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Christophe Loizillon est réalisateur depuis 1979, et également producteur, ayant créé la société « Les films du rat » en 1995 avec l’écrivain et scénariste Santiago Amigorena[1]. Il vit de son art. Il s’insère de facto dans le marché du film français de diffusion internationale, tout en interrogeant, à chaque projet, les hiérarchies structurantes ou amputantes qu’il rencontre entre documentaire, fiction, longs et courts métrages : « je ne connais aucune frontière entre ces catégories “administratives[2]” », dit-il. Et tout en questionnant également l’objet visé, pensé, fabriqué, aimé : être cinéaste, c’est avoir la capacité de « ne pas filmer des images standardisées que la société du spectacle (télévision, cinéma, publicité, industrie) demande », a-t-il lui-même appris de son parcours. Apprivoiser son corps et sa psyché comme « une machine[3] » à faire, autant qu’à vivre, le cinéma. Avoir foi dans les images, au point de les réinventer dans leur potentialité séminale.

Regarder, inventer

À ses débuts, Christophe Loizillon (né en 1953) réalise cinq films d’art en 35 mm de format court (de 9 à 29 min), qui sont soutenus (p. ex. : CNRS) et diffusés par la télévision française ou européenne (Canal, France 2, France 3, La Sept-Arte). Ils ont pour titre le nom même des plasticiens filmés — Georges Rousse, François Morellet, Eugène Leroy, Felice Varini et Roman Opałka —, et ont en commun d’approcher les hommes et les oeuvres en se tenant spécifiquement sur les lieux de leur création. Ici et maintenant. De cette manière, est mis en scène un (micro)évènement; l’évènement du surgissement, de la patiente réalisation ou de l’achèvement d’une pièce nouvelle.

Cette série — ces cinq titres qui forment rétrospectivement dans sa filmographie une série — procède ainsi d’une intimité du cinéaste avec les productions antérieures de chaque artiste, mais aussi d’un geste de retrait pour, paradoxalement, s’approcher d’auteurs de grande réputation internationale. Elle repose fondamentalement — dans ses fondements mêmes — sur une relation de confiance établie par Christophe Loizillon avec chacun des sujets, des personnes filmées, à l’amorce d’un projet. Sa présence, celle de son équipe et des artefacts techniques de l’enregistrement de l’image et du son, de même que son regard cinématographique, tous et tout sont acceptés (et sans ce préalable, pas de filmage, et sans ce filmage, pas de film) par ces plasticiens qui vont lui confier ce qu’ils ont de plus précieux : des journées aimantées par le travail pictural. Confier, c’est se risquer à s’exposer et à déposer pour autrui[4]. Et fort de ce pacte de départ — qu’il faut malgré tout préserver constamment comme une chose fragile, un oiseau léger, pendant tout leur compagnonnage, confier est une ouverture qui tend à l’infini mais qui présente d’insoupçonnées bornes qui peuvent s’ériger en durs et infranchissables points de butée —, il va coconstruire, et partant, leur offrir, un présent inédit. « Réaliser un film “avec” un artiste, c’est faire se rencontrer l’artiste et le cinéma. C’est-à-dire, mettre en place un dispositif où l’artiste pense son oeuvre avec le cinéma, où le cinéaste pense le film avec l’artiste[5]. »

Pour Georges Rousse (1985) et Felice Varini (1997), Christophe Loizillon accompagne donc la solitude de plasticiens qui transfigurent de leurs perspectives géométriques et de leurs palettes de couleurs des lieux désaffectés à Paris et à New York. Les prouesses optiques et physiques font apparaître des oeuvres éphémères, apposées à même les supports architecturaux du passé et vouées à la destruction dans un futur proche. Dans François Morellet (1990), le réalisateur accentue le jeu fictionnel avec son sujet filmé, en mettant en scène le rythme d’une journée de travail ou en demandant à celui qui, de fait, est aussi son modèle de réaliser des oeuvres originales pour le film. Avec Eugène Leroy (1995), dans l’antre d’une maison saturée de tableaux brun-cramoisi où les motifs et les figures restent à peine distincts sous l’empâtement épais de la toile, une autre caméra rôde. Celle-ci matérialise la réflexivité recherchée par Christophe Loizillon, entre cinéma et peinture, entre deux gestes de création : Marina, la jeune compagne de Leroy, qu’il peint tous les jours, le filme, lui, en retour, avec sa Super 8.

En 1986, Détail, Roman Opałka est conçu à partir d’une préfiguration d’un plan de cinéma; un fait d’imagination devient le fait déclencheur d’un désir de film. Un plan qui ferait coïncider, songe Christophe Loizillon, la fin d’un lent travelling avant avec le moment exact où le peintre polonais du décompte du temps irréversible apposerait le chiffre 4 000 000 sur sa toile. Dans ce court métrage tendu et sensible comme la corde d’un arc (précisons qu’Opałka n’avait encore jamais été filmé en France), le cinéaste parvient à un délicat équilibre. Un équilibre qui sous-tend aujourd’hui encore, en un sens, ses projets, et partant, celui de Moi (autoportrait). D’une part, rendre compte de façon limpide, presque didactique, d’une portion d’histoire individuelle, d’une démarche — ici la méthode mise au point par Opałka pour visualiser le temps qui passe (peindre des nombres à la suite à l’infini — depuis « 1965/1ˉ∞ », et sans autre arrêt que celui provoqué par sa propre mort en 2011[6], tout en enregistrant sa voix les lire en synchrone, puis en se photographiant devant le détail du jour). Et, d’autre part, dégager ce qui deviendra le crédo de son travail à partir de Mains, en 1996 : faire confiance au cinéma. Et selon une grammaire d’apparence la plus dépouillée qui soit. Confier son film à l’image mouvement, croire en la potentialité créatrice d’une mise en scène maîtrisée et éprouvée de la durée.

Choisir, mesurer

Ainsi, à partir des années 1990, en mettant dans son cadre Les Mains de ses propres amis, de ses intimes, Christophe Loizillon ouvre un second temps de son travail, qui s’autorise d’un « maître » qui lui donne confiance : Alain Cavalier (né en 1931). De lui, de cet aîné, de sa série de Portraits (1987–1991) qui « archive » le « travail manuel féminin[7] », il apprend que l’on peut faire des films avec l’intime et le travail « ordinaire »; et c’est ainsi un plan bouleversant sur les doigts tavelés de La Dame-lavabo (A. Cavalier, 1987) qu’il retrouve instinctivement pour ses Mains en 1996 filmées par la grande cheffe opératrice Caroline Champetier. Dès lors, Christophe Loizillon ne se focalise plus sur des hommes célèbres, producteurs d’oeuvres visuelles conscientes. Il privilégie ses familiers ou des inconnus nommés « interprètes » au générique. Les trajectoires intérieures. Les traces négligées. Les paroles jamais provoquées. Les confessions non dites. Le vis-à-vis frontal entre deux formes épurées de travail : le sien, cinéaste revendiqué de faibles moyens, de formes choisies, et celui des personnes filmées, qui travaillent à se dire, à se montrer pour le film. En une quinzaine de titres de courts et moyens métrages couleur tournés en 35 mm, HD ou HDV, son cinéma s’intéresse dorénavant à la relation de l’homme à son corps comme support d’une expérience du dire (Les mains, 1996; Les pieds, 1999; Les visages, 2003; Corpus / Corpus, 2009; Les sexes, 2017, etc.), à son environnement (Homo / Animal, 2010; Homo / Végétal, 2012; Êtres vivants, 2014; Homo / Minéral, 2019, etc.), ou aux deux ensemble pour filmer comme l’on enquêterait sur le monde à partir de fragments (3 visages, 2016; Debout(s), 2017; Maman, 2019, etc.).

Au-delà de ces marqueurs thématiques non dénués d’accents sociologiques, ces titres sont reliés par un geste artistique commun. Un choix ferme, voire radical : mettre minutieusement en scène le plan dans sa durée, c’est-à-dire organiser le tournage de façon à ce que le film présenté au spectateur soit et une prouesse temporelle et émotionnelle sans égale (la prise unique du plan-séquence), et le résultat d’une intense préparation et anticipation collective de ce que peut produire de meilleur un instant présent — un instant coordonné et vécu à plusieurs et commandé, impulsé, imaginé par un seul. Au départ, le même dispositif et la même construction sont pensés à partir de petites unités : « une suite de cinq à [sic] six plans-séquences d’une durée variant de quatre à huit minutes, entrecoupés de quelques secondes d’images noires », explique le cinéaste. Et progressivement, l’unité s’allonge dans la filmographie, jusqu’à L’escalier en 2022, où un film constitué d’un unique plan-séquence atteint vingt minutes. Et c’est explicitement de cette méthode peaufinée depuis près de vingt-six ans avec une équipe technique et artistique fidèle que relève le dernier film de Christophe Loizillon, actuellement en préparation — un film oxymore, où la fabrique documentaire s’élaborera ostensiblement dans un studio de cinéma. Dans Moi (autoportrait), le réalisateur — qui apparaît par ailleurs comme acteur dans une petite quinzaine de films de long métrage de fiction réalisés par d’autres que lui[8] — se confie le rôle principal. Il incarnera lui-même, et pour la première fois, son propre dispositif de confiance : au coeur battant du film, son propre corps, et son corps nu endormi dans un lit, guidera la circulation de l’image et les points d’émergence de sa voix. Confier est une trajectoire, un cheminement, qui a ses points de départ et ses points de passage. À la place des corps érigés, et par nécessité agités, de Rousse, Morellet, Leroy, Varini et Opałka, le spectateur découvrira lentement le corps horizontal d’un cinéaste à présent suffisamment confiant dans sa trajectoire et son art pour concevoir un film les yeux fermés.

Intermédialités livre la primeur de ce projet en développement, à partir d’éléments du dossier de production Moi (autoportrait) que Christophe Loizillon a spécifiquement assemblés pour ce numéro « Confier ».