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Introduction

La violence conjugale (VC) représente un enjeu majeur en santé publique à l’échelle internationale (Organisation mondiale de la santé [OMS], 2017) engendrant des coûts socioéconomiques annuels astronomiques dans le système de santé (estimés à 7,4 milliards de dollars par année au Canada ; Zhang et coll., 2013) et surtout des répercussions psychologiques délétères (Cotter, 2021 ; OMS, 2017). Des données récentes révèlent que 4 Canadiennes sur 10 et qu’un Canadien sur 3 rapportent avoir été victimes de VC un jour ou l’autre dans leur vie (Cotter, 2021). La forme la plus courante rapportée étant la VC psychologique chez 43 % des femmes et 35 % des hommes, alors que la VC physique subie est rapportée chez 23 % des femmes et 17 % des hommes. Au Canada seulement, plus du quart des actes criminels contre la personne correspondent à de la VC (Statistique Canada, 2019), les femmes étant victimes dans 79 % des cas et les hommes auteurs dans 80 % des cas (Breiding et coll., 2015).

La VC peut être définie comme une variété de comportements violents utilisés envers un/une partenaire actuel/actuelle, un/une ancien/ancienne partenaire ou une fréquentation (Smith et coll., 2018), qui portent atteinte à la dignité et à l’intégrité physique, psychologique, sexuelle et morale d’une personne (Garcia-Moreno et coll., 2006). Quatre formes de VC sont principalement documentées dans la littérature (Breiding et coll., 2015) : physique (frapper, bousculer, agripper, étrangler, lancer des objets, menacer d’une arme), psychologique (crier, insulter, rabaisser, menacer verbalement), sexuelle (insister, utiliser la force, menacer le/la partenaire ou utiliser une arme pour avoir des relations sexuelles ; Breiding et coll., 2015 ; Straus et coll., 1996), et financière (contrôler le budget et les dépenses pour les besoins essentiels, exiger de rendre des comptes, saisir les revenus, les cartes ; Adams et coll., 2008). Dans le cadre de cet article, nous nous intéressons principalement aux 2 formes plus connues et documentées de VC, la violence psychologique et physique.

Les conséquences psychologiques de la VC sont nombreuses et sévères : symptômes de stress posttraumatique, dépression, anxiété et abus de substances (p. ex. Black et coll., 2011). Les services de première ligne en santé mentale constituent souvent la porte d’entrée de gens victimes ou auteurs de VC, qui ont comme principal motif de consultation des conflits conjugaux ou des ruptures amoureuses (Benazon et Coyne, 2000). Chez d’autres, la présence d’un trouble de santé mentale les rend plus vulnérables à la VC. Parmi les facteurs de risque psychopathologiques répertoriés, notons des expériences d’abus à l’enfance, la présence de troubles reliés à une substance, de symptômes dépressifs, anxieux et d’état de stress posttraumatique ainsi que de troubles de la personnalité (TP) antisociale (TPA) et limite (TPL ; Bouchard et coll., 2009 ; Cotter, 2021 ; Collison et Lynam, 2021 ; Spencer et coll., 2017).

Troubles de la personnalité et Violence conjugale

Les liens entre la VC et les TP ou traits de personnalité pathologiques ont été bien documentés au cours des dernières décennies. D’abord, dans un effort de construire une typologie d’hommes violents, Holtzworth-Munroe et Stuart (1994) ont identifié 3 types, dont 2 s’apparentent aux manifestations des TPL et TPA. Le sous-type Dysphorique/Borderline caractériserait des hommes violents de façon modérée à sévère principalement envers leur partenaire, présentant une forte détresse psychologique, un style d’attachement préoccupé[1], des symptômes de TPL et des problèmes modérés d’abus de substances. Le sous-type Violent/Antisocial caractériserait des hommes présentant le degré le plus sévère de violence de façon générale et non uniquement envers leur partenaire et inclut bien souvent des comportements criminels, impulsifs et hostiles envers les femmes. Ces hommes présenteraient un style d’attachement détaché[2] et seraient plus susceptibles de présenter un TPA (ou des traits psychopathiques) et des problèmes d’abus de substances (Holtzworth-Munroe et coll., 2000).

Faisant suite aux travaux de Holtzworth-Munroe et Stuart (1994) et empruntant tant une approche catégorielle que dimensionnelle de la conceptualisation des TP ou des symptômes y étant associés, de nombreuses études ont démontré que les gens présentant un TPL ou un TPA sont plus enclins à rapporter commettre de la VC physique et psychologique et sont également plus à risque d’en subir (Bouchard et coll., 2009 ; Collison et Lynam, 2021 ; Spencer et coll. 2019 ; Zanarini et coll., 1999). D’ailleurs, les profils de personnalité de gens victimes de VC ou de harcèlement (stalking) mettent en évidence des traits ou TP schizoïde, évitante, narcissique, antisociale, passive-agressive, autodéfaitiste, schizotypique, limite et paranoïaque (Ménard et Pincus, 2014 ; Pico-Alfonso et coll., 2008).

Bien que les données montrent que les hommes sont plus souvent agresseurs et les femmes victimes (Breiding et coll., 2015), plusieurs études suggèrent une relation souvent réciproque entre la VC commise et subie (p. ex. Hines et Saudino, 2003), appuyant la position de Capaldi et coll. (2003) stipulant que l’agression dans le couple est fréquemment mutuelle. Qui plus est, plusieurs études ont documenté le fait que les gens présentant un TP ont tendance à former des unions entre eux (Bouchard et coll., 2009 ; Landucci et Foley, 2014 ; Ogrodniczuk et coll., 2014), créant ainsi des relations de couple dans lesquelles les deux partenaires sont susceptibles de présenter des pathologies de l’attachement, de l’instabilité émotionnelle, des comportements impulsifs et des gestes violents.

L’introduction du Modèle alternatif pour les troubles de la personnalité (MATP) dans la Section III du DSM-5 (American Psychiatric Association [APA], 2013) offre une autre opportunité qui permet de documenter davantage les liens entre TP et VC. Le MATP conceptualise les TP en 2 critères. Le Critère A fait référence à une pathologie du fonctionnement de la personnalité selon 4 éléments représentant le dysfonctionnement sur le plan du Soi (Identité et Autodétermination) et des relations interpersonnelles (Empathie et Intimité). Le Critère B regroupe en 5 grands domaines (Affectivité négative, Détachement, Antagonisme, Désinhibition et Psychoticisme) 25 facettes (ou traits) pathologiques de la personnalité (voir Tableau 1 pour les définitions).

À partir du MATP, seulement une étude s’est intéressée au lien entre la VC et le Critère A du MATP et a mis en évidence que le dysfonctionnement de la personnalité était associé à toutes les formes de VC (Munro et Sellbom, 2020). Concernant le Critère B du MATP, les dimensions Détachement, Désinhibition (hommes seulement) et Antagonisme (femmes seulement) seraient associées à la VC commise selon l’étude de Dowgwillo et collaborateurs (2016), expliquant 10,8 % de la variance des résultats de VC chez les hommes et 5,6 % chez les femmes. Les résultats obtenus par Munro et Sellbom (2020 ; 2021) suggèrent toutefois que ce seraient l’Affectivité négative et la Désinhibition qui expliqueraient le plus fortement la VC parmi les domaines du Critère B. Une autre étude (Jennings, 2017) révèle que les domaines Antagonisme et Psychoticisme seraient associés à des attitudes favorisant le contrôle dans les relations amoureuses, la punition envers un/une partenaire et les tactiques violentes utilisées pour régler les disputes, alors que le Détachement, la Désinhibition et le Psychoticisme expliqueraient le fait de commettre des comportements violents de type gaslighting[3], considéré comme un type spécifique de violence psychologique visant à contrôler le/la partenaire (Miano et coll., 2021).

Tableau 1

Définitions des éléments du Critère A, des domaines et des facettes du Critère B du Modèle alternatif pour les troubles de la personnalité

Définitions des éléments du Critère A, des domaines et des facettes du Critère B du Modèle alternatif pour les troubles de la personnalité

Tableau 1 (suite)

Définitions des éléments du Critère A, des domaines et des facettes du Critère B du Modèle alternatif pour les troubles de la personnalité

Inspiré de la cinquième édition du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM-5 ; American Psychiatric Association, 2013)

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Si l’on examine de façon plus spécifique les facettes du Critère B, l’Hostilité est le prédicteur le plus important de la VC physique et psychologique selon l’étude de Munro et Sellbom (2020), alors que les facettes Prise de risque et Méfiance sont les prédicteurs les plus importants de la VC sexuelle. Dans l’étude de Dowgwillo et collaborateurs (2016), ce sont les facettes Dépressivité, Irresponsabilité, Croyances et expériences inhabituelles et Tendance anxieuse (négativement) qui expliqueraient 16 % de la variance de la VC chez les hommes (physique, psychologique et sexuelle), alors que les facettes Évitement de l’intimité, Perfectionnisme rigide (manque de), Croyances et expériences inhabituelles et Retrait (négativement) expliqueraient 10,1 % de la variance de la VC chez les femmes (Dowgwillo et coll., 2017). En somme, les résultats des études existantes concernant la contribution des domaines et facettes du Critère B à la VC ne sont pas univoques et semblent expliquer une variance relativement faible de la VC.

Les résultats précédemment décrits proviennent d’études réalisées auprès de personnes de la population générale uniquement ou d’hommes inscrits dans un programme d’intervention pour VC et aucune étude ne porte sur des personnes ayant reçu un diagnostic de TP ou suivies dans un programme d’intervention spécifique pour TP. De toutes les études citées, une seule s’est intéressée au profil des victimes, et ce, uniquement pour un type très précis (gaslighting) qui n’est pas la forme la plus répandue de VC (Miano et coll., 2021). Les résultats ont fourni des indicateurs peu discriminants du profil des victimes, identifiant 4 domaines sur 5 du MATP (excepté l’Affectivité négative). Ainsi, des études supplémentaires sont nécessaires afin de mieux circonscrire la contribution du MATP dans la perpétration et la victimisation de VC auprès de personnes présentant un TPL étant donné la quasi-absence de données (Critère A) ou l’inconsistance des résultats disponibles (Critère B).

Objectif

La présente étude vise à documenter le phénomène de VC commise et subie chez des personnes aux prises avec un TPL. Plus précisément, nous visons à dresser des profils personnologiques plus spécifiques à partir des facettes de la personnalité du MATP, tant chez les personnes qui commettent de la VC que chez celles qui en sont victimes. En plus d’ajouter aux connaissances quant au lien entre VC et TPL selon le MATP, l’étude permettra de mettre en lumière les traits plus spécifiques sur lesquels il serait important de miser afin de maximiser l’efficacité des programmes d’intervention auprès des hommes et des femmes auteurs et victimes de VC.

Méthode

Participants et Procédure

L’échantillon est composé de 108 participants/participantes (83,3 % femmes ; Mâge = 32,39, É.-T. = 9,00) ayant reçu un diagnostic de TPL ou de traits de personnalité limite faisant partie des personnes orientées vers un programme de traitement en hôpital de jour dans une clinique spécialisée entre 2015 et 2020. Pour être admissibles au programme, les patients/patientes devaient être âgés de 18 ans et plus, avoir vécu un épisode de crise suicidaire ou de désorganisation majeure ayant nécessité une consultation à l’urgence ou une hospitalisation brève en psychiatrie, et avoir reçu un diagnostic de TP ou de traits de personnalité problématiques. Le diagnostic de TP a d’ailleurs été posé par un psychiatre à l’urgence ou à l’unité d’hospitalisation. À leur admission dans les services de l’hôpital de jour, les patients/patientes sont d’abord vus lors d’une rencontre d’information pour leur expliquer le déroulement du programme. C’est à ce moment que le projet de recherche[4] leur est présenté. Les patients/patientes qui consentent au projet (41,9 %) remplissent sur place les versions papier des questionnaires autorapportés en début de suivi, à la mi-parcours et en fin de programme. Dans le cadre de cette étude, seules les données de début de suivi recueillies auprès de personnes ayant reçu un diagnostic de TPL ou de traits limites sont utilisées. Les données descriptives de l’échantillon sont présentées au Tableau 2. Au moment de compléter les questionnaires, 50 % des participants étaient en couple.

Tableau 2

Statistiques descriptives de l’échantillon et différences entre les hommes et les femmes

Statistiques descriptives de l’échantillon et différences entre les hommes et les femmes

Note. DEP = Diplôme d’études professionnelles.

a Une participante a refusé de répondre (N = 107).

b Les pourcentages ici font référence aux personnes ayant reconnu avoir commis et/ou subi de la violence (physique et psychologique).

* p < 0,05.

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Instruments

En plus des variables sociodémographiques (âge, sexe, niveau de scolarité, statut conjugal, revenu), la VC physique et psychologique commise et subie au sein de la relation conjugale a été évaluée à partir de la version abrégée en 24 items de la validation française de l’instrument Revised Conflict Tactic Scale (CTS-2 ; Lussier, 1997 ; Straus et coll., 1996). Les personnes doivent se prononcer sur l’intensité des comportements émis ou subis en répondant à chaque item selon une échelle de type Likert en 7 points allant de « ne s’est jamais produit au cours de la dernière année » à « s’est produit plus de 20 fois au cours de la dernière année ». En l’absence de comportement violent au cours de la dernière année, un 8e choix de réponse permet d’évaluer si ce comportement s’était produit auparavant. Tel que proposé par Straus et Douglas (2004), un score mitoyen des étendues mentionnées dans les choix de réponse a été utilisé (p. ex. le choix de réponse « de 3 à 5 fois dans la dernière année » a été recodé 4). Les coefficients de consistance interne dans la présente étude sont adéquats (coefficients alpha [α] de 0,70 [Violence physique commise] à 0,84 [Violence psychologique subie]).

L’adaptation francophone du Personality Inventory for DSM-5 (PID-5), version brève (Krueger, et coll., 2012 ; Roskam et coll., 2015) est un instrument autorapporté de 100 items qui permet d’évaluer le Critère B du Modèle alternatif pour les troubles de la personnalité, soit les 25 facettes pathologiques de la personnalité qui se regroupent en 5 domaines : a) l’Affectivité négative (α = 0,87) ; b) le Détachement (α = 0,82) ; c) l’Antagonisme (α = 0,87) ; d) la Désinhibition (α = 0,86) ; et e) le Psychoticisme (α = 0,86). Chaque item doit être répondu à l’aide d’une échelle de type Likert à 4 points allant de 0 (« Tout à fait faux ou souvent faux ») à 3 (« Tout à fait vrai ou souvent vrai »). L’instrument montre d’excellentes qualités psychométriques auprès de diverses populations (Leclerc et coll., 2023). Dans la présente étude, les coefficients alpha des 25 facettes varient de 0,61 (Irresponsabilité) à 0,92 (Recherche d’attention).

Résultats

Les personnes séparées (n = 6) présentaient des résultats de violence psychologique commise supérieurs aux gens en couple ou célibataires, alors que celles présentant un revenu entre 15 000 CAD et 45 000 CAD (n = 53) rapportaient plus de violence physique commise. Ces variables n’ont toutefois pas été prises en considération dans les analyses subséquentes étant donné leur nature catégorielle dans l’étude. Aucune autre variable n’était associée aux résultats de violence (voir Tableau S1 en matériel supplémentaire).

Parmi les participants/participantes, 78,7 % rapportent avoir déjà commis de la VC psychologique, alors que 68,5 % en auraient été victimes. De plus, 31,5 % auraient commis de la VC physique, alors que 22,2 % en auraient été victimes. La seule différence entre les hommes et les femmes réside dans la violence physique commise, où les femmes rapportent commettre davantage de violence physique que les hommes (U = 567, p = 0,02) ; Tableau 2). De plus, la VC semble bidirectionnelle puisque 85,9 % des personnes ayant commis de la VC psychologique rapportent aussi en subir et 52,9 % des personnes ayant commis de la VC physique rapportent en être également victimes.

Comparaisons de groupes

Les participants/participantes rapportant de la VC psychologique et physique commise et subie ont ensuite été comparés à ceux/celles sans vécu de violence (score de 0 aux échelles de VC) sur la base des 25 facettes du MATP à l’aide d’analyses non paramétriques Mann-Whitney considérant la distribution non normale des données et la taille inégale des groupes. Les profils des auteurs de VC (psychologique et physique) et ceux des victimes sont présentés respectivement aux Tableaux 3 et 4. Les facettes Hostilité, Méfiance, Duplicité, Prise de risques et Irresponsabilité sont celles qui distinguent les personnes qui commettent de la VC de celles non violentes, et ce, tant pour la violence psychologique que physique. De plus, des résultats élevés aux facettes Labilité émotionnelle, Distractibilité et Impulsivité distinguent les personnes violentes psychologiquement des non violentes, et les résultats aux facettes Persévération (manque de), Recherche d’attention, Dureté/Insensibilité, Grandiosité et Manipulation sont significativement plus élevés chez les participants/participantes rapportant commettre de la VC physique.

Des résultats élevés aux facettes Hostilité et Prise de risques semblent distinguer les personnes victimes de VC psychologique et physique des non-victimes. De plus, les facettes Dureté/Insensibilité et Manipulation caractérisent également le profil des personnes se disant victimes de VC psychologique comparativement aux non-victimes, alors que les participants/participantes se décrivant comme victimes de VC physique présentent aussi des résultats significativement supérieurs aux facettes Retrait et Évitement de l’intimité et inférieurs à la facette Tendance à la soumission.

Tableau 3

Différence de groupes en ce qui a trait aux résultats aux facettes du Modèle alternatif pour les troubles de la personnalité du DSM-5 entre les patients qui rapportent commettre de la violence psychologique et physique et ceux sans histoire de violence

Différence de groupes en ce qui a trait aux résultats aux facettes du Modèle alternatif pour les troubles de la personnalité du DSM-5 entre les patients qui rapportent commettre de la violence psychologique et physique et ceux sans histoire de violence

Note. * = p < 0,05.** p < 0,01.

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Tableau 4

Différence de groupes en ce qui a trait aux résultats aux facettes du Modèle alternatif pour les troubles de la personnalité du DSM-5 entre les patients qui rapportent avoir subi de la violence psychologique et physique et ceux sans histoire de violence

Différence de groupes en ce qui a trait aux résultats aux facettes du Modèle alternatif pour les troubles de la personnalité du DSM-5 entre les patients qui rapportent avoir subi de la violence psychologique et physique et ceux sans histoire de violence

Note. * = p < 0,05.** p < 0,01.

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Facettes contribuant à la violence physique et psychologique, commise et subie

Des analyses de régression multiple ont également permis d’identifier les facettes les plus importantes pour expliquer les différentes formes de violence commise et subie. La facette Hostilité explique à elle seule respectivement 7 % (F [1, 106] = 8,04 ; p = 0,01 ; β = 0,27) et 5 % (F [1, 106] = 6,50 ; p = 0,01 ; β = 0,25) de la variance aux résultats de VC psychologique et physique commise. La facette Irresponsabilité explique quant à elle 3 % de la variance aux scores de VC subie de nature psychologique (F [1, 105] = 4,01 ; p = 0,05 ; β = 0,19) et physique (F [1, 106] = 4,68 ; p = 0,03 ; β = 0,21).

Bien qu’il n’existe pas de différence significative entre les hommes et les femmes sur les variables de violence (excepté pour la VC physique commise), le débalancement du nombre d’hommes et de femmes dans l’étude amène à tenir compte du sexe, de façon préliminaire, dans les analyses. Des analyses exploratoires réalisées séparément pour les hommes et les femmes mettent en évidence que, chez les femmes, les facettes Irresponsabilité (β = 0,23 ; p = 0,025) et Dureté/Insensibilité (β = 0,23 ; p = 0,028) expliquent 10 % de la variance des résultats de VC psychologique commise (F [1, 88] = 5,79 ; p = 0,03), alors que les facettes Irresponsabilité (β = 0,40 ; p < 0,001), Hostilité (β = 0,27 ; p < 0,01), Dysrégulation cognitive et perceptuelle (β = -0,25 ; p = 0,025), Tendance à la soumission (β = -0,23 ; p = 0,024) et Évitement de l’intimité (β = 0,20 ; p = 0,39) expliquent 23 % du score de VC physique commise (F [1, 88] = 6,26 ; p = 0,04). Chez les hommes, les facettes Hostilité (β = 0,63 ; p = 0,007) et Affectivité restreinte (β = -0,47 ; p = 0,035) expliquent 37 % de la variance aux résultats de VC psychologique commise (F [1, 16] = 6,09 ; p = 0,03), alors qu’aucun modèle n’est significatif pour la VC physique commise.

Aucune facette ne semble prédire la VC psychologique subie chez les femmes alors que les facettes Irresponsabilité (β = 0,35 ; p = 0,020) et Dysrégulation cognitive et perceptuelles (β = -0,24 ; p = 0,035) expliquent 9 % de la variance aux résultats de VC physique subie (F [1, 88] = 5,25 ; p = 0,04). Chez les hommes, la variance des résultats à l’échelle de VC psychologique subie est expliquée à 31 %, F (1, 15) = 8,63 ; p = 0,01, par la variable Méfiance (β = 0,59 ; p = 0,010) alors que les facettes Dysrégulation cognitive et perceptuelle (β = 0,62 ; p = 0,002) et Évitement de l’intimité (β = 0,38 ; p = 0,035) expliquent 56 % de la variance des résultats à l’échelle de VC physique subie, F (1, 15) = 11,92 ; p = 0,04.

Discussion

La présente étude avait pour objectif de documenter le phénomène de VC commise et subie chez les personnes souffrant de TPL orientées vers un programme d’hôpital de jour à la suite d’une consultation à l’urgence ou d’une hospitalisation brève en psychiatrie. De plus, l’étude visait à dresser des profils personnologiques à partir des facettes de la personnalité du MATP afin d’identifier les traits pathologiques qui semblent le plus contribuer au fait de commettre ou de subir de la VC.

Les résultats font état de la prévalence élevée de VC au sein d’un échantillon de personnes souffrant de TPL, soit 2 à 3 fois plus que les estimations connues au Canada (Cotter, 2021) et à l’international (OMS, 2017). La proportion de participants/participantes rapportant à la fois commettre et subir de la VC est également élevée ; 85,9 % pour la VC psychologique et 52,9 % pour la VC physique, mettant ainsi en évidence le caractère bidirectionnel de cette problématique. Ces résultats font écho aux écrits de Capaldi et collaborateurs (2003) quant à la nature mutuelle de la VC, ce qui pourrait être particulièrement le cas au sein de couples dans lesquels l’un des partenaires, voire possiblement les deux partenaires, souffrent de TPL (Bouchard et coll., 2009 ; Landucci et Foley, 2014). Dans de telles unions, il semble exister une représentation paradoxale de la relation où les partenaires éprouvent à la fois un besoin intense de proximité et d’attention, mais également ont tendance à manifester des comportements agressifs prenant la forme de rejet, de mépris, de violence envers l’autre, lorsque les besoins ne sont pas comblés ou lorsque la peur d’être abandonné survient (Fruzzetti et Fruzzetti, 2003 ; Links et Stockwell, 2001).

Il semble qu’une forte dysrégulation émotionnelle (Labilité affective), jumelée à une attitude frauduleuse, malhonnête (Duplicité) et irrespectueuse des besoins de l’autre (Irresponsabilité), ainsi qu’une tendance à prêter de mauvaises intentions aux autres (Méfiance) et à agir impulsivement et dangereusement, sans égard aux conséquences (Prise de risques), correspondent au profil des gens souffrant de TPL qui s’engagent dans la VC psychologique et physique envers leur partenaire, appuyant en partie les résultats de Dowgwillo et collaborateurs (2016). Mais c’est surtout la présence de sentiments de colère et d’irritabilité en réponse aux affronts réels ou perçus, exprimés par des comportements méchants et vengeurs (Hostilité), qui semble être le facteur de risque le plus important à la VC psychologique et physique commise, répliquant ainsi les résultats obtenus par Munro et Sellbom (2020) auprès d’un échantillon de la communauté. Pour les femmes, le fait de manquer de respect et d’égard envers les autres, dont envers le/la partenaire (Irresponsabilité, Dureté/Insensibilité), semble central dans l’explication des comportements violents commis, ce qui corrobore partiellement les résultats obtenus par Dowgwillo et collaborateurs (2016) quant à la prédominance des domaines Désinhibition et Antagonisme dans l’explication de la VC.

Les profils personnologiques des personnes victimes de VC apparaissent légèrement plus hétérogènes et ont aussi été moins étudiés jusqu’à maintenant. Bien que la présence de sentiments de colère et d’irritabilité (Hostilité) ainsi que la tendance à s’engager dans des activités dangereuses et risquées (Prise de risque) permettent de distinguer les victimes des non-victimes de VC psychologique et physique, les analyses de régression montrent que le manque de respect envers les autres et à l’égard de ses propres engagements (Irresponsabilité) serait le facteur explicatif le plus important à la violence subie, surtout la violence physique et surtout chez les femmes. Ce résultat semble congruent avec l’hypothèse que la désinhibition (impulsivité, prise de risques) serait associée à la victimisation et à la revictimisation (Ménard et Pincus, 2014). Il semble que l’incapacité ou l’insouciance à respecter les ententes, les engagements et les responsabilités pourrait amener les personnes à vivre dans une situation de désorganisation et de vulnérabilité où elles n’ont d’autre choix que de rester dans une relation, même abusive, pour subvenir à leurs besoins ou à ceux de leurs enfants. Prenons par exemple, un parent aux prises avec des difficultés financières à cause d’une gestion négligente de ses avoirs, pourrait se retrouver contraint de maintenir la cohabitation avec un/une partenaire violent/violente étant dans l’impossibilité de défrayer les coûts pour un nouvel hébergement. Le profil de désinhibition, et en particulier la facette Prise de risques, pourrait également correspondre à une tendance à la revictimisation souvent rencontrée chez les personnes présentant un TPL ; les antécédents d’abus à l’enfance sont d’ailleurs à la fois un facteur de risque pour le développement de TP et le fait d’être victime de VC à l’âge adulte (Cotter, 2021 ; Pereira et coll., 2020 ; Pico-Alfonso et coll., 2008). Il est aussi possible que le stress engendré par le fait d’être victime de VC dans son couple puisse provoquer avec le temps une constellation de traits de personnalité et de comportements problématiques typiques d’un TP (limite, schizoïde, évitant, autodéfaitiste, schizotypique et paranoïaque ; Pico-Alfonso et coll., 2008).

Des traits élevés reliés au domaine Antagonisme (absence de culpabilité, de remords, malhonnêteté) distingueraient aussi les personnes se décrivant comme victimes de violence psychologique des non victimes. Ces traits avaient aussi été observés par Miano et collaborateurs (2021), mais dans un contexte très spécifique de violence psychologique (gaslighting). Quelques explications pourraient être avancées afin d’expliquer ce résultat. D’abord, le développement de traits antagonistes pourrait constituer une forme de mécanisme de défense afin de se protéger de la souffrance vécue liée à la VC dans la relation, à l’insatisfaction conjugale ou à la peur d’être abandonné (Pereira et coll., 2020). Une autre hypothèse est que la froideur et la malhonnêteté dont font preuve ces individus pourraient faire en sorte de provoquer, volontairement ou inconsciemment, leur partenaire, ces derniers réagissant à leur attitude insensible et fourbe par de la VC afin de les faire réagir ou encore pour se défendre. Enfin, ce résultat pourrait aussi être le simple reflet qu’une part importante des participants/participantes rapportent à la fois subir et commettre de la VC psychologique, les traits antagonistes étant aussi caractéristiques des auteurs de VC.

Les personnes qui rapportent être victimes de violence physique afficheraient un profil d’évitement des interactions sociales (Retrait, Évitement de l’intimité) et/ou d’insoumission, et ce, surtout chez les hommes. Ce profil ressemble à celui observé chez des femmes victimes de VC dans l’étude de Pico-Alfonson et collaborateurs (2008), mettant en évidence des scores plus élevés notamment à des échelles de personnalité schizoïde, évitante, autodéfaitiste, et schizotypique. Chez ces personnes, les traits rapportés pourraient être un effet de la VC subie (s’isolent, se retirent des interactions pour se protéger), mais ils pourraient également contribuer aux actes agressifs du partenaire dans un patron de communication de type demande-retrait (Christensen, 1987), dans lequel la VC est utilisée par le partenaire comme ultime tentative afin de solliciter, voire « d’arracher » des réactions et des manifestations d’affection de la part de la personne.

Il est également important de noter que tant les hommes que les femmes qui se disent victimes de violence physique se décrivent comme aux prises avec des expériences inhabituelles de la réalité, pouvant aller jusqu’à des symptômes quasi hallucinatoires. Ces traits ont été reconnus comme liés à un déficit dans les processus de mentalisation (Moskowitz, 2004) qui rend les personnes moins en mesure de se protéger en relation ou de mettre un terme à des relations toxiques (p. ex. Asen et Fonagy, 2017). Ainsi, l’incapacité à comprendre ses propres états mentaux et ceux des autres peut mener à une mauvaise évaluation des dynamiques relationnelles, à minimiser ou à nier même les comportements violents, rendant ainsi ces gens plus à risque de se retrouver avec des partenaires agresseurs (West et George, 1999).

Plusieurs limites se doivent d’être mentionnées en lien avec la présente étude. D’abord, la faible taille de l’échantillon et la disproportion hommes-femmes rendent la généralisation des résultats incertaine ; par conséquent, les résultats en fonction du sexe doivent être interprétés avec précaution, en particulier en ce qui a trait au sous-échantillon de participants masculins. Deuxièmement, des données concernant l’orientation sexuelle n’ont pas été recueillies ; des résultats récents montrent des taux de prévalence supérieurs de VC chez les personnes lesbiennes, gaies, bisexuelles, transgenres et queer (LGBTQ) consultant dans une unité d’urgence (Harland et coll., 2018). Troisièmement, la durée des unions, la situation résidentielle et/ou parentale des participants/participantes, les raisons de même que les contextes associés aux actes de VC commis ou subis (p. ex. pour se défendre, pour provoquer) n’ont pu être documentés. L’ajout de telles variables permettrait de mieux comprendre les dynamiques relationnelles dans lesquelles survient la VC chez les couples dont l’un ou les deux partenaires souffrent de TPL ; elles pourraient être intégrées à des analyses de régression subséquentes en servant de variables de contrôle. Enfin, aucune autre source d’information n’était disponible pour documenter la VC (p. ex. rapports de police, données du partenaire). La réalisation d’études longitudinales dyadiques dans lesquelles les données à plusieurs temps de mesure de la personne et du/de la partenaire seraient incluses pourrait considérablement bonifier notre compréhension des dynamiques relationnelles des personnes souffrant de TPL et aux prises avec une problématique de VC. Enfin, plusieurs autres variables relationnelles mériteraient d’être évaluées simultanément, notamment l’attachement amoureux, sachant que des styles d’attachement insécurisés sont fréquents chez les gens souffrant d’un TPL (Hill et coll., 2011 ; Navarro-Gomez et coll., 2017).

Malgré les limites précédemment nommées, l’étude permet de documenter les profils spécifiques des auteurs et des victimes de VC chez une clientèle québécoise de personnes souffrant de TPL et consultant dans un programme d’hôpital de jour à l’aide du MATP. Elle est aussi la première étude à s’intéresser à un échantillon clinique ainsi qu’à la VC à la fois commise et subie. Les résultats permettent de mettre en évidence qu’au-delà du diagnostic de TPL, un noyau circonscrit de facettes de la personnalité (en particulier l’Hostilité, l’Irresponsabilité et la Dureté/Insensibilité), semblable aux résultats d’études réalisées auprès de gens de la communauté, caractérise à la fois les personnes qui commettent de la VC et celles qui en subissent. Les profils de personnalité similaires entre les auteurs et les victimes de VC semblent liés au caractère bidirectionnel de la VC rapporté chez une clientèle de gens souffrant de TPL.

Conclusion

À la lumière des résultats de la présente étude et d’un point de vue clinique, il pourrait être avantageux de tenir compte des profils personnologiques précédemment décrits dans l’intervention en VC. D’ailleurs, il existe un nombre important d’approches validées empiriquement pour le TPL, autant en individuel qu’en couple, dont les stratégies thérapeutiques pourraient être plus systématiquement intégrées dans l’intervention en VC, notamment la gestion des émotions (dont la colère) et de l’impulsivité, le développement des habiletés d’empathie et de mentalisation, et la considération des traumas et de l’attachement (p. ex. Thérapie dialectique-comportementale, Fruzzetti et coll., 2007 ; Linehan et coll., 1991 ; Psychothérapie centrée sur le transfert, Yeomans et coll., 2015 ; Thérapie basée sur la mentalisation, Bateman et Fonagy, 2004). D’autant plus que peu d’appuis empiriques existent quant à l’efficacité des programmes d’intervention traditionnels en VC, nommément le modèle féministe de Duluth et l’approche cognitive-comportementale (p. ex. Yakeley, 2021). Les effets les plus importants ont d’ailleurs été observés lorsque des interventions en VC étaient jumelées à d’autres types de traitements (Stover et coll., 2009). Dans le même ordre d’idées, l’évaluation systématique de la VC en présence des profils personnologiques précédemment dépeints chez une clientèle de TPL devrait également faire partie des pratiques usuelles. Ainsi, la considération de traits de personnalité spécifiques pour étudier la VC commise et subie, et ce, autant chez une clientèle de gens souffrant de TPL que dans la communauté, contribue à une meilleure compréhension de la problématique et surtout à l’identification de cibles d’intervention à prioriser.