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Confier : 1. « Remettre quelqu’un ou quelque chose à une personne en qui l’on a confiance ». 2. « Remettre à quelqu’un le soin d’accomplir une mission ». 3. « Dire en confidence, communiquer sous le sceau du secret[1] ».

Confier : Transférer l’attachement que l’on porte à quelqu’un ou quelque chose de précieux en le remettant à un autre, en lui demandant — peut-être parce qu’il ou elle l’avait accepté en silence avant même qu’on le lui demande, peut-être parce qu’à ce moment-là on ne se figurait pas d’autres choix —, en lui demandant donc (mais sans forcément avoir obtenu une permission préalable) d’en partager le bonheur ou le fardeau[2].

Au mois de novembre 2021, nous avons écrit un premier texte liminaire sur le thème de « confier », curieuses de voir se diffracter l’action de « confier » et de « se confier » au prisme de l’intermédialité. Les mots alors choisis avaient pour but de faire émerger un faisceau d’actions, aussi ténues fussent-elles, et de poser quelques balises permettant d’emprunter une approche intermédiale. Ce texte programmatique entendait susciter le désir d’autres chercheurs de réfléchir à cette notion et il a ainsi constitué la trame de l’appel à contributions pour ce 40e numéro de la revue Intermédialités. Parallèlement, il a servi de cadre à deux volets d’un séminaire que nous avons donné conjointement, de part et d’autre de l’Atlantique, au cours des automnes 2021 et 2022. Ce séminaire pluriannuel a servi de laboratoire in vivo, d’expérience orale et chorale assurant la verbalisation autant que la progression de notre enquête. Nous choisissons ici de reproduire ce texte (« Confier : ouvrir »), tant cette étape fut importante dans notre parcours, et tant elle rend compte des formes de médiations créées par les chercheurs eux-mêmes.

Confier : ouvrir

Si la confiance ne cesse d’être interrogée par les économistes et les sociologues comme un phénomène sociétal dont on mesure le degré, étudie les variations à l’échelle de l’histoire, déplore le manque ou loue le règne, le geste de faire confiance et de confier reste peu étudié en tant que tel. Geste de médiation par excellence aux enjeux multiples, il implique des situations critiques, des choses vulnérables, des êtres aux destins liés, un moment et un lieu propices. Il vise une situation relationnelle, un état, un trait de caractérisation propre tout en étant sans cesse sur le fil et menacé de revirements. On confie son coeur, son âme, sa vie, ce que l’on a de plus cher, ce qui ne peut subsister sans veille. On peut être obligé de faire confiance ou choisir de le faire. On perd en assurance ce que la foi nous donne. L’acte de confier transforme une relation en pari pour l’avenir, au risque de la perdre. On fabrique des secrets, des promesses, des asiles, mais aussi des trahisons, des périls, des chagrins. Il suffit parfois d’une nuit tiède pour aligner les âmes et les corps tels les astres, et d’une autre pour que tout s’effondre.

Mais a-t-on toujours pris la mesure de la dimension médiale du geste ? Faire confiance semble relever d’une recherche de relation sans médiation. Point besoin de contrat ou de pacte. Le lien à l’autre devient le seul garant de la bienveillance et de la vigilance de ceux qui se font confiance, réciproquement. Pourtant, il s’agit bien de « faire », donc de fabriquer les conditions qui permettent à un tel lien de s’établir, de produire « l’air » où la confiance (l’ouverture à l’autre, l’engagement) se respire. Comment instaurer la relation là où elle manque, sinon d’abord et avant tout dans le langage, comme premier médium ?

Comme tous les gestes, celui de confier se voit aussi façonné par son environnement sociotechnique. Confier quelque chose prend une tournure différente quand cela est fait oralement, corporellement ou au moyen de supports matériels. Ce qui est confié est toujours susceptible d’être partagé, déplacé, transmis, remédié, diffusé par toutes sortes de médias. Rapporter le geste de confiance à l’histoire des techniques (et en particulier des techniques engageant un geste artistique) permet alors de prendre la mesure de cette interdépendance et de voir évoluer les termes mêmes de la relation, entre abandon et contrat, rapport intime et ouverture créative au monde. Et puis, il y a ce qui se dépose dans les médias, ce qu’ils recèlent sans qu’il y ait eu parfois intention de leur confier quoi que ce soit. Et sans doute a-t-on appris à se méfier des médias d’enregistrement et de restitution mécanisés, pas toujours si anodins, trahissant l’inconscient ou transformant en continuum sonore insipide ou indistinct ce qui avait été, une fois, à la pointe de toute une vie. Les médias offrent des modalités inouïes de présence des êtres au moyen de leurs voix et images enregistrées, avec d’innombrables effets sur ceux qui les entendent et / ou les voient. C’est la matière même de bien des oeuvres qui émeuvent ou embarrassent — celles dont le matériau fabrique des récits de vie (fictive ou réelle) et renvoie à la confiance dont elles sont les fruits.

Du côté des chercheurs, c’est une éthique même de la confiance qui peut être convoquée pour éclairer méthodes, mises au point épistémologiques ou parcours scientifiques résonnant au-delà des communautés savantes. On pense ici tout particulièrement à la recherche sur archives qui, à travers l’analyse rigoureuse des documents, vise également les êtres de chair et de sang (qui ont pu eux-mêmes faire le choix actif de confier les traces de leur travail ou de leur vie) et dont les fragments d’existence affleurent dans les supports médiatiques; on songe également à ce courant bibliographique ou à ces entretiens multimodaux (forment-ils un genre en soi sous la coiffe extensible de l’« ego-histoire » ?) où le chercheur se raconte, se confie, pour mieux éclairer le réseau dans lequel ses travaux et sa vie ont été ou sont pris.

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Confier : susciter la réflexivité, recueillir des pratiques artistiques d’envergures sociales

Entre les lignes du texte qui précède et la publication que vous avez sous les yeux, les collègues, les étudiantes et les étudiants qui participèrent à nos séminaires[3] nous ont aidées à dégager les traverses nécessaires à l’édification de notre maison commune. Nous avons pu ainsi explorer les représentations des actes et des gestes de la confiance dans une grande variété d’oeuvres (roman, poésie, fiction, documentaire, animation, série, jeu vidéo, chanson, performance), ainsi que les pratiques artistiques reposant sur de tels actes (« se confier » en tant qu’auteur·e dans une littérature ou un cinéma de l’intime, savoir recevoir une confidence, ou au contraire pouvoir créer dans la défiance), et encore la confiance ou la défiance manifestée envers le public, ou générée inversement par la fréquentation et l’étude de certaines productions. Nous avons lu ensemble des textes qui se sont avérés déterminants pour notre réflexion collective et que vous retrouverez au fil des articles du présent volume, et parmi eux, les écrits inspirants de Michela Marzano[4] qui ont retenu plus d’une fois l’attention des contributeurs.

Un temps fort des séminaires fut également la présence de cinéastes qui ont accepté notre invitation à discuter leurs pratiques documentaristes. Ces artistes sont venus témoigner de la fragilité et de la nécessité des rapports de confiance dans l’acte de création — rapports au sein des équipes techniques et artistiques, et rapports entre filmeurs et filmés. Suzanne Beth et Anne Lardeux, qui ont suivi pendant plusieurs mois les professionnels de la santé occupant la « première ligne » de soins — celle qui opère sur les marges du système de santé publique au Québec —, ont évoqué leur recherche tâtonnante d’une manière de filmer qui s’apparente le plus possible au geste d’accompagnement humaniste, voire thérapeutique, de ces professionnels. Ce que leur travail cherche à confier au cinéma — le plus précieux et pourtant le moins quantifiable d’une pratique de soin — serait cette poussière de sourires, de mots, de silences, de postures, de questions, de soucis, d’entrain, de compassion, d’humour entre les membres des équipes, et avec les patients, qui permet aux soins d’être vécus par les sujets comme écoute et présence. Expliquer et raconter ce qui arrive sur cette « première ligne » fut leur objectif initial. Mais comment faire ressentir et partager une telle modalité d’être, lui trouver un équivalent dans le geste de filmer et l’art de monter ? Le cinéma peut-il être à la hauteur de cette gageure et de la confiance qu’on met en lui ? Telles sont les questions à portée esthétique, technique, politique et éthique que Suzanne Beth et Anne Lardeux soulèvent dans « Nos images zonardes », leur note réflexive sur leur « Dossier d’artiste Sur les soins » publié ci-après.

En matière de transmission d’expérience, la forme s’avère en effet essentielle. C’est à elle que l’on confie ce qu’un film a de plus inestimable à livrer et qui, dans bien des cas, s’avère être l’expérience même qui l’a motivé et rendu possible. Lorsque des rapports de confiance entre le cinéaste et les personnes filmées en constituent le coeur, c’est bien par la forme — les qualités esthétiques des plans, leurs équilibres, leurs profondeurs, leurs textures et les subtilités d’un montage respectueux — que ces rapports pourront être ressentis. D’où l’importance pour nous de l’analyse esthétique pour pénétrer des enjeux qui, nous y revenons, sont tout autant éthiques que politiques lorsqu’il s’agit de faire la lumière sur des actes et des gestes que l’espace médiatique permet d’exemplifier, de valoriser et de transmettre.

Ces enjeux inspirent aux cinéastes des formes d’adresse — adresse au spectateur et à la spectatrice avec qui ils et elles tissent aussi un rapport de confiance, manière de s’y prendre qui éclaire sur le type d’écoute et de lecture attendu en retour. Une des préoccupations de Christophe Loizillon, venu exposer son travail en séminaire, demeure à la racine du septième art : penser au destinataire, au spectateur et à la façon de l’accompagner, c’est-à-dire de lui donner une place (imaginaire) pour recevoir ce qui va être confié. Faire des spectateurs des accompagnateurs, être soi-même, en cinéaste, un spectateur possible : de quoi ai-je besoin pour suivre, comprendre, être ému, tenu par un film ? Et symétriquement, quels formats, formes et modèles économiques inventer pour que la production d’un film ne se trouve pas interrompue avant d’avoir pu rencontrer ses spectateurs ? Une expérience désespérante pour une équipe, C. Loizillon l’a vécue en 1994[5]. Dans le dossier qu’il nous a confié[6], « Moi (autoportrait) », Christophe Loizillon évoque la préparation d’un objet artistique insolite, qui nécessite un mouvement d’appareil maîtrisé à la seconde près. La possibilité d’une voix off, la sienne, racontant (mais alors avec quels points d’insistance ou quels procédés de distanciation ?) son corps nu endormi, guiderait un cheminement visuel à vocation existentielle. Cette voix aurait l’avantage d’assurer une continuité d’adresse avec ses opus antérieurs issus de sa recherche d’un cinéma non standardisé inspiré de modèles fameux qui font communauté, de créer une familiarité de réception pour celles et ceux qui connaissent son empreinte vocale, mais aussi de faire en sorte que, littéralement, le film parle aux spectateurs, s’ouvre à eux et les invite en retour à prêter attention, à prendre soin là aussi d’un corps livré dans l’espoir d’être bien reçu.

Cette préoccupation artistique concernant la relation de confiance s’est trouvée formulée en des termes parents par Dominique Cabrera, cinéaste invitée du séminaire[7] ayant débuté par des documentaires sociaux (Chronique d’une banlieue ordinaire, 1992), puis des oeuvres autobiographiques (Demain et encore demain, 1995) et des longs métrages de fiction (De l’autre côté de la mer, 1997)[8]. Elle souligne, à l’instar de Christophe Loizillon et de bien des cinéastes, la nécessité d’établir un « climat de confiance réciproque entre elle et ses collaborateurs[9] ». Dans le cas de films très écrits en amont du tournage, il faut accepter de confier (de céder une part d’autorité) son texte, ses personnages, sa continuité dialoguée, son scénario, ses images, etc., et partant, tout son film, à des tiers, des interprètes (actrices et acteurs, membres techniques et artistiques d’une équipe); il faut se faire confiance, avoir confiance dans sa capacité à constituer une équipe compétente, tout en mettant en confiance chaque membre de son équipe individuellement et dans ses interactions collectives. Confier est alors une technique, un savoir-faire humain qui s’apprend, se façonne au fil du temps : on apprend toute sa vie ou très vite à faire confiance (ou à se garder de faire systématiquement confiance), et à choisir, déterminer, peser, soupeser, évaluer ce que l’on peut ou non confier. Dans le champ du cinéma autobiographique où des proches peuvent être filmés dans leur quotidien — pendant quelques minutes, une journée ou plusieurs années —, l’oeuvre requiert que les participants acceptent de confier leur intimité (en s’adressant explicitement à la caméra, ou en acceptant d’être filmés dans le cours des jours sans forcément n’en rien dire de plus pour la caméra) et de se fier à la puissance organisatrice qu’est une réalisatrice ou un réalisateur au point d’infléchir, le temps d’un tournage, le tempo de leur vie. Confier, pour la personne filmée, est alors un don, un acte de générosité, un abandon retenu.

Confier engage des relations possiblement équitables mais non symétriques, voire non dénuées de marches hiérarchiques qui provoquent, sans pour autant que les parties en souffrent, de la dépendance et / ou de l’ascendance. Confier, c’est aussi souffrir au sens d’endurer, d’accepter autant que d’être blessé, entamé, par une épreuve (par exemple celle du film à faire), mais aussi à assumer. Confier est traversée, une traversée bien délicate à mesurer, bien improbable à anticiper dans toutes ses modalités présentes et ses implications à venir. Une traversée effectuée parfois consciemment à rebours, voire avec feintise, Edouard Mills-Affif l’a éloquemment souligné en séminaire en mettant au jour une dialogique circulaire entre les trois termes « confiance », « intérêt » et « peur[10] », à propos de sa recherche-création et de son film Bassin miné (1984) sur l’implantation politique du mouvement d’extrême droite le Front national dans la municipalité de Hénin-Baumont (France). La part réversible de la notion de confier, sa face sombre mais aussi réfléchissante, a été ainsi explorée : défier, braver, oser, s’affranchir, et se défier, mettre à distance, se préserver, s’éloigner, s’écarter, etc. De même que la nécessité de ne pas minorer la « défiance » intrinsèque au « confier », charnière ineffaçable — garde-fou indispensable — entre confiance et confidence, en particulier lorsqu’il s’agit de « filmer l’ennemi[11] » ou de recueillir, par sa mise en scène, des propos dont la divulgation pourrait mettre en danger la vie même de celles et ceux qui se sont dévoilés par la maïeutique d’un tournage (La Fiancée du Nil, 2015).

Confier : tension, paradoxe, gageure

Dans sa définition du verbe d’action « confier », le dictionnaire nous dit qu’il s’agit de remettre quelqu’un ou quelque chose à quelqu’un. Il n’est pas question de moyen, de médium ou de médiation, mais tout d’abord d’une chose qui serait à confier : toutes choses peuvent-elles être confiées, qui plus est dans un espace médiatique ? Et leur « être confié » transforme-t-il la nature, la valeur, la portée de ces choses ? Qu’est-ce que les médiums font à la chose confiée et à l’acte de confier ? On comprendra ici que la réponse à ce type d’interrogation ne peut être générale, qu’elle exige au contraire une attention à la délicatesse de chaque acte, de chaque situation.

L’action de confier se tient, selon nous, toujours sur un point de bascule, quoi qu’en dise encore le dictionnaire qui précise qu’on remet « quelqu’un ou quelque chose à la garde, aux soins d’une personne dont on est sûr[12] ». Peut-on être « sûr » de quelqu’un, et de la manière dont il ou elle va recevoir et conserver la confiance qu’on lui accorde, la confidence qu’on lui fait ? S’en trouvera-t-il embarrassé, gêné, voudra-t-elle se débarrasser d’un poids, d’une charge, trahir ? Partant, confier peut-il relever entièrement d’un choix raisonné, rationnel, anticipé, soupesé, évalué ? N’y a-t-il pas, la plupart du temps, une part intrinsèque d’improvisation, de précipitation (confier avant qu’il ne soit trop tard, y compris dans les cas extrêmes où le danger et la mort menacent), de fulgurance, voire de résistance et de peur ? La défiance ne serait-elle pas alors plus logique, raisonnable et sécurisante ? Une vertu qui garantirait notre autonomie et prouverait notre responsabilité ? Si on ne peut faire confiance qu’à ceux qui ne le font jamais, n’avouons-nous pas notre fragilité, notre vulnérabilité en cherchant à confier ? Ou, au contraire, ne faisons-nous pas un pas vers notre semblable, aussi fragile et vulnérable que nous, pour réduire notre commune impuissance par un acte de confiance partagée ? Enfin, l’espace médiatique où toutes ces micro-opérations se déroulent exacerbe-t-il ces tensions, transforme-t-il le sens même des actes ?

On ne confie pas, c’est notre hypothèse, sans espérer un bien : un bien pour soi, pour l’autre ou pour cette chose que l’on confie. Ce bien créé par les actes et les gestes de la confiance est au coeur du pari que l’on fait, du risque que l’on prend, de la promesse qui en découle. Accorder sa confiance ou la recevoir n’implique pas une assurance, une certitude, une tranquillité. Cela se fait dans un halo de doutes : sur l’identité de l’autre, la nature de ce qui est transféré (on croit confier une chose et c’en est une autre qui est perçue, reçue), la vérité d’un discours, la sécurité d’une situation. Cela nécessite une multitude de prérequis, pas toujours anticipables, pour advenir : un rapport entre intériorité et extériorité, des nécessités, des opportunités, des contextes, le bon moment, la bonne personne. Effectué, chaque geste du « confier » et du « se confier » est aussi le signe d’une altérité qui s’ajuste indéfiniment pour faire société; il est signe d’une vie non forclose sur elle-même et qui ne peut prétendre à l’autosuffisance. Mais le bénéfice social immédiat de la levée d’un tel horizon relationnel, dans chaque action, aussi discrète soit-elle, est considérable, car cette forme d’agir avec d’autres inspire, appelle une continuité, fait héritage. Et sans doute d’autant plus quand la confiance ou la confidence s’effectue à la faveur de, ou se matérialise dans la fabrique d’un objet médial, capable de transmettre ce qu’il porte. L’objet se fait archive des gestes qui ont nourri l’idéal relationnel de leur exemple[13], et leur permet ainsi de traverser le temps. Confier est alors une action dont l’objet médial conserve les gestes[14] — La geste, pourrions-nous dire —, aux fins de transmission et de reproduction.

Confier : une vertu épistémique ?

La pensée critique a dessiné l’ethos d’un chercheur plutôt défiant envers tout ce qui prétend à la vérité, l’authenticité ou la sincérité[15]. Pourtant, aucun acte de recherche ne peut s’initier sans un socle de confiance : confiance dans des méthodes, des cadres théoriques, des protocoles d’enquêtes, des connaissances acquises pour élargir l’étendue de nos savoirs. Ce que nous proposons ici fait appel à un autre type de confiance : celui que nous inspirent notre curiosité intellectuelle, notre être social et notre sensibilité artistique, et qui offre la possibilité d’avancer en se confiant à l’autre, en faisant du compagnonnage une vertu épistémique qui nous encourage à nous aventurer hors de nos schèmes habituels. On fera plus particulièrement confiance aux études de cas qui reposent elles-mêmes sur la confiance que leurs auteurs accordent aux oeuvres étudiées : parce qu’elles proviennent elles-mêmes d’actes de confiance, parce qu’elles saisissent des gestes de confiance, ou parce qu’elles en génèrent dans leurs publics[16]. Ce n’est pas leur prétention — à la vérité, à l’authenticité, à la sincérité — qui est scrutée de près, mais l’expérience dont elles procèdent et qu’elles transmettent. À chacun et chacune dès lors de mobiliser les méthodes, les lectures, les positions, la sensibilité qui sont les siennes pour conduire son analyse et dégager ce qu’il ou elle comprend de la confiance au prisme des médiums et des médias qui en permettent l’objectivation.

Si nous pensons qu’observer des modalités de création et d’élaboration du verbe actif « confier » gagne à s’effectuer sur de petites « échelles[17] », pour mieux en révéler les micro-pratiques et effets[18], nous n’omettons pas de tenir compte de la part structurante du temps social et du temps historique qui sous-tend les opérations de confiance[19]. Confier — en tant qu’action, que réaction à une réflexion, à une pulsion du dire et / ou du faire — est production d’une immédiateté, d’une présence présente, d’où notre accent sur des créations intermédiales contemporaines récentes qui situent, assoient et assument notre propos lui aussi au présent. On gardera ainsi à l’esprit que les propos ici réunis servent à déduire des traits paradigmatiques qui pourraient valoir ou, a contrario, être mis à l’épreuve, dans d’autres cas ou contextes. On aura aussi en tête que chacune de ces propositions pourrait se prolonger, et bénéficier, d’un effet de recul encore plus grand de façon à mettre en perspective les doubles échelles micro et macro de l’analyse, articuler gros plan, plan rapproché et plan d’ensemble. On prendra ici l’exemple, dans l’ensemble des opérations requises pour que « confier » ait lieu, d’un type de modalité qui dépasse d’emblée les protagonistes en les convoquant en quelque sorte devant l’histoire. Avant de venir tout à fait à la présentation détaillée des textes que nous avons rassemblés, nous nous arrêtons donc sur une autre étude de cas délimitée dans ses premiers prolégomènes[20]. Où il est question d’une action spécifique — confier à l’histoire — et des gestes de confiance qu’il a fallu produire intimement, ou provoquer, pour se faire.

Confier : cas de transmission filiale dans l’histoire

Ginette Lavigne, avec Le Kugelhof en 1991 (12 min), Patrick Zachmann avec La mémoire de mon père en 1998 (30 min) et Esther Hoffenberg avec Récits de Sam en 1998–2009[21] (15 min), trois artistes, nés après-guerre, se sont trouvés, au cours de leur existence, en situation impérieuse de filmer leur mère ou leur père et de leur demander de s’adresser frontalement à la caméra pour répondre à leurs questions sur des éléments historiques factuels et sur leur perception spécifique pendant la Seconde Guerre mondiale. Ils appartiennent à ce que les historiens, sociologues et psychanalystes appellent la « deuxième génération[22] ». Ils sont enfants de parents juifs ayant directement été visés par la Shoah : parents déportés et rescapés (Sam Hoffenberg, survivant du ghetto de Varsovie et du camp de Poniatowa en Pologne), ou parents ayant réchappé à leur statut de cible mortelle en ayant été cachés par un tiers (Léona Katz par son époux M. Lavigne en Bretagne après avoir détruit ses papiers d’identité), ou en s’étant dissimulés sous une fausse identité (Jacques Zachmann en Allemagne). Invités à présenter leurs films et à témoigner de cette expérience singulière au Mémorial de la Shoah (Paris) en janvier 2023[23], les réalisateurs ont indiqué se trouver pour la première fois dans une configuration d’énonciation faisant ressortir d’emblée leurs traits sociaux communs (appartenir à la même génération devant l’histoire de l’extermination des Juifs d’Europe, et filmer l’un de ses parents témoins de l’histoire)[24]. Avait jusqu’alors prévalue par eux, la nécessité individuelle de réaliser ce film : passer du temps avec son parent, fabriquer quelque chose ensemble, chercher avec la caméra à remplir les vides d’un récit tronqué, d’une mémoire oublieuse, tisser avec le montage la continuité d’une histoire violente dont ils ressentaient le caractère trop décousu, déchiré, et archiver retenir fixer une image vivante et mouvante des êtres chers amenés à disparaître et dont ils souhaitaient conserver autant que transmettre la trace.

Pour chacun de ces trois auteur et auteures, faire ce film sur, autant qu’avec, leur père ou leur mère, avait correspondu à (ou provoqué) un moment unique de déroute : ce filmage les avait déroutés du parcours de vie et de travail tracé jusqu’alors au point de réaliser un film qui soit une première (et aussi une dernière) fois.

Ginette Lavigne avait ainsi quitté ses activités au ministère des Affaires sociales pour Le Kugelhof, et introduit une petite équipe professionnelle dans l’appartement de sa mère pour quelques jours : Léona Katz prépare dans sa cuisine le gâteau traditionnel d’une famille de Transylvanie, tel est l’argument minimal et magistral du film. Une mère a donc accepté de confier ses gestes séculaires de cuisinière, autant que son corps, sa voix, ses récits pudiques coupés de béances — par la hache de l’histoire (ses propres parents morts à Auschwitz) — à sa fille, et une fille a confié à sa mère le soin maternant de soutenir son nouvel élan professionnel : sans mère pas de pâtisserie, sans pâtisserie pas de film, et sans film pas de lancement audacieux d’une carrière de réalisatrice et monteuse. Patrick Zachmann était lui déjà un photographe reconnu de l’agence Magnum quand il changea de médium avec l’idée de troquer le silence de la photographie contre l’enregistrement d’une image propre à délier dans la durée la parole de son père. Le tournage se fit sans équipe, caméra au poing au domicile parental. L’expérience visa autant à compléter les maillons manquants de l’histoire paternelle, de ses grands-parents (dénoncés et raflés en France, et assassinés à Auschwitz) et de sa tante (internée puis miraculeusement libérée du camp de Drancy) qu’à trouver une voie (voix) d’accès à un lien privilégié, unique, intime, entre père et fils. Et cet approfondissement de la relation filiale par le biais de l’audiovisuel permet d’obtenir enfin une bonne photo de son père[25] : un fils aura gagné la confiance de son père au point de recevoir une image juste de lui, un déplacement de médium aura produit la photo manquante dans un album familial.

Esther Hoffenberg, elle, est déjà cinéaste depuis 1980 (Comme si c’était hier, coréalisation sur les enfants juifs sauvés par des Justes en Belgique) et fondatrice de l’Institut de la Mémoire Audiovisuelle Juive (IMAJ, 1983)[26], quand elle achète sa propre caméra vidéo amateure pour enregistrer, sans équipe, son père Sam à l’automne–hiver 1998. Lui importe surtout cette adresse inédite à son père, et de retenir la parole de ce Gryner[27] très inséré socialement et politiquement dans la communauté juive, notamment par ses fonctions au sein du Mémorial et du B’nai B’rith de France. Un père qui avait déjà publiquement témoigné[28] et dont il s’agissait ici d’espérer qu’une chose plus fragile, personnelle, émotionnelle et enfouie apparaisse, qui serait due (et en retour enfin donnée) à l’attention portée par sa fille.

Par-delà la singularité de chaque situation et de chaque parti pris de création, se présentent des invariants, des marqueurs du temps de production : médiatisation de l’interlocution entre parent et enfant par le complexe technique cinématographique et l’insert de photographies, recherche d’une reviviscence, de l’émotion d’un lien intense privilégié avec son parent au moment du filmage, travail de distanciation du dire et du montrer par le montage, tension entre la réalisation d’un film de famille à usage interne et d’un film de témoignage à portée mémorielle et historique, fait générationnel déclencheur (les réalisateurs, d’enfants sont devenus des parents, et filment aussi des grands-parents en filmant leur père ou mère) permettant de dépasser sa position d’enfant (avec ce qu’elle comporte de conflit avec la figure parentale pour ces enfants de Mai 68). Le réalisateur et les réalisatrices deviennent de facto par ce film précis sur leur parent des « memorial candles[29] » : ils agissent pour que la transmission ait lieu, avec la haute conscience d’un défi lancé à la mort pour l’histoire (mort programmée par la politique de destruction des Juifs d’Europe à laquelle avait réchappé leur parent, mort « naturelle » prévisible du parent d’âge avancé contre laquelle il n’y a plus de combat à mener); ils matérialisent par leur geste personnel des transformations sociales et historiques effectuées par paliers, de la « mémorialisation de la Shoah (1970–1980) » à la « mémoire de la Shoah comme cadre référentiel (1990–2000)[30] ». Ces cadres sociohistoriques les ont rendus perméables à une autorisation à filmer autant qu’à un impératif à restaurer un lien irremplaçable entre parent et enfant : ils ont permis à leur parent de leur faire un don incommensurable, et ils ont eux-mêmes tendu une main (en l’occurrence, ils ont tendu l’oreille) à leur mère ou père pour faire un geste pour l’histoire — pour les confier à l’histoire. C’est sans doute ce que les médias — de diffusion — et le médium — de création — ont rendu possible, comme Benjamin l’avait fort bien anticipé[31]. Médiums et médias sont le corps de cet ange de l’histoire qui s’éloigne sans perdre des yeux ceux et celles que les catastrophes du temps ont irrémédiablement éprouvés, pour que, si des lendemains devaient chanter un jour, ils ne se fassent pas sans eux.

Confier au médium

Peut-on donc se passer de la notion de confier, dès lors que l’on s’intéresse aux médiums et aux médias aujourd’hui ? En entendant faire ressortir ce terme, même dans les oeuvres et productions qui a priori ne le nomment pas, nous mettons délibérément ici au jour, avec les auteurs et auteures de ce volume, ce qui est latent, implicite, à l’arrière-plan. Nous nommons et interrogeons des protagonistes (dans leur identité, leur position : qui confie ou se confie, qui reçoit la confiance ou la confidence ?) et des opérations actives qui les lient de façon manifeste ou invisible (quelles opérations relationnelles, temporelles, projectives, objectives, quelles mises en scène, écritures, discours, artefacts, dispositifs, etc. ?). Les actions de « confier » et « se confier » sont, selon notre approche, abordées ci-après, tout particulièrement en tenant compte de l’espace médiatique où elles se déploient. Cet espace médiatique suppose des moyens de stocker, convoyer, diffuser ce qui est confié par des écrits ou enregistrements impliquant des supports, des techniques. En tant qu’espace social, l’espace médiatique est aussi un espace institutionnel, qui attribue des fonctions et assigne des positions à ses acteurs; il renvoie à des lieux et des moments particuliers de confidence, qui se révèlent tantôt des dispositifs de pouvoir, tantôt de puissants agencements de réparation, d’émancipation ou de réjouissance. Cet espace est enfin saturé de « médiations », c’est-à-dire d’« intermédiaires » qui rendent possibles la communication et la transmission : des corps et des objets signifiants, des médiums accueillants, des pratiques transformantes.

Des contributeurs et contributrices de ce numéro invitent tout d’abord à adopter une perspective historique sur la nature du lien de confiance qui se noue au coeur des pratiques médiatiques. Julien Stout revient sur la construction de l’autorité de l’auteur au Moyen-Âge, qui servait à garantir la confiance dans les discours circulant sous forme livresque. L’auteur servait de caution au lecteur « pour accompagner et encadrer sa lecture, son apprentissage et, bien entendu en contexte religieux, ses croyances ». L’autorité de cet auteur se fabriquait principalement dans le paratexte — la biobibliographie — et dans des compilations qui réunissaient les oeuvres d’une même plume dans un seul recueil. Julien Stout observe cependant que des changements notables dans la chaîne de publication ont été accompagnés d’une crise d’autorité : les auteurs vernaculaires — qui ne pouvaient asseoir leur « autorité » sur aucune tradition mais dont les livres circulaient grâce à l’essor de l’imprimerie et à la demande d’un nouveau public de lettrés —, en choisissant le fabliau, incitaient leurs lecteurs à douter de la vérité colportée par les livres, et modifiaient ce faisant la persona de l’auteur. Mais qui dit crise d’autorité ne dit pas bris du lien de confiance. Une autre scène relationnelle s’installa au coeur de la lecture, qui donna au lecteur et à la lectrice une nouvelle agentivité, car en dénonçant le statut autoritaire de l’auteur, ce dernier mit entre les mains de son lectorat la décision d’accorder ou non sa confiance à l’écrit.

Pour Julien Stout cependant, le Moyen-Âge n’anticiperait pas pour autant l’avènement de l’auteur moderne, celui qui exprime sa propre vérité intérieure en s’adressant à un lecteur avec lequel il conclut un pacte de sincérité. Mais le fait qu’il puisse mentir, dissimuler, inventer introduit une donnée qui prépare ce qu’Éric Méchoulan nomme l’ère du doute généralisé. Éric Méchoulan remonte lui aussi, comme Julien Stout, à saint Augustin. En analysant le fonctionnement de la sémiotique du philosophe — soit son rôle dans le lien de confiance qu’il établit entre son langage, sa pensée et ses souvenirs —, il note que, sans la théologie chrétienne, ce dernier n’aurait aucune assurance que les mots qu’il emploie éveillent en son âme le souvenir des choses qu’il a vécues ou pensées. La privation de cette théologie inaugurera l’ère du doute méthodique ou méfiance critique (Descartes envers les sens, Locke envers le langage), mais aussi la systématisation de la méfiance morale et sociale qui s’amplifiera au 19e siècle (où se développeront les sciences herméneutiques), et feront de la confiance un lien perdu à restaurer, un rapport à bâtir, entre soi et soi, soi et l’autre, soi et la vérité, à travers une forêt de signes que les médias de masse auront fait proliférer : « c’est parce que tout est questionnable que chaque élément du monde peut faire signe. En entrant dans le modèle de la communication, choses, personnes et actions prennent une épaisseur inquiétante : la méfiance devient générale ».

En s’appuyant, elle, sur la nouvelle traduction de Frédéric Boyer (P.O.L, 2008) — qui préfère nommer Les aveux le livre de saint Augustin connu jusqu’alors sous le titre Les confessions —, Karianne Trudeau-Beaunoyer s’attache à un rapport à l’écriture qui n’est plus tant le moyen de consigner et de diffuser des discours autorisés, qu’un « milieu » rendant possible une quête d’identité transformatrice du soi. Elle met en avant le pouvoir modificateur de cette écriture de soi qui permet de s’éprouver en dehors de toute scène sociale. L’écriture de soi, qui fait du soi le destinataire —implique une sorte d’épochè de la socialité. L’oeuvre aménage une scène d’apparition pour le soi pour trouver, dans l’absence de ce soi bâti dans le regard de l’autre (le « soi » de la socialité), une possibilité d’auto-engendrement. Celui qui se confie en s’écrivant retire à l’autre la primeur de sa confiance pour la placer dans le pouvoir de l’écriture, dont le miroir — brisé ou kaléidoscopique — serait moins aliénant.

Cette écriture de soi s’invente dans un espace chrétien où le « se confier » croise ce que Michel Foucault désigne comme une obligation de vérité et un contrôle social[32]. Le pouvoir de transformation que Karianne Trudeau-Beaunoyer reconnaît à l’écriture de soi est ainsi également un moyen d’échapper aux dispositifs de ce contrôle : que l’on parle du confessionnal du temps de saint Augustin ou des réseaux sociaux. La notion de pouvoir suppose une dialectique de l’assujettissement et de la libération où la question de la confiance a tendance à se dissoudre comme chimère. Il nous importe donc de distinguer ce qui relève d’un (contre)pouvoir du médium de ce qui relève de sa puissance.

C’est ce que souligne Michèle Garneau lorsqu’elle décrit le contexte dans lequel les jeunes Autochtones du Québec sont amenés à prendre la parole grâce au Wapikoni mobile, cette caravane de création vidéo et musicale qui, depuis 2004, leur rend accessibles les outils de la production audiovisuelle dans une perspective professionnalisante et résiliente. L’autrice constate que ce contexte de production a encouragé de jeunes Autochtones à se confier dans les vidéos qu’ils et elles réalisaient. Or ces vidéos, en circulant hors de leur communauté, entrent dans un espace de réception allochtone où sévit un « jugement culturel dévalorisant encore trop souvent entaché de préjugés et qu’entretient une ignorance sur les conditions de vie qui sont les leurs en ce pays ». La prise de risque est donc majeure car « se confier », dans l’espace médiatique où de tels jugements sont proférés et relayés, revient à s’y exposer davantage, à risquer de devenir encore plus vulnérable. Que l’on songe à l’inégalité de position — entre celui qui se confie et celui qui reçoit la confession —, à la protection du groupe — que mettent à mal les réseaux sociaux —, ou que l’on tienne compte de l’importance de la place occupée et de l’identité adoptée dans les rapports de force qui se jouent autour de la prise de parole, tout est en oeuvre pour tuer dans l’oeuf ce que le geste de « confier » porte en lui de promesses. Mais la puissance du médium va déplacer la question du pouvoir dire et se faire entendre dans l’espace médiatique, vers la question d’une intensification de l’écoute. Michèle Garneau tente ainsi de comprendre la confiance que les jeunes Autochtones manifestent indéfectiblement envers leur pratique du cinéma, à laquelle ils s’abandonnent pour « révéler, soigner, exalter cette présence à soi-même et à son monde ».

Relève donc de la puissance du médium de faire du film un lieu d’accueil : ce ne sont plus des sujets dûment identifiés qui rejouent leur rapport de force dans la confession des uns aux autres, mais des voix qui résonnent dans un paysage, des mains qui improvisent une gestuelle, des visages qui s’ouvrent, se ferment, se dérobent, des corps qui s’immobilisent, chutent, courent, disparaissent, et que les spectateurs laissent entrer dans leur imaginaire relationnel au point de voir (et de croire) changer un monde où de tels rapports sont interdits par une longue histoire de défiance.

Le médium peut donc parvenir à construire une « scène » sociale élargie, une scène « d’écoute intensifiée ». C’est à cette même scène imaginaire que se consacre Nathalie Piégay en détourant les enjeux compassionnels qui traversent la littérature contemporaine et les écrits de Virginia Woolf — la compassion, cette vertu cardinale de l’être humain que nous risquons de fausser si rien ne vient défaire les jeux de positions (de pouvoir et de privilège) qui nous séparent dans la souffrance[33]. Ni les paroles ni les images échangées dans l’espace médiatique — fussent-elles celles d’une confession ou d’une confidence — ne peuvent défaire ces positions, qu’elles renforcent au contraire[34]. Pour Nathalie Piégay, la littérature aurait une puissance de déplacement qui repose sur sa capacité à créer une « scène relationnelle imaginaire » où les vulnérabilités exposées mettent en jeu celles du lecteur ou de la lectrice sans que les positions des uns et des autres fassent obstacle. La littérature est le terrain de la véritable compassion non pas uniquement parce qu’elle donne de la visibilité à ceux qui se tiennent — ou que l’on tient — dans l’ombre, mais parce qu’elle en appelle à l’imagination du lecteur ou de la lectrice alors capable de jouer avec ses affects, de sortir de soi, de se déplacer de sa position réelle. Seule la lecture offrirait ce sentiment d’authenticité qui se dérobe quand je me trouve en direct — de visu ou par les médias — devant la souffrance d’un autrui dont tout me sépare, y compris ma propre souffrance. Un tel sentiment d’authenticité ne peut donc se ressentir que sur une scène « imaginée » — où la réponse d’un lecteur déplacé à la souffrance d’un personnage fictionnalisé engage à faire confiance à la compassion que l’on ressent avec discrétion, en silence.

La confiance comme puissance

Parler de puissance du médium revient à évoquer ce qui, dans les pratiques et la fréquentation des médiums, implique un devenir. On ne parle pas de pouvoir de transformation, mais de puissance de transformation quand tout est mis en branle dans et par le médium. La puissance évoque un gain de vitalité, d’intelligence, de sensibilité. Elle se conçoit comme une force interne d’accomplissement (qui déborde les finalités créatrices du médium) ou comme nécessitant le concours de forces externes (les gains produits par les médiums n’étant possibles que par certaines pratiques). Que l’on parle de sentiments difficiles (Garneau), de souffrance (Piégay), de poésie (Sarrazy), ou de précieux souvenirs (Mariniello), ceux et celles qui les confient aux médiums nous permettent de découvrir, un film ou un livre après l’autre, une puissance à faire paraître ce qui demande à être vu, à faire résonner ce qui demande à être écouté, à faire durer ce qui demande à être recueilli; une puissance qui transmet « le plus précieux » de l’acte de confier, soit les gestes qui le rendent possible.

Pauline Sarrazy suit tout particulièrement le devenir d’une poésie de l’existence (celle que le réalisateur Michelangelo Antonioni confie habituellement à ses scénarios avant de les mettre en scène) soudain malmenée par une « machinerie » qui semble conçue pour la broyer : une chaîne de production germano-franco-italienne soucieuse de rentabilité et d’efficacité et un Antonioni incapable de réaliser son propre film sans l’assistance de Wim Wenders, réalisateur embarqué dans l’histoire après que le maître italien a été réduit au silence par une commotion cérébrale. « Poésie » ou ce qu’une oeuvre a de plus nodal à transmettre : une « présence sensible au monde[35] ». Malgré la dynamique enrayée de la machine de production, le trouble dans l’attribution des rôles professionnels, malgré des persona de cinéastes fragilisées par une méfiance réciproque, des émotions incommunicables, la puissance du médium emporte le processus, inspire des mots, des gestes, des actes, qui se découvrent dans les subtiles différences des didascalies des versions du scénario, dans les annotations du journal de bord de Wenders et suinte finalement des détails de la mise en scène d’un film mal-aimé. Pauline Sarrazy fait des traces que cette aventure a laissées l’archive-témoin d’une épreuve de confiance vécue, voire survécue. La « poésie de l’existence » qu’il s’agissait de transposer — de l’écrit à l’écran — devait en fin de compte se nourrir elle aussi de la crise de confiance que sa traduction avait générée.

C’est cette implication complexe des gestes de confiance / défiance relevant de la fabrique du film — capable de transmettre un implicite, un art de faire confiance — que déploie la lecture fine que Silvestra Mariniello consacre à After life (1998), le premier film de fiction que Kore-eda Hirokazu a écrit, monté et réalisé. Dans ce film fantastique au décor étrangement suranné, ceux et celles qui viennent de mourir pénètrent dans une bâtisse administrative vétuste où chacun et chacune sont invités à participer au tournage d’un souvenir de leur passé qu’ils pourront ensuite emporter avec eux pour l’éternité. Des sortes d’anges fonctionnaires les aident à le choisir, le décrire et à le voir mettre en scène dans un court film de fiction d’après une histoire vraie. Silvestra Mariniello analyse comment le médium cinéma fabrique des « capsules de temps » qui sont davantage que de simples archives audiovisuelles, car elles sauvegardent aussi les traces de véritables rapports entre humains — cette confiance partagée et rejouée — qui furent cruciaux à leur fabrication. Le film de Kore-eda explicite ce gain en jouant sur la différence entre les archives vidéo — que manipulent les personnages — et le petit film qu’ils finissent par élaborer et emporter. Ici, des images ne valent que si elles peuvent parler d’une manière ou d’une autre du respect des vies vécues dont elles sont le fruit délicat autant que le miroir magique.

Frédérique Lamoureux s’est attelée à analyser les remédiations de l’échange épistolaire entre mère et fille dans News From Home (1977) de Chantal Akerman. La cinéaste y lit des extraits des lettres adressées par sa mère alors qu’elle séjournait à New York (1971–1973). On ne voit pas Chantal Akerman lire les lettres; on l’entend seulement dire les mots de sa mère sur les images qu’elle a tournées ensuite en 1976 dans les rues de New York pour leur servir postérieurement d’écrin. Frédérique Lamoureux attire l’attention sur l’absence du corps écrivant, du corps lisant, du matériau (la lettre) et sur la vocalisation monocorde des mots de la mère par sa destinataire qui accentue leur séparation; elle voit dans le feuilletage de temporalités entre le temps des mots venus de Bruxelles, le temps des images et des sons enregistrés à New York, et le temps imaginaire produit par le montage, une épaisseur proprement médiale — tout en tension, entre sentiment de présence et d’absence — qui accueille au final ce qui reste à jamais entre la mère et la fille — le mutisme de la mère, sa déportation à Auschwitz dont elle a refusé de parler mais que sa fille constitue en héritage, et qui, d’un film à l’autre, traverse le temps dans sa capsule de silence.

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On comprend que les articles ici présentés interrogent, au prisme de la confiance, des opérations médiales telles que la transémiotisation, la transposition, la transcription, la traduction, la vocalisation, et attirent en fait l’attention sur l’épaisseur relationnelle que ces opérations finissent par produire par un commerce incessant avec les signes. Tout ce que nous croyons être à l’intérieur se tient aussi pour partie à l’extérieur, dans nos mots et nos gestes faits signes (et redoublés en tant que signes par les médiums). Traduire, c’est apprendre à faire confiance à ces signes pour ouvrir des chemins et arpenter des territoires — traduire comme on transhume, dirait Mireille Gansel[36] — afin de les compénétrer plutôt que de les interpréter.

Qu’est-ce qui justifie cette confiance que l’on place dans les oeuvres, en tant qu’objet médial, pour nous apprendre quelque chose de neuf sur la confiance ? Si Julien Stout et Karianne Trudeau-Beaunoyer travaillent ici à partir de « corpus » dont ils ont tiré des études de cas à vocation d’exemplarité, Éric Méchoulan distingue quant à lui sa micro-lecture du dernier film de Frank Tashlin — The Disorderly Orderly (1964), qui met en scène Jerry Lewis — d’une étude de cas à proprement parler avec l’objectif de faire de ce film une « ressource de pensée  […] pour nous rendre sensibles à une réalité et nous rendre intelligible un ensemble de phénomènes ». Pauline Sarrazy découvre le feuilletage des médiations — humaines et non humaines — que révèle un cas de figure particulier de collaboration difficile, Frédérique Lamoureux met à profit sa « lecture amateur » du film d’Akerman pour ressentir le lien qui unit la mère et la fille, Nathalie Piégay peut distinguer la volonté de tel écrivain de compatir ou de faire compatir, de la confiance d’une autre en la puissance de la littérature, Michèle Garneau se dit redevable d’oeuvres capables d’intensifier son écoute pour lui permettre de répondre à la confiance de leur auteur·e. Quant à l’essai de Silvestra Mariniello, il se soutient de la confiance critique, de la confiance sociale et de la confiance morale qu’elle accorde au film de Kore-eda Hirokazu et que son étude renforce.

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Nous vous invitons donc à cheminer, ainsi accompagné·e·s, au coeur de l’acte de confier, et à vous rendre attentives et attentifs aux gestes que nos auteurs et auteures ont accrochés à la galerie, comme dans un film de Cocteau où mains et bras détachés des corps touchent et inspirent ceux qui sont dignes de confiance. Vous retournerez au temps de saint Augustin (Stout, Méchoulan, Trudeau-Beaunoyer) pour y voir surgir l’acte de confier dans le médium de l’écriture, pratiquerez une écoute intensifiée sur une scène relationnelle imaginaire (Garneau, Piégay), et suivrez les trajectoires intermédiales de ce que la vie nous oblige à confier (aux médiums) sous menace de disparition, et à en partager ainsi le bonheur ou le fardeau : une présence au monde (Sarrazy), « une communauté du souvenir et de l’image », comme l’aurait formulé Bachelard[37] (Mariniello), un trauma cryptique (Lamoureux). Les artistes invités de ce numéro (Suzanne Beth et Anne Lardeux, et Christophe Loizillon) vous feront découvrir, de l’intérieur, l’acte de confiance qui est au coeur de leur pratique, qu’il soit espéré, empêché ou accompli. Les traverses sont posées. La maison n’a pas de murs, mais peut être habitée.