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Les débats qui occupent les chercheur·es en sciences sociales se situent souvent à la croisée de la théorie et de la méthode. Quels sont, par exemple, les phénomènes sociaux ou les unités d’analyse que nous examinons dans nos travaux ? Comment ces phénomènes et ces unités peuvent-ils nous aider à peaufiner ou à corriger différentes propositions théoriques ? Quelles méthodes nous permettent de mettre à l’épreuve une théorie ? Ou encore, quels sont les écueils méthodologiques qui nous empêchent de développer une théorie à propos d’un phénomène social, et comment les éviter ? À partir de quel moment une théorie est-elle aussi spéculative qu’une conspiration ? Comment pouvons-nous soumettre des conspirations à l’enquête scientifique ?

Pour les fins de cette recension, deux stratégies de recherche nous interpellent particulièrement, puisqu’elles peuvent servir, selon nous, de tremplin au renouvellement de la réflexion en sociologie politique. La première stratégie de recherche consiste en l’élaboration de concepts qui permettent d’analyser et de comparer des régularités dans l’organisation de la vie sociale, en identifiant ce qui est généralisable dans différents contextes. C’est la stratégie au coeur de l’ouvrage Generally Speaking: An Invitation to Concept-driven Sociology d’Eviatar Zerubavel, professeur en sociologie à l’Université Rutgers. Une deuxième stratégie de recherche renvoie plutôt à l’étude des mondes sociaux, que nous pouvons définir comme des communautés qui lient des acteur·rices entre eux et elles et qui font office de groupes intermédiaires entre les individus et des structures sociales plus larges telles que les États et les marchés. C’est la stratégie à laquelle s’intéresse Gary Alan Fine, professeur en sociologie à l’Université Northwestern, dans The Hinge: Civil Society, Group Cultures, and the Power of Local Commitments. Après avoir offert une synthèse de la stratégie développée dans les deux ouvrages, nous mettons en lumière comment des recherches situées à une échelle méso-sociologique, centrées sur l’analyse comparative de mondes sociaux s’appuyant sur des concepts utilisés en sociologie, en psychologie sociale et en science politique, peuvent contribuer à l’avancée des connaissances en sociologie politique.

La recherche sociologique menée par des concepts

L’ouvrage Generally Speaking est structuré autour d’une proposition forte, soit que les chercheur·es en sciences sociales devraient prêter davantage attention au « processus théorico-méthodologique par l’entremise duquel nous pouvons “distiller” mentalement des régularités sociales génériques (generic social patterns) à partir des contextes empiriques que nous étudions, avec leurs spécificités culturelles, historiques et situationnelles » (p. 22[1]). L’identification de régularités sociales permet d’élaborer des concepts, c’est-à-dire des représentations générales d’un ensemble de phénomènes, de personnes ou de groupes avec des éléments communs. Une analyse axée sur des concepts peut nous mener, par exemple, à étudier la pauvreté comme une condition sociale plutôt que des personnes particulières en situation de pauvreté, ou encore le libéralisme comme une école de pensée plutôt que certaines personnes qui s’identifient comme libérales (p. 6). Zerubavel promeut la sociologie menée par des concepts comme une stratégie de recherche qui se distingue des approches inductives, qui débutent avec des données afin de développer des propositions théoriques, et des approches hypothético-déductives, qui commencent avec des théories pour les mettre ensuite à l’épreuve avec des cas empiriques. Le sociologue invite ainsi les chercheur·es à dépasser l’opposition binaire entre la description (liée aux approches inductives) et l’explication (qu’on associe généralement aux approches déductives), en construisant plutôt des concepts qui permettent d’analyser les caractéristiques partagées par différents phénomènes sociaux (p. 3).

Zerubavel propose quatre techniques pour entreprendre des recherches sociologiques menées par des concepts, soit la concentration (focusing), la généralisation, les exemples et les analogies. Le sociologue nous invite d’abord à utiliser les concepts comme une manière de concentrer notre attention sur certains aspects des communautés, des organisations et des événements que nous étudions dans nos travaux, selon les questions de recherche auxquelles nous souhaitons apporter des éléments de réponse (p. 5). Par exemple, le concept de « socialisation genrée » peut nous mener à prêter attention aux manières dont les acteur·rices interagissent dans un environnement social donné, et plus particulièrement à comment ces interactions sont influencées par les attentes sociales différenciées envers les hommes et les femmes (la manière dont les gestes et les paroles sont interprétés, la répartition du travail émotionnel, etc.). L’auteur convie ensuite les sociologues à déterminer ce qui peut être généralisé au-delà des contextes sociaux spécifiques, afin d’identifier, en s’inspirant du sociologue Georg Simmel, des formes génériques de socialisation comme le conflit, l’intimité, l’échange, le secret et la domination, qui structurent les interactions sociales dans une grande variété de situations (p. 14).

Les exemples, pour leur part, permettent aux chercheur·es de concevoir leurs données comme des cas à partir desquels illustrer différentes propositions théoriques, la force de ces propositions étant alors liée à leur possibilité d’être appliquée dans une grande variété de contextes (p. 27). Les analogies, finalement, aident à « mettre en lumière des parallèles formels entre divers contextes » (p. 39), en comparant des situations distinctes d’un point de vue culturel et historique et en discernant des points communs entre différentes catégories sociales (genre, race, classe, etc.) et échelles d’analyse (micro, méso, macro). Zerubavel conclut son ouvrage en appelant au développement d’une pensée sociologique « trans-contextuelle », qui reconnaît l’importance d’offrir des portraits riches et détaillés de différents contextes sociaux dans nos travaux, mais qui nous invite aussi à élaborer des concepts et à identifier des propositions généralisables, afin d’éviter une surspécialisation et de favoriser un dialogue interdisciplinaire en sciences sociales (p. 61).

L’échelle méso-sociologique et l’analyse des mondes sociaux

L’ouvrage The Hinge, du sociologue Gary Alan Fine, se concentre sur les « petits groupes » et leur rôle comme charnières (hinges) entre les individus et les structures sociales. La thèse centrale de l’ouvrage est que les sociétés contemporaines reposent sur les activités menées par des communautés et des mondes sociaux qui unissent un certain nombre d’acteur·rices autour de préoccupations et d’intérêts partagés, qui facilitent la coordination de leurs efforts afin d’atteindre des objectifs communs et qui encouragent le développement d’un sentiment d’appartenance et d’une identité collective (p. 1). L’approche de Fine se distingue des analyses dédiées aux structures institutionnelles et à leur impact sur les processus politiques, qui tendent à évacuer la capacité d’initiative des acteur·rices, ainsi que des travaux qui examinent l’incidence des attitudes et des trajectoires individuelles sur l’engagement politique, qui tendent pour leur part à minimiser l’influence des phénomènes macros (p. 5). Le sociologue propose d’étudier les communautés et les mondes sociaux à partir d’une grille d’analyse méso-sociologique qui comporte quatre éléments principaux, soit les ordres interactionnels, les cultures de groupe, les circuits d’action et les petits publics (p. 8).

Sept concepts sont étudiés plus en détail dans l’ouvrage et fournissent des outils précieux pour l’analyse méso-sociologique. Le premier chapitre se penche sur la coordination, qui constitue la base à partir de laquelle l’attachement interpersonnel permet de mener des projets collectifs (p. 30). La coordination repose sur la reconnaissance partagée d’un problème à résoudre ou d’une aspiration collective à combler, l’élaboration conjointe de stratégies et de solutions, puis le développement d’une structure ou d’une routine interactionnelle (p. 36-37). Fine étudie, dans le deuxième chapitre, les relations interpersonnelles et leur importance pour entretenir un sentiment d’appartenance et une volonté de s’impliquer dans des projets collectifs, en facilitant le partage d’informations et la construction de récits qui rapprochent les participant·es et les motivent à maintenir leur engagement (p. 62). Le troisième chapitre se concentre, pour sa part, sur les associations, qui renforcent les relations en offrant des contextes d’interaction stables et des cultures de groupe qui favorisent la coopération et l’attachement, tout en convertissant des intérêts communs en projets collectifs (p. 77-78). Le quatrième chapitre met en lumière l’importance des lieux dans le développement des communautés. Ces dernières ont effectivement besoin d’un accès à des espaces afin d’encourager l’entretien des relations entre leurs membres et d’organiser des activités privées et publiques (p. 99-100).

Les conflits et leur importance pour la vitalité démocratique d’une société sont l’objet du cinquième chapitre. Fine soutient notamment que les conflits contribuent au changement social et à la contestation des inégalités, tout en aidant les groupes et les communautés à adapter leurs pratiques aux besoins et aux attentes de leurs membres (p. 133-134). Le sixième chapitre est dédié à la question des systèmes de contrôle. Ces derniers prennent une variété de formes dans les sociétés contemporaines, par exemple les cultures de groupe, les institutions et les organisations policières, qui se spécialisent dans le maintien de l’ordre (p. 157-158). Le septième chapitre, finalement, s’intéresse aux liens que les groupes, les mondes sociaux et les petits publics entretiennent entre eux. Des « extensions » existent effectivement entre ces derniers, que ce soient les mémoires collectives, les connaissances partagées, les coalitions ou encore les recoupements dans les réseaux interpersonnels et les communautés de soutien (p. 196-197). Fine nous invite, en conclusion, à utiliser les différents concepts présentés dans son livre pour mieux comprendre comment les petits publics fonctionnent et analyser leur importance dans l’émergence et le maintien de sociétés civiles dynamiques, qui peuvent affronter les défis propres à notre époque (p. 214-215).

Les concepts, les mondes sociaux et la sociologie politique

Les deux ouvrages recensés ici mettent chacun de l’avant une stratégie de recherche : Generally Speaking convie les chercheur·es à élaborer des concepts, en s’appuyant sur des techniques comme la concentration, la généralisation, les exemples et les analogies, tandis que The Hinge se concentre sur les mondes sociaux et l’action locale, en les appréhendant comme des intermédiaires entre les individus et les structures sociales. La stratégie présentée par Zerubavel vise à dépasser l’opposition entre les approches inductives et les approches déductives, tandis que celle proposée par Fine permet de réconcilier les travaux situés à une échelle d’analyse micro-sociologique et ceux qui sont situés à une échelle macro-sociologique.

Il vaut la peine de mentionner que les thèmes abordés par Zerubavel et Fine sont aussi examinés par d’autres chercheur·es en sciences sociales. La définition des « concepts » promue par Zerubavel s’apparente effectivement à celle des idéaux types chez Max Weber, tandis que l’approche méso-sociologique est également défendue par des figures telles que Pierre Bourdieu, Elisabeth S. Clemens et Neil Fligstein. Tout en gardant à l’esprit ces considérations, la sociologie menée par des concepts et l’étude des mondes sociaux nous apparaissent comme deux stratégies de recherche particulièrement intéressantes pour la sociologie politique contemporaine. Leur croisement peut encourager l’élaboration d’analyses comparatives des ordres méso-sociologiques – désignés de différentes manières par les sociologues, que ce soit les mondes sociaux, les champs, les organisations, les réseaux, les scènes ou les petits publics – dans lesquels se développe une capacité d’action collective qui peut être employée pour atteindre des objectifs couramment abordés dans les travaux en sociologie politique, par exemple l’obtention de nouveaux droits, la création de programmes sociaux ou une victoire électorale.

De telles analyses permettent un approfondissement de concepts utilisés dans plusieurs études en sciences sociales, comme les ordres interactionnels, les cultures de groupe et les identités collectives, ainsi qu’une meilleure compréhension de l’émergence, la reproduction et la transformation de différents ordres méso-sociologiques. Nous pouvons ainsi explorer les stratégies mises de l’avant par les membres d’une communauté ou d’un mouvement pour obtenir différentes ressources matérielles, humaines, socio-organisationnelles, culturelles et morales, en nous inspirant de la théorie de la mobilisation des ressources, ou encore étudier comment ces membres font sens des initiatives qu’ils et elles mènent et maintiennent leur motivation à s’impliquer, en nous basant sur l’interactionnisme symbolique, les travaux de Nina Eliasoph et Paul Lichterman sur les styles de groupe, ou encore la théorie des rituels d’interaction et de l’énergie émotionnelle échafaudée par Randall Collins, parmi bien d’autres exemples.

En définitive, l’analyse comparative de mondes sociaux avec différents concepts utilisés en sociologie, en psychologie sociale et en science politique peut contribuer à l’analyse des liens entre les activités quotidiennes, les relations que les communautés et les organisations entretiennent entre elles dans un environnement donné et les luttes qui entourent la répartition du pouvoir dans nos sociétés. Nous pouvons espérer que des travaux à venir s’inspireront des deux stratégies de recherche examinées ici pour nous aider à mieux comprendre les conditions qui facilitent ou qui entravent l’émergence de mondes sociaux, au sein desquels des acteur·rices apprennent à se connaître et à se faire confiance, définissent des buts partagés et élaborent des projets afin d’exercer une certaine emprise sur les circonstances et les structures qui encadrent leur vie.