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Dans son ouvrage Un sociologue à la Commission européenne, le politologue Frédéric Mérand, professeur et directeur du Centre d’études et de recherches internationales de l’Université de Montréal (CÉRIUM), auteur de livres en anglais et en français sur la politique nationale et internationale des pays européens et de l’Union européenne, entre autres, invite à un parcours ethnographique dans le siège de la Commission européenne à Bruxelles, afin d’observer et de comprendre comment l’Europe se fait derrière les façades. L’ouvrage présente des résultats d’une enquête menée pendant plus de quatre ans (2015-2019, le temps de la commission [Jean-Claude] Juncker) au sein du cabinet du commissaire français Pierre Moscovici, dont le portefeuille était les affaires économiques et financières, y compris la fiscalité et l’union douanière (p. 7). L’auteur propose une recherche qui explore les logiques politiques, plutôt que juridiques ou diplomatiques. Cette approche politique concernant le travail de la Commission européenne devient compréhensible étant donné que la commission Juncker rassemblait un grand nombre de politiciens de carrière : quatre anciens premiers ministres, quatre anciens vice-premiers ministres et dix-neuf anciens ministres (p. 9).

Le choix d’effectuer la recherche ethnographique sur la base des observations et des entrevues avec le commissaire Pierre Moscovici et son entourage, en suivant et analysant leurs stratégies, leurs succès et leurs échecs, se fait lors d’une période importante de la construction européenne. Quatre dossiers représentent les politiques essentielles qui forment la structure de l’ouvrage : la crise financière grecque dès son apogée jusqu’à la normalisation de la situation (chap. 2 et 3) ; la surveillance budgétaire des pays en situation de déficit excessif (la France, l’Espagne, le Portugal et l’Italie), un déficit qui met en danger le Pacte de stabilité et de croissance et ouvre la porte à l’arrivée des populistes politiques (chap. 4, 5 et 6) ; le projet de réforme de la zone euro, que l’auteur définit comme un échec non annoncé (chap. 7) ; et la coopération en matière de fiscalité qui couvre la lutte contre l’évasion fiscale, l’imposition sur les sociétés et la taxe sur les services numériques des compagnies multinationales (la taxe GAFA, chap. 8 et 9). L’ouvrage contient en outre une introduction générale qui discute l’approche politique concernant le travail de la Commission européenne et aussi une conclusion générale, qui présente les possibilités que l’avenir ouvre après 2019 dans le contexte de la pandémie globale et des priorités politiques changeantes.

La force principale de l’ouvrage est sans aucun doute l’approche ethnographique qui, cependant, se fait par quelqu’un qui reconnaît les limites imposées par les institutions et la nature unique de l’Union européenne à la fois comme une organisation intergouvernementale et une autorité supranationale. La Commission européenne avait besoin de recherches de ce type qui ne se limitent pas aux normes juridiques pour essayer de comprendre son fonctionnement en tant qu’organisation. S’immiscer parmi les auteurs principaux et leurs aides, partager les bureaux des responsables de la Commission, les suivre dans les couloirs et à la cantine de leur immeuble, participer à leurs réunions, les interroger sur leurs stratégies et leurs méthodes, recueillir leurs peurs et leurs espoirs, tout cela représente une force indéniable de l’approche ethnographique et l’auteur l’utilise pleinement. Ce qui rend les résultats de l’approche ethnographique dans cet ouvrage encore plus convaincants est que l’on prend conscience que les activités de la Commission se font dans le cadre des règlements institutionnels qui limitent la liberté des acteurs malgré leur nature plutôt politique.

Mettre l’accent sur les activités de la Commission européenne, cependant, ne doit pas faire oublier qu’elle n’est qu’un acteur parmi d’autres au sein de l’Union européenne. Par exemple, à propos du programme grec ou de la surveillance budgétaire, c’est le Conseil ou l’Eurogroupe qui prend des décisions. Le commissaire propose, mais n’a pas le droit de vote. En matière de fiscalité, l’unanimité des pays membres est requise. Quant aux propositions de nouvelles idées pour renforcer le gouvernement économique, l’impulsion ne peut venir que du Conseil européen. L’auteur reste à la hauteur ici en reconnaissant les limites de sa propre approche ethnographique (p. 301).

L’ouvrage de Frédéric Mérand s’adresse aux spécialistes et aux étudiants avancés en études européennes, principalement aux politologues, aux sociologues et aux ethnographes. Malgré le style de présentation facile, la matière exige une connaissance élevée des lecteurs sur les enjeux politiques européens comme préalable.