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Apprendre à s’accueillir soi-même dans l’espace-temps du film, choisir une manière de se présenter, habiter le plan ou la séquence et s’y tenir dignement et pudiquement, telle pourrait être une des modalités éthiques — au sens étymologique d’ethos, c’est-à-dire « manière d’être » — les plus remarquables des créations du Wapikoni Mobile. Un visionnement soutenu de celles-ci, depuis plusieurs années, à partir de la plateforme wapikoni.ca[1], nous a amenée à identifier un geste omniprésent : celui d’un (se) confier, geste qui engage deux dimensions essentielles : celle d’une civilité (« je me présente à vous »), et celle d’une habitabilité (« voici d’où je vous parle »). Car pour la plupart des apprenti·e·s vidéastes, il ne s’agit pas seulement d’apprendre les rudiments de l’image, mais à y entrer; à y pratiquer une forme « d’hospitalité de soi à soi[2] ».

Nous conjuguerons l’action d’un se confier en deux sens, fortement noués l’un à l’autre. Tout d’abord, à celui qui consiste à faire des confidences, renvoyant la plupart du temps à ce « dire difficile[3] » qu’est la confidence. Le deuxième sens, qui n’est pas second en importance comme on le verra, se rapporte à la question de la fiabilité du médium ici en jeu, et à l’idée que l’on peut s’en remettre à lui pour entrer en confidence. Si dans le premier sens, la confidence fait appel à des ressources linguistiques, dans le deuxième, le se confier au médium élargit la gamme des possibilités langagières de la confidence en mobilisant les ressources de la technique audio-visuelle, envisagées ici comme promesses.

On mettra d’abord en évidence le fait que les contenus et les formes que prennent les vidéos s’élaborent dans la dépendance d’actions médiales multiples, à la fois relationnelles et techniques. Nous porterons ensuite notre attention sur deux ressources de la technique audio-visuelle auxquelles s’en remettent les apprenti·e·s vidéastes : celle d’un partage de la responsabilité énonciative et celle d’une écoute intensifiée. Pourquoi ces deux promesses sont-elles si importantes pour les jeunes Autochtones qui s’initient à la médiation audio-visuelle, et comment peuvent-elles advenir — et être tenues — par ses soins, c’est à quoi nous tenterons de répondre. Plus généralement, notre parcours analytique cherchera à faire ressortir comment chaque création met de l’avant une modalité perceptive particulière, une perception proprement audio-visuelle, toujours potentiellement réparatrice ou libératrice, consolante ou réjouissante. La méthode adoptée est celle d’une vision rapprochée des films, attentive à la manière dont se met en place un dispositif d’accueil favorable à la confidence. Par des parcours descriptifs à l’intérieur de chacun des films choisis, c’est la recherche d’une intimité avec le corps des films qui nous aura guidée[4].

D’une bienveillance à la fois relationnelle et technique

Dans le projet du Wapikoni, la création audio-visuelle n’est pas séparable de tout le processus en amont (initiation et mentorat), comme de celui, en aval, relié à la diffusion auprès de publics divers. Autrement dit, à toutes les étapes des interactions s’engagent au sein de cette démarche collaborative, qui sont autant de médialités nouant le relationnel et la technique.

« Il faut rappeler que le Wapikoni est d’abord un projet de médiation, écrit Manon Barbeau. Les films réalisés par les participants deviennent autant de ponts jetés vers l’Autre, un lien qui réduit l’isolement, la détresse qui en résulte et qui conduit parfois au suicide[5]. » On pourrait parler d’une disposition à la bienveillance inhérente au mode de fonctionnement du projet par laquelle la confiance peut s’instaurer et la persévérance être accompagnée et « bien veillée[6] ». Du point de vue relationnel, une équipe entoure les apprenti·e·s vidéastes tout au long de leur formation : deux cinéastes accompagnateur·trice·s (qui s’occupent de la formation audio-visuelle proprement dite); un·e coordonnateur·trice autochtone local·e (chargé·e d’identifier les participant·e·s potentiel·le·s et de faciliter le déroulement de l’escale); et enfin, un·e intervenant·e jeunesse. Du point de vue matériel, c’est la fameuse caravane comme lieu de rassemblement, un studio tout équipé. Son escale dans la réserve s’étend sur cinq semaines et se termine par la diffusion des vidéos à laquelle toute la communauté est conviée.

Le dispositif aménagé par le Wapikoni permet ainsi une socialité aux multiples ramifications, et où peuvent venir prendre place diverses actions ou souhaits comme ceux de se guérir, se parler entre générations ou, encore, transformer les perceptions des allochtones[7]. S’agissant de l’action d’un se confier qui nous occupe ici, outre son statut transversal à plusieurs fonctions de médiation à l’oeuvre dans les créations, on voudrait l’ancrer à l’intérieur d’un geste plus ample, à la fois poïétique et éthique : celui d’une autohospitalité. Le petit film à faire est le moyen de poser la question « de l’acceptation de soi, de permettre d’avoir pour soi de l’égard[8]. »

Pour comprendre cet enjeu relié à la question d’une estime de soi et à celle du peuple auquel on appartient, il ne faut pas perdre de vue le contexte (post)colonial qui est celui de notre corpus. L’espace ne nous permettant pas de développer ce dernier[9], retenons-en néanmoins une donnée essentielle : cette incertitude persistante, chez les Autochtones, quant à la perception majoritaire allochtone à leur égard, au jugement culturel dévalorisant encore trop souvent entaché de préjugés et qu’entretient une ignorance sur les conditions de vie qui sont les leurs en ce pays.

Le rôle d’une confidente ?

L’établissement d’un lien de confiance, pour un projet comme le Wapikoni Mobile, est primordial. On peut facilement concevoir que l’invitation faite à des jeunes adolescent·e·s des réserves à dévoiler une part de leur vécu, de s’exposer à la caméra, ne va pas de soi. Il ne faut pas perdre de vue que nous sommes en présence, dans un grand nombre des créations du Wapikoni Mobile, d’une démarche documentaire où des affects souvent précaires, et surtout, réels, sont en jeu : fragilité, vulnérabilité, émotivité. Ces états d’âme destinés à être diffusés sont toujours potentiellement menaçants pour la face positive de celui ou celle qui se dévoile, surtout dans un contexte (post)colonial marqué, à juste titre, par la méfiance. On touche ici au poids de la diffusion et à ses phénomènes de réception. La diffusion auprès de certains publics peut toujours être une expérience périlleuse et éprouvante pour les Autochtones, car elle implique que l’on se mesure à la reconnaissance de l’autre.

Symétriquement, lorsque le Wapikoni a amorcé son action sociale médiatique en 2004, il n’était pas du tout évident qu’un se confier de la part de jeunes Autochtones (au sens ici de « faire des confidences ») allait créer l’envie, ou le désir, d’écouter, de la part des allochtones. À cet égard, la diffusion des créations, au tout début du projet, n’avait lieu que dans les communautés, et était appelée « diffusion de fin d’escale ». Ce n’est que quelques années plus tard qu’une diffusion à plus grande échelle — dans les festivals, et ensuite sur le WEB — verra le jour. Ces considérations s’attachent aux « conditions préalables à la confidence », et plus particulièrement aux « aspects relationnels » de celle-ci. Sur ces questions, les autrices Catherine Kerbrat-Orecchioni et Véronique Traverso ont proposé le terme de « double déverrouillage, processus interactionnel entre confieur et confident[10] ». Du côté du confieur, nous indiquent-elles, « il importe que celui-ci puisse éprouver le désir d’ouvrir son coeur; du côté du confident, que ce dernier puisse manifester intérêt, disponibilité, ouverture[11] ». Par son action médiatique, le projet Wapikoni a su se plier à ces « conditions préalables » en mettant en place un environnement collaboratif fait de multiples médiations qui, de la production à la réception, cherche à faire entrer en relation Autochtones et allochtones.

Mais la confidence des uns aux autres, et la confiance qu’elle suppose, ne renvoie-t-elle pas à une fondamentale asymétrie dans l’échange, la vulnérabilité ne se trouvant que d’un seul côté ? Dans son texte Qu’est-ce que la confiance ?, Michela Marzano écrit que « la confiance peut être dangereuse, car elle implique toujours le risque que le dépositaire de notre confiance ne soit pas à la hauteur de nos attentes[12] ». Dans la mesure où la confidence place ceux et celles dans un « état de vulnérabilité et de dépendance, de dangerosité et risque[13] », l’encouragement à un se confier dans le projet Wapikoni Mobile ne devrait-il pas être appréhendé de manière plus critique ? Le présent texte n’a pas cherché à le faire[14] mais, plutôt, à manifester intérêt, disponibilité et ouverture à une prise de parole à la fois unique et inédite dans le paysage audio-visuel canadien et québécois. À l’intérieur de ce « processus interactionnel entre confieur et confident[15] », nous avons choisi d’accorder à la médiation audio-visuelle une place privilégiée car c’est par elle que ce processus a lieu et que nous pouvons entrer en confidence.

La part de la médiation audio-visuelle ou les promesses du médium

La part de la médiation audio-visuelle, c’est d’abord le désir de pratiquer le cinéma, d’entrer dans le jeu, de prendre part à cet échange des images afin de participer à l’image « publique ». En écrivant que « l’expérience mondaine élémentaire de l’humanité est dominée par l’audio-visuel[16] », Pierre-Damien Huygne insiste sur ce qu’il appelle le « motif de l’ouverture ». Il s’agit d’une ouverture, précise-t-il, en « possibilités d’existence au sein du monde audio-visuel[17] ». Par cet apprentissage à la base du projet, les participant·e·s ne s’initient pas seulement à des procédés techniques — cadrage, éclairage, bruitage, effets spéciaux — mais aussi et surtout à un mode audio-visuel de perception. Sachant que les vidéos seront diffusées auprès de publics divers, on peut facilement concevoir que quelque chose est attendu de cette médiation technique par ceux et celles qui s’y adonnent. Appelons cet attendu de l’opération audio-visuelle les promesses du médium. Si elles doivent être telles, c’est afin de révéler, soigner, exalter cette présence à soi-même et à son monde que les apprenti·e·s vidéastes cherchent à produire, confiant·e·s dans les possibilités perceptives et expressives de la technique audio-visuelle[18].

Ce que le médium promet, en premier lieu, tient à une propriété intrinsèque du langage cinématographique. Le théoricien du cinéma Christian Metz l’a formulée en son temps de manière on ne peut plus éclairante : « Au cinéma, écrivait-il, l’énonciation filmique emprunte des chemins multiples. Elle réside dans un partage de la responsabilité énonciative[19]. » C’est par là, dirons-nous, que ce « dire difficile » qu’est la confidence peut être accueilli à l’intérieur d’un espace du regard (l’image visuelle, la picturalité), mais aussi accompagné par d’autres matériaux de l’expression de l’espace sonore (comme la musique, le chant, le silence, les bruits de l’eau, etc.). Cette ressource sémiotique du cinéma consistant à faire varier le site de l’énonciation entre plusieurs matériaux de l’expression, c’est la promesse de pouvoir s’abandonner à, ou, de laisser agir, d’autres matériaux de l’expression que les seuls mots du langage parlé. Ainsi en va-t-il, dans un grand nombre de créations (comme on le verra), de la visualité du lac comme accueil à la confidence. De dos, face à lui, une voix s’y confie. La valeur chronotopique de ce motif récurrent, au sens d’un espace-temps où s’accomplit quelque chose — un apaisement, un rétablissement —, mériterait un long développement. Contentons-nous ici de citer un vers libre de la poète innue Marie-André Gill, tiré de son recueil Frayer : « Il y a le lac, une chance, le lac[20] ». Bien que la durée des vidéos dépasse rarement, en moyenne, trois minutes, cette visualité du lac n’en permet pas moins au temps de la confidence de se « condenser, devenir compact, visible et l’espace de s’intensifier[21] ».

Cette promesse d’un partage de l’énonciation entre visibilité et audibilité vient donc faciliter et alléger le « dire difficile ». Elle est loin d’être négligeable en contexte (post)colonial et, qui plus est, auprès de jeunes adultes qui exposent leur intimité. Parlant de la voix énonciative de la littérature produite en contexte (post)colonial, Jean-Marc Moura écrit « qu’elle renvoie à une fondamentale précarité liée aux bouleversements coloniaux puis (post)coloniaux et au climat de tension et d’inquiétude qu’ils ont produit[22] ». Ce dernier poursuit ainsi :

L’énonciation est toujours incertaine, la parole hésitante comme si elle devait s’inventer en même temps qu’elle s’énonce. Arrachée au silence, souvent soupçonnée d’illégitimité, elle porte les traces de cette origine douloureuse, s’affranchissant d’une histoire tragique tout en en témoignant. Il s’agit là encore de transformer les blessures et les interdits en force, de faire du silence imposé une force habitant l’image[23].

Ajoutons que les jeunes choisissent souvent de s’exprimer dans leur langue respective (quand elle est encore parlée dans leur communauté et a pu être transmise), dont il faut rappeler le caractère d’illégitimité, c’est-à-dire l’histoire de son éradication (pas tout à fait réussie) par les politiques coloniales canadiennes.

Si donc la promesse d’un partage de la responsabilité énonciative est constitutive au médium lui-même, la deuxième ressortit plutôt à une possibilité d’expression en attente, une puissance qu’il faut actualiser : celle d’une écoute intensifiée. Nous l’avons retenue par le grand usage qui en est fait dans les créations où chaque personne qui se filme amène avec elle un fragment de son monde, se cherche une place sous le regard de la caméra et, par une parole sur soi et son monde, requiert surtout que l’on soit à l’écoute. Un grand nombre de créations nous invite à tendre l’oreille à l’affectivité d’une voix[24] qui s’expose dans toute sa fragilité, sa pudeur à se livrer. Comment la promesse d’une écoute intensifiée peut-elle advenir par la médiation audio-visuelle ? Laissons répondre un théoricien du documentaire, Jean Louis Comolli :

Seule l’expérience cinématographique nous permet de séparer la parole qui nous parle de la vision du visage qui la porte. C’est rarement, c’est par exception, que nous tournons le dos à celle ou celui qui s’adresse à nous et cessons, par-là même, de voir le fait visible de la phonation sur son visage. Au cinéma, cet écart nous est ouvert[25].

Disons-le : c’est dans cet écart que vont s’engager un grand nombre des participant·e·s du Wapikoni dans leurs créations. Que cette possibilité de la technique audio-visuelle facilite la confidence, cela semble indubitable. Plus succinctement, Comolli résume cette possibilité de la manière suivante : « Pour liée qu’elle soit au corps qui la porte, chaque voix peut — au cinéma  —en être séparée[26]. » Retenons ici deux cas de figure qui se retrouvent dans un grand nombre de créations : être une voix sans corps (et on parlera ici d’« acousmêtre » ou « voix acousmatique[27] ») ou « off in » : être un corps visible à l’image dont la voix ne sort pas de la bouche, mais de l’image[28]. Quand le corps peut se dérober à l’image, complètement ou partiellement, la parole dont elle émane dispose d’une puissance performative plus ample et plus forte, car elle se meut alors « dans la zone obscure qui est celle même de l’écoute du spectateur[29] ». La contrainte de temps des vidéos en fait des créations fortement reliées à l’espace, mais surtout, à une voix qui circule dans un espace. Henri Quéré note avec justesse que « la voix a davantage partie liée avec l’espace qu’avec le temps[30] ». Pour les cultures de l’oralité comme le sont celles des Autochtones, il se joue là quelque chose que les apprenti·e·s vidéastes ont pressenti : la promesse d’une ouverture à cette puissance non visible qu’est la parole proférée par une esthétisation de leur voix. Elle explique que l’on s’en remettre à elle, et ce, dans la mesure où elle promet une écoute intensifiée.

De l’écoute intensifiée par l’acousmêtre {Film: Nika tshika uiten mishkut (Ne le dis pas)}[31]

Dans Ne le dis pas (2009), Jani Bellefleur-Kaltush de la communauté de Nutashkuan, nous confie les ravages de la rumeur sur sa vie. Les premières images sont celles d’un soleil couchant sur la mer, une surexposition aux tons de jaune et de vert. Faire d’abord entrer une lumière aveuglante par une opération technique avant de tenter de faire la lumière, par un acte de parole, sur ce qui est venu obscurcir sa vie : une rumeur infondée. Le bruit du vent dans le micro est bien audible, de même que le fracas des vagues, car c’est devant la mer que se tient Jani (l’image finale nous l’apprendra). Avant la confidence proprement dite, la caméra exécute un grand mouvement circulaire qui part de la mer, croise un chemin de terre, rejoint le village pour revenir à la mer. Pendant tout ce mouvement, Jani a chantonné, comme pour se préparer, se donner du courage. Après un long silence de quelques secondes, celle-ci amorce son propos qui durera jusqu’à la fin.

Afin d’entrer dans la confidence de ce qui l’aura blessée à mort, « Moi je dirais qu’après les armes, il y a la rumeur », une posture propice doit être trouvée par Jani, la plus sécuritaire possible. Elle choisit celle de l’acousmêtre : ne pas être vue pendant qu’elle confie sa blessure, mais entendue et écoutée. Sa présence dans le film aura lieu essentiellement par sa voix, une voix acousmatique. On peut supposer qu’une des promesses de ce procédé, son aura d’invulnérabilité[32], permet à la jeune femme de se sentir à l’aise dans la dénonciation d’un problème social — invisible, tabou et destructeur — qui affecte les populations des communautés autochtones. Ce que l’on voit pendant toute la durée de la confidence, ce sont des images de la réserve glanées par la caméra : toits des maisons, rues, cordes à linge où les vêtements sont battus par le grand vent. Rien de notable, sauf peut-être la circulation invisible de la rumeur. En offrant des vues fragmentées de l’endroit où elle vit, Jani cherche-t-elle à faire éclater ce monde-prison devenu tel par la rumeur ?

À qui Jani s’adresse-t-elle ? À personne en particulier, comme à tout le monde en même temps. Mais surtout : au dispositif d’abord et avant tout, car il promet qu’elle sera entendue par tous et toutes. Comme les autres jeunes qui participent au projet, Jani est tout à fait consciente de cette ressource du médium : s’exposer à la caméra, c’est s’exposer devant tous et toutes, à ce tiers qu’est le spectateur ou la spectatrice d’un film; c’est la promesse d’être vraiment entendue, cette fois ou pour une fois… C’est donc au dispositif technique que Jani s’en remet afin de s’accueillir elle-même et permettre, par ce geste d’autohospitalité, l’avoir-lieu d’une gestation de la parole. Grâce à lui, la rumeur peut être mise à distance par une vocalité et un regard, se changer en point de vue sur elle. À un enlisement dans les ragots — et le figement qui s’ensuivit, « J’étais figée », nous dit Jani — doit répondre une conduite de distanciation; à la machination meurtrière de la rumeur doit s’opposer un mouvement machinique de libération, sorte de catharsis par l’action d’une parole prise et dite. « Ne le dis pas » : un ordre intériorisé, agent de souffrances intimes, et que le film permettra de venir transgresser. Car Jani fait ce film pour (le) dire, justement, pour entrer et s’ouvrir, grâce aux ressources du médium, à ce « dire difficile » qu’est la confidence. Il y aura eu mise en mouvement : par la caméra et le montage d’une part, par le flux d’un « dire difficile » déplié à même les images sur le lieu du crime. La création aura été ce pari : une distanciation, un éclaircissement et un avertissement; pari à faire tenir en six minutes et seize secondes.

Les deux vocalités de Délia {Film : Je cache[33]}

Contrairement à Jani qui, dans le dispositif d’accueil de sa création, a choisi de soustraire la visibilité de son corps à l’image et de ne le rendre présent que par sa voix, dans Je cache (2007), Délia Gun, Anichinabée de la communauté de Kitcisakik, choisit de rendre le sien visible, même s’il reste éloigné de notre regard, soit capturé en flou ou de dos. Car Délia, comme Jani, veut qu’on l’écoute davantage qu’on ne la regarde. L’effet de proximité physique est donc, ici aussi, créé par la voix. C’est elle qui viendra générer une atmosphère intimiste et confidentielle, et c’est à travers elle que s’entend le « dire difficile » qu’est la confidence.

Dans un petit parc pour enfants situé au bord du lac, Délia est assise sur une balançoire. La lumière est crépusculaire et colore le ciel de délicates traînées rosâtres qui se reflètent sur le lac. Délia se balance et sa voix emplit l’image. À aucun moment, nous ne voyons les mots sortir de sa bouche. Par le procédé de la voix « off in », les paroles qu’elle profère sont plutôt reliées à son coeur, un coeur mis à nu, « toutes mes souffrances qui ne demandent qu’à être vidées par un simple coup de coeur ». Beaucoup de choses s’y cachent, dont un chant : « Au fond de tout mon être se cache un chant qui ne demande qu’à sortir, qu’à crier de tout mon être. » Sous la forme d’un fredonnement, le chant amorce une percée dans l’image et interrompt, pour un bref instant, les paroles proférées. Délia l’entonne pour elle-même, en se berçant. La jeune femme a désormais deux vocalités pour s’exprimer, ce que nous écoutons simultanément : une « voix-parole », à laquelle est confiée le « dire difficile » en mots, et une « voix-chant », proche d’un chant traditionnel qu’elle a elle-même composé. Cette vocalité dans le fredonnement chercherait-elle à rejoindre l’oralité d’une culture ancestrale ? On pourrait le penser par ces mots de Délia : « Au fond de moi se cache une culture qui ne demande qu’à être apprivoisée, qu’à pouvoir parler aux aînés, les ancêtres du village. » Sur une situation qui échappe à la jeune femme, dont celle de l’offense à sa « très chère soeur Onogouch » à qui elle demande pardon, « un simple pardon », le fredonnement a surgi de lui-même, et se présente comme « une médiation pour apprivoiser l’univers intérieur, l’accompagner dans la douceur, l’abandon, un outil pour essayer de le transformer[34] ».

Délia s’est déplacée et a rejoint le lac, nous tournant le dos. « Mes larmes, mes cris, mes paroles, ma vie tout entière jusqu’à aujourd’hui. » Afin de révéler tout ce qui se cache au fond de son coeur, tous les affects qu’elle porte en elle comme un « lourd sac », Délia a trouvé dans les possibilités du médium une façon de libérer quelque chose au plus intime d’elle-même, et ce, en faisant varier sa voix. « La voix est un sens, écrit Henri Meschonnic. Pourquoi ne pas le dire ? Le sens de l’affect le plus grand qui soit, dans toutes ses variations, l’affect de dire le vivre[35]. » C’est à travers elle qu’une grande majorité des apprenti·e·s vidéastes se risquent, une « voix-je » ou une « voix-nous » qui, bien souvent, formule un souhait : ne pas céder au désespoir, être pardonné·e, accueillir l’enfant qui va naître, se parler entre générations (brisées par la politique des pensionnats autochtones), mieux défendre le territoire et le bien-être de sa communauté, renouer avec sa culture (longtemps bannie par le pouvoir colonial).

L’innocence interpellée {Film : Eka Tshentekan (À ceux qui ne savent pas)[36]}

Le mode de l’adresse est un procédé énonciatif souvent utilisé dans les films du Wapikoni. Quand il ne s’agit pas d’un dialogue de soi avec soi-même, beaucoup de films sont conçus pour parler à quelqu’un : à sa fille, à sa mère, à son grand-père, ou encore à un être cher disparu. Dans Eka Tshentekan (2010), son réalisateur, Tshiuetin Vollant, Innu de la communauté de Uashat Mak Mani-Utenam, s’adresse à l’audience allochtone avec une ironie piquante et belliqueuse. Dans cette création, un véritable combat dialogique se livre sur la scène de l’interaction entre un « je » et un « tu », un « nous » et un « vous ». Une voix-je (moi Tshiuetin) deviendra rapidement celle d’un nous (Nous, les Innus), adressée à un vous (les allochtones). La caméra s’est plantée dans une rue de la réserve où ne passent que des voitures et de rares piétons. Le jeune homme — qu’on ne verra jamais — se présente et s’adresse à nous, en voix off. Débutant en langue innue, « je vais me prendre un peu au sérieux », l’acousmêtre adoptera ensuite le français dans le but de bien se faire comprendre de l’audience allochtone à laquelle il s’adresse et pour interpeller son « innocence ». « OK c’est parti ! Je me présente. Je m’appelle Tshiuetin. Non, je vais plutôt parler de… Mon peuple. Voici ma nation. » Une voiture tourne le coin de la rue où la caméra s’est installée. « Ma communauté. Ma réserve. Mon village d’Indiens. » Sur l’image d’un chien qui lève la queue pour faire ses besoins, la voix poursuit, ironiquement et un peu lasse : « Quand on me dit : ‘‘Sauvage, qui es-tu ?’’ Je lui réponds : ‘‘Tshiuetin, un vaurien à tes yeux.’’ Trouvez-vous ça normal ? On est mal parti avec votre innocence. Voici un semblant de poème qui résume ma vie. » Le poème est engagé, écrit pour « ceux qui ne savent pas ». « Quatre cents ans pour signer une paix, et ce n’est pas encore assez. Ça ne finira jamais ! Nous, nous sommes pacifiques. Le Canada est hypocrite. Avec ce mélange, ça donne les réserves à Indiens. » Les battements d’un tambour se rapprochent pendant qu’à l’image, un corps « de jeune encapuchonné » vient s’affaler sur le trottoir. « Je sais déjà que je vais mourir avec 08253301, mon numéro de prisonnier de guerre. Parce que je ne veux pas devenir un Canadien hypocrite. » Le corps, dont on ne verra pas le visage, parvient à s’asseoir. Les dernières paroles proférées par la voix off, en innu, sont : « Comprenez-vous ? »

À la fois poème lyrique sur lui et diatribe contre « Ceux qui ne savent pas », l’image du film de Vollant est saisie, dès le début et jusqu’à la fin, par un léger ralenti, procédé qui affecte aussi la résonance du tambour en arrière-plan sonore. Pourquoi cette sensation d’engourdissement dans la vision que l’on nous donne d’une rue de la réserve ? Une perception alourdissante est suggérée, proche de celle qui accompagne le malaise qui nous envahit lorsque nous sommes sur le point de nous évanouir et de nous affaler sur le bord d’un trottoir. Serait-ce là ce qu’il faut dénoncer : cette sensation de ralenti, ou encore cette « normalité », pour reprendre le mot de Tshiuetin ? Oui, mais il y a pire : l’innocence — au sens d’ignorance — de « ceux qui ne savent pas ». Impossible donc, pour Tshiuetin, de s’en tenir à un autoportrait, ou encore à une poésie lyrique. Le poème ne peut que devenir politique. Entre la tentative de récupérer sa vérité dans le poème, « ce semblant de poème qui résume ma vie », et la vérité — fausses vérités — que l’autre a de moi (« Indien », « vaurien »), Tshiuetin hésite un peu, mais il affrontera les deux.

Le choix adopté par Vollant de ne faire entendre qu’une voix acousmatique prend ici un sens ouvertement politique. Bien qu’elle permette aussi — comme dans Ne le dis pas — une sorte d’invulnérabilité, elle est moins redevable à l’affect de la pudeur qu’à celui du ressentiment. Ou encore, elle témoigne d’un refus : celui d’être l’objet du regard de l’autre, le colonisateur. La pauvreté voulue de l’image est une invitation à l’écoute de la voix de l’acousmêtre. Un léger mépris s’entend dans l’intonation adoptée par celle-ci pour dire : « Mon village d’Indiens », expression remplie de la voix de l’Autre, le colonisateur. « Indien » : un nom d’esclave linguistique a écrit Gerald Vizenor, le théoricien ojibwe. « Le mot “Indien”, explique-t-il dans Manifest Manners : Postindian Warriors of Survivance, est une promulgation coloniale; c’est un mot sans référent dans les langues et cultures tribales. Si le terme est une « simulation » aux yeux de Vizenor, c’est bien parce qu’il renvoie à l’absence des Autochtones (terme sans référent, sans mémoire, sans histoires autochtones[37]). En trois minutes et quelques secondes, Vollant performe une absence / présence qui rappelle d’autres développements de Vizenor, notamment ceux que l’on retrouve dans Fugitive Poses : Native American Indian Scenes of Absence and Presence[38]. Présent à lui-même et pour nous par sa voix, mais absent à l’image, Tshiuetin refuse, comme chez Vizenor, toute contre-image représentationnelle aux « manières manifestes de la domination », ces « manifest manners » qui ont inventé « l’Indien » comme Autre. Dans le film, c’est de manière fugitive qu’à la toute fin une ombre s’est avancée, précédant un corps s’affalant sur le trottoir. À cet égard, on pourrait considérer À ceux qui ne savent pas comme une adaptation audio-visuelle des plus réussies des thèses du premier grand théoricien autochtone d’Amérique du Nord.

Si le positionnement identitaire et énonciatif est parfois difficile dans les vidéos du Wapikoni — parfois flou, brouillé —, c’est bien parce que l’on parle de soi et de son monde pour un public double : autochtone et allochtone. Dans À ceux qui ne savent pas, ce phénomène se manifeste notamment par le passage d’une langue à l’autre. Quelle langue choisir ? Les deux ? Laquelle, et à quel moment ? Tshiuetin lui-même hésite, même si cette hésitation est volontaire et assumée, même si elle fait partie intégrante de son scénario. Mais cette alternance des langues n’est pas un luxe que l’on s’offre dans un contexte multiculturel et linguistique où leur complémentarité se vivrait de manière plus ou moins égalitaire. Nous sommes bien plutôt, ici, en plein écartèlement diglossique.

Le doute émis par Tshiuetin sur la compréhension interculturelle — « un vaurien à tes yeux », « Comprenez-vous ? » — est ici palpable et, surtout, audible, une faille particulièrement ressentie en contexte (post)colonial. Se mesurer à la (non-)reconnaissance de l’Autre, telle est ici une des fonctions du film de Vollant, qui aborde un sujet sensible, rarement traité dans les créations du Wapikoni : celui des perceptions entre Autochtones et allochtones. Mais en remerciant au générique le cinéaste québécois Pierre Falardeau « pour sa grande gueule », le réalisateur aurait-il cherché à préciser un peu plus la fonction de son film : celle d’un coup de gueule ? Un coup de gueule exempt de cris, toutefois, mais s’appuyant plutôt sur la force tranquille et ininterrompue des battements du tambour[39].

Du lieu où l’on se confie : la « réserve » comme espace de jeu

En cherchant à confier à l’écriture littéraire la vie quotidienne dans une réserve, l’autrice innue Naomi Fontaine ne peut qu’amorcer son récit par l’aveu d’une impuissance et d’une appréhension :

J’ai créé un monde faux. Une réserve reconstruite où les enfants jouent dehors, où les mères font des enfants pour les aimer, où on fait survivre la langue. J’aurais aimé que les choses soient plus faciles à dire, à conter, à mettre en page, sans rien espérer, juste être comprise. Mais qui veut lire les mots comme drogue, inceste, alcool, solitude, suicide, chèque en bois, viol ? J’ai mal et je n’ai encore rien dit. Je n’ai parlé de personne. Je n’ose pas[40].

Naomi Fontaine ne s’en remettra pas moins aux mots et, par le dépli d’une écriture, tente de libérer la réserve des mots inertes et terribles qui l’emprisonnent. La confiance en l’écriture permet à l’autrice d’entrer dans cet espace clos qu’est la réserve afin de l’ouvrir à quelque chose d’humain : un récit dans lequel, bon an mal an, « des enfants jouent dehors, des mères font des enfants pour les aimer, et où on fait survivre la langue ».

Faut-il cesser d’utiliser le terme de réserve, issu du langage administratif colonial ? Les écrivains et artistes autochtones ont des réponses diverses à cette question. Le point de vue du sociologue de l’art Guy Sioui Durand, de la nation des Hurons-Wendake, est de mettre plutôt de l’avant le terme de « communauté ». Ce dernier écrit :

Les réserves que tu as créées, nous les appelons communautés. Quand tu aboliras ta Loi inique, elles vont demeurer comme références. Plusieurs d’entre elles, notamment dans l’environnement francophone, sont des incubateurs de renouveau (ex. : Ekuanitshit, Mak Mani Utenam, Mashteuiatsh, Odanak, Kahnawake, Oujé Bougoumou, Gesgepegiaq, et Wendake). Notre vie culturelle, dite de « repli », est en fait le milieu de notre survie collective. Il faut y voir désormais des allers-retours artistiques et culturels de revitalisation. Ces mouvements s’affranchissent de la folklorisation et de la victimisation[41].

Naomi Fontaine, quant à elle, revient dans Manikanetish, roman qu’elle publie en 2017, sur ces deux appellations et pose une question qui se formule sous la forme d’un constat douloureux : « Et comment on défait cette clôture désuète et immobile qu’est la réserve, que l’on appelle une communauté que pour s’adoucir le coeur[42] ? »

Cette ambivalence dans la façon de se rapporter à ce lieu de vie qu’est la réserve est palpable dans un grand nombre de créations du projet Wapikoni. Mais ce qui doit être relevé en premier lieu, c’est la contribution du projet à une revitalisation culturelle dans les communautés, où ce qui se joue — et que soulignent les propos de Sioui Durand cités plus haut — est moins de l’ordre d’une « résistance que d’une résilience en huis clos[43] ». Grâce à l'action médiatique du projet, les réserves s’humanisent, se remplissent des voix de ceux et celles qui les habitent. Tout un champ de visibilité et d’audibilité, lié à des formes de vie, de sociabilité, de présence au monde, sort de l’ombre. Lieu d’une mobilisation de l’action politique dans les documentaires antérieurs (notamment chez Arthur Lamothe, Maurice Bulbulian et Alanis Obonsawin), ou lieu d’une dramatisation dans les fictions contemporaines (notamment dans les longs métrages Mesnak, Rhymes for Young Ghouls, Kuessipan et Bootlegger[44]), les réserves, dans le projet Wapikoni, apparaissent davantage comme des milieux ouverts à et par la médiation audio-visuelle. Ce que l’ensemble du dispositif produit et suscite est de l’ordre d’un espace intermédiaire (potentiel, transactionnnel ou virtuel; on peut choisir ici ses propres allégeances théoriques) permettant d’entrer à l’intérieur d’une dynamique relationnelle (comme celle de briser l’isolement), mais aussi de s’ouvrir à l’activité de symbolisation par les promesses du médium. « La caméra, avant d’enregistrer un contenu quelconque, ouvre un espace de jeu, écrit Jean-Louis Déotte, et tout particulièrement celui qu’introduit la caméra dans l’espace perceptif quotidien[45]. » Entendons ici par « jeu » une expérimentation arrimée à une perception audio-visuelle. Par une mise en oeuvre à chaque fois différente et singulière du médium, cette perception audio-visuelle de sa réserve comme lieu de vie pourra se teinter de magie ou de poésie, mais aussi de sentiments plus « difficiles à dire », comme on le verra dans la suite de notre traversée.

Femmes entre elles sur la route {Film : Koski Kiwetan (Retourner d’où l’on vient)[46]}

Une confidence s’écoute (ou se lit) davantage qu’elle ne se voit. Si l’on cherche à la faire voir, il est toujours loisible d’en donner un équivalent visuel par une gestuelle appropriée, ou d’en illustrer le contenu. Dans la vidéo Retourner d’où l’on vient (2011), les réalisatrices atikamekw Annie Dubé et Lorraine Echaquan de la communauté de Manawan ont fait le choix d’une route : celle qu’il faut emprunter pour se rendre au village atikamekw de Manawan. Un cadrage visuel frontal nous maintient droit devant cette route de gravier cahoteuse, poussiéreuse et sinueuse, un peu comme si nous étions à la place du conducteur. Sur le plan sonore, l’écoute s’amorce par les pincements de cordes d’une guitare électrique, suivis de voix acousmatiques féminines. On comprendra, au fil de la conversation, qu’elles sont au nombre de trois, dont l’une d’entre elles s’exprime parfois en français, alors que les deux autres parlent en atikamekw. Les femmes confient leurs malaises et sentiments troubles à l’approche du village de Manawan, ce lieu d’où elles viennent.

Cette vue obstinément frontale sur la route est volontairement artificialisée par des mouvements brusques et saccadés de ralentissement ou d’accélération, reportant l’effet de réel du film sur les voix. Car ce sont bien les trois « acousmêtres » qui, au gré de leurs échanges, affectent le paysage d’un fort coefficient de désolation, voire d’oppression.

Voix 1 : « C’est comme si on entrait dans un tunnel sombre; comme si on se mettait un manteau lourd; et qu’on le garde tout le temps qu’on est à Manawan » (en atikamekw).

Voix 2 : « Quand je vois parfois des jeunes, seuls, quitter le village à pied (en atikamekw), comme pour aller s’évader » (en français).

L’échange porte sur ce qu’on l’on ressent toutes les fois que l’on emprunte cette route dont on connaît par coeur les moindres virages; sur ce que le séjour au village produit sur soi (le goût de vivre qui s’épuise à y rester trop longtemps); sur la difficulté à s’y sentir chez soi. Le « difficile à dire » qui s’entend dans les voix, les élancements sonores douloureux que produit la guitare, la monotonie du trajet de notre regard, tous ces éléments sonores et visuels concourent à rendre sensible et à intensifier un sentiment d’appréhension et de désolation. « Dans l’temps, tout le monde était dehors; on se rendait visite… Aujourd’hui, il n’y a personne qui fait ça » (en atikamekw).

À l’approche du village, où la route est désormais asphaltée, les échanges se poursuivent, mais prennent une direction nouvelle. Dans une sorte de sursaut éthique, une des voix lance un défi : celui de contribuer à une vie meilleure dans le village. La tonalité des voix se transforme autour de ce souhait partagé, « ne plus se cacher, sortir de chez soi, se saluer et se sourire davantage », les rendant plus légères, plus vives, plus allègres. Comme si les nombreux virages du chemin avaient permis aux corps-voix d’opérer un revirement d’affects : de la peine à la joie, de la résignation à pâtir à la décision d’agir. Les images qui suivent exauceront le voeu émis par les voix : celui de « donner autre chose que ce manteau à nos enfants ». Libéré du cadre qui contenait notre regard à l’intérieur d’une visibilité éprouvante, celui-ci est dirigé vers une petite assemblée se tenant au bout d’une rue, l’air d’attendre quelque chose. Au loin, le lac. Une série de plans, dominés par le ralenti, nous montre des visages souriants. Se tenant au beau milieu de la rue bordée par les maisons, une fillette, vêtue en habit traditionnel, reçoit divers présents : plante, plume, foulard. Les battements d’un tambour à main ont pris le relais de la guitare. En guise de plan final, un portrait de groupe nous est montré. Pendant le déroulé du générique, un chant au gros tambour retentit dans l’image, tel un hymne à une socialité retrouvée.

Magie et mouvement {Les aventures filmiques rocambolesques et sérieuses d’Érik Papatie}

Sans conteste un des plus fidèles et prolifiques participants au projet Wapikoni, Érik Papatie, Atikamekw de la communauté du Lac Simon, nous fait partager un imaginaire très personnel, à la fois technologique et ludique. Digne héritier de Méliès, il s’en remet à la magie du cinéma, et plus particulièrement à sa capacité à faire apparaître et disparaître, procédés récurrents dans ses films. Ces deux actions spectaculaires « n’appartiennent-elle pas, comme le note Jean-Louis Leutrat, “aux vrais sujets du cinéma comme du fantastique[47]” » ? Dans son premier film, Bienvenue dans mon monde (2010)[48], Érik Papatie se présente : passionné d’électronique, recycleur d’objets de toutes sortes, « patenteux », s’amusant à provoquer des charges électriques qui deviennent autant de feux d’artifice dans l’image. Sa personnalité joviale, sa gentillesse — « Je me décris comme une personne gentille, nous confie-t-il » —, son imagination débordante, sa faconde, son bonheur d’être « dans l’image », demeurent inentamés de film en film comme sur son canal YouTube, actif depuis 2008. Toujours dans une sorte d’étonnement curieux et ravi, il se parle à lui-même, parle à ses chiens, à son public. Tous les sujets de ses aventures filmiques sont des idées originales. Avec son complice Kerry Wabanonik, Érik assume plusieurs fonctions : l’idée originale et la scénarisation, la narration, l’interprétation, le montage et, parfois, la caméra.

Dans Glitch (2010)[49], une télévision trouvée dans la forêt s’avèrera détenir un pouvoir maléfique : celui de transformer le monde en noir et blanc. La panique s’installe rapidement dans la communauté et la police cherche un suspect qui aurait « volé la couleur ». Érik est affolé, se sent responsable, court dans tous les sens à la recherche de la télé mal intentionnée. Comme il nous le raconte dans Le recycleur (2012)[50], il s’est donné une mission : partir à la recherche d’objets abandonnés dans les dépotoirs et les remettre en état, leur « donner une seconde chance », nous dit-il, pour ensuite les distribuer « à ceux qui en ont besoin ». Mais la magie du cinéma aidant, les objets en question deviennent de véritables objets « héros » qui échappent au contrôle de leur propriétaire, et dont la présence est avivée par les artifices de l’image. « Objets inanimés, vous avez donc une âme », écrivait Edgar Morin en 1958 pour décrire la vision magique du cinéma[51]. Notre cinéaste s’en remet à cette vision pour introduire de la féérie et du mouvement dans le quotidien de sa communauté — dont l’inertie et la désolation se laissent apercevoir — comme celle de cette mystérieuse roche bleue phosphorescente qui, dans Troubles (2017)[52], est venue se poser sur le seuil de la porte de sa maison, et qui détient des pouvoirs magiques de téléportation. En la touchant, Érik ne cesse de disparaître et réapparaître dans les lieux les plus inattendus. Filmeur invétéré, ce dernier se plaît à enregistrer les évènements qui se déroulent dans sa communauté (et qu’il tient à archiver pour le futur), les déchaînements de la nature, ou encore, la compagnie des chiens dont il s’entoure et qui le suivent partout. Dans Érik et la meute mystère — Une aventure de Érik Papatie (2013)[53], le voilà détective chargé de ramener les chiens errants à leurs propriétaires. Il s’agit d’une mission spéciale demandée par son défunt chien Pantouffle, dont la photographie trône sur le bureau.

Les scénarios fantaisistes et souvent rocambolesques d’Érik Papatie n’en renvoient pas moins à des enjeux sociaux réels (comme le fléau des chiens errants dans les réserves autochtones régulièrement rapporté dans les médias) ou à des préoccupations de ce dernier en tant qu’homme à la caméra (comme celle de la nécessité de produire des images de sa communauté pour les générations futures et les préserver[54]). La caméra parcourt les lieux de la réserve devenue espace de jeu. Autant qu’une ambiance magique, les scénarios permettent une grande mobilité. Tout se met en mouvement dans l’univers d’Érik : son propre corps, sa parole, les objets qui l’entourent, ses chiens. Par l’action du médium en jeu, quelque chose se met à l’oeuvre : une énergie, une fabulation.

Mais ce qu’Érik Papatie demande au cinéma, ce n’est pas seulement la possibilité d’introduire de la féérie et du mouvement dans la réserve, mais aussi, celle de se rappeler qui on était : une mémoire pour le futur. Dans Souviens-toi (2010)[55], une intrigue futuriste se noue autour de la trouvaille d’une cassette VHS intitulée « Réserve du Lac Simon 1980 ». Nous sommes au beau milieu d’une petite assemblée qui regarde et commente dans la bonne humeur des images d’il y a trente ans. Ayant pris conscience de l’importance des archives pour sa communauté, Érik se met à filmer lui-même ce qui l’entoure. Mais à peine a-t-il enfoui sa cassette dans la neige pour en préserver le contenu que des « gens du futur » se manifestent par l’apparition d’une lumière incandescente. Le trucage nous fait comprendre qu’une présence extraterrestre s’apprête à atterrir afin de scanner les images. Téléporté sur le toit de sa maison, Érik se demande ce qui a bien pu se passer… Retrouvée dans les ordures, la cassette réapparaît dans L’entre-temps (2012)[56] et sert de prétexte à une histoire de « retour dans le passé ». Une explosion se produit lorsque notre héros insère la cassette dans un magnétoscope à usage public, provoquant une réaction imprévue et incontrôlable : tous les écrans de la communauté sont contaminés par son contenu. La force magique et mystérieuse de l’action en cours fait reculer dans le passé de 1980 toux ceux et celles qui se trouvent devant un écran, les forçant à se souvenir. À la maison des Aînés, au service de police locale, à l’école secondaire, à la station de radio locale, tout le monde s’étonne, s’inquiète, s’impatiente. Encore une fois, Érik s’affole et se met à courir dans tous les sens pour rétablir la situation. Dans cette nouvelle aventure où le message du film emprunte toujours les mêmes chemins de l’humour et de la fantaisie, les lieux traversés, comme les portraits, sont nombreux. Au générique, les noms propres défilent longuement, comme si toute la communauté avait participé au projet du film.

Faire que la création audio-visuelle soit une occasion de rassemblement et de retrouvailles, de présence à soi et de remémoration, tels sont les souhaits d’Érik Papatie, dont les créations, pétries de ludicité, n’en sont pas moins des appels sérieux — la part de lucidité — à une mobilisation pour un avenir meilleur dans la communauté du Lac Simon. Dans le futur, « l’archive Papatie » figurera sans conteste en bonne place parmi les précurseurs d’une réappropriation réussie des médias par et pour la communauté.

Enchantement et immensité intime {« Je ne quitterai jamais mon village » (Nicolas Jimy Awashish)}

Dans sa vidéo intitulée Nimisinapiskikan (Je prends des photos)[57], réalisée en 2015, Nicolas Jimy Awashish, Atikamekw de la communauté d’Obedjiwan, s’exerce à la photographie et nous livre des images de son village et de ses habitants. « Je prends des photos », tel est le leitmotiv du propos, tenu en voix off en français. Mais cette activité est bien plus qu’un passe-temps pour Nicolas Jimmy : c’est une nouvelle attitude devant la vie, dont celle d’un accueil à la beauté. « Depuis que je prends des photos, je trouve ma communauté plus belle », nous confie la voix acousmatisée de celui-ci. Un « monde de possibilités » s’est ainsi ouvert par la photographie, dont celle de « permettre de voir la beauté d’ici ». Le jeune homme aime filmer le reflet de la lumière sur l’eau, mais aussi faire des portraits, en noir et blanc. Une succession ininterrompue et rapide de photos compose l’image visuelle où l’on peut voir une vivacité technicienne à l’oeuvre. Le déclic de l’appareil, moyen par lequel l’opérateur invisible fait sentir sa présence, inscrit la dimension de la prise et de la pose, toute une frénésie de capture. Plutôt que de « prendre des tas de trucs » (entendre ici consommer de l’alcool et de la drogue), Nicolas Jimy prend des photos, s’ouvre à ce qui l’entoure.

J’en fais chaque jour

Parfois je suis mort de fatigue d’en prendre, mais je continue !

J’ai assez perdu de temps

Avant de crever, je veux être capable de montrer mon talent.

Un jour j’aurai pris tellement de photos que ça inspirera les gens

Et peut-être que ça pourra leur permettre, à eux aussi, de voir la beauté d’ici.

En guise de plan final, Nicolas Jimy se photographie devant le miroir, offrant un « autoportrait en photographe ». Mais tout le film est un portrait de lui-même « décryptant une puissance de l’appareil », et faisant « l’épreuve d’une vivacité technicienne[58] ». Les promesses que peut contenir un médium comme la photographie s’énoncent ici de la plus belle et émouvante des manières : par un éloge de la beauté du monde et par le désir de la partager avec autrui.

La vidéo Je prends des photos nous prépare à Kanockatonanok/Croiser quelqu’un[59], film réalisé trois ans plus tard. Cette nouvelle création confirme la passion de Nicolas Jimy pour la photographie, de même que son attachement à son village, devenu ici une véritable surface d’enchantement. Nous pénétrons dans un univers étincelant de beauté. En s’adressant à nous cette fois-ci en atikamekw, le jeune homme commence ainsi, en voix « off in » : « Je marche dans la nuit. C’est comme ça que je vais faire le tour du monde. […] Viens, j’ai quelque chose à te montrer. » Les apparitions furtives du corps et du visage du jeune homme participeront, tout au long du film, à un jeu de formes aux teintes incandescentes : vert-noir des grands sapins, orange feu du soleil couchant, gris-jaune du lac sauvage sous un ciel noir fluorescent. Une musique solennelle semble être annonciatrice de quelque chose et accompagne sa conversation avec lui-même. Il traverse son village, cogne à une porte, qui ne s’ouvre pas. « Je t’ai croisé il y a longtemps. […] On s’est fait du mal et j’ai détesté mon propre nom. » Par le sentier des grands sapins, il se réfugie dans la forêt — « j’ai croisé le regard des grands arbres » — et rejoint le lac où il contemple la Voie lactée : « J’ai regardé au plus loin de moi-même. Et je suis revenu. » Les images telluriques et cosmiques défilent à grande vitesse, accueillant une expérience intérieure, comme un ressaisissement. Revenant d’où il est parti, « mon village noyé dans les sapins et une mer d’étoiles », le jeune homme l’interpelle : « Opitciwan, réveille-toi ! » À l’intérieur de cette étrange songerie audio-visuelle, un appel poétique est lancé.

« Croiser quelqu’un » est un poème sur une « immensité intime ». Dans La poétique de l’espace, Gaston Bachelard consacre un chapitre intitulé « L’immensité intime » et note, « ce qui pourrait paraître le repli sur soi de la rêverie voit s’ouvrir en nous une profondeur en commerce avec l’immensité du monde[60] ». Le monde est immense dans le village Opitciwan; la grandeur de celui-ci « progresse à mesure que l’intimité s’approfondit[61] ». Nicolas Jimy investit physiquement et symboliquement son village et le fait résonner au travers d’une voix aux inflexions presque prophétiques. À l’intérieur de cette expérience émotionnelle de l’espace, l’espoir est permis et une joie se lève. Cette posture est précieuse car elle opère une conversion : celle d’un espace dominé et subi en espace poétique, transfiguré par l’imagination audio-visuelle. « Je me suis dit dans le fond que je ne quitterai jamais mon village », nous confiait Nicolas Jimy dans Je prends des photos. Trois ans plus tard, avec « Croiser quelqu’un », il est toujours là et l’habite en poète.