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Dans quelles conditions la confiance s’impose-t-elle comme problème social ? La réponse est simple : à partir du moment où on ne peut avoir clairement accès aux pensées ou aux sentiments des individus que nous côtoyons. Ce qui limite la confiance tiendrait moins à une trahison réelle douloureusement expérimentée (même si elle peut inviter à plus de précautions) qu’à l’opacité réciproque des êtres en général. Cela suppose que l’on soit intimement persuadé que l’intimité des individus qui nous entourent, malgré tout ce que nous partageons de mots, de phrases, d’idées, de principes, d’habitudes, de goûts, de désirs, de styles de vie, d’outils utilisés, de vêtements portés, d’institutions communes, de monuments admirés, de lieux de mémoire partagés, de gestes expressifs, nous demeure inaccessible : les êtres qui nous ressemblent seraient en fait des énigmes.

Il semble que l’on produise ici le même type de paralogisme (ramenant le quelquefois à un toujours) que celui qui fonde la quête cartésienne des fondements : puisqu’il arrive à nos sens de nous tromper, on ne peut jamais s’y fier; puisque même des amis ou des amours peuvent nous tromper, aucune intériorité ne serait accessible. La méfiance devrait alors être la chose du monde la plus partagée. Sentez-vous, cher lecteur ou chère lectrice aux esprits inconnus, le paradoxe de devoir partager universellement le refus du partage ?

Au lieu de concevoir les êtres humains comme des intériorités bouclées sur elles-mêmes qui, dans de rares moments, arriveraient à se livrer, on pourrait considérer qu’ils usent de nombreuses médiations dont le faisceau laisse filtrer assez d’éléments différenciés pour que l’on puisse faire confiance à ce qui est transmis. Autrement dit, il n’y aurait pas d’intériorités incommunicables en soi, mais des degrés de communication : le style de langage, le type de vêtements, la stature sociale, le genre de situation d’échange, les appareillages exploités, les expressions du visage, les postures corporelles, les gestes accomplis, autant de signes constituant un faisceau concordant ou discordant d’éléments suffisants pour que l’on parvienne à s’assurer d’une possible communication ou d’une méfiance ponctuelle et justifiée.

Comment en est-on venu à ce doute général jeté sur l’activité de communication au point d’instaurer un principe d’opacité plutôt qu’une confiance mesurée ? Il faut, d’une part, qu’on ait eu le sentiment que chaque personne possédait une intériorité, et, d’autre part, que cette intériorité pouvait n’être pas communicable. Toutes les formes de médiation sociale et technique (langage, vêtements, styles de vie, institutions, etc.) apparaissaient alors non plus comme des révélateurs, mais comme des obstacles. L’histoire des médias (et du concept de médium lui-même) devrait en fait être intégrée dans une histoire de la conscience comme phénomène de communication ou même d’« incommunication ». Que l’on me permette d’esquisser à grands traits quelques éléments de cette histoire sur la longue durée (je demande ici aux lecteurs et aux lectrices de me faire momentanément confiance, puisque cette histoire ne peut être que fortement lacunaire, pirouettante et rapide). Vous verrez à la fin si le parcours proposé révèle quelque chose d’utile pour penser la communication confiante.

Sous le signe d’Augustin : prière de communiquer avec Dieu

Pour l’Occident, cette histoire ne commence pas avec notre rituelle antiquité gréco-judaïque, mais avec la chrétienté, où la conscience du bien et du mal prend une tournure personnelle et une substance particulière sous le regard divin. C’est dans ce cadre qu’une conception des signes par lesquels on communique dans l’espace et on transmet dans le temps doit être élaborée. Ainsi, la sémiotique augustinienne fonctionne sur le fond d’une théologie chrétienne et d’une puissance collective de la mémoire qui donne à la nécessité de communiquer son intériorité la spirale vitale d’un glissement entre choses du monde et illumination divine. La confiance dans les signes possibles de la communication à soi et aux autres repose sur une foi en Dieu. La conception des signes-mots dans l’âme est d’emblée liée au problème de la prière. En effet, dans la prière, « sans proférer aucun son, du fait que nous pensons les mots eux-mêmes [ipsa verba cogitamus], nous parlons intérieurement en notre âme; même ainsi le langage ne fait que rappeler le souvenir, puisque la mémoire, en s’attachant [inhaerent] aux mots, fait venir à l’esprit les choses mêmes dont les mots sont les signes [in mentem res ipsas quarum signa sunt verba][1] ». La communication est d’abord communion des choses dans les mots, communion des mots dans le souvenir, communion du souvenir dans l’esprit. Il est donc possible de penser les mots par eux-mêmes, indépendamment de leur matérialité sonore, dans la mesure où les choses mêmes sont inscrites et retenues par la mémoire dans l’esprit grâce aux signes adéquats que sont les mots. On voit ici l’importance de la mémoire, faculté d’inscription et d’enregistrement, puissance d’attachement intérieur [inhaerere]. Peut-on alors rappeler que le dialogue du maître et de l’élève est aussi un dialogue du père et du fils — et, comme Augustin le raconte dans ses Confessions, d’un fils mort peu après la tenue de cet entretien[2] ? La communication passée glisse ses opérations sous le masque d’une communication entre l’auteur vivant et le fils rappelé d’entre les morts. Cependant, il faut bien saisir l’envergure collective, et pas seulement personnelle, de la memoria[3].

Dans l’Antiquité et encore au Moyen-Âge, l’écriture parle grâce à la mémoire des sons : « en écrivant un mot, on présente aux yeux un signe par lequel ce qui relève des oreilles est rappelé à l’esprit[4] ». Les signes ne sont pas déposés sur la page comme les représentations d’événements signifiants; ils sont disposés harmonieusement pour rendre présentes les voix du passé. Les yeux servent à écouter. C’est pourquoi les moines qui lisaient performaient simplement les voces paginarum, littéralement « les voix des pages[5] », comme des choses qui parlent[6]. Réciproquement, écrire relevait de l’ars dictaminis et consistait à recevoir une dictée[7]. Pour Augustin, le coeur a des oreilles qui pourraient le restreindre aux effets physiques du sens s’il n’écoutait la mélodie intérieure de la vérité :

J’avais environ vingt-six ou vingt-sept ans quand j’écrivis ce volume [volumen], roulant [volvens] dans ma pensée ces imaginations matérialistes [corporalia] qui bourdonnaient aux oreilles de mon coeur [cordis mei auribus]. Ces oreilles, je les tendais, pourtant, ô douce vérité, à votre mélodie intérieure [in interiorem melodiam tuam], alors que je méditais [cogitans] sur le beau et le convenable. Mon désir était de me tenir devant vous, de vous entendre et de me réjouir[8].

Le rouleau bien matériel de l’écriture se déroule dans la pensée avec ses roulements sonores pour mieux y entendre la musique du vrai. Le cogito augustinien plonge certes dans une intériorité, mais sans y trouver uniquement son pur ego.

Les consciencieux cartésiens : la nécessaire intériorité

La communication n’est apparue comme un vrai problème qu’à partir du moment où le moi, la conscience de chaque sujet, est devenue la source de son identité et de son pouvoir (sur lui-même, donc sur les autres, voire sur le ciel). Se posséder soi-même, quel titre de propriété ! Cela implique d’abord de se refuser aux autres. Les êtres humains se sont alors mis à souffrir d’incommunicabilité, non seulement parce que les autres seraient devenus d’irréductibles étrangers et qu’il serait impossible d’avoir accès à leurs pensées intimes, mais parce que chacun est devenu incommunicable — incommunicable aux autres, donc aussi étranger à soi-même : tel est le coeur de ce qu’on pourrait appeler « l’opération aliénation ». C’est ainsi que la question de la confiance en vient à se poser dès le moindre rapport humain.

Même si on attribue à Descartes l’invention de la conscience avec l’expérience du cogito[9], au sens strict, ce sont les cartésiens qui imposent le terme (autrement dit, ceux et celles qui participent d’une transmission de la pensée cartésienne), au moment où il vient aussi qualifier un nouveau mode de calcul du temps de travail des typographes. Les formes matérielles des communications deviennent ainsi des affaires de conscience[10]. Or, le problème consiste justement à savoir comment communiquent les consciences une fois qu’on les a enfermées en elles-mêmes.

John Locke en synthétise les enjeux. D’une part, il y a la recherche de la communication d’intériorités séparées pour le bien collectif depuis que la memoria n’en assure plus les effets : « le confort et l’avantage de la vie en société ne peut se faire sans la communication des pensées [the communication of thoughts] ». D’autre part, il y a l’obligation de surveiller les mots dès lors qu’ils ne relient plus impeccablement, grâce à l’énergie mémorielle, ciel, coeur, main et écrit : « à moins qu’on observe attentivement la force et la manière de faire signe, bien peu pourrait être dit de façon claire et pertinente à propos des objets de savoir […] tant il y a d’obstacles entre nos entendements et la vérité, […] tant l’opacité et le désordre, à l’instar du médium [Medium] à travers lequel passent les objets visibles, brouille notre regard et s’impose à nos entendements[11] ». Il faut donc prêter attention aux manières de parler et d’écrire, sans quoi les mots attachent la pensée là où elle devrait librement se déployer. Locke compare cet attachement problématique aux mots à un milieu de réfraction (médium) qui empêche un accès direct, immédiat, au monde et au vrai.

Pris ainsi entre deux obligations contraires, Locke fait des mots ce qu’on pourrait appeler, de manière paradoxale, des instruments d’immédiation, les mots étant « immédiatement [immediately] les signes des idées, et, par ce moyen [by that means], les Instruments [Instruments] par lesquels les hommes communiquent les pensées […] qu’ils conservent dans leurs poitrines [they have within their own breasts][12] ». Autrement dit, le médium du langage devient de plus en plus évident par sa nécessité et de moins en moins évident par sa présence. Moyen ou instrument indispensable, il doit néanmoins fonctionner comme s’il agissait sans médiation. Il reste à concevoir le médium comme un simple moyen de transport : « [c]ar le langage étant le Grand Conducteur par lequel les hommes convoient [For Language being the Great Conduit, whereby Men convey] leurs découvertes, leurs raisonnements et les connaissances des uns aux autres[13] […] », un tel convoyage ne suppose plus une sacralisation des signes animés par le pouvoir de la memoria, comme chez saint Augustin, il suscite au contraire du collectif par la dissémination, mais aussi par la précarité même des mots, puisqu’il serait tantôt sans effet sur ce qu’il véhicule, tantôt biaisant le message par un effet similaire à la réfraction lumineuse[14]. Avec cette dissémination, c’est tout le problème de l’« opinion publique » qui commence à se poser[15].

Du public aux médias de masse : les convoyages sociaux du sens

On discerne les effets de ces jeux entre particuliers et public non tant par l’histoire intellectuelle des conceptions du langage que par l’histoire des pratiques de lecture : au 18e siècle, on passe de lectures intensives, répétitives et collectives de livres en nombre très limité à des lectures extensives, ponctuelles et individuelles de livres en grand nombre. Les cabinets de lecture se répandent, donnant un accès plus large aux livres, mais aussi aux journaux, gazettes, pamphlets et gravures, comme autant d’instruments de communication. Au point que Roger Chartier trouve plus dans ces nouvelles pratiques que dans les idées des philosophes les ressources pour l’éruption révolutionnaire[16]. On pourrait aussi saisir que l’influence accordée à l’Encyclopédie tient autant aux idées proposées qu’à deux phénomènes d’un autre ordre : la collectivité intégrée à l’avance grâce au mode même du financement par souscription, et la visibilité organisée des techniques en une sorte « d’universalité de l’initiation ». C’est ainsi, en effet, que Georges Simondon en montre l’importance : « Le monde technique découvre son indépendance quand il réalise son unité; l’Encyclopédie est une sorte de Fête de la Fédération des techniques qui découvrent leur solidarité. […] L’Encyclopédie réalise une universalité de l’initiation, et par là produit une sorte d’éclatement du sens même de l’initiation; […] mystère exotérique[17]. » Les révolutions techniques tiennent bien sûr à ces nouvelles machines qui permettent de produire plus vite, plus souvent, plus longtemps; mais elles frappent surtout les esprits par leur renversement du sens du mystère. Les secrets des sociétés d’initiés irriguent désormais le domaine public, pendant que les consciences de chacun se referment sur des secrets indéchiffrables.

Il ne faut pourtant pas se leurrer sur les effets d’une telle propagation des techniques pour la valorisation du « médium ». Il est caractéristique que le terme broadcasting, qui servira à partir du 19e siècle à désigner la diffusion de masse, d’abord avec les journaux, puis au siècle suivant avec la radio et la télévision, provienne du geste traditionnel du semeur dont le capitalisme industriel en plein essor tente de se débarrasser au profit d’une mécanisation toujours plus poussée. À l’instar du médium qui voile ses opérations sous les messages qu’il transporte, les pamphlets, au 18e siècle, chargés de promouvoir les semeuses mécaniques, font disparaître le geste immémorial sous le nom commun. Le terme est repris, au début du 19e siècle, par une autre industrie : celle du prosélytisme religieux[18].

C’est là que l’on trouve le modèle fondamental de l’essor de la presse. Car ce sont moins les innovations techniques qui ont permis, au départ, une mutation dans la diffusion de masse qu’une nouvelle formule de financement. Les pamphlets religieux qui exploitent la notion de broadcasting misent, en effet, sur la démultiplication des lecteurs pour tirer un grand nombre d’exemplaires et vendre ainsi à bas prix : la publicité du Seigneur (et de ses ministres) passe par là. Les nouveautés laïques de The Sun à New York ou de La Presse à Paris empruntent ce même modèle économique, que détaille d’ailleurs Émile Girardin dans son premier numéro du 18 juin 1836 sur trois colonnes comme si là résidait la grande nouvelle du jour — avec raison ! De nouveaux types de rotatives vont amplifier le mouvement pris grâce à ce modèle financier où s’associent extension des tirages, massification des lecteurs, bas coût de production et publicité toujours plus chère pour les annonceurs.

La masse ne se trouve donc pas à l’arrivée, mais au départ de ce nouveau monde médiatique. Ce n’est pas seulement le développement technique qui a fait les médias de masse, mais surtout la massification d’un modèle de financement. C’est aussi pourquoi le texte journalistique s’établit dans le creuset du public comme l’instrument de médiation par excellence. Il tend alors moins vers l’argumentatif que vers le narratif : il décrit de manière massive ce qu’est censé être le quotidien de chacun. Et il le fait avec d’autant plus d’autorité que chaque lecteur se sent dominé par l’architecture de la page, avec ses colonnes serrées où se coulent les descriptions sous quelques titres en plus gros caractères, et les feuilles qu’il faut déployer à deux mains. Ainsi, chaque jour, les lecteurs érigent devant eux leur journal comme un monument éphémère — voire un monument de l’éphémère. Car le journal n’impose pas seulement un espace au regard, mais aussi un temps aux consciences : l’actualité ne concerne plus tant l’extraordinaire que le quotidien. Les faits divers font leur grande entrée sur la scène sociale.

À la masse de ceux qui ouvrent quotidiennement leur journal répond la masse d’événements dont ils sont à la fois les producteurs invisibles et les lecteurs lisibles. Balzac reprend, dans son ensemble, cette logique du « tout fait signe » (donc tout devient aussi appareillage de médiation) : un meuble, un outil, un salon, une loge, un vêtement, un front. Tout apparaît comme signe parce que chaque chose n’est plus parfaitement présente à elle-même : la marchandise est passée par là, elle qui déleste les choses de leur présence pour les faire entrer dans l’ordre du sens comme valeur d’échange.

De l’opacité et de la méfiance : nouveaux personnages conceptuels du détective et de l’herméneute

Si tout fait signe dans l’espace du quotidien, alors tout devient également questionnable. L’historienne Judith Lyon-Caen note, à partir des années 1830, le sentiment d’opacité générale dans l’ensemble du champ social[19], au point que l’on peut alors renverser la formulation : c’est parce que tout est questionnable que chaque élément du monde peut faire signe. En entrant dans le modèle de la communication, choses, personnes et actions prennent une épaisseur inquiétante : la méfiance devient générale. L’ère de la presse est aussi l’ère du soupçon. C’est dans ce contexte que le personnage du détective commence à acquérir la valeur sociale que nous lui connaissons encore. Il est, par excellence, celui qui soupçonne chacun et déchiffre tout le monde, celui qui lit dans les détails banals et dans les faits divers des significations insoupçonnées et des assassins invisibles.

À condition d’associer le détective à un autre personnage conceptuel qui pense le sens comme toujours présent, mais toujours manquant, caché qu’il serait dans des profondeurs dont il faut savoir le tirer : l’herméneute. Quand Schleiermacher fait ses grandes conférences à l’Académie de Berlin en 1829, il recycle les techniques théologiques et grammaticales de déchiffrement des textes, donnant à chacun les outils pour décrypter les affaires quotidiennes à partir du moment où celles-ci sont apparues chargées de la dignité de ce qui mérite le soupçon. Car l’herméneutique ne porte plus seulement sur les grands textes, qu’ils soient religieux ou littéraires, mais sur les discours les plus quotidiens, dans la mesure où la mécompréhension est devenue la règle. Comment aurions-nous accès aux consciences des autres êtres, voire à la nôtre ? Il faut donc un art de l’interprétation, puisque la communication entre les êtres demeure limitée et la compréhension, partielle. L’herméneutique ouvre à chacun la porte mystérieuse de son esprit pensant — qui se découvre lui-même seulement dans ses opérations de compréhension[20] — comme une sorte de détective transcendantal assigné aux faits divers. Pour saint Augustin, signification et présence allaient de pair, soutenues par l’énergie de la memoria toujours déjà là, dans une tension vers le sacré. Pour Schleiermacher, mécompréhension et manque à soi-même sont devenus l’énergie pour découvrir ce que l’on est ou ce que peuvent recéler les consciences inaccessibles des autres êtres humains dans le commerce le plus quotidien. L’herméneute suscite d’autant plus la confiance qu’il affirme une méfiance envers les signes du quotidien.

Masse et médium

C’est dans ces contextes multiples que le concept de médium, au sens de transport, se répand. Les médiations sociales étant devenues non seulement opaques, mais productrices d’illusions, voire d’aliénations[21], il devient indispensable de focaliser l’attention sur les phénomènes de réfraction et de diffraction des relations humaines par les moyens de communication. L’apparition du médium sur la scène du langage est autant à comprendre sur le fond du développement des techniques qu’en fonction d’une histoire de la conscience, des manières d’être et des formes de gouvernementalité. Un de ses premiers usages repérés se trouve non dans la presse quotidienne à fort tirage, mais dans le journal intime de Baudelaire :

La prière est une des grandes forces de la dynamique intellectuelle. Il y a là comme une récurrence électrique. — Le chapelet est un médium, un véhicule; c’est la prière mise à la portée de tous[22]

Si le chapelet, cette mécanisation mémorielle de la prière, apparaît comme le premier exemple de médium, c’est parce qu’il est un exemple de massification d’une technique de mémoire : il fait circuler l’électricité intellectuelle dans les circuits de la société dans son ensemble. Il faut ainsi noter trois éléments : le fait que le médium soit encore ramené à un moyen de transport, une façon de convoyer matériellement les instances immatérielles du sens et du sentiment; le lien produit entre médium et prière, comme si la communication devait essentiellement lier l’ici-bas et l’au-delà; et le principe qui donne à l’énergie électrique de la prière la figure de la récurrence plutôt que de l’instantané.

Alors même que le genre d’écrit dans lequel cette notation surgit relève des feux d’artifice de l’instantané — ce que le titre suggéré par Baudelaire indique d’emblée : Fusées[23] —, l’électricité apparaît moins comme une instance d’immédiateté que comme une énergie du revenir (la « récurrence »), que ce revenir adopte la silhouette évanescente des revenants ou qu’il se ressource dans les opérations de la mémoire. Là où Augustin trouvait dans l’expérience de la prière le parfait enchaînement entre choses, signes et esprit grâce à la mise en âme et à l’énergie collective de la mémoire, Baudelaire rapporte la mécanique du médium-chapelet à l’animation électrique pour les masses qui permettrait d’associer une énergie physique et une rémanence collective.

Est-ce à dire que ce sont les médias de masse naissants au 19e siècle qui ont engagé à prendre en compte le médium comme tel ? Le concept apparaît, certes, au moment où l’influence massive de la presse, puis des nouveaux moyens de reproduction et de diffusion de l’image (photographie, puis cinéma) et des sons (phonographe, téléphone, puis radio), énonce leur pouvoir sur les esprits. Mais leur importance tient surtout à deux épiphénomènes : la mise en signes du quotidien avec la méfiance universelle et le soupçon général d’aliénation qu’elle enclenche; la mise en valeur d’un présent qui se projette instantanément dans son destin d’archive rediffusable et dans l’attente d’un lendemain dont, paradoxalement, on attend qu’il reproduise du nouveau. Contrairement à l’espoir des philosophes des Lumières, le savoir, en pénétrant les couches sociales les plus diverses, n’a pas solutionné les problèmes, il les a généralisés comme questions. Les consciences n’ont pas été éclairées, elles sont apparues sous le stroboscope du quotidien comme incompréhensibles. La massification fait que ces questions en viennent à toucher les moyens mêmes de la communication, les manières de faire et d’être de chacun.

Pourtant, si le concept de médium est pris dans les jeux de pouvoir des médias de masse, on ne peut l’y réduire[24]. Il faut y saisir aussi l’importance des usages et des conceptions de la communication.

Pourquoi le médium apparaît-il au coeur du 19e siècle ? Sans doute faut-il démultiplier la réponse à une telle question : non seulement en raison des « médias de masse », puisque vitesse et masse ont certainement changé les rythmes, les habitudes de vie et les rapports au public et au présent; non seulement à cause de l’idée vacillante de communication dans les sociétés modernes de plus en plus diversifiées avec une éducation aux manières toujours plus problématiques; non seulement parce que la communication est apparue comme problème à partir du moment où le moi, la conscience de chaque sujet est devenue la source de son identité et de son pouvoir, sans que l’énergie de la mémoire collective en assure l’efficace; mais surtout parce qu’un changement des moyens d’enregistrement et des choses archivables a refaçonné le rapport à la mémoire collective, aux usages du quotidien et au gouvernement des individus. C’est la transmission comme tradition qui est ainsi définitivement déconstruite. On conçoit alors pourquoi le comment devient plus important à penser que le quoi.

L’inconscient, « découvert » par Freud à la fin du 19e siècle, est le nouveau nom de la mémoire : il constitue la façon de rendre l’incommunicable communicable — mais de le rendre communicable comme incommunicable. Comment le révéler alors sinon obliquement, de biais, par des phénomènes de réfraction ? Actes manqués réussis, lapsus révélateurs, rêves chaotiques dont les significations souterraines apparaissent soudain sont autant de manières de faire des erreurs et des errances des entreprises du sens. Malgré l’apparence personnelle des constructions, le choix des mythes antiques par Freud dit bien qu’elles reposent sur des lieux communs de la tradition, mais des lieux vidés de leur énergie ancienne[25].

L’ex-communication ou le rejet de la communication comme solution ?

Quand la production de signes est liée à une intériorité, comme chez Augustin, elle fonctionne grâce à la puissance d’enregistrement, de liaison, de conservation et de transmission de la memoria. Lorsque la tradition perd de son énergie sociale, il demeure le milieu de l’intériorité, auquel seule la réflexivité permettrait d’avoir un plein accès. Cependant, la communication nécessaire des consciences importe pour le fonctionnement de sociétés à la complexité croissante : elle est articulée à une reconnaissance des manières de faire et d’être et aux jeux de pouvoir d’inclusion et d’exclusion que ces manières autorisent. Lorsque les médiations sociales et les régimes médiatiques tendent à égaliser les statuts, à étendre considérablement les acteurs possibles et à faire du quotidien éphémère la trace de son historicité, la mutation des mémoires sociales rend problématique la conscience, au point qu’elle apparaît seulement communicable comme incommunicable.

On pourrait alors, comme le proposent Alexander Galloway, Eugene Thacker et McKenzie Wark, suivre ce mouvement et penser les médiations plus encore que les médias, à condition de les théoriser sous les figures variables de l’excommunication. Comme le résume Eugene Thacker, « l’excommunication compose un double mouvement dans lequel l’impératif communicationnel est exprimé, et exprimé comme l’impossibilité de la communication[26] ». Par conséquent, l’excommunication ne détruit pas la communication, puisque le propre du message qui exclut et force à cesser toute communication est d’être encore un message. Ainsi, l’excommunication montre l’insuffisance du modèle de la communication et opère « avant la possibilité même de la communication[27] ». Cependant, le terme d’excommunication (même s’il permet aux trois auteurs de proposer des investigations de toutes sortes de perversions instructives des communications) nous maintient dans l’orbe théologique, tout comme Freud ne démontait la conscience qu’en en faisant le lieu d’une communication de l’incommunicable, mais seulement comme incommunicable. Peut-on se contenter de jouer à l’infini dans ce modèle de la communication en une sorte de dialectique négative ? N’est-ce pas reconduire une conception pathologique de la communication qui ne sort pas de ses vertiges habituels ?

Une manière peut-être plus radicale consiste à rejeter la communication comme valeur au profit d’une autre construction du lien social : la transmission. C’est ce que propose Régis Debray sous le nom de « médiologie ». Dans son ouvrage au titre prometteur Transmettre (1997), il oppose systématiquement la communication à la transmission en suivant des oppositions tranchées : espace / temps, ubiquité / pérennité, téléprésence / présence réelle, connexion / connivence, contemporain / essentiel, etc. Cependant, sous couvert de description, ce sont en fait autant de jugements de valeur, qui rejaillissent aussi sur son diagnostic du temps présent : avec la mondialisation et les nouveaux moyens techniques, l’espace aurait avalé le temps pour le plus grand malheur de nos sociétés[28]. La médiologie prendrait donc à rebrousse-poil notre goût moderne pour la communication et tâcherait de nous faire retrouver les chemins heureux de la transmission. Or, Walter Moser a bien montré à la fois les simplifications du médiologue et l’imbrication intéressante des deux notions[29]. L’opposition à la communication est surjouée, d’autant que, sur ce modèle généalogique linéaire, se surimpose le bon vieux principe herméneutique qui permet de trouver une valeur sacrée aux choses perdues dans les abysses du temps. La médiologie traque, en effet, sous les effets de surface, l’être caché des profondeurs : « le médiologue détecte par la surface les profondeurs d’un courant de pensée, d’une famille d’esprit, d’une mouvance[30] ». Régis Debray reprend ainsi, sans s’en apercevoir, un modèle qui participe du fonctionnement même de la communication.

Plutôt que d’épouser les enjolivements de la conscience tragique de la communication en se prêtant aux jeux de l’excommunication ou que de souscrire à un rejet dramatisé de la communication au profit d’une conception traditionnellement herméneutique de la transmission, voyons si nous ne pourrions pas trouver une autre piste, à titre de bref contre-exemple, dans une comédie hollywoodienne et ses jeux de surface…

Pour en finir avec la communication des intériorités : gags et gesticulations chez Frank Tashlin et Jerry Lewis

Cette microlecture d’un film singulier ne cherche pas à en faire une étude de cas ou un phénomène exemplaire, mais une ressource de pensée. Il s’agit de faire confiance à une oeuvre esthétique (et intelligemment commerciale) pour nous rendre sensibles à une réalité et nous rendre intelligible un ensemble de phénomènes.

En 1964, Frank Tashlin travaille pour la dernière fois avec son acteur fétiche, Jerry Lewis, pour un film dont le titre pourrait constituer l’introduction de la déconstruction aux États-Unis : The Disorderly Orderly (1964)[31]. Pendant que Jacques Derrida démontait laborieusement la conscience transcendantale et la temporalité de la métaphysique, Frank Tashlin montait joyeusement le corps hésitant[32] de Jerry Lewis dans des séries de gags et de grimaces manifestant le vide littéral des consciences et les rythmes syncopés de l’imitation humaine. De même que Jerry Lewis est longtemps apparu comme un clown creux et infantile, Frank Tashlin a été considéré comme un réalisateur sans envergure. Il est vrai qu’il avait commencé sa carrière chez Disney (où son travail n’était pas toujours crédité) ou avec les Marx Brothers comme le gagman de service[33]; mais on peut faire confiance à Jean-Luc Godard pour reconnaître son importance, quand il affirme, dès la fin des années cinquante, après ses premiers films avec Jerry Lewis, que, désormais, la comédie américaine n’est plus seulement chaplinesque, mais tashlinesque[34]. C’est que Frank Tashlin pousse à bout la logique cinématographique des plans en en faisant une structure modulaire de gags qui met en mouvement de façon désordonnée le récit censé les encadrer. Le récit-cadre, chez lui, est un faux cadrage (comme on parle de faux raccord). Dans The Disorderly Orderly, le premier désordre touche donc le film lui-même et alimente justement sa puissance expressive.

Dans ce film, Jerry Lewis joue le rôle d’un aide-soignant (orderly) dans un hôpital où nombre de riches dépressifs californiens viennent faire une cure de sommeil, de psychanalyse ou de relaxation pour restaurer leur confiance en eux-mêmes. Mais un orderly est avant tout celui qui reçoit des ordres, non celui qui produit de l’ordre. Dans ce simple nom se trouve déjà engagée l’inscription sociale d’un pouvoir : ceux qui établissent l’ordre sont aussi ceux qui en donnent. Et ceux qui en sont affectés, à l’instar de ce jeune orderly, ne peuvent qu’y obéir ou résister de tout leur corps — telle serait la parabole politique en filigrane de cette comédie anodine, où c’est au contraire la parfaite obéissance aux ordres qui en ruine les principes. Le désordre que flanque Jerry Lewis dans cet hôpital, par sa bonne volonté et sa gentillesse, son inaltérable confiance dans les malades ou les soignants, exemplaire d’une soumission sans limites aux ordres qu’on lui donne, témoigne de l’inanité structurelle des formes de pouvoir. À l’origine de l’inégalité sociale entre ceux qui ordonnent et ceux qui sont ordonnés, il n’y a rien. La meilleure preuve ne consiste pas à renverser l’ordre, mais à épouser la logique apparente des donneurs d’ordre jusqu’au désordre originel.

Car le rôle habituel de Jerry Lewis est celui du « naïf » confiant, autrement dit de celui qui croit à l’ordre, aux ordres, qu’il reçoit. Il est si confiant dans la communication des consciences (malgré le démenti douloureux du début du film, où il découvre que celle qu’il aime se jette au cou d’un bellâtre sportif) qu’il éprouve tous les tourments des autres personnes autour de lui. Jerry n’a pas pu, en effet, faire des études de médecine, car il souffre lui-même d’un mal singulier, il ressent dans son corps tous les symptômes des malades qu’il est censé soigner. L’empathie ou la compassion sont devenues, chez lui, pathologiques[35]. Le récit va donc en déployer les figures jusqu’au moment où, en tombant enfin amoureux de celle qui l’aime sans rien dire, cessent ses souffrances : l’amour est ainsi défini comme la pathologie empathique et confiante qui, par sa focalisation singulière, met fin à la généralité des empathies pathologiques. En attendant, le film déploie toutes les conséquences de la communication par empathie — autrement dit, de l’idéal de la communication des consciences : ressentir enfin jusque dans son corps tout ce que sent l’autre.

Ainsi, quand Jerry pousse avec soin la chaise roulante d’une des malades et qu’elle raconte, comme si c’était la prière du matin et avec une jouissance d’extravertie, toutes ses souffrances aux autres malades qu’elle rencontre, variant à chaque fois la description des organes touchés, autrement dit quand elle se lance avec jouissance dans des confidences surjouées, le corps de Jerry se tord, son visage grimace, sa voix crie et soupire ou paraît même suspendue, interloquée, comme dans un film muet, avant que ses jambes ne l’emportent malgré lui dans une danse pathétique et désarticulée dans le jardin. Son corps applique strictement ce que les mots énoncent comme si son corps même faisait entièrement confiance aux énoncés entendus pour mieux les éprouver à son tour.

Il est surtout une scène qui dit parfaitement la vacuité de la conscience. Jerry fait un bandage à un patient et il s’y prend si bien qu’il emmêle le patient, l’infirmière et lui-même dans un réseau de bandes qui passent en tous sens. Là encore, c’est une façon de prendre au pied de la lettre la création de relations et l’effet de contagion des affects. C’est d’autant plus notable que le patient et l’infirmière ne manifestent rien. Leurs visages n’expriment que la nécessité d’en passer par là avec une confiance en l’absurdité révélatrice de la situation proche de l’indifférence. Ils semblent hors du monde des significations. L’infirmière, tirée par les bandages, en vient même à regarder directement la caméra avec une face totalement vide de sentiment ou de pensée. Les bandages qui les immobilisent les empêchent aussi de faire des gestes, comme si l’incapacité à gesticuler allait de pair avec l’absence de réflexion ou d’émotion.

Le plan suivant semble, pourtant, avoir réussi à sauver au moins l’infirmière, puisque Jerry accompagne le patient, le corps complètement bandé comme une momie, seuls les yeux apparaissant dans une mince découpure. Jerry l’amène dans le jardin, va lui chercher une chaise longue et, en voulant l’y installer, le fait basculer par terre. Or, ils se trouvent au sommet d’une colline. Le corps roule donc, sautant par-dessus tous les obstacles. Jerry court derrière en criant le nom du patient. Alors que celui-ci finit sa course contre un arbre, le bandage éclate en mille morceaux comme du plâtre. Quand Jerry arrive jusqu’à lui, au coeur des bandages, il ne trouve personne[36]. La personne n’est personne et la conscience est un vide[37]. Autant en prendre son parti : le plan suivant passe à autre chose. Le nonsense du gag permet à la fois de révéler cette vérité élémentaire et de mettre le mythe de l’intériorité au rang des accessoires comiques de la métaphysique occidentale moderne[38].

S’il en va bien de la sorte, comment se forment les relations humaines, quelle confiance peut-on avoir dans les rapports aux autres ? C’est là où le jeu d’acteur de Jerry Lewis est déterminant. Nul mieux que Serge Cardinal ne l’a saisi dans son beau livre sur la musicalité du cinéma (et non simplement la musique ou le son au cinéma). Il souligne, d’abord, que « la malléabilité du corps lewisien ne lui vient pas d’une profondeur (et donc d’une intériorité d’accueil), mais d’une épaisseur (ou d’une extériorité de rebond), et que c’est la raison pour laquelle toute lecture de son jeu apparentée au “psychologisme” — qui sépare psyché, éthos et polis […] — nous aveugle nécessairement (et peut-être délibérément) sur son gestus social[39] ». De la même façon que les symptômes d’une patiente s’impriment sur le corps de Jerry Lewis, puis en rebondissent dans une sorte de sur-régime expressif, la disparition du patient momifié découvre réciproquement la vacuité interne de Jerry Lewis, tout entier résorbé dans l’apprêt et les manières de ses gestes. C’est pourquoi il n’incarne pas un personnage (comme le fait Dean Martin, son compagnon de jeu), mais il déploie toute la gestualité éminemment sociale d’un rôle. Il affleure alors à « la surface de l’écran […] pour mieux s’identifier au dispositif cinématographique[40] ».

Les grimaces de Jerry Lewis nous entraînent, en effet, dans l’ordre social des rôles où connaissance et reconnaissance vont de pair, où la confiance dans les gestes, dans les attitudes, dans les figurations sociales des corps permet une communication entre les êtres (même si, à l’évidence, gestes, attitudes et postures sociales sont appris et reproduits, médiatisés et médiatisants). La communication ne se fait pas de conscience à conscience, mais de corps à corps, de geste à geste que l’on apprend à imiter, à modifier, à réinventer et qui engendrent des effets de synchronisation. L’intériorité n’est pas celle de la conscience, mais « pour ainsi dire », celle du monde[41].

Loin de l’infantilisme auquel on a souvent voulu réduire sa gestuelle, Jerry Lewis exhibe en fait un corps immature, c’est-à-dire sans conscience exacte de ses propres dimensions, rempli de mouvements encore socialement bégayants ou hésitants qui nous paraissent si attachants. Aby Warburg avait remarqué que Botticelli donnait parfois aux visages qu’il peignait « cette beauté rêveuse et passive […]. On est tenté de dire, à propos de ses figures féminines ou de certains de ses jeunes gens qu’ils viennent juste de sortir d’un rêve pour s’éveiller à la conscience du monde extérieur; et bien qu’ils se tournent activement vers lui, les images du rêve hantent encore leur esprit[42] ». Dans une certaine mesure, tout le corps de Jerry Lewis est à la fois tourné vers le monde dans lequel il tient à s’insérer et encore plein d’un rêve qui le rend étrangement passif. Mais c’est de cette passivité même, au sens d’un être affecté, qu’il tire ses gestes les plus bouleversants. Et c’est également ce qui renverse spectateurs et spectatrices, car on voit apparaître dans le même mouvement hésitant la réponse vitale au monde social et le rêve manifeste qui l’auréole.

Les jeux sociaux sont, en effet, toujours des jeux d’apparence. On ne va pas des apparences à ce qu’elles cacheraient en profondeur, comme le voudrait l’herméneute détective, mais d’apparences en apparences, que l’on capte et que l’on réfracte dans des milieux que créent alors les gestes qui fondent la confiance.

C’est sans doute avec le cinéma que l’on dit muet que les corps apparaissent comme les plus sonores. Il n’est pas besoin d’entendre pour savoir écouter, ni d’ouïr pour capter les gestes sociaux dans leur extension musicale. Jerry Lewis est un acteur du muet dont la voix est, elle aussi, une gesticulation, parce qu’elle dépend toujours du milieu dans lequel il opère et des personnages qui l’environnent. La grimace n’est pas déformation, mais information. C’est par là que communication et transmission peuvent trouver un autre ordre. Ce n’est pas la communication en tant que telle qui pose une question de confiance, mais sa réduction à un rapport à la fois nécessaire et impossible de conscience à conscience, d’intériorité à intériorité. La comédie de Frank Tashlin et de Jerry Lewis en déconstruit les pièges en montrant les corps à l’oeuvre. C’est par là que les significations peuvent faire surface : non en remontant de profondeurs insoupçonnées ou d’intériorités inatteignables, mais en étant liées par des acteurs sociaux de geste en geste dans une configuration ou une constellation à la surface des phénomènes. Autrement dit, la question de la signification doit être articulée à celle de la présence.

Signification et présence : une affaire de médialité et de traduction

Lier signification et présence : n’est-ce pas une manière de renouer avec le modèle augustinien de la communication ? La critique derridienne de la conscience transcendantale a jeté un soupçon radical sur la métaphysique de la présence, qui semblait activer les ressources mémorielles dans la théologie augustinienne. Il faut, cependant, s’entendre : c’est la pleine présence à soi dans la profondeur de son intériorité qui est déconstruite. Est-il possible de penser autrement le rapport à la présence, et les jeux entre sens et présence ?

Sur ce point, Aby Warburg et Jacques Rancière pourraient nous offrir des pistes pour penser à la fois vie et temporalité, présence et sens, communication et distance, bref confiance dans les signes. En effet, au moment où Freud fait de la mémoire le retour déplacé du refoulé et une manière d’agir dans le présent en lieu et place de désigner un sens manifeste, Aby Warburg comprend autrement le travail mémoriel. Dans le concept qu’il exploite de Nachleben (la survivance), il entend encore Leben (la vie), qui n’a rien de ce temps sans temps de l’inconscient individuel ni de ce pur présent éphémère de l’épiphanie. Et cela lui permet de ne pas souscrire, même de manière négative, au paradigme de la communication incommunicable. Loin de la pleine présence à soi dans la profondeur de son intériorité, c’est une présence jouée, captée et réfractée, dissonante, hantée par le rêve qu’elle enveloppe, comme on le voit chez les jeunes gens peints par Botticelli. Cette incessante réfraction peut être soupçonnable parfois, dans des conditions précises, mais pas à tout moment. Au contraire, c’est la possibilité d’en calculer les effets et d’en traduire les conséquences qui caractérise la communication entre humains, comme d’ailleurs entre les humains et les autres animaux :

L’animal humain apprend toutes choses comme il a d’abord appris à s’aventurer dans la forêt des choses et des signes qui l’entourent afin de prendre place parmi les humains : en observant et en comparant une chose avec une autre, un signe avec un fait, un signe avec un autre signe […], une intelligence qui traduit des signes en d’autres signes pour communiquer ses aventures intellectuelles et comprendre ce qu’une autre intelligence s’emploie à lui communiquer[43].

Si tout médium est un plateau de conversion, son opération la plus fondamentale est bien celle de la traduction, cette façon de conduire au travers des choses et des signes l’intelligence de chacun. Jacques Rancière souligne cette nature de l’animal humain qui, par la comparaison et la traduction, passe de chose en chose, de fait en signe, de signe en signe, liant des éléments hétérogènes ou déliant des occupations trop semblables pour mieux les échanger avec d’autres animaux humains qui cherchent eux aussi et qui trouvent eux aussi.

Il existe, en effet, deux types de distance : celle qui écarte certains de l’intelligence commune en présupposant à la fois leur ignorance et leur bêtise, comme si un gouffre les séparait du savoir; celle qui introduit un écart dans des formes expertes d’identification pour mieux y placer de petites altérations, des manières impropres, des usages différents, des pratiques étrangères. Le premier type impose l’illusoire naturalité d’une distance dramatisée que seuls certains sauraient combler. Le second suppose une distance naturelle qu’il est possible à chacun d’arpenter en y traçant à sa façon de petites voies de communication par l’aptitude à traduire : « Ce travail poétique de traduction est au coeur de tout apprentissage. […] La distance n’est pas un mal à abolir, c’est la condition normale de toute communication[44]. »

Dans l’exercice des comparaisons, dans le travail des traductions, se joue l’émancipation de chacun avec tous les autres : « être spectateur n’est pas la condition passive qu’il nous faudrait changer en activité. C’est notre situation normale[45] ». Le monde n’est pas ce qui s’offre aux regards, mais ce qui apparaît comme un spectacle pour des sujets qui observent, configurent, traduisent les signes dans d’autres signes en ayant confiance en la puissance de la traduction. On sait bien qu’une traduction est toujours une trahison, car une langue est toujours autrement riche qu’une autre langue, et pourtant elle est opératoire. On sait bien qu’une conscience individuelle ne se livre jamais tout entière, et pourtant une personne ne cesse de communiquer avec le monde qui l’environne et sur lequel elle agit.