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En 2004, Alain Bonfand et Bernard Ruiz-Picasso rééditent « le double volume des scénarios non réalisés[1] » de Michelangelo Antonioni, dont le second, intitulé Ce bowling sur le Tibre, réunit de courts textes contenant les premières ébauches, idées et intuitions filmiques du cinéaste. Finalement, seuls quatre d’entre elles ont fait l’objet d’un film sorti en 1995[2]. Il s’agit de Par-delà les nuages, qui constitue l’avant-dernier film d’Antonioni et la première coréalisation de son oeuvre. Lors d’une interview en 1985, ce dernier confie que les ébauches scénaristiques de Ce bowling sur le Tibre représentent pour lui « la matière d’un discours poétique », car leur écriture lui fait revivre, « au-delà de l’oubli, les lieux qui font partie de [lui][3] ». Ainsi, dès le processus de scénarisation, Antonioni cherche non pas simplement à décrire l’expression audiovisuelle et narrative du futur film, mais bien à transmettre l’« état d’âme » qui le caractérise : « Pour écrire un scénario à partir [d’un] événement [ou d’un] état d’âme, la première chose que j’essaie de faire, c’est d’ôter l’événement de la scène, de n’y laisser que l’image décrite dans les quatre premières lignes. Il y a d’après moi une force extraordinaire dans ce rivage si blanc, dans cette figure solitaire, dans ce silence[4]. »

En saisissant la force d’un paysage à travers les « vapeurs exténuées[5] » de son brouillard, sa « lune ronde comme un verre opaque[6] » ou la couleur des « eaux de [sa] mer [qui] virent par moments à ce bleu insondable [comme] celui d’un oeil sans pupille[7] », le cinéaste italien désire transmettre l’« habitation poétique du réel[8] » constitutive de son art dès les premières versions scénaristiques du film (réalisé ou non). Autrement dit, le terme « poétique » ainsi considéré n’est pas seulement à entendre dans le sens artisotélicien et formaliste d’une poésie comme moyen de représentation d’un monde possible à partir d’un travail de l’expression du langage ou de l’image. Il doit également être compris comme désignant une poésie inspirée par le modèle esthético-phénoménologique[9], c’est-à-dire comme l’expression singulière d’une « présence sensible au monde[10] » à partir de la perception du cinéaste-poète. C’est donc en partant des théories sur la poésie de ce « cinéma du réel » que cet essai s’applique à définir, dans un premier temps, la « matière poétique » des quatre textes fondateurs de Par-delà les nuages; une poésie qui, par son adresse continuelle au film en devenir, élargit les caractéristiques médiales propres au scénario et réactualise en ce sens la notion de scénaricité[11] définie par Pasolini bien des années plus tôt.

Néanmoins, si Antonioni conçoit, dès le processus de scénarisation, la « matière poétique » du futur film à partir de son rapport singulier au monde, qu’en est-il du devenir filmique de cette poésie lorsqu’une part de sa création se voit confier à un autre que lui-même ? En effet, en 1994, cela fait plus de onze ans que ce cinéaste n’a pas tourné de film à la suite d’une hémorragie cérébrale qui le priva de l’usage de la parole. Également incapable d’écrire, il dû attendre 1993 pour que le producteur Stéphane Tchalgadjieff accepte de financer Par-delà les nuages avec comme condition première que Wim Wenders soit le « réalisateur de secours[12] », mais également le coréalisateur d’une partie du film[13]. Or, sachant qu’Antonioni n’a jamais souhaité coscénariser ses oeuvres, puisque le « fruit de ce travail, même s’il était excellent objectivement, était pour [lui] quelque chose d’étranger[14] », la présence imposée de Wenders dans l’écriture du scénario final et au moment du tournage apparaît comme une menace capable de déstabiliser le devenir du projet filmique d’Antonioni, au point où celui-ci lui deviendrait pleinement étranger. De plus, la « matière poétique » des quatre textes à adapter demande une réception duale de la part de Wenders, aussi technique (réaliser l’image décrite) que sensible[15] (transmettre l’intention poétique des mots à l’image). En effet, il s’agira de montrer que son emploi double la fonction prescriptive du scénario standard d’une force évocatrice qui superpose à la description du futur une « dimension sensible, voire non visible » créant — pour reprendre les mots de Patrick Brun — « une présence au monde au-delà de l’image[16] ». De ce fait, Antonioni ne peut pas simplement se fier aux compétences techniques de son « réalisateur de secours » (comme l’implique la coopération professionnelle); il doit également compter sur sa capacité plus incertaine à ressentir sa poésie pour en permettre la juste interprétation (impliquant dès lors un rapport de confiance[17]).

Ainsi, en quoi un lien de confiance entre les différents supports médiatiques qui composent l’oeuvre et les deux agents humains qui participent à sa création s’avère-t-il nécessaire pour permettre la juste incarnation à l’écran de la poésie écrite d’Antonioni ? À travers une approche génétique menant à l’analyse transversale des supports médiatiques qui la composent (des quatre ébauches scénaristiques de Ce bowling sur le Tibre à leur transcription en scénario de tournage exécutée par Wim Wenders et Tonino Guerra[18], et enfin à leur transsémiotisation en film[19]), nous aborderons les liens de confiance qui régissent et traversent les différentes étapes de création de Par-delà les nuages.

I) Transmettre sa poésie au texte de scénario : un geste de confiance

Scénario et poésie, ou l’impossible rencontre

Dans son ouvrage Scénarios modèles, modèles de scénarios (2005), Francis Vanoye rappelle que « le scénario est un texte instable », puisque « son appellation est utilisée pour désigner tour à tour diverses formes textuelles (le synopsis, le sujet, le traitement, la continuité dialoguée, etc.), bien que ce soit avec cette dernière qu’il soit le plus souvent confondu[20] ». Existe ainsi l’idée que le texte scénaristique doit respecter des normes d’écriture strictes et déterminées[21] se destinant fondamentalement à un lectorat professionnel (formé par l’ensemble des membres de la production et de la postproduction[22]). C’est en ce sens qu’Amélie Vermeesch affirme qu’encore aujourd’hui, le scénario reste considéré comme un « objet insolite, inclassable, instable, méconnu du grand public et méprisé pour son écriture[23] ». Tantôt document de tournage, tantôt instrument de conviction financière destiné au producteur, le scénario apparaît finalement comme un objet prosaïque dont la valeur s’évalue selon une certaine productivité (économique comme technique). Nadja Cohen remarque ainsi, dans son introduction à l’ouvrage Un cinéma en quête de poésie (2021) :

La promotion d’une poésie filmique s’exerce d’abord bien souvent contre le primat du scénario sur les puissances sensibles du cinéma. […] Contre le romanesque qui priverait le cinéma de ses ressources propres, la poésie vaut pour sa « pureté » supposée, sa supposée indifférence à l’égard de la narration et son caractère autotélique théorisé par Mallarmé et formalisé par la suite par Jakobson et ses héritiers[24].

Que ce soit Pasolini, Epstein, Chomsky ou encore les défenseurs contemporains d’un cinéma de poésie aux « drames ténus[25] », chacun entretient l’idée que le scénario se présente comme un texte-récit dont les didascalies essentiellement narrativo-descriptives[26] s’opposent foncièrement à l’expression poétique du médium filmique.

Or, les scénarios d’Antonioni, qu’ils soient réalisés ou non, ne se limitent pas à structurer le récit du film décrit, mais en détaillent à l’inverse la mise en scène, une mise en scène inspirée par le rapport qu’il entretient avec les « lieux » ou les « ambiances » qui l’entourent. Pour lui, « [l]e scénario n’est jamais définitif […]. Ce sont des notes de mise en scène, rien de plus. Aucune indication technique […] en général, je repère les extérieurs avant d’écrire le scénario. Pour écrire, j’ai besoin d’avoir, bien claire, l’ambiance du film. Il peut arriver qu’un film me soit suggéré par une ambiance[27]. »

Considérant lui-même les textes de Ce bowling sur le Tibre comme des notes de mises en scène « écrites au fil de l’inspiration[28] » (loin du format préconisé de la continuité dialoguée), les descriptions qu’elles contiennent transmettent ainsi un lyrisme du lieu qui dépasse toute ambition narrative. Prenons par exemple « Chronique d’un amour insaisissable » (qui constitue le premier texte fondateur de Par-delà les nuages). Dès les premières phrases, Antonioni précise que « L’eau dans la vallée a une couleur de fer[29] ». Si ce détail sur la couleur de l’eau paraît inutile du point de vue du récit, le mot fer, ferro en italien, fait directement écho au lieu principal de la dramaturgie : Ferrare (par ailleurs ville d’enfance du réalisateur). Ce lien étymologique tisse ainsi un rapport poétique entre les mots qui matérialisent l’eau de la vallée en un miroir reflétant la ville-souvenir du cinéaste. C’est donc en renonçant à la forme stricte de la continuité dialoguée et au scénario comme texte essentiellement narratif qu’Antonioni déploie la confiance qu’il porte en la capacité du texte à transmettre, dès le processus de scénarisation, la poésie du film à créer.

Pour une scénarisation poétique du réel

À travers un chapitre publié dans le récent ouvrage Un cinéma en quête de poésie[30], Esther Hallé-Saito caractérise une part de la poésie du cinéma d’Antonioni à travers la notion du personnage paysage[31] originellement théorisée par Sandro Bernardi comme motif qui cherche moins à documenter le réel qu’à en restituer la mystérieuse complexité. En faisant du paysage un lieu vaste et opaque échappant à la dramaturgie, Antonioni parviendrait, selon elle, à transmettre au-delà de la représentativité un « horizon d’incertitude[32] », sacralisant dès lors l’angoissante autonomie d’une nature qui pleinement nous échappe. Prenons par exemple le premier épisode filmique de Par-delà les nuages, intitulé « Chronique d’un amour insaisissable », dont la séquence s’ouvre sur une des routes de Ferrare, alors parsemée de l’épais brouillard qui la caractérise[33]. Une femme entre dans le champ à vélo, lorsqu’un homme en voiture s’arrête pour lui demander son chemin. Après avoir échangé un regard où l’évidence du coup de foudre a eu le temps de s’immiscer, l’homme reprend la route et s’enfonce petit à petit dans la profondeur de champ, ne devenant ainsi qu’un détail du paysage qui disparaît dans l’épais brouillard. C’est également dans le brouillard que se clôt la dernière séquence de cet épisode ferrarais, dans laquelle l’homme quitte l’appartement de la femme pour la dernière fois et disparaît une nouvelle fois dans les profondeurs de la brume. Vidé de ses personnages, le plan de fin révèle en ce sens l’« horizon d’incertitude[34] » d’un paysage abandonné de toute action, aussi opaque qu’insaisissable. Ainsi, comme Pasolini le souligne dans son analyse sur le cinéma de poésie, « les personnages d’Antonioni entrent dans le cadre, le peuplent puis le quittent, laissant le spectateur face à un “pur tableau” n’existant plus que par “la substantielle et angoissante beauté autonome des choses” [35] ».

Cependant le motif du personnage paysage, symptomatique de la poésie antonionienne, n’est pas un procédé exclusivement filmique, puisqu’il naît déjà au sein des quatre textes qui composent Par-delà les nuages et semble alors s’inscrire dans une performativité scénaristique influençant la poésie du film même. Que ce soit par « le dialogue discret des peupliers » (« Chronique d’un amour insaisissable », p. 16) ou la présence angoissante de ces « deux immeubles qui se dressent obscurs et silencieux », brisant la lumière de Ferrare, brumeuse « comme un verre opaque » (« La jeune fille et le crime », p. 9), le paysage décrit est immédiatement personnifié et nous transmet déjà « cette chair du monde poétiquement habitée[36] ». C’est en ce sens que, dès l’écriture de « Chronique d’un amour insaisissable », Antonioni affirme vouloir transmettre non pas seulement la description littérale du brouillard de Ferrare, mais bien l’évocation qu’il provoque en lui, c’est-à-dire « une chronologie imaginaire où les événements d’une époque se mêleraient à ceux d’une autre époque[37] ». Que ce soit sous forme de « vapeurs exténuées » ou à travers son « opacité [qui] estompe le paysage[38] », les descriptions de « Chronique d’un amour insaisissable » métaphorisent ce détail du paysage ferrarais comme la réminiscence brumeuse du souvenir d’enfance et poétisent les phrases du film rêvé autant qu’elles font écho aux plans du film réalisé. Finalement, cette matière poétique scénaristique s’inscrit dans un devenir-film qui l’affranchit de ladite inutilité[39] de son homologue littéraire à travers l’entre-deux qui la caractérise : prémisse de la poésie filmique à venir, elle parsème également les phrases d’une « amplification décorative[40] » qui enrichit la valeur poétique du texte même et élargit ainsi les codes standards de l’écriture scénaristique. Autrement dit, pour Antonioni, il ne s’agit plus seulement de se fier à l’écriture scénaristique en l’utilisant à des fins économiques et pratiques, mais bien de confier une densité poétique à la mise en scène du film décrit, doublant ainsi la fonction prescriptive qui le caractérise d’une fonction évocatrice qui nourrit la description du film en devenir.

Pour une poésie scénaristique

Si le « médium […] a pour vocation, bien souvent, de disparaître et de s’effacer sous le message qu’il transmet[41] », le scénario apparaît également comme un texte de l’ombre, dont l’écriture se caractérise par son adresse continuelle au film à faire. À l’encontre de l’écrit littéraire qui se suffit à lui-même, ce texte se présente dès lors comme un objet de transition intermédiale entre le film-papier et le film-projeté. Là réside l’idée que la valeur propre à l’écriture scénaristique ne se définirait qu’à travers sa fiabilité technique : celle d’organiser et de prévoir la réalisation du futur film[42]. Or, sachant qu’une partie de la poésie des quatre textes d’Antonioni se retrouve au sein de Par-delà les nuages sans pour autant avoir joué un rôle pratique ou économique dans la réalisation du film, en quoi sa performativité réactualise-t-elle alors la notion de scénaricité ?

Si je me réfère ici à la notion de scénaricité théorisée par Pasolini dans son texte « Le scénario comme structure tendant vers une autre structure », c’est bien parce qu’elle permet de développer les modes de relation qui régissent l’esthétique singulière du scénario, sans chercher à cantonner ses caractéristiques médiales dans un rôle essentiellement économico-pratique. Premièrement, Pasolini ne considère pas le spectateur au centre de l’expérience esthétique de ce texte, mais bien son lecteur, qui se fait « aussitôt complice face aux caractéristiques […] immédiatement saisies de l’opération à laquelle il est convié[43] ». En d’autres termes, l’auteur de scénario exigerait de son destinataire une collaboration toute particulière, consistant à combler l’achèvement visuel qui n’est pas contenu dans le texte, mais auquel il fait référence. C’est donc à travers « l’allusion continuelle à une oeuvre cinématographique à faire[44] » que la scénaricité se définit, non pas sur la base de l’immanence du texte, mais bien sur celle de sa capacité à provoquer l’imaginaire cinématographique de son lecteur. La difficulté essentielle de l’écriture scénaristique résiderait donc dans la transposition nécessaire qu’il doit opérer entre les images infinies du réel (im-signes) et son expression limitée par la structure de la langue écrite[45]. Ainsi, pour Pasolini, l’intervention du scénariste serait d’abord linguistique, puis esthétique[46], puisqu’elle ne se résout pas seulement à décrire le devenir-film à travers le système de la langue parlée, mais tend à l’exprimer au sein d’un style déterminé (une « qualité expressive individuelle[47] ») qui complète la fonction performative de ce texte. Dès lors, il s’agit d’analyser la poésie des quatre textes d’Antonioni à travers la qualité expressive qui la définit, qualité qui se caractérise par son adresse continuelle au devenir-film — sans pour autant se limiter au format de la continuité dialoguée — et définit en ce sens une notion non encore apportée par les théories sur le sujet : la poésie scénaristique.

Du sensible perçu au sensible qui « doit être perçu »

Si l’on peut considérer que les quatre textes fondateurs de Par-delà les nuages s’inscrivent dans une certaine scénaricité, c’est bien parce que, contrairement à la prose de scénario qui vise à structurer le récit filmique, la matière poétique qui les compose s’emploie à prévoir le matériau esthétique à venir (image, son, montage) et opère de fait un dialogue formel entre le style de l’écriture scénaristique et celle du futur film. Par exemple, dans « La jeune fille et le crime » (qui constitue la deuxième histoire de Par-delà les nuages), de nombreuses descriptions scénaristiques ne servent pas seulement à décrire la lumière du film, mais indiquent également le chemin esthétique qu’elle devra suivre à l’écran : « Le premier rayon de soleil vint de la mer et se posa sur les chaises vers six heures. Et soudain tout devint clair comme devinrent clairs la mer, les maisons autour de la baie et le reste sous le soleil[48]. »

La figure de style exercée par la comparaison permet de métaphoriser la révélation mentale du personnage qui observe le paysage (dont la lumière s’éclaire au même rythme que l’énigme qu’il vient de résoudre), tout en apportant des précisions formelles sur l’esthétique filmique de la lumière (par le passage de l’ombre à la clarté). De la même façon, dans « Ne cherche pas à me revoir », les sons indiqués agissent comme des figures métaphoriques de la solitude du personnage au moment où celui-ci découvre que sa femme vient de le quitter : « Ce qui le frappe le plus, c’est le bruit de ses pas dans la maison à moitié vide, un écho à peine perceptible qui le suit partout. […] Plus tard, une sonnerie de téléphone retentit, presque agressive[49]. »

La personnification de la sonnerie du téléphone brise alors l’écho de sa solitude incarnée par ses propres « bruits de pas ». Dès lors, cette figure de style poétise la phrase sans obstruer l’intelligibilité de la réalisation à venir, puisqu’elle s’attarde à l’inverse sur l’interaction subtile des sons intradiégétiques qui composeront la bande-son de sa séquence filmique. D’ailleurs, cette description s’incarne parfaitement dans Par-delà les nuages, puisque pour mettre en scène cette séquence, aucun son extradiégétique ne s’est superposé à la bande sonore : seul s’entend le silence solitaire qui envahit la pièce, brutalement brisé par la sonnerie du téléphone qui provoque le sursaut du personnage désarçonné.

Néanmoins, si la poésie filmique d’Antonioni ne se limite pas à ce qui se manifeste à l’écran — puisque celle-ci se déploie tout autant dans l’invisible d’un hors-champ, dans le souffle d’un silence appuyé, dans cet « autre chose » qui invite non pas seulement à sentir (en termes de regard et d’écoute), mais à ressentir —, il en est de même pour celle de ses scénarios. Par exemple, dans « Ce corps de boue » (qui constitue cette fois la quatrième histoire qui compose Par-delà les nuages), nous pouvons lire une description particulièrement éclairante sur l’entreprise poétique des scénarios d’Antonioni :

Nuit de Noël. Une nuit pluvieuse et odorante. Odorante n’est pas un adjectif cinématographique, mais je suis convaincu que le cinéma peut réussir à donner aussi cette sensation. Ce jour-là, le soleil s’était couché derrière des nuages à l’air inoffensif apparus au loin. Il s’était mis à pleuvoir peu après, une pluie oblique, frappant les murs. On sentait une odeur de plâtre et d’asphalte mouillés[50].

C’est donc selon une « logique de la sensation » que ce cinéaste rend compte de la capacité du cinéma à éveiller les sens du spectateur. Si une séquence de film peut nous faire saliver autant que sursauter, si le réel projeté dépasse les limites de l’écran pour engager notre corps regardant, la dimension olfactive de cet art se manifeste déjà par l’expression de la poésie scénaristique. C’est en ce sens qu’Antonioni ne se retient pas de déroger à la règle de ce texte (qui est de contenir uniquement ce qui pourra être perçu à l’écran) en choisissant de décrire la sensation pure et immatérielle d’une odeur, pour ainsi transmettre, de l’écrit à l’écran, son pouvoir d’évocation poétique. On peut ainsi lire, à la page 103 de ce même texte : « Un léger bruit d’eau sort du magasin, provenant sans doute d’une fontaine, qui se mêle à l’odeur des feuilles et des tiges mouillées sur le point de pourrir. Cela sent la mort là-dedans. [Il] rapproche son visage de la vitrine et a l’impression de regarder à travers la vitre d’un cercueil. »

En superposant l’imaginaire de la mort à la description sensorielle de l’odeur (provoquée par l’humidité de la végétation), le cinéaste fait de ce nuage invisible un élément poétique à part entière qui part de l’imaginaire du scénariste pour atteindre le corps et le coeur du lecteur-spectateur. La didascalie poétique olfactive densifie ainsi le rôle du scénario : elle s’attarde sur l’abstraction d’une présence invisible — présence qu’elle rend sensible par son évocation poétique — elle évoque à travers la description d’une tige mouillée évoque autant l’odeur de la pourriture qu’elle provoque l’effroi de la mort. Allant au-delà des évidences visuelles du réel pour exprimer la densité poétique de l’intangible cinématographique, la plume d’Antonioni développe la capacité du texte de scénario à transmettre non seulement la dimension sensible du film — au sens d’un sensible « perçu par les sens » (l’ouïe, la vue) —, mais également celle d’un sensible qui « doit être perçu ». On pourrait alors considérer la poésie scénaristique comme une écriture « hypersensible » dans le sens contemporain que lui attribue Grossman : « L’hypersensibilité doit se concevoir comme un outil d’analyse, un instrument de connaissance fine au service d’un mode de pensée subtil, aussi fragile qu’endurant, permettant d’inventer d’autres modalités créatrices[51]. »

Dès lors, il s’agit de comprendre de quelles façons cette scénarisation élargie — qui prend le risque de contredire les codes normés de son écriture, et donc celui de ne pas être acceptée par les producteurs de l’industrie cinématographique — ne peut se faire sans une certaine confiance en la capacité du scénario à non seulement prévoir le matériau esthétique du film, mais également à en sous-entendre la portée poétique. C’est donc sans surprise que le cinéaste italien avoue dans ses Écrits : « Trouver des producteurs qui me permettent de tourner des films que j’avais envie et besoin de faire a toujours été, pour moi, un problème[52] », et qu’il évoque dans « Chronique d’un amour insaisissable », non sans une certaine ironie :

J’aurais aimé approfondir ce thème, mais mes producteurs d’alors n’étaient pas du même avis. Eux préféraient les jeunes bourgeois qui jouaient au tennis, ou parcouraient la ville dans des chasses au trésor compliquées, ou sillonnaient le Pô avec des bateaux à moteur et passaient des week-ends aussi érotiques qu’exotiques sur l’Isola Bianca, au milieu du fleuve, sur le Pontelagoscuro. À cet endroit, le courant s’entrouvre et l’île se dresse, fragment de jungle au milieu d’une Amazonie à notre mesure[53].

Ainsi, en prenant le risque de démesurer son écriture scénaristique quitte à ce que celle-ci ne puisse jamais exister à l’état de film, Antonioni crée à travers sa poésie un lien de confiance dual avec le scénario, d’une part (en confiant à l’écriture une habitation poétique du réel filmique décrit), et avec le médium filmique, d’autre part (en comptant sur sa capacité à incarner sensiblement la qualité poétique de ses didascalies). Par son adresse aux différents paramètres qui forment le potentiel artistique du film en question, la poésie scénaristique d’Antonioni ne place plus ce texte dans une situation de dépendance (et donc de vulnérabilité) par rapport au film à réaliser. Elle affirme plutôt l’hybridité singulière qui la caractérise : aussi utile que sensible, aussi audiovisuelle que non filmique, pas plus littéraire que cinématographique. Dès lors, cette poésie parvient à rompre avec le statut hiérarchique qui oppose le scénario-objet au film-oeuvre autant qu’elle présente ce texte non plus comme une écriture préalable à la réalisation matérielle du film, mais bien comme le messager du film rêvé.

Poésie scénaristique et coréalisation, ou l’impossible transsémiotisation

La poésie scénaristique engage deux formes de réception pour le lecteur / réalisateur qui souhaite l’incarner à l’écran. La première s’avère esthétique (réaliser l’expression formelle décrite), tandis que la seconde demande une réception sensible (transmettre l’intention poétique non visible à l’écran). De ce fait, réaliser la poéticité des scénarios (c’est-à-dire l’expression stylistique de l’élément décrit) ne suffit pas pour transmettre l’intention poétique contenue dans la description. Ainsi, la relation qui unit le poète-scénariste d’un réalisateur autre que lui-même doit dépasser la simple coopération professionnelle (qui implique un lien de fiabilité reposant sur des paramètres rationnels comme la compétence technique) et être régie par un lien de confiance qui implique à l’inverse des paramètres non rationnels (tels que les affects et les émotions). Par exemple, lors d’une journée désespérément « radieuse », Wenders est chargé de tourner un plan « dans le brouillard » pour permettre de faire le « raccord lumière avec l’atmosphère laiteuse du dernier plan de Michelangelo[54] ». La vivacité de ce soleil oblige donc l’équipe de tournage à « fabriquer de la brume » grâce à « une machine à brouillard[55] » capable d’imiter l’effet décrit par le texte d’Antonioni. Néanmoins, dans son journal de bord, Wenders qualifie ce brouillard de simple « élément descriptif[56] » filmique, échappant alors pleinement la signification poétique qu’Antonioni lui attribue (c’est-à-dire la métaphore du souvenir d’enfance). Il n’est donc pas surprenant qu’à la sortie du film, de nombreux critiques soulèvent leur déception face à certaines séquences tournées par Wenders, comme Philippe Mather et André Lavoie, qui affirment que « certaines de ces images […] ressemblent presque à un pastiche des vieux films d’Antonioni » et qu’il « en résulte non seulement le sentiment presque scolaire de l’éloignement esthétique, mais aussi un certain anachronisme, pour ne pas dire un maniérisme[57] ».

Même Antonioni, lors du montage final, en vient à demander à Wenders d’éliminer toutes les séquences qu’il tourna à Ferrare : « Lorsque je jette un coup d’oeil interrogatif à Michelangelo, il me regarde avec tristesse en se désignant. “Ferrara”. Donc, il ne souhaite pas que sa ville apparaisse dans ma partie. C’est ainsi que je le comprends. C’est son territoire à lui. “Vas-tu enfin comprendre que c’est mon histoire, mon film[58] !” »

Ainsi, la réalisation de Par-delà les nuages place d’emblée le coréalisateur dans une situation inconfortable, puisque celui-ci ne doit pas seulement apporter un soutien technique fiable à la réalisation de l’expression formelle de la poésie scénaristique d’Antonioni, mais également prétendre être capable de comprendre et de maîtriser le contenu de son langage poétique sans en briser l’authenticité. De la même façon que pour la mise en scène théâtrale, où « aucun metteur en scène n’a osé inscrire sa contribution à l’interprétation dans le texte de l’auteur », et que c’est bien « toujours l’auteur seul qui nous parle, même s’il est prononcé par des milliers de langues[59] », la part de réalisation exécutée par Wenders ne doit pas faire entendre sa voix au mépris du mutisme d’Antonioni, mais faire résonner le langage poétique de celui-ci dans toute sa fidélité. C’est donc cette perspective qui pousse Antonioni, dès le début du projet, à surveiller tous les faits et gestes de son « réalisateur de secours » (notamment lorsque celui-ci communique avec les acteurs), étant alors « incapable, à quelque moment que ce soit, de (lui) faire confiance[60] ». Dès lors, la juste transsémiotisation des quatre textes fondateurs de Par-delà les nuages implique que Wim Wenders répare le lien de confiance défaillant qui le sépare d’Antonioni pour enfin se raccorder à son rêve de film et en permettre la fidèle existence.

II) La transcription scénaristique de la poésie antonionienne : pour un soin de la lecture

« Lire avec soin[61] » : un lien par le rêve commun

Dès les premiers mots de son scénario « Chronique d’un amour insaisissable », Antonioni rappelle la possibilité qu’a le scénariste d’« inventer une par une toutes ces minutes, tous ces gestes, tous ces mots, la couleur des murs et des arbres dehors, la brique des façades de la maison d’en face[62] ». Si, comme l’affirme Isabelle Raynauld, « le scénario est une proposition d’un monde possible, non un texte de loi[63] », l’écriture scénaristique forme l’archive d’un film idéal où tout est encore réalisable, un film encore préservé des aléas prosaïques de la réalité. Dès lors, le passage du film imaginé au film imagé apporte souvent des frustrations au scénariste-metteur en scène qui se confronte aux contrariétés techniques (souvent imprévisibles) du tournage. Ainsi, l’adaptation des quatre scénarios d’Antonioni par Wim Wenders et Tonino Guerra en scénario de tournage s’avère délicate, puisqu’elle doit adapter ces textes aux configurations techniques de l’organisation filmique tout en préservant l’intention poétique contenue dans leurs descriptions. Dès lors, il s’agit de lire « avec soin », c’est-à-dire de ne pas soumettre sa lecture à un « regard investigateur », mais bien d’essayer « de rêver à de nouveaux possibles en s’y impliquant comme avec un ami[64] ». Pour ce faire, Wenders s’adonne non pas à une lecture technique (dans le but seul d’adapter le scénario aux conditions du tournage), mais à une réception sensible qui réfléchit « bien plus avec le coeur ou avec le ventre qu’avec la tête[65] ». À la manière du compositeur-interprète Salvatore Sciarrino (lorsqu’il écrit sa transcription pour orchestre de l’oeuvre musicale Giovanna d’Arco (Gioachino Rossini, 1832), il s’agit de créer « un acte d’amour et de connaissance qui, au prix d’infinis ajustements, dissimule le plus possible ses propres apparences et formules à l’intérieur de l’autre, en poursuivant une image jamais vue, telle que l’autre l’imagine[66] ». C’est donc par cette lecture bienveillante, horizontale et sans prétention, qui pousse à la recherche plutôt qu’à l’évitement, à la volonté de compréhension plutôt qu’à l’acte de jugement, que le coréalisateur peut permettre l’émergence d’un nouveau lien de confiance. Et si, pour Pasolini, c’est bien la dimension onirique du cinéma qui forme sa « langue de poésie » en tant qu’elle aurait « le pouvoir de donner corps au rêve[67] », le soin apporté par Wenders et Guerra doit passer par la préservation authentique de la poésie scénaristique d’Antonioni au sein du scénario de tournage, et permettre alors à l’imaginaire du film qui y est contenu d’un peu plus se concrétiser. C’est ainsi que, dès le début du projet, Wenders décide de s’accorder à l’imaginaire poétique d’Antonioni en s’engageant alors à « rêver le film ensemble jusqu’au bout, sans mauvais réveil[68] ».

La transcription scénaristique à l’oeuvre : peut-on paramétrer la fusion artistique ?

Le 15 novembre 1994, Wim Wenders écrit dans son journal de bord : « Je dois apprendre à être invisible, en sorte de ne plus voir ce que je m’imagine et ce que je veux voir, mais, au contraire, d’évoluer à l’intérieur de la vision de Michelangelo et de faire des propositions, de suggérer des possibilités d’amélioration, à l’intérieur de celle-ci, ou plutôt de partir de celle-ci[69]. »

Penser « à la place de », « décentrer » sa démarche créative… L’opération de désubjectivation à laquelle souhaite se livrer Wenders nécessite d’abord de comprendre la « vision » propre à Antonioni, pour enfin plonger « à l’intérieur de celle-ci », et donc fusionner avec elle. Or, si pour Gadamer il n’existe pas de « compréhension » sans que « l’horizon de l’un se fusionne avec l’horizon de l’autre », c’est également cette fusion qui forme « le critère d’une interprétation juste » en tant « qu’elle ne se fait pas remarquer comme telle, tant elle se fusionne avec la chose elle-même[70] ». Ainsi, plutôt que de réécrire les quatre scénarios d’Antonioni pour en faire une version de prétournage, Wenders doit davantage procéder à leur transcription (du latin trans-scribere : « écrire au-delà », « à travers »). En effet, en musique, la transcription s’oppose à l’« arrangement », qui consiste à écrire « pour l’instrument », alors que celle-ci permet d’« écrire à travers[71] » lui. La transcription apparaît dès lors comme un médium — et non une écriture en soi — qui pousse Wenders à développer la poésie scénaristique d’Antonioni « au-delà » de son support initial et à en transcrire l’authenticité en toute fidélité.

Par exemple, dans la version française du scénario de Par-delà les nuages (préservé à la Cinémathèque française) exclusivement écrite par Wenders, ce dernier transcrit la didascalie poétique (« le vert des peupliers qui entre par la fenêtre et apporte une odeur d’humidité ») de « Chronique d’un amour insaisissable » en « un feuillage » qui « entre par la fenêtre et apporte une odeur de fraîcheur[72] ». Dès lors, en préservant « l’odeur » des arbres — élément olfactif exclu des règles normées de l’écriture scénaristique —, Wenders ne trahit pas la portée poétique du scénario d’Antonioni, mais s’attache seulement à concrétiser son devenir filmique à travers des indications précisant la réalisation à venir. Il parvient alors à s’ouvrir au « champ des perceptions et sensations » de la poésie antonionienne et permet de faire émerger de sa transcription scénaristique un « devenir subtil » comme « une perception par-delà la forme grossière des choses[73] ». Wenders s’accorde ainsi à la « vision » de l’écriture scénaristique d’Antonioni en tant qu’il ne se limite pas à décrire « la forme » de ce qui devra être représenté en termes sonores et visuels, mais invite également à transmettre ce qui devra être ressenti par le spectateur. De la même façon, celui-ci transcrit le « paysage impatient » du scénario de « La jeune fille et le crime » en précisant certaines indications techniques utiles à la réalisation, tout en préservant la poésie scénaristique incarnée par la personnification : « Cadre : C’est une petite ville située au pied d’une montagne très verte qui fait un demi-cercle autour d’une baie minuscule pleine de bateaux blancs. La boutique est sur le côté gauche quand on regarde la mer. Dans l’embrasure de la porte, on voit les mâts des bateaux osciller avec impatience[74]. »

Ainsi, le manuscrit scénaristique de Par-delà les nuages présente une transcription « nuancée », à travers cette écriture discrète et sans rupture dont l’attention « aux infimes reflets du visible[75] » forme la délicatesse bienveillante et le tact qui caractérisent la coréalisation wendersienne. Pourtant, si cette transcription se présente comme un médium fiable pour Antonioni (puisqu’il l’utilisera sans protester comme support lors du tournage), en quoi cette fiabilité s’avère-t-elle insuffisante pour permettre son incarnation à l’écran et implique-t-elle en cela des dispositifs de mise en confiance particuliers ?

III) Lien et réparation : la confidence d’un tiers discret

Agir tel un « ange invisible »

Le vingt-cinquième jour du tournage de Par-delà les nuages est « un jour de crise » où le désaccord règne. Face à Antonioni qui refuse de filmer un « plan de sécurité » nécessaire aux yeux de l’équipe, sa première assistante, Enrica, annonce à voix haute : « Wim will direct this one… ». Pris de court, Wenders remplace Antonioni dans un « profond malaise ». Les jours suivants, le cinéaste italien se montre « aussi peu communicatif que possible[76] », refusant tout partage au risque qu’on lui retire — une nouvelle fois — la direction de son film. À l’inverse de la transcription scénaristique qui passe par une médiation humaine indirecte, le tournage de Par-delà les nuages implique alors une confrontation relationnelle relevant de la rivalité, ce qui amène Wenders à remettre en question le sens même de cette coréalisation[77]. Néanmoins, si nous nous fions à ce qu’il écrit dans son journal de bord, ce dernier parviendrait à jouer de son hypersensibilité en suivant la logique du « devenir[78] », renversant ainsi le déséquilibre inhérent à sa relation avec Antonioni. Ce serait alors par une opération de « désubjectivation profonde qui permet de ressentir[79] » que Wenders tenterait de briser le rapport de « filiation » (et donc de hiérarchie) qui les unit pour envisager l’« alliance » possible : « Avoir, dans pareille situation, un autre réalisateur à ses côtés qui peut se déplacer et parler sans problème, et qui en plus sait le français… Je ne sais vraiment pas à quel point, moi, je me sentirais menacé, blessé, énervé, importuné si j’étais à sa place[80]. »

Pour lui, il ne s’agit donc plus de repasser « derrière le travail d’Antonioni, mais d’agir tel un ange invisible » c’est-à-dire de commencer à travailler de « manière souterraine » en partant directement de sa vision singulière : « Surtout je dois apprendre à garder pour moi les idées relatives à la manière dont je résoudrais ou dirigerais ceci ou cela, car, dans notre situation, ces idées-là se révèlent improductives[81]. » Ainsi, en soutenant systématiquement la direction cinématographique d’Antonioni malgré leurs divergences esthétiques, Wenders fait le choix de lui faire pleinement confiance. Ce choix implique alors une mise en retrait nécessaire de sa part qui fait écho à « l’expérience de la discrétion » telle que Pierre Zaoui la définit : « La discrétion, quels que soient les objets, le sens, les lieux et les temps auxquels elle s’applique, ne consiste-t-elle pas originellement à restreindre ses manifestations pour laisser une place à l’autre ou au monde[82] ? »

Par son invitation à sortir du « jeu de projections et d’introjections perpétuelles qui nous lient ordinairement à autrui […] : on aimerait qu’il soit comme nous, soit être comme lui[83] », la discrétion apparaît aux yeux de Wenders comme un moyen d’atténuer l’opposition qui régit sa relation avec Antonioni. Par sa mise en retrait, « le réalisateur de secours » cherche en fait à faire preuve de « tact » et ainsi à réunir (du moins en apparence) « les conditions de confiance ou de sécurité ontologique dans lesquelles des tensions primaires peuvent se canaliser et se contrôler[84] ». C’est donc en tant que tiers-médiateur que Wenders se considère dans son journal de bord, plutôt que de se présenter comme second réalisateur[85] (tel que le contrat de production le définit), afin de parvenir à apaiser l’insécurité dans laquelle se trouve Antonioni, instaurée d’emblée par la méfiance de ses producteurs. Par exemple, lorsque ces derniers s’inquiètent à cause des « changements de dernière minute » entrepris par Antonioni (qui préfère finalement tourner en pleine campagne plutôt que sous les arcades de la ville), Wenders leur confirme « qu’à la place de Michelangelo, [il] aurait certainement fait la même chose ». Or, ce soir-là, il confie dans son journal : « Michelangelo est particulièrement de bonne humeur […]. J’ai quasiment l’impression qu’il m’a mieux accepté et qu’il voit de plus en plus en moi un allié et non pas, comme parfois au début, un concurrent. Je lui ai encore une fois dit clairement aujourd’hui qu’il pouvait […] être assuré que je défendais ses intérêts et non ceux de la production[86]. »

C’est donc en tant que tiers-médiateur[87] discret que Wenders souhaite éloigner les dangers d’une forme de coréalisation « équitable » entre lui et Antonioni, qui amèneraient alors à dissiper l’identité cinématographique antonionienne, voire à oublier que c’est bien « le film de Michelangelo qu’[ils] tournent et non le [sien][88] ».

Transmettre la confiance : pour une performativité créatrice menant du texte au film

Néanmoins, la discrétion wendersienne n’est-elle pas la preuve d’une impossible coréalisation ? Son retrait a-t-il été suffisant pour faire émerger un lien de confiance permettant à Antonioni de lui accorder enfin une place significative dans la réalisation de Par-delà les nuages ? Pour mener à bien cette étude, nous choisissons de faire confiance au journal de bord de Wenders — puisqu’elle est la seule archive qui montre l’évolution relationnelle du tournage entre les deux réalisateurs —, tout en veillant à protéger le silence d’Antonioni sans chercher à le combler par la parole d’un autre. Nous nous appuierons également sur le témoignage de Tonino Guerra — ami du cinéaste italien depuis ses premiers films et scénariste présent lors du tournage de Par-delà les nuages — pour ainsi éclairer les dires du coréalisateur à travers un point de vue tiers.

Au début du mois de juin 1995, Antonioni est chargé du montage de ses parties de film, tandis que Wenders est responsable du montage de son histoire-cadre. Lors du visionnage de la version tournée par Wenders, Antonioni ne manifeste aucune réaction. Une semaine plus tard, ce dernier propose une nouvelle version à Wenders dans laquelle il raccourcit « plus de la moitié » de sa partie : « Michelangelo m’avait clairement parlé à travers sa version, me disant : “Laisse ce film être le mien ! Mes histoires n’ont pas besoin de cadre, elles se suffisent à elles-mêmes.” Ce qu’il n’avait jamais pu dire avec des mots était écrit là, sous la forme de son montage[89]. »

« C’est un autre film qui naît ainsi, peut-être meilleur[90] », conclut Wenders; un film dont le montage révèle l’échec d’une réalisation à « deux ». Pourtant, son aide fut fondamentale à l’aboutissement de ce projet filmique, selon Tonino Guerra : « Il faut être très reconnaissant à Wim Wenders : son amitié, à la fois modeste et profonde, a été un soutien fondamental pour cette nouvelle — et a priori impensable — aventure cinématographique d’Antonioni[91] .»

En effet, par sa mise en retrait — de plus en plus marquée —, Wenders semble transmettre sa confiance en Antonioni et parvient ainsi à renverser la méfiance qu’il manifestait envers son équipe (de tournage et de production) : « Michelangelo, aujourd’hui, n’a plus rien de comparable avec l’homme du début du tournage en octobre », allant jusqu’à retrouver — d’après Tonino Guerra — son « assurance des premiers films[92] ». Wenders se souvient alors du dernier jour de tournage d’Antonioni (le 20 février 1995), jour où il devait réaliser la troisième histoire de Par-delà les nuages, intitulée « Ne cherche pas à me revoir » : « [Ce jour-là,] je ne viens sur le plateau que lorsque la lumière est installée et qu’on commence les répétitions. Ce n’est qu’ainsi que je parviens à comprendre le “principe de la boîte à constructionˮ de la scène : à présent, une pierre est posée après l’autre[93]. » Cet observateur de l’ombre se donne ainsi le temps de comprendre ce qui « doit être perçu » (le rapport d’Antonioni au lieu, la façon dont il l’approche, le geste juste qu’il souhaitera dresser entre son texte poétique et la séquence qui l’incarne…), en même temps qu’il offre à Antonioni un instant d’assurance — instant solitaire nécessaire pour « donner corps » à son « rêve » : « Michelangelo […] a l’air métamorphosé, très calme, très sûr de lui, souverain. Il tourne également d’une tout autre manière : chaque plan est filmé jusqu’à l’endroit où il est sûr de couper; là, il arrête tout et prépare le plan suivant. Les choses avancent ainsi, pas à pas[94]. » Et si Pierre Zaoui remarque qu’il « n’y a pas de création, entendue en son sens plein, à jamais énigmatique mais parlant, sans expérience de la discrétion, de la contraction, du retrait[95] », la discrétion wendersienne — en permettant à Antonioni de gagner confiance en lui — n’appelle donc pas à la passivité créative, mais réveille au contraire la possibilité d’une créativité collaborative.

D’une part, si « sans confiance en soi rien n’est possible[96] », c’est bien à travers celle-ci que, ce jour-là, Antonioni réussit à incarner avec justesse la poésie des descriptions de « Ne cherche pas à me revoir ». Du point de vue de la bande-son, par exemple, la séquence contraste avec le reste du film, bien plus musical, et transmet ainsi le silence métaphorique de la description du texte d’origine. Ainsi, l’absence d’ajout de sons extradiégétiques transmet « le bruit des pas du [personnage] dans la maison à moitié vide, un écho à peine perceptible qui le suit partout[97] ». De plus, l’utilisation de plans larges crée un effet de vide qui entoure le personnage au lieu de transmettre cette solitude à travers l’expression d’un visage en gros plan. Antonioni laisse le temps au spectateur de ressentir la durée à travers une épure du drame et de l’action au profit de l’expression du désoeuvrement vécu. Pendant plus d’une minute trente, l’homme déambule dans son appartement, observe lentement l’absence de chacun des meubles, et ainsi le « récit s’abolit au profit d’une “action pure” […] à l’oeuvre dans la description minutieuse des gestes[98] ». Dès lors, sous le vide du silence, le large cadrage utilisé et l’épure d’une « action pure », Antonioni nous fait entendre « tous les bruits d’avant [qui] sont partis comme sa femme, comme le camion avec une partie des meubles. Les bruits [qui] sont partis et le silence [qui] est arrivé[99] ». Ensuite, le personnage (toujours en plan large) répond à l’appel de sa femme Marta qui vient de le quitter. Soudainement, un rayon de soleil apparaît et traverse la vitre, apportant une lumière qui contredit immédiatement la pluie qui frappe la fenêtre. Sous cet éclairage paradoxal se déploie ainsi « l’averse de soleil[100] » contenue dans la description scénaristique du texte d’origine. Enfin, cette figure oxymorique se poursuit à travers un contre-champ qui place le spectateur de l’autre côté de la vitre face au regard du personnage fixant la ville en hors champ. Là, les bruits du dehors et de la pluie augmentent, contrastant cruellement avec le silence qui entoure le personnage. Repoussée hors du cadre, la ville échappe ainsi à la représentation et apparaît comme une présence de vie inaccessible, incarnant dès lors « le sentiment d’impuissance [du personnage] et de l’écroulement de son monde[101] » décrit dans le texte d’origine.

Finalement, dans la poésie filmique de cette séquence, c’est toute la confiance d’un réalisateur qui se manifeste à travers le regard discret de celui qui la lui a transmise; une poésie qui appelle à regarder au-delà de la forme fixe du résultat filmique, à observer par-delà la perception pure de l’objet représenté (pour chercher, au contraire, « ce qui doit être perçu[102] »). D’autre part, si « la confiance en soi relève de la capacité à créer des liens[103] », ce n’est que lorsque celle-ci advient qu’Antonioni accepte de se rendre vulnérable et permet alors à la collaboration artistique d’advenir :

Le soir, en passant en revue la journée, je suis frappé par les moments où Michelangelo a eu les larmes aux yeux. Quand un cadrage est tel qu’il l’avait voulu, ou bien quand, après un malentendu, il a enfin été compris, il est touché. Déjà, pendant la préparation, ses yeux humides étaient souvent le meilleur indice pour savoir si nous étions sur la bonne voie. Voir cet homme fier et « aristocratique », qui de toute sa vie n’a certainement pas laissé apparaître ses faiblesses, à présent si sensible et parfois si douloureux, c’est pour nous tous une expérience qui remet en question notre propre « dureté »[104].

Pour Wenders, les larmes d’Antonioni révèlent ainsi que ce jour-ci, ce dernier « a été enfin compris », signe d’une fusion artistique réussie. Et c’est par cette manifestation physique de l’émotion — brèche permettant la communication — que Wenders cherche à valider la justesse de sa propre interprétation filmique et finalement à justifier, aux yeux de son lecteur, sa place de coréalisateur : « Je suis aussi soulagé que mes propositions, comme les gros plans additionnels, s’intègrent bien et ne s’écartent pas du reste. Au contraire, Michelangelo était visiblement ému lors des plans rapprochés dans la boutique. À la fin de la projection, il a de nouveau les larmes aux yeux. Tutto bene[105]. »

Enfin, à la fin de la journée, lorsqu’il est temps pour Michelangelo de quitter l’équipe, Wenders remarque que celui-ci est « visiblement ému » et qu’il « laisse une [nouvelle fois] échapper quelques larmes[106] ». Sont-elles des larmes de satisfaction ? de désarroi ? de l’ineffable nostalgie d’une carrière dès lors finie ? Jamais l’écrit d’un autre ne pourra nous le dire. Mais si, pour Antonioni, « faire un film, c’est vivre », Par-delà les nuages impliqua effectivement un vivre-ensemble, un « nuage de socialité[107] » qui put discrètement s’établir à travers le jeu sensible des différences.

Conclusion

Lors de sa sortie en salle, Par-delà les nuages eut un retour critique assez médiocre, malgré qu’on lui reconnût une certaine « poésie du vide[108] » ou les qualités d’un film-poème, tel que l’affirme Christiane Lahaie : « Antonioni, aidé de Wim Wenders et de Tonino Guerra, nous livre Par-delà les nuages, un film-poème dont les strophes se répondent les unes aux autres, comme autant de chants sur l’amour, la solitude et… l’espoir[109]. » Un des reproches majeurs qui furent énoncés concernait la transition assez grossière entre les parties réalisées par Antonioni et celles tournées par Wenders. Si Antonioni put compter sur Wenders pour ne pas réécrire, mais bien transcrire ses quatre textes scénaristiques en un scénario de prétournage capable de préserver fidèlement la poésie de leurs descriptions, l’étape de sa transsémiotisation en film — ne passant plus par la médiation froide de l’écrit, mais par une confrontation relationnelle humaine directe — impliqua alors de nouveaux paramètres de mise en confiance. Pour combler la méfiance d’un ego affecté, il ne s’agissait pas pour Wenders d’affirmer son savoir technique aux yeux d’Antonioni, mais bien de se présenter en tiers discret et hypersensible, pleinement confiant et ouvert à la création de cette poésie, un tiers-médiateur permettant la transformation des mots scénarisés en images et en sons capturés. Cette oeuvre apparaît alors comme une invitation non plus à regarder la forme fixe de son contenu audiovisuel, mais bien à traverser les différents supports médiatiques qui la composent. Ainsi, ce n’est qu’à cette condition que nous ressentirons — par-delà sons et images — la vibration de sa poésie. Enfin, si les spectateurs voient davantage ce film comme étant celui d’Antonioni plutôt que le fruit d’une collaboration effective, Wenders parvient néanmoins, à travers « la médiation chaude, intime et généreuse[110] » de son journal de bord, à réaffirmer le lien singulier qu’il entretient avec cette oeuvre en plus d’élargir le tissu médiatique qui la forme. La poésie cinématographique de Par-delà les nuages naît alors de l’interrelation des différents médiums (humains et non humains) qui la composent, permettant ce juste équilibre entre fusion et discrétion, technicité et sensibilité, ou encore bienveillance et abandon.