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Laurent Vidal est historien et enseignant-chercheur à l’Université de La Rochelle. Son ouvrage Les hommes lents, sorte de généalogie des temps modernes, se présente comme une relecture rythmique du monde occidental, à mi-chemin entre l’anthropologie historique et la sociologie compréhensive. Estimant, avec Walter Benjamin, que la tâche de tout historien consiste avant tout à « brosser l’histoire à rebrousse-poil » (p. 22), l’auteur s’attache en effet à suivre la piste de ceux qu’il nomme les hommes lents, c’est-à-dire ceux qui, depuis l’avènement de la première modernité, ont joué un rôle de repoussoir aussi bien que d’armée de réserve de l’idéologie du Progrès. Or cela le conduit non seulement à accorder une grande attention aux mots – à leur étymologie d’une part, à leurs usages et détournements d’autre part –, mais également aux images dans lesquelles se trouve encapsulée toute une série de non-dits. Car, écrit Vidal, si « la figure sociale des hommes lents n’est jamais explicitement formalisée » (p. 19), elle n’en représente pas moins un contrepoint vivant aux mouvements de la modernité. Par conséquent, c’est en tâchant de lui (re)donner corps que Vidal entend révéler les « découpage[s] rythmique[s] du monde social » (p. 206).

L’argument principal du livre est que la lenteur n’a pas toujours été synonyme de « paresse et [d’]inefficacité » (p. 17) ; et que si elle l’est finalement devenue, c’est par suite d’un accident, c’est-à-dire d’un événement qui n’avait rien de nécessaire. Vidal « forme [ainsi] l’hypothèse qu[e] [la stigmatisation de la lenteur] trouve sa source dans une double rupture » (p. 16) : la première ayant eu lieu au tournant du XVe siècle, avec la fin du Moyen Âge et le début de l’époque moderne ; la seconde, « durant les cinq ou six décennies qui entourent l’année 1800 » (p. 79), lors de l’avènement de ce que Vidal, à l’instar de l’écrivain Thomas Carlyle, désigne comme l’« âge mécanique » (p. 91). Selon lui, ces deux ruptures participent en effet d’un même geste de « naturalisation » des rythmes sociaux, lequel geste entraîne à son tour une mise à l’écart de ceux, les hommes lents, qui peinent à se conformer à cette transformation.

La première partie retrace l’évolution du mot « lenteur » et montre en quoi le discours sur les péchés capitaux va, au cours du XIVe siècle, imposer une acception essentiellement péjorative de ce mot. Simultanément, la langue économique – celle du capitalisme naissant et du modèle social bourgeois – se fera de plus en plus hégémonique, et ce, notamment avec la colonisation européenne des Amériques. Car, « à l’heure où une nouvelle éthique du travail se met en place dans l’Occident chrétien, les Indiens [sic] servent de contre-exemple parfait à ce modèle » (p. 50), tant en raison de leur mode de vie – prétendument débauché – que de leur tempérament – soi-disant nonchalant et borné. Prolongeant les thèses que Michel Foucault a élaborées dans Surveiller et punir (Gallimard, 1975), Vidal note également qu’« à partir de la fin du XVIe siècle, cette tension rapidité/lenteur se double d’un débat sur la nécessité d’adapter le corps et l’esprit de chacun, par un bon agencement des activités économiques et spirituelles » (p. 67). Et là encore, le discours religieux – méthodiste, en l’occurrence – est tout sauf étranger à cette transformation, qu’il accompagne autant qu’il la produit. Effectivement, c’est en partie à lui qu’il incombe de « pourvoir à une saine occupation du corps » (p. 67) en exaltant les vertus du travail ; et c’est à lui, surtout, qu’il importe de mettre sur pied divers exercices spirituels devant prémunir l’âme de sa corruption par la paresse et l’oisiveté.

La seconde partie traite des prémices et des suites du « long XIXe siècle » et s’ouvre, comme de juste, par une discussion sur les révolutions atlantiques. « Porté[e] par ce que l’on appellera plus tard la modernité industrielle » (p. 80), cette dynamique révolutionnaire se déploie sur le politique bien sûr, mais aussi sur le scientifique et le technique. D’où l’intérêt de Vidal pour le « siècle de Watt », ce siècle dont l’astronome et physicien François Arago pensait qu’il « permet[rait] d’élever la vitesse au rang de nouvel acteur social » (p. 84). Et de fait, avec l’invention, puis la diffusion de la machine à vapeur, c’est une relation inédite au temps et à l’espace qui gagne peu à peu l’Europe et ses colonies. Une relation marquée par la vitesse d’abord – la machine à vapeur fournissant une puissance et une rapidité proprement surnaturelles –, par l’accélération ensuite – laquelle est conçue comme une condition sine qua non du « progrès économique et [de l’]efficacité sociale » (p. 90). Or, plus encore « que la machine à vapeur, c’est […] le chronomètre, affirme Vidal, qui constitue la grande innovation des sociétés industrielles » (p. 105). C’est grâce à – ou à cause de – lui en effet que la coordination et l’intégration des différentes activités humaines pourront dorénavant s’effectuer à une toute nouvelle échelle : celle des masses et de la grande industrie. Parallèlement à cette reconfiguration des normes rythmiques, c’est une véritable « guerre à la […] lenteur » (p. 131) qui se met graduellement en place ; dans le « cadre étroit des ateliers » (p. 136) au départ, dans l’ensemble de la société par la suite. Il en résulte une condamnation ferme, quasi systématique, des habitudes qui sont associées aux hommes lents, telles que la sieste ou la flânerie.

La troisième partie – de loin la plus courte – fonctionne à la manière d’un seuil, voire, et pour filer la métaphore rythmique qui court tout le livre, d’un changement de métrique, puisqu’elle sert principalement à assurer la transition vers les segments les plus immédiatement politiques de l’argument de l’auteur. Car si son argument est d’emblée politique – ne serait-ce qu’en raison de son objet et de la méthode qui le porte –, c’est à partir de cette troisième partie que sa visée critique se manifeste positivement. « Il est temps, écrit Vidal, de donner la parole aux hommes lents, ou plutôt d’être à l’affût de leurs prises de parole et des traces qu’elles ont laissées. » (p. 147)

La quatrième partie cherche ainsi à mettre au jour tout un « répertoire d’actions rythmiques » (p. 153) inventé par les hommes lents afin de ménager des moments qui échappent au tempo moderne. Et « comme c’est d’abord dans le domaine du travail que le sentiment de vitesse et d’accélération est éprouvé corps et âme » (p. 151), c’est aussi dans ce domaine, affirme l’historien, que l’on observe les premières formes de résistance organisée à la cadence moderne. Ainsi du sabotage et de la grève, qui visent tous deux à suspendre le cours ordinaire du temps social, le premier de façon plus ou moins spontanée, la seconde de manière nettement plus méthodique. Or, loin de se cantonner au seul domaine du travail, cette résistance « au temps rythmé de la modernité » (p. 194) s’exprime également dans des sphères d’activité qui, à première vue, ont pourtant peu à voir avec le champ économique, telles que les arts et la culture. C’est du reste particulièrement vrai de la musique, cet « art du temps » (p. 191) proclame Vidal, qui dans ses expressions populaires et longtemps marginalisées – on pensera ici aux formes musicales que sont la samba et le jazz –, parvient à imposer une expérience non linéaire, discontinue et donc subversive de la modernité.

Le livre s’achève enfin sur une courte conclusion dans laquelle l’auteur évoque les plus récentes mutations qui ont touché la figure des hommes lents. Celle-ci, note-t-il, « sous l’effet conjoint de la globalisation et de la révolution numérique » (p. 205), n’a certainement plus grand-chose à voir avec ce qu’elle était encore au siècle dernier. Cela étant, il serait faux de croire qu’elle a tout bonnement disparu ; en réalité, elle s’est adaptée aux nouvelles « formes de discrimination sociale par le rythme[,] [lesquelles] ne s’exerce[nt] plus tant sur les colonisés ou les exploités que sur les “hommes inutiles” » (p. 205), c’est-à-dire sur ceux dont « la tenue vestimentaire et la démarche » (p. 206) ne sont pas en phase avec les exigences d’efficacité et d’adaptabilité de l’époque. Vidal se demande d’ailleurs si nous n’assistons pas là finalement à un « retour de la physiognomonie » (p. 206), cette discipline qui prétendait pouvoir connaître le caractère ou la personnalité d’un individu en étudiant son apparence physique. En tout état de cause, il appert que l’époque actuelle entend elle aussi fustiger les hommes lents. Et si, « parmi [eux], figurent assurément en bonne place les exilés, déplacés et autres migrants » (p. 206), ce sont désormais les femmes qui, absentes jusqu’ici (!) du livre de Vidal, personnifient au mieux l’envers de la trame rythmique moderne. Ce sont elles, en effet, qui ont encore largement à charge le travail domestique – lequel, faut-il le rappeler, est peu valorisé économiquement et socialement – ; et ce sont elles, également, qui sont les « plus touchées par la précarisation du travail » (p. 212).

En somme, avec son livre Les hommes lents, Laurent Vidal propose certes une réinterprétation rythmique de la modernité ; mais il le fait en « envisage[ant] la lenteur comme une subversion possible de la cadence rapide imposée par le rythme des échanges et du travail » (p. 20). Avec pareil objectif, était-il vraisemblable de prétendre à l’exhaustivité ? Probablement pas, et c’est pourquoi il aura décidé d’interroger des phénomènes qui, s’ils confinent parfois au détail, n’en sont pas moins révélateurs d’une logique d’ensemble. Aussi est-ce sans doute une erreur que d’interpréter son livre comme une entreprise parfaitement achevée ; plutôt faut-il y voir les prolégomènes d’un travail à venir, travail que Vidal poursuivra peut-être lui-même, mais dont peut en outre espérer qu’il soit repris par d’autres.