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Les récits de l’aide publique au développement reviennent fréquemment dans la littérature scientifique. Diverses théories et études tentent d’expliquer les péripéties de cette importante « industrie ». Face aux différents contextes, les procédés de mise en oeuvre connaissent des fortunes distinctes sans qu’une analyse en profondeur en fasse ressortir les raisons. La revanche des contextes de Jean-Pierre Olivier de Sardan est une illustration de la complexité de « l’industrie du développement » et de la faiblesse de l’impact de ses politiques. Les réflexions qui y sont développées apportent une clarification importante sur le monde du développement et sur l’administration publique avec ses concepts et ses avatars. L’ouvrage constitue un condensé riche d’éléments de réponses à la « fabrique de l’aide publique au développement » et des politiques publiques au Niger. Le livre est structuré en cinq parties de manière à faire ressortir les théories et les données empiriques qui fondent l’exposé sur la « revanche des contextes » et sur les « logiques développementalistes ».

À la suite d’un exercice d’éclaircissement dans l’introduction sur la socio-anthropologie de l’ingénierie sociale et les contextes africains, la première partie composée de deux chapitres offre une promenade intéressante dans la conceptualisation du monde du développement. Dans le chapitre 1, l’auteur dépeint la naissance des « modèles voyageurs » dans des contextes différents. Ces modèles, à travers l’exemple du paiement basé sur la performance, décrivent leur conception, cheminement, duplication et mise en oeuvre dans des environnements pluriels. Le chapitre 2, par la mise en contexte d’une étude de cas sur les « cashs transferts », offre un « récit édifiant » du modèle voyageur prenant racine au Brésil et au Mexique pour s’implanter dans une partie de l’Amérique latine, de l’Asie et de l’Afrique. L’ingénierie sociale derrière ces modèles voyageurs ignore les réalités socioculturelles des contextes propres à l’Afrique et omet les spécificités dans la définition des critères de mise en oeuvre.

Dans la seconde partie, les « normes pratiques » sont au coeur de la trame des stratégies d’évitement et d’adaptation des administrations publiques. Le chapitre 3 conceptualise les normes pratiques, leur itinéraire et leur champ de prédilection. À partir de données empiriques, ces normes sont confrontées à la théorie pour préciser son cheminement au sein des administrations publiques et des raisons qui les font émerger comme règles de justification des déviances dans l’application des normes officielles. Le chapitre 4, en examinant certaines normes pratiques communes à la fonction publique nigérienne, notamment la corruption, l’absentéisme, le clientélisme politique, s’intéresse davantage au domaine de la santé. Sans occulter la situation de dénuement dans laquelle se trouvent les structures de santé, l’analyse de l’auteur porte sur la chaîne de responsabilité de cette situation imputable aux comportements des agents sur le terrain. Plus spécifiquement, Olivier de Sardan identifie « des noeuds critiques » associés aux « modèles voyageurs » et les qualifie de « normes pratiques » de déviance des règles de standardisation. C’est à travers quatre pratiques médicales avec des protocoles bien définis que les sages-femmes développent un ensemble de modes opératoires pour imposer des normes pratiques qu’elles s’inscrivent dans une stratégie de contournement, de refus d’application de « normes professionnelles », de « maximisation des gains » ou de « normes pratiques palliatives ».

La troisième partie traite des multiples facettes de la gouvernance dans la délivrance des biens et services publics et de ses particularités selon les contextes. Le chapitre 5 fait un tour d’horizon du concept de gouvernance et des difficultés qu’il pose. L’auteur explicite la construction « du mode de gouvernance » dans le monde du développement pour les pays du Sud à travers une gouvernance de proximité dans la délivrance des services et biens publics, la « privatisation », la mise en selle de la société civile et l’introduction des outils du management public. Il apparaît dans ce chapitre que la gouvernance n’est pas uniforme et qu’elle induit parfois une certaine hybridité dans la délivrance des biens et services publics. La conceptualisation de la gouvernance se fondant sur des études empiriques conçoit huit modes de gouvernance avec une prédominance de la « gouvernance bureaucratique–étatique » et de la « gouvernance développementaliste » comme « modèle voyageur» dans les pays du Sud. Les chapitres 6 et 7 traitent respectivement de ces deux modes de gouvernance. La bureaucratie étatique n’est pas uniforme en Afrique et en particulier au Niger, elle fait face à un passé colonial très présent, mais surtout à des contradictions tant dans le déploiement des politiques publiques que des inégalités administratives et territoriales. La bureaucratie développementaliste est, quant à elle, une industrie de distribution de « rente du développement ». Elle se construit autour de réseaux de promoteurs de l’aide, qui génèrent un cycle de pérennisation des mécanismes de financement par des pratiques redistributives le long de la chaîne du développement.

En cherchant à dépasser des oppositions « binaires » des « logiques sociales », la quatrième partie se penche sur une approche plutôt pluraliste. Le chapitre 8 étudie le raisonnement « culturaliste traditionaliste africaniste » et « néo-patrimonialisme ». Le culturalisme traditionaliste africain est revisité dans ses diverses approches et significations pour éclairer les distorsions entre les normes étatiques et les normes sociales. En ce qui concerne le néo-patrimonialisme, la revue de ses avantages dans sa conceptualisation ne cache pas ses limites dans la tentative d’explication des écarts par le clientélisme politique. Le chapitre 9 retrace la multitude de « logiques sociales » pouvant exister au sein de l’administration ou entre agents de l’administration et usagers du service public. Le concept de logiques sociales permet de clarifier les cadres d’action dans lesquels les logiques sociales opèrent en contradiction avec les normes officielles.

Dans la cinquième partie, Olivier de Sardan s’interroge sur la dimension contributive de la socio-anthropologie dans les réformes des politiques publiques et des politiques de développement. Le chapitre 10, à partir d’un état des lieux des dysfonctionnements de « l’ingénierie développementaliste », essaie d’esquisser des pistes de solutions pour rendre les politiques publiques liées à l’aide au développement plus conformes à la réalité du terrain. L’état des lieux relève de pratiques issues du nouveau management public accentuées par l’insuffisance des ressources, entre autres comme étant des pratiques imposées loin des contextes de mise en oeuvre de l’ingénierie du développement. La solution prônée par l’auteur semble être la réconciliation entre le monde du développement et celui de la recherche pour apporter un sens critique aux interventions. Le chapitre 11 promeut des réformes de l’intérieur initiées au sein de l’État et des communes, par le bais d’experts qui maîtrisent le contexte. La particularité de ces réformateurs de l’intérieur est qu’ils sont du milieu et comprennent mieux les enjeux des normes pratiques et des adaptations possibles.

Le chapitre 12 concluant l’ouvrage s’oriente vers une perspective plus moderniste de l’anthropologie et le situe au carrefour d’échanges avec des disciplines soeurs comme la sociologie et la science politique. En s’inscrivant dans cette lancée d’une socio-anthropologie plus ouverte avec ses « contradictions » et ses « décalages », elle n’en demeure pas moins une science de l’ingénierie sociale, une spécialité au centre de la vie sociale, une science du terrain.

La générosité de Pierre-Olivier de Sardan dans sa démarche scientifique, dans l’utilisation de concepts débordant le cadre de la socio-anthropologie, attire l’attention sur les théories explicatives et la capacité des contextes à s’imposer et à influer sur la mise en oeuvre des politiques de développement. En effet, l’approche de l’auteur ne prend pas en compte les biais dans les enquêtes empiriques, ces biais pouvant provenir de la sincérité des parties prenantes et de ce qu’on peut qualifier de sentiment de supériorité pour montrer une certaine importance vis-à-vis de « l’industrie du développement ». De plus, les données empiriques collectées auraient gagné plus de validité si elles se fondaient sur des études ou des analyses qualitatives et quantitatives plus fines pour apporter davantage de consistance aux constats en s’appuyant, par exemple, sur des évaluations de programme.

En définitive, La revanche des contextes est un beau panorama du monde du développement en particulier et de l’administration publique en général, puisant dans la brillante expérience de terrain de Pierre-Olivier de Sardan. Elle peint le décor de « l’industrie du développement » face aux contextes des pays du Sud, notamment le Niger, en utilisant de riches et abondantes théories issues des sciences sociales. L’ouvrage est un bréviaire pour tous les étudiants et chercheurs qui s’intéressent à la « fabrique du développement », sa conceptualisation, sa mise en oeuvre et les stratégies d’adaptation et de contournement développées sur le terrain. Il est d’actualité au regard des crises récurrentes (pandémie COVID-19, guerre en Ukraine) et des velléités de renfermement de plus en plus prononcées par la montée du populisme en Occident.