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Dans un article publié par la London Review of Books en novembre 1980, quelques mois après le décès de Jean-Paul Sartre, le sociologue Pierre Bourdieu examine les conditions qui ont permis au philosophe existentialiste de se hisser au sommet du champ intellectuel français dans la période d’après-guerre. Bourdieu affirme que Sartre est parvenu à faire converger, en sa propre personne, différentes manières d’être un·e intellectuel·le qui étaient auparavant séparées (philosophe, critique littéraire, militant·e, écrivain·e, etc.), ce qui a maximisé son influence en lui permettant d’intervenir dans une grande variété de milieux. L’analyse offerte par Bourdieu met en lumière le contexte social qui a assuré à Sartre une place aussi importante dans l’espace public en France et à l’international, ainsi que les facteurs qui ont transformé durablement ce contexte, notamment les pressions exercées par la bureaucratie gouvernementale, les médias et le marché des biens culturels, qui ont réduit considérablement l’autonomie de l’intelligentsia française. Nous pouvons reconnaître, dans les deux ouvrages recensés ici, un effort semblable pour dépersonnaliser la question de la création et des oeuvres, en les abordant en termes de conditions sociales, de stratégies et de publics plutôt que d’individus exceptionnels. La créativité de la crise se penche sur la production des oeuvres artistiques, en nous invitant à décentrer le regard que nous portons sur ce processus, tandis que L’art impossible propose une perspective critique sur la circulation et la réception des oeuvres. Ces deux livres méritent pleinement notre attention, tant pour les réflexions qu’ils mettent de l’avant que pour leur contribution à une lecture plus fine des croisements entre les arts et les sciences sociales.

La créativité de la crise prend pour point de départ la crise de l’inspiration, qui peut être interprétée comme une épreuve individuelle ou comme un phénomène collectif, une « crise actuelle engendrée par la perte de foi dans un progrès supposé apporter le bien-être à l’ensemble de l’humanité » (p. 13). Évelyne Grossman associe cette crise à différents facteurs, parmi lesquels nous pouvons mentionner un « défaitisme, propre à la déliquescence de l’époque, une absence de volonté » (p. 38) et une « crise du sujet créateur voire crise du sujet tout court – grand thème post-traumatique de l’après-Première Guerre mondiale qui culmine vers la fin des années soixante » (p. 60). L’autrice suggère plusieurs pistes pour affronter la crise de l’inspiration, qui peuvent être regroupées dans deux catégories, soit la « fin de la croyance au génie solitaire » (p. 52) et les différentes techniques qui permettent aux créateurs et aux créatrices de persévérer face au risque de découragement, d’entretenir leur engouement et « d’apprendre à jouer, sans assurance aucune, avec la force déstabilisante de l’interprétation-création, son mouvement instable » (p. 119). Grossman convoque les philosophes Gilles Deleuze et Michel Foucault, en invitant les créateurs et les créatrices à s’engager dans un « exercice de dépersonnalisation » qui les mène à se lier aux « multiplicités qui [les] traversent » et aux « intensités qui [les] parcourent » (p. 65). Elle les invite aussi à envisager le fait d’être un auteur ou une autrice comme une « position transdiscursive », qui suppose de partir de soi-même afin d’ouvrir la voie à autre chose, à un ailleurs qui nous dépasse (p. 71). Cette déprise de soi requiert de « cesser de se prendre pour un sujet, doué d’une identité fixée, d’une intention d’oeuvre arrêtée. La crise de la création surgit précisément quand le processus créateur s’immobilise en sujet » (p. 82-83). L’autrice partage alors quelques techniques pour affronter la crise de la création et le découragement, soit un « déséquilibre préservé », qui permet de créer en se projetant au-delà du cours normal des choses sans perdre entièrement le contact avec la réalité (p. 86-87), l’acceptation de la « déroutante ambiguïté de l’existence » (p. 107) et une capacité à voir dans l’insuffisance et l’inachevé un potentiel créateur, une énergie qui nous pousse à produire des oeuvres malgré tout, encore et toujours (p. 29).

L’art impossible débute, tout comme La créativité de la crise, avec un constat fort, soit que la honte constitue une « interpellation à laquelle chacun se mesure lorsqu’il s’engage dans la production esthétique » (p. 11). Geoffroy de Lagasnerie soutient effectivement que les artistes doivent prendre en compte la tension entre « l’urgence du combat » face aux problèmes sociaux contemporains et la « contemplation autosatisfaite » qui caractérise le monde de l’art (p. 16), en misant sur des pratiques esthétiques engagées afin de « ne pas avoir honte de ce que l’on fait ; pouvoir s’en justifier devant le monde et les autres, devant la société et la sociologie et pouvoir le faire sans recourir à des mythes… telle pourrait être la définition d’une éthique des oeuvres » (p. 17). Cette éthique des oeuvres implique, selon Lagasnerie, l’adoption d’un « minimalisme fictionnel » (p. 43), c’est-à-dire une minimisation du rôle joué par la fiction dans les oeuvres d’art, au profit d’une mise en lumière de la dureté du monde social et des nombreuses injustices et souffrances qui le traversent : « Écrire, peindre, performer… non pas pour dissimuler ou dire sans dire, ou suggérer, mais pour montrer et dire le plus possible et le plus de choses possible : déplier, rendre explicite et indéniable ce que le monde se plaît à cacher ou à dénier » (p. 49). L’auteur souligne alors, en invoquant le poète palestinien Mahmoud Darwich, que « l’art est responsable des publics qu’il touche et donc des frontières qu’il établit, consolide ou bouscule » (p. 67). Le décloisonnement des arts exige que les créateurs et les créatrices réfléchissent aux stratégies qu’ils et elles peuvent élaborer pour atteindre un public plus large, en se posant la question des « modes d’appropriation de leurs objets et des types de dispositions qu’ils réclament » (p. 64). Ces stratégies pour encourager la circulation publique des oeuvres d’art et renforcer leur portée politique et sociale sont liées à une éthique cynique, que Lagasnerie résume brillamment à la toute fin de l’ouvrage : « Et je dirais donc aux artistes éthiques, à celles et ceux qui ne souhaitent pas renoncer à l’art impossible, qui veulent encore tenter de faire exister dans le champ de l’esthétique des pratiques émancipatrices, qui ont le désir d’inventer un art oppositionnel : ne cherchez pas la cohérence logique mais la cohérence tactique, soyez stratégiques, soyez cyniques ; utilisez les pouvoirs pour les transformer et faire vivre des oeuvres qui pourront réellement, et pas de façon imaginaire et proclamatrice, changer quelque chose pour quelqu’un quelque part » (p. 73).

Les deux livres recensés ici se penchent sur la question des oeuvres artistiques, en interrogeant leur production et leur réception avec des outils fournis par la critique littéraire, la philosophie et la sociologie. Une avenue stimulante pour prolonger les réflexions contenues dans ces ouvrages consiste en un double mouvement, soit une « sociologisation » de notre regard sur les arts et une plus grande attention portée à la dimension esthétique des travaux en sciences sociales. La première composante de ce mouvement suppose de mieux prendre en compte les conditions sociales qui permettent de créer et de diffuser des oeuvres, ce qui inclut entre autres les champs artistiques – qui ont été analysés avec brio par Bourdieu dans ses études sur Gustave Flaubert et Édouard Manet –, ainsi que le « personnel de soutien », examiné notamment dans les travaux du sociologue Howard S. Becker sur les mondes de l’art. La deuxième composante de ce mouvement implique, pour sa part, une réflexion approfondie sur la « vie publique » des travaux en sciences sociales : quelles émotions sont suscitées par la manière dont nous partageons nos résultats de recherche ? Quels sont les styles d’écriture qui nous permettent d’atteindre un public plus large ? Comment pouvons-nous intégrer dans nos projets d’autres formes d’expression et d’intervention que les écrits, par exemple la photographie, la baladodiffusion et les vidéos ? L’adoption d’un regard sociologique sur les arts et une meilleure prise en compte de la dimension esthétique des travaux menés en sciences sociales constituent certainement des pistes fécondes pour encourager un dialogue plus serré entre ces deux domaines.