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Introduction/Contexte

L’objectif de cet article est de montrer, à partir de notre expérience clinique, la pertinence de bien utiliser la mentalisation des conflits émergeant en contexte de psychothérapie de groupe afin de maintenir et bonifier la cohésion entre ses membres tout en potentialisant le processus thérapeutique. La psychothérapie de groupe basée sur la mentalisation est l’un des traitements reconnus comme efficaces (Stoffers et coll., 2013) pour le trouble de personnalité limite (TPL) et s’avère prometteuse pour le trouble de personnalité narcissique (TPN) (Drozek et Unruh 2020). La mentalisation réfère à la capacité qu’ont les gens de donner sens à leur expérience et à celle de l’autre, de même que de conceptualiser leurs actions comme étant basées sur des pensées, des désirs, des besoins, des sentiments, des intentions et des croyances (Bateman et Fonagy, 2012). Nous expliquerons d’abord les interventions qui favorisent la cohésion du groupe, la confiance entre les participants et l’accueil des différents vécus émotifs. Ces éléments visent essentiellement à créer des expériences réparatrices de bienveillance dans le groupe. Cependant, ces moments d’écoute et de compassion, bien que nécessaires, sont insuffisants. Les interactions marquées par des tensions, des conflits, des interventions passives agressives et parfois même des propos agressifs, mais contenus, entre les participants sont des opportunités essentielles pour favoriser la réflexivité et travailler des ruptures de confrontation comme le stipulent Safran et Muran, (2000) dans leur guide sur la négociation de l’alliance thérapeutique. De plus, la stimulation de la mentalisation dans des contextes de conflits peut s’avérer primordiale à la contribution d’expériences qui s’apparentent au concept du « détruit/trouvé » (Winnicott, 1969 ; 1971 ; Roussillon, 2009), expériences qui permettent une consolidation de la cohésion dans le groupe, une intégration identitaire, une meilleure connaissance de soi, une plus grande empathie face à l’autre et une déconstruction du clivage. En effet, lors de moments de tension, le conflit, bien qu’angoissant, aboutit souvent vers un enrichissement de l’authenticité du lien. Nous retrouvons malheureusement dans le passé développemental des patients TPL et TPN l’échec d’expériences saines et contrôlées de destructivité, c’est-à-dire des moments relationnels où la frustration et la colère contribuent au développement sain de la psyché et de la relation. Les échecs de ce processus mènent alors à une absence de reconnaissance, à des situations interpersonnelles inachevées et à des impasses relationnelles. Une clé pour transformer une expérience conflictuelle en opportunité de mentaliser est la capacité des membres du groupe « à survivre » à ces épisodes de destructivité, ce qui inclut aussi les thérapeutes. Ces éléments seront illustrés par une vignette clinique tirée des groupes auxquels les auteurs de l’article ont participé. Il s’agit de groupes de thérapie, dans un programme de psychiatrie de 2e ligne, qui comprend entre 6 et 8 patients, dont un groupe composé uniquement de personnes s’identifiant au sexe masculin souffrant d’un TPN à l’avant-plan et un autre groupe mixte de patients souffrant de TPL à l’avant-plan. Chaque groupe est composé de 2 cothérapeutes. Ces groupes s’inscrivent dans un programme de psychothérapie individuelle bimensuelle et d’une séance de groupe hebdomadaire qui peut aller jusqu’à 2 ans.

Description de l’intervention

La mise en place d’un contexte favorable à l’émergence d’une cohésion et d’un travail expérientiel

La thérapie de groupe est souvent une source d’appréhension de la part des participants. « Trouverai-je ma place ? », « De quoi ont l’air les autres participants ? » et « Ce groupe me sera-t-il utile ? » sont quelques-unes des questions qui peuvent les habiter. Il est donc important, lors de cette phase délicate, de se centrer sur le développement de la cohésion du groupe. Par définition, la cohésion est l’attraction qu’ont les membres envers leur groupe et envers les autres membres de ce groupe (Yalom, 2005). La notion de cohésion dans les groupes de traitement retient particulièrement l’attention de différents auteurs, comme Furhiman et Burlingame (1990), qui soutiennent que le sentiment d’appartenance est l’équivalent de la relation thérapeutique en intervention individuelle. Pour d’autres auteurs, la cohésion et l’alliance thérapeutique seraient 2 variables différentes, mais essentielles à l’établissement d’un climat de travail productif. La cohésion est plutôt associée à une notion d’horizontalité, soit le lien entre les membres et leur capacité de s’engager ensemble envers l’entité que représente le groupe. L’alliance thérapeutique serait associée à une notion de verticalité et est majoritairement définie comme la relation qui lie les membres du groupe de façon individuelle aux thérapeutes. La cohésion et l’alliance thérapeutique sont des éléments clés pour établir le climat de travail, qui se définit comme la propriété du groupe de favoriser ou d’empêcher les efforts des membres à atteindre leurs objectifs de soin (Burlingame et coll., 2018 ; Anthony et coll., 2007 ; Crowe et Grenyer 2008).

Yalom arrive, à la suite d’un relevé de recherches sur la cohésion au sein des groupes thérapeutiques, à la conclusion « qu’un groupe hautement cohésif a, dans l’ensemble, de meilleurs résultats qu’un groupe avec un bas esprit de corps […], ces groupes ont aussi des niveaux supérieurs de dévoilement ». Malgré le fait que le changement soit multidimensionnel, les résultats des études démontrent que « la cohésion dans un groupe est un déterminant important de résultats thérapeutiques positifs » (Yalom, 2005). Ainsi, lors des premières rencontres, une attention particulière devrait être portée à la stimulation des échanges qui permettent à tout un chacun de se relier tant aux autres participants du groupe qu’aux objectifs explicites recherchés par cette thérapie de groupe. À cette étape, la description didactique des aspects théoriques devrait être au second plan et l’accent devrait être d’aborder la mentalisation au plan expérientiel afin de stimuler une dynamique d’aide mutuelle chaleureuse et authentique.

Il peut aussi être approprié d’expliciter les rôles de chacun afin de clarifier ce qui est attendu des participants. Par exemple, il est attendu de viser des interactions mentalisantes, soit des interactions bienveillantes, teintées de curiosité par rapport à ses propres états mentaux et ceux des autres, ainsi que par rapport au vécu des autres. Les thérapeutes font de même en promouvant l’engagement de chacun, en stimulant la mentalisation, en tentant de circonscrire les escalades émotionnelles et en intervenant lorsque le groupe s’éloigne de sa tâche. Des enjeux de pouvoir peuvent se présenter lors de cette phase d’installation du groupe (p. ex. une remise en question de la façon de faire ou des rôles de chacun ou encore la prise d’une attitude contraire aux règles discutées). Il est alors indiqué de valider ce qui semble être vécu par les membres dans ce début de processus de groupe, tout en soulignant qu’il est, entre autres, du rôle des cothérapeutes de créer le maximum de conditions favorables afin que le groupe soit utile pour tous et au sein duquel les règles thérapeutiques explicitées devront être respectées.

La stimulation et le maintien d’un travail de mentalisation de l’expérience

L’atteinte d’une dynamique de groupe qui promeut le travail thérapeutique est en soi un succès. Réussir à rester le plus longtemps possible dans ce contexte est l’art de bien intervenir avec un groupe. Le climat de travail se décline habituellement en 3 dimensions : l’engagement, l’évitement et le conflit. Un climat de travail où l’engagement est bien scellé, où l’évitement est bas et où le conflit est bien utilisé serait selon nous propice à une thérapie efficace avec un haut taux de rétention des participants. « Le but étant d’atteindre un environnement où les participants font des interventions pertinentes au type de thérapie, avec une charge émotive sentie, mais modulée adéquatement » (Crowe et Grenyer, 2008 ; Mackenzie, 1983).

Modulation des émotions

La capacité à mentaliser est intimement liée au niveau d’activation émotionnelle : si le niveau affectif est trop faible, la mentalisation tend à être déconnectée des affects sous-jacents (p. ex. pseudomentalisation), alors que si le niveau affectif devient trop élevé, la capacité réflexive s’affaisse (p. ex. équivalence psychique). En ce sens, la psychothérapie de groupe s’articule bien souvent dans la capacité des psychothérapeutes de « marcher sur la fine ligne qui sépare le chaos de la stagnation » (Karterud, 2015). En effet, le traitement des personnes vivant avec un TPL et/ou un TPN est caractérisé par l’intensité affective et les enjeux relationnels. Ainsi, les thérapeutes naviguent entre la stimulation de l’affect et la régulation de la réponse émotionnelle : le groupe doit être ni trop froid, ni trop chaud !

Sur le plan de la régulation de l’affect, il est entendu avec le groupe que les thérapeutes peuvent arrêter ou ralentir les interactions afin de solliciter l’exploration, mais aussi pour limiter les périodes d’escalade émotive. Lorsqu’un ou plusieurs membres du groupe s’activent émotivement au point de perdre leur capacité réflexive, il peut leur être demandé en leur indiquant par un signe distinctif (p. ex. signe de la main « mentalisante ») de ralentir le processus ou même, de laisser d’autres participants qui conservent leur capacité à mentaliser de prendre le devant de la discussion pour leur permettre de se réguler en parallèle. On peut ainsi « stationner » de façon empathique (Bateman et Fonagy, 2016) les participants présentant un bris de mentalisation en redirigeant les discussions vers ceux qui conservent leur capacité réflexive par des questions comme « Que pensez-vous qu’il s’est produit pour Jean (nom fictif) dans les dernières minutes ? » Un retour vers le participant ayant perdu sa capacité réflexive devrait se faire régulièrement afin de « monitorer » à quel moment il se montrera moins activé émotionnellement et sera en mesure de reprendre une participation active et modulée au niveau de la mentalisation et des affects.

Ici, ce n’est pas tant l’exploration du contenu des thèmes abordés qui est porteur, mais plutôt le fait de préserver le plus longtemps possible le processus réflexif de tout un chacun. On fait donc alliance avec le processus réflexif plutôt que de prendre parti sur le contenu lui-même.

Utilisation des conflits et des montées émotionnelles

Si à certains moments il faut stimuler les émotions des patients, à d’autres moments, il s’agit de composer avec des conflits latents ou ouverts teintés ou non d’agressivité. Cela demande du courage aux thérapeutes et au groupe d’explorer et de relever des interactions marquées par l’agressivité, le mépris ou encore un retrait radical, mais l’évitement de telles situations peut s’avérer contre-thérapeutique selon nous.

Vignette

Jean (nom fictif), semble depuis quelque temps très irrité lors des interventions de l’un de ses pairs, Robert (nom fictif). À la fin d’une séance de groupe, sa réaction non verbale est soulignée par l’un des cothérapeutes et Jean est invité à verbaliser ce qu’il vit. Ce dernier réagit intensément en accusant de façon incisive et agressive Robert de prendre toute la place dans le groupe, ce qui semble blesser ce dernier. Au groupe suivant, Robert s’absente, ce qui soulève l’angoisse des membres dont certains songent à quitter le groupe. Il est alors difficile de réguler les patients, alors que certains d’entre eux évoquent la possibilité que Robert puisse ne plus revenir dans le groupe conséquemment aux propos de Jean. Celui-ci est alors visiblement ébranlé de l’absence de Robert et se dévalue sévèrement, convaincu qu’il a détruit le lien. Au groupe suivant, Robert se présente au groupe et les deux membres expriment comment il a été difficile d’assister à la séance lors de laquelle a eu lieu l’altercation. Robert est toujours échaudé par l’interaction et Jean se sent coupable de sa réaction tout en étant frustré, comme d’autres membres du groupe, de la place que Robert peut prendre. Le groupe cherche à comprendre pourquoi Jean a autant réagi lors de l’avant-dernier groupe et les thérapeutes soulignent comment cela semble avoir été une réaction un peu exagérée ou dramatique. Jean se questionne sur ce commentaire et parvient à verbaliser qu’il n’avait pas que réagi à Robert, mais que cela parlait de son rapport à des personnes autoritaires qui peuvent devenir professorales. Un autre membre du groupe souligne d’ailleurs qu’avec le passé d’abus que Jean a vécu, il est compréhensible qu’il réagisse de la sorte. Pour Robert, cette introspection de la part de Jean répare un peu ce qui a pu se passer au dernier groupe, car il comprend que la forte réaction de ce dernier révèle des enjeux relationnels qui le mobilisent. Lors des prochaines séances de thérapie de groupe, Robert est plus sensible à la place qu’il peut prendre et les membres donnent suite à cet événement marquant dans l’histoire du groupe en cherchant à se voir davantage dans leurs répétitions et à se faire avancer mutuellement dans leurs différents enjeux respectifs. Ce conflit a donc pu devenir la source d’une consolidation de la cohésion et l’acceptation plus grande de confrontation empathique. C’est ainsi que le premier mouvement du « détruit » (l’altercation entre les patients) a pu déboucher vers une expérience du « trouvé » (nouvelle consolidation de la cohésion du groupe et bonification de la fonction réflexive), possible grâce à la survie des membres et des thérapeutes face à cette épreuve.

Ce ne sont pas seulement les interventions qui sont importantes, mais la posture d’écoute des thérapeutes qui entendent au-delà du geste (critique incisive de Jean) et tentent de dégager les sens sous-jacents. Dans ce cas-ci, l’expérience de destructivité groupale permet de contextualiser les attaques de Jean dans un passé relationnel et permet aux autres membres du groupe de convenir de la façon de vivre et résoudre des événements comme ceux-ci. Il est tout à fait légitime de soigner par bienveillance et compassion, mais ces caractéristiques doivent être accompagnées de la capacité des thérapeutes à tolérer les moments de destructivité, afin d’y voir un potentiel de mentalisation plutôt qu’une entrave au processus ou une expérience à occulter. Cela ne tombe-t-il pas sous le sens que des patients aussi traumatisés par la violence puissent avoir l’occasion de signifier ces enjeux en thérapie de groupe ? Ce type de contexte n’est pas seulement inévitable, mais il est essentiel qu’il se produise afin d’offrir une réparation expérientielle. Une thérapie sans ce type d’occasion perd de la « richesse curative ». Ainsi, il ne faut pas percevoir cela comme la manifestation d’une erreur thérapeutique, mais bien comme l’effort inconscient du patient de reproduire les situations conflictuelles dont il veut émerger avec une nouvelle issue.

Discussion et implication pour la pratique

L’apport expérientiel du groupe de psychothérapie est, à notre sens, une plus-value de l’intervention thérapeutique pour les personnes présentant un TPL et/ou TPN. La possibilité de se questionner, d’explorer et de mentaliser des situations relationnelles au sein d’un groupe permet d’accroître la capacité réflexive. Grâce à la cohésion et à la présence d’une dynamique de travail productive, le groupe permet l’acquisition d’une capacité à mentaliser lors de situations affectives chargées, ce qui s’avère très bénéfique. L’utilisation des conflits présents au sein de cette modalité représente, selon nous, une occasion incontournable. C’est la capacité des psychothérapeutes à cultiver une attitude mentalisante et à saisir les opportunités de « détruit/trouvé » qui permet aux individus et au groupe de vivre une expérience positive de la destructivité, d’en ressortir avec une meilleure capacité de contenance et de faire mieux face aux conflits futurs. De ces expériences d’agressivité, tel qu’observé dans la vignette, les patients peuvent ressortir avec plus d’empathie pour eux et pour les autres. Ce contexte est exigeant pour les patients et les psychothérapeutes qui s’y aventurent, mais il est sans égal pour travailler sur des problématiques relationnelles. Reste à voir si ce positionnement comporte une plus-value clinique comparativement à un positionnement n’utilisant pas de façon explicite l’exploration de conflit et de l’analyse des dynamiques de groupe par ses membres. Des recherches sur ce plan sont à faire.