sous leur meilleur jour avec le désir de recevoir des services et de conserver les bénéfices que le statut de « malade » leur procure (appuyé par l’endossement de symptômes d’allure psychotique), sans intention sérieuse de s’engager réellement dans un processus de changement. 

Le facteur Faible motivation serait davantage relié à une absence de détresse subjective et à un refus de faire les sacrifices nécessaires pour s’engager en thérapie. Il est associé à un score total faible au BSL et à un degré élevé de satisfaction du fonctionnement social (QFS). Ainsi, les individus qui rapportent moins de symptômes du TP limite, donc chez qui le sentiment de détresse subjective est faible pourraient être moins enclins à vouloir modifier leur situation en s’engageant dans un processus de changement. Dans le même ordre d’idées, les personnes satisfaites sur le plan social ne perçoivent pas la nécessité de changer, ce qui entraîne une faible motivation face à un traitement. Ces personnes semblent donc ressentir moins de détresse psychologique, alors qu’il est reconnu que la motivation au changement, comme la recherche active de thérapie et l’engagement dans celle-ci, est associée à la sévérité de la problématique et des symptômes prétraitement (Krampe et coll., 2017).

Bien que la variance obtenue pour le facteur Traits du groupe A soit faible, il semble y avoir un niveau d’accord entre la perception des patients/patientes et celle des professionnels. Les sous-échelles Intimité (SIFS) et Soumission (inversement ; PID-5) sont les plus associées au facteur Traits du groupe A. Ainsi, une personne se décrivant comme ayant un faible désir d’entretenir des relations avec les autres ou ayant peu de capacité à créer des liens sera perçue comme telle par les professionnels qui concluent que le pronostic de traitement est limité considérant la nature relationnelle de la psychothérapie. Il est d’ailleurs reconnu dans la littérature que les patients/patientes présentant un tel profil (TP paranoïaque, schizoïde, schizotypique) viennent moins fréquemment consulter et sont plus à risque d’abandon thérapeutique (Williams, 2010). De plus, les patients/patientes de ce profil se décrivent comme résistants et en opposition avec les intérêts et les désirs des autres (faible Soumission) ce qui montre leur résistance à s’ajuster aux normes sociales. 

Forces et limites de la présente étude

Il s’agit de l’une des rares études multisources portant sur les facteurs pronostiques de traitement chez les TP, s’intéressant à la fois à la perception d’un échantillon appréciable de patients/patientes et de points de vue de professionnels. Bien que les questionnaires autorapportés demeurent limités au degré d’introspection des répondants et qu’ils ne sont pas exempts de biais de réponse, des études récentes montrent que les patients/patientes présentant une pathologie de la personnalité sont plutôt lucides quant à leurs déficits et leurs problèmes, et pourraient même se dépeindre plus sévèrement que ne le font les cliniciens (Sleep et coll., 2017). L’échantillon relativement homogène en termes de caractéristiques sociodémographiques et culturelles rend difficile la généralisation des résultats à d’autres populations. En présence de nombreuses analyses de régression, impliquant chacune l’entrée de multiples variables utilisées dans les modèles statistiques, il est possible que certains résultats découlent d’une erreur de type I, c’est-à-dire rejeter l’hypothèse nulle (l’absence de lien significatif entre un facteur de la GFPP et un questionnaire autorapporté donné) alors qu’elle est vraie (il n’y a effectivement pas de lien). D’autres études seront nécessaires pour répliquer les résultats obtenus ; ces dernières pourraient s’intéresser à la validité incrémentielle des mesures autorapportées sur le jugement clinique pour prédire l’abandon thérapeutique et inclure des mesures de désirabilité sociale. 

Conclusion

Cette étude suggère que les questionnaires remplis par les patients/patientes permettent de prédire significativement, mais modestement, le score total de la GFPP et de ses facteurs, cotés par les professionnels. Il semble donc que la façon qu’ont les patients/patientes de répondre aux questionnaires autorapportés, et la nature même de ces questionnaires ne puissent pas saisir toute l’étendue et la complexité des facteurs pronostiques défavorables à la psychothérapie reconnus dans la littérature et identifiables par des professionnels experts en TP. Bien que ces deux sources permettent de recueillir des informations complémentaires, les analyses ont permis de mettre en évidence une certaine congruence entre les données rapportées par les patients/patientes et les profils décrits par les professionnels, la plus évidente étant pour le facteur Antisocialité/Psychopathie. 

Certaines échelles des instruments autorapportés semblent avoir un pouvoir prédictif plus important sur les résultats obtenus au score total de la GFPP et aux 5 facteurs la composant. Parmi celles-ci, on note les échelles associées à un faible degré de détresse psychologique (un résultat total faible au BSL et élevé à l’échelle Satisfaction du QFS) qui peuvent être une indication de faible motivation et d’un pronostic de traitement défavorable à une psychothérapie, alors qu’une incapacité à créer et maintenir les relations et un désintérêt face à celles-ci (Intimité ; SIFS) est à la fois un indicateur au score total à la GFPP et au facteur Traits du groupe A. Un résultat faible à l’échelle Soumission (PID-5) contribue également à un faible pronostic, notamment concernant les facteurs Antisocialité/psychopathie et Traits du groupe A. Les liens ainsi démontrés servent d’appui empirique et théorique à la validité des critères identifiés dans la GFPP. Dans une perspective clinique, les questionnaires autorapportés, administrés préalablement à une rencontre d’évaluation, pourraient s’avérer utiles aux professionnels afin d’approfondir certains thèmes émergeant des questionnaires, facilitant la cotation de la GFPP. De plus, les résultats à ces différentes échelles, ajoutés aux données de la GFPP, pourraient faire l’objet d’échanges ou d’interventions ciblés avec les personnes référées pour un TP, permettant ainsi une orientation clinique qui maximise l’engagement en psychothérapie ou dans toute autre modalité d’intervention afin de réduire l’abandon thérapeutique.