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Peut-on se permettre de parler d’un certain essor de la transdisciplinarité? La réponse par l’affirmative nous paraît évidente, et pas seulement au regard des présentations qui ont meublé le colloque international sur la transdisciplinarité[1]. Celui-ci a permis de réaliser qu’au cours des dernières années, la transdisciplinarité s’est développée comme un modèle de pensée révolutionnaire, une reconfiguration visionnaire de la réalité, une méthodologie universelle applicable à tous les domaines de la connaissance, un guide pratique pour l’assimilation d’une mentalité ouverte adaptée aux défis de notre monde actuel. Le colloque a également été l’occasion d’une rencontre, celle d’un homme qui aura consacré l’essentiel de sa carrière au développement de la transdisciplinarité comme une approche nouvelle de la connaissance et de la science. Grâce aux travaux de Basarab Nicolescu, la transdisciplinarité s’est transformée en un projet rigoureux et flexible, adaptable aux exigences de la société actuelle, proposant une méthodologie unificatrice rassemblant des activités humaines hyperspécialisées et dispersées de différents domaines et branches.

La présente étude se propose donc de faire ressortir l’apport de celui que nous considérons comme le plus grand théoricien de la transdisciplinarité, un des rares chercheurs de vérité téméraires qui a osé transgresser les frontières disciplinaires étroites à la recherche de ce qui se cache à travers, entre les disciplines et au-delà de toute spécialisation. Pour mener à bien notre étude, nous avons procédé à une analyse documentaire de quelques ouvrages et articles de Nicolescu proprement dit, mais aussi à d’autres productions scientifiques sur sa personne et son oeuvre. Notre travail se décline ainsi en quatre parties. La première s’intéresse au profil de l’homme. Il s’agit d’une brève biographie qui retrace le parcours de Basarab Nicolescu de sa Roumanie natale vers l’international. La deuxième et la troisième partie sont liées. En effet, avant de présenter l’apport de Nicolescu dans l’essor de la transdisciplinarité, nous avons au préalable voulu élaguer toute confusion sur les différents préfixes qui entoure ce concept. Enfin, notre étude s’achève avec une réflexion sur la réception par les sciences de l’information et de la communication (SIC) de la transdisciplinarité.

1. Brève biographie de Basarab Nicolescu

L’homme est semblable à ses objets de recherches. Un parcours atypique où s’entrecroisent diverses expériences humaines, scientifiques et spirituelles. Pour mieux cerner les contours de ce fascinant personnage, nous avons subdivisé son parcours en deux étapes.

1.1 Le versant roumain

Basarab Nicolescu naît le 25 mars 1942 à Ploiesti au sud de la Roumanie. Ses parents sont Anton Nicolescu (né en 1916, décédé en 1992) et Anghelichi Anastasiadis (née en 1922, décédée en 2007). Quelques mois après sa naissance, son père est fait prisonnier de guerre dans les camps russes, de novembre 1942 à mai 1948. Cette absence est une dure épreuve pour toute la famille et pour le jeune Nicolescu. Il fait ses études primaires et secondaires dans la ville de sa naissance et obtient en 1960 son baccalauréat. Il se distingue très tôt par son génie et son intelligence. Il manie habilement aussi bien les sciences sociales que les sciences dures, comme en font foi ses premières places aux concours nationaux de mathématiques et aux concours nationaux de littérature roumaine durant ses années au lycée entre 1956 et 1960. Il obtient également la médaille d’or à la première olympiade internationale de mathématiques. Après avoir complété son baccalauréat, il quitte sa ville natale pour la capitale roumaine où il s’inscrit en physique à l’Université de Bucarest. Il obtient une licence en théorie des champs et particules élémentaires en 1964. À ce brillant parcours s’ajoute une rigoureuse éducation religieuse à la chrétienté orthodoxe qui lui servira comme socle durant toute sa carrière. Il enchaîne après sa licence quelques contrats à titre d’assistant professeur à l’Université de Bucarest jusqu’en 1968, date à laquelle il reçoit une bourse pour aller étudier en France, ce qui ouvre la trajectoire de sa vie vers un nouveau versant.

1.2 Le versant français et l’ouverture à l’international

Basarab Nicolescu arrive en France en 1968 grâce à la bourse Joliot-Curie du commissariat à l’énergie atomique. Il intègre la faculté de physique de l’Université Pierre et Marie Curie (Paris VI). Deux ans plus tard, il entre au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) où il fera toute sa carrière scientifique comme physicien théoricien, du plus bas au plus haut niveau. Il travaille à l’Institut de physique nucléaire, d’abord à la division de physique théorique (Orsay) et, plus tard, au Laboratoire de physique nucléaire et de hautes énergies (Université Paris VI). En 1972, il est nanti d’un doctorat d’État ès sciences physique, sous la coordination du professeur Robert Vinh Mau. Ses travaux qui sont une contribution à l’étude théorique de la diffusion pion-nucléon aboutissent un an plus tard, en collaboration avec le physicien polonais Leszek Lukaszuk, à l’introduction sur la base des théorèmes asymptotiques d’un nouveau concept dans la physique des interactions fortes dénommé Odderon.

L’arrivée en France de Basarab Nicolescu constitue une occasion inespérée dans le développement de sa carrière et son ouverture progressive à l’international. Son doctorat acquis, ses productions scientifiques et sa carrière au CNRS lui donnent la stabilité nécessaire à un plein épanouissement scientifique et humain. Il entreprend donc une série d’initiatives en lien avec la physique[2], mais aussi la philosophie, l’art, la religion et l’épistémologie. L’une d’elles est le Symposium de Venise tenu en mars 1986 sous le thème La science face aux frontières de la science – le prologue de notre passé culturel, organisé par l’UNESCO en collaboration avec la Fondation Cini. Il y participe en tant qu’animateur et auteur des documents de travail, et rédige la déclaration finale connue sous le nom de la Déclaration de Venise[3] qui est adoptée par 17 personnalités du monde scientifique et culturel présentes à ce symposium[4]. Cette déclaration figure parmi les textes fondamentaux de la transdisciplinarité, car elle y apparaît pour la première fois à un niveau institutionnel[5].

L’acte majeur qui révèle sans doute Basarab Nicolescu à l’international et le positionne en même temps comme l’un des pionniers et plus grands penseurs de la transdisciplinarité est la publication en 1985 aux éditions Le Mail d’un célèbre ouvrage intitulé Nous, la particule et le monde. Dans cet ouvrage qui recevra plusieurs prix[6], Basarab Nicolescu achève et enrichit la définition de la transdisciplinarité introduite par Jean Piaget en 1970. Bien plus, il ouvre également la voie à une nouvelle approche qui élague toute confusion avec l’interdisciplinarité. La consécration de son attachement avec la transdisciplinarité a lieu en 1987 lorsqu’il fonde le Centre International de Recherches et Études Transdisciplinaires (CIRET, http://ciret-transdisciplinarity.org), une association régie par la loi française de 1901. Son but est de développer l’activité de recherche dans une nouvelle approche scientifique et culturelle et de créer un lieu privilégié de rencontre et de dialogue entre les spécialistes des différentes sciences et ceux des autres domaines d’activité, en particulier les spécialistes de l’éducation. Le CIRET regroupe aujourd’hui 165 chercheurs transdisciplinaires de 26 pays.

En 1992, Basarab Nicolescu s’allie avec le Suisse Gaston Berger et donne naissance, avec le soutien de l’UNESCO, au Groupe de réflexion sur la transdisciplinarité (GRT). Le GRT se positionne comme un centre de réflexion sur les grandes orientations des travaux transdisciplinaires internationaux de même que comme une liaison entre divers groupes et associations transdisciplinaires et des institutions internationales. Il est à la base du premier Congrès mondial de la transdisciplinarité tenu au Portugal en novembre 1994. Les participants au congrès ont adopté la Charte de la transdisciplinarité, élaborée par Lima de Freitas, Edgar Morin et Basarab Nicolescu (1994). Un deuxième congrès a lieu au Brésil en septembre 2005. Le troisième prévu au Mexique du 31 octobre au 7 novembre 2022 a été annulé selon le comité d’organisation « en raison de la crise internationale provoquée par la pandémie de Covid-19 et les scénarios de guerre, ainsi que les crises humanitaires qui affectent les différents pays »[7]. Ces grandes rencontres internationales qui portent chacune la signature indélébile de Basarab Nicolescu à travers le CIRET et le GRT oeuvrent à la diffusion internationale de la transdisciplinarité.

2. De la disciplinarité à la transdisciplinarité : quelques généralités

Nous souhaitons dans cette partie, à partir d’une perspective historique, retracer les grandes mutations de la connaissance scientifique depuis l’apparition de la science moderne. Cette trajectoire, comme nous allons le voir ci-dessous, va de la disciplinarité pour évoluer vers la pluri, l’inter et la transdisciplinarité.

2.1 De la disciplinarité

La discipline est une catégorie organisationnelle au sein de la connaissance scientifique; elle y institue la division et la spécialisation du travail et elle répond à la diversité des domaines que recouvrent les sciences (Morin, 1994). Bien qu’englobée dans un ensemble scientifique plus vaste, une discipline tend naturellement à l’autonomie, par la délimitation de ses frontières, le langage qu’elle se constitue, les techniques qu’elle est amenée à élaborer ou à utiliser, et éventuellement par les théories qui lui sont propres. L’organisation disciplinaire s’est érigée au 19e siècle, notamment avec la formation des universités modernes, puis s’est développée au 20e siècle avec l’essor de la recherche scientifique; il convient donc de dire que les disciplines ont une histoire[8]. Cette histoire s’inscrit dans celle de l’université, qui, elle-même, s’inscrit dans l’histoire de la société. De ce fait, les disciplines relèvent de la sociologie des sciences et de la sociologie de la connaissance, de même que d’une réflexion interne sur elle-même, mais aussi d’une connaissance externe. Il ne suffit donc pas d’être à l’intérieur d’une discipline pour connaître tous les problèmes afférents à celle-ci (Morin, 1994).

Toutes les disciplines évoluent. Elles se développent, se transforment et se subdivisent en fonction des créations conceptuelles, des découvertes empiriques et des inventions techniques. Du fait de la professionnalisation de la recherche, de la spécialisation de plus en plus étroite des chercheurs et de la complexité croissante des outils de la recherche, les sous-disciplines tendent à s’autonomiser (Bourguignon, 1997). Cette évolution vers l’hyperspécialisation a été jusqu’à présent d’une fécondité extraordinaire, dans quelque domaine que ce soit. De nos jours, on distingue trois types de relations entre différentes disciplines applicables à la recherche : la pluridisciplinarité, l’interdisciplinarité et la transdisciplinarité. Leurs spécificités sont signalées étymologiquement par les préfixes qui forment les termes (Meynard & Lebarbé, 2011).

2.2 À la pluri, inter et transdisciplinarité

Le besoin indispensable de liens entre les différentes disciplines s’est traduit par l’émergence, vers le milieu du XXe siècle, de la pluridisciplinarité et de l’interdisciplinarité.

La pluridisciplinarité concerne l’étude d’un objet d’une seule et même discipline par plusieurs disciplines à la fois. L’objet sortira ainsi enrichi du croisement de plusieurs disciplines. La connaissance de l’objet dans sa propre discipline est approfondie par un apport pluridisciplinaire fécond. La recherche pluridisciplinaire apporte un plus à la discipline en question, mais ce plus est au service exclusif de cette même discipline. Autrement dit, la démarche pluridisciplinaire déborde les disciplines, mais sa finalité reste inscrite dans le cadre de la recherche disciplinaire (Nicolescu, 1996).

L’interdisciplinarité a une ambition différente de celle de la pluridisciplinarité. Elle concerne le transfert des méthodes d’une discipline à l’autre. On peut distinguer trois degrés de l’interdisciplinarité : un degré d’application, un degré épistémologique et un degré d’engendrement de nouvelles disciplines. Par exemple, le transfert des méthodes de la mathématique dans le domaine de la physique a engendré la physique mathématique. Comme la pluridisciplinarité, l’interdisciplinarité déborde les disciplines, mais sa finalité reste aussi inscrite dans la recherche disciplinaire (Nicolescu, 1996).

La source de la notion de transdisciplinarité est sans doute à chercher dans l’article de Niels Bohr (1955/1991) sur l’unité de la connaissance. Le mot n’y apparaît pas, mais la notion y est clairement exprimée : « Le problème de l’unité de la connaissance est intimement lié à notre quête d’une compréhension universelle, destinée à élever la culture humaine » (p. 272). Issue de la révolution quantique selon Michel Bitbol (1997), la transdisciplinarité est donc une approche relativement jeune dans l’histoire de la connaissance et trouve une place naturelle dans la prolongation de tous les domaines des sciences fondamentales et humaines en les intégrant et en les dépassant. Le mot lui-même est officiellement apparu pour la première fois en France, en 1970, dans les interventions de Jean Piaget, d’Erich Jantsch et d’André Lichnerowicz, lors du Séminaire sur l’interdisciplinarité dans les universités, lequel a mené à un rapport paru en 1972 et intitulé L’interdisciplinarité : problèmes d’enseignement et de recherche dans les universités[9]. L’atelier de Nice sert d’introduction à un concept qui sera pleinement développé plus tard par Basarab Nicolescu, qui a ajouté en 1985 à ses significations antérieures celle de « au-delà de toute discipline » comme une manière valide et rigoureuse d’atteindre la compréhension de notre monde actuel et de réaliser l’impératif de l’unité de la connaissance humaine, objectif formulé pour la première fois par Niels Bohr. Pour Nicolescu, la disciplinarité, la pluridisciplinarité, l’interdisciplinarité et la transdisciplinarité sont les quatre flèches d’un seul et même arc, celui de la connaissance (Nicolescu, 1996).

3. L’apport de Basarab Nicolescu dans le développement de la transdisciplinarité

Basarab Nicolescu est un descendant et un continuateur de ce qu’il considère le « programme Bohr » (Dincă, 2011, p. 123), une orientation vers l’unification de tous les efforts globaux appartenant à différents domaines de la connaissance. Son travail tenace a gagné la reconnaissance à travers des prix internationaux impressionnants, des distinctions docteur honoris causa et l’adhésion à l’Académie roumaine. C’est par un résumé de quelques ouvrages de cette oeuvre plurielle et riche que nous allons introduire cette partie avant de présenter son apport dans le développement de la transdisciplinarité.

3.1 Aperçu de l’oeuvre de Basarab Nicolescu en lien avec la transdisciplinarité

L’oeuvre de Basarab Nicolescu oscille entre divers champs de la science, notamment la physique, la philosophie, l’art, la poésie et l’épistémologie, mais bien plus, elle se positionne au-delà de toutes ces disciplines en mettant l’homme au coeur de ses centres d’intérêts et réflexions. Ayant fait la plus grande partie de sa carrière au CNRS, on lui doit à ce titre plus de 130 articles concernant la physique des particules, tous publiés dans des revues spécialisées. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages et de près de 200 études sur la transdisciplinarité, et compte plus de 200 conférences invitées sur presque tous les continents. L’oeuvre de Basarab Nicolescu en lien avec la transdisciplinarité que nous retraçons ici est inspirée d’un excellent article d’Irina Dincă (2011) qui nous fournit un résumé sur la configuration et le développement du projet transdisciplinaire de Basarab Nicolescu depuis sa phase embryonnaire.

Pour Irina Dincă, les prémisses de la transdisciplinarité de Basarab Nicolescu sont à retrouver dans sa première oeuvre Ion Barbu – La cosmologie de la « deuxième pièce » (1968), une approche monographique dense de l’oeuvre littéraire du poète roumain Ion Barbu, pseudonyme du mathématicien Dan Barbilian. La thèse de l’étude est de démontrer que la poésie écrite par Ion Barbu, loin d’être basée sur un schéma hermétique confus, comme elle avait été interprétée en diverses occasions par les critiques littéraires de l’époque, s’avère être une synthèse axiomatiquement élaborée de l’intellect et de l’affect impliquant la même rigueur qu’une théorie scientifique (Dincă, 2011). Irina Dincă souligne également que cette étude élaborée par Basarab Nicolescu anticipe la méthodologie transdisciplinaire en se concentrant sur la pénétration de l’entendement humain au-delà des limites strictes des mathématiques et de la poésie.

La deuxième étude écrite par Basarab Nicolescu, Nous, la particule et le monde, a été publiée en 1985 et est considérée comme l’acte de naissance de la transdisciplinarité (Dincă, 2011). L’ouvrage s’inscrit dans une vaste littérature de réflexion épistémologique enracinée dans une pratique scientifique et fondée sur la révolution entraînée par la théorie de la relativité, la mécanique quantique et la physique des particules (Poulat, 1986). Nous, la particule et le monde a joué un rôle majeur non seulement dans la théorisation des principaux concepts de la transdisciplinarité, mais aussi dans la mise en pratique de ses principes, en étendant l’analyse à divers domaines de recherche, en osant franchir les frontières des disciplines afin d’atteindre le thésaurus des connaissances cachées à travers, entre et surtout au-delà de toute spécialisation.

L’écrit suivant élaboré par Basarab Nicolescu, Science, sens et évolution – La cosmologie de Jakob Boehme, publié en 1988, peut être lu comme une étude de cas et un corollaire du système théorique développé dans Nous, la particule et le monde, en découvrant les principes de la transdisciplinarité à la base de la science moderne et de la philosophie moderne dans une oeuvre fondamentale pour les deux domaines de la connaissance (Dincă, 2011). Le choix de Basarab Nicolescu pour Jakob Boehme n’est pas aléatoire : la cohérence de l’étude est donnée par la méthodologie transdisciplinaire appliquée à l’interprétation du système idéationnel conçu par Jakob Boehme, qui s’avère non seulement compatible avec les principes du projet transdisciplinaire, mais aussi une anticipation inattendue de cette vision innovante, infirmant tout soupçon de pensée obsolète ou d’inadéquation aux défis du monde actuel.

Le prochain écrit de Basarab Nicolescu a une histoire particulière, car il a été conçu dans des circonstances favorables, à la suite de deux expériences fondamentales rappelées par l’auteur dans plusieurs confessions. Théorèmes poétiques, publiés en 1994, ferment le cercle commencé en 1968 dans l’étude monographique consacrée à Ion Barbu. Dans ce compendium, on peut trouver le programme potentiel de la transdisciplinarité, avec ses racines, ses principes, ses objectifs et ses valeurs. Les 13 chapitres du volume, qui rassemblent chacun des dizaines de théorèmes poétiques, se concentrent sur certains tournants qui ont transfiguré la manière actuelle de comprendre la réalité.

Plus d’une décennie après sa conceptualisation dans Nous, la particule et le monde, la transdisciplinarité avait besoin, pour acquérir l’impact planétaire nécessaire, d’une vue d’ensemble synthétique dans une récapitulation synoptique de ses fondements théoriques et de ses objectifs pratiques. C’est l’objectif poursuivi par La transdisciplinarité : Manifeste, publié en 1996. L’ouvrage est une présentation axiomatique des concepts, des principes et des objectifs de ce projet novateur. Enfin, dans une autre approche monographique intitulée Qu’est-ce que la réalité?, Basarab Nicolescu (2009) nous plonge dans un subtil dialogue transtemporel à l’égard du modèle ontologique de Stéphane Lupasco. Il s’agit d’une reconfiguration audacieuse de l’idée de réalité compatible avec la complexité de l’univers.

3.2 Une méthodologie pour la transdisciplinarité

L’apport le plus important de Basarab Nicolescu dans le développement de la transdisciplinarité est sans doute la formulation de la méthodologie de la transdisciplinarité, acceptée et appliquée par un grand nombre de chercheurs. La transdisciplinarité, en l’absence de méthodologie, ne serait qu’un discours vide et donc un mode de vie à court terme (Nicolescu, 2006). Basarab Nicolescu a travaillé dans cette méthodologie pendant plus de 20 ans. Il a établi une distinction entre

un aspect ontologique de la transdisciplinarité connecté avec l’être, un aspect logique lié à la façon dont nous parlons, dans laquelle nous faisons des discours et des théories, et une voie épistémologique où nous essayons de saisir le lien entre les différents champs du savoir…

Adame et al., 2011, p. 11

Les trois axiomes ci-dessus donnent une définition précise et rigoureuse de la transdisciplinarité en accord avec le travail introductif de Jean Piaget. Il s’agit de l’axiome logique du tiers inclus, précédemment conceptualisé par Stéphane Lupasco dans sa logique dynamique du contradictoire (Lupasco, 1951), l’axiome ontologique des niveaux de réalité, concept clé développé par Basarab Nicolescu dans Nous, la particule et le monde, et l’axiome épistémologique de la complexité, qui révèle une structure gödelienne ouverte de la réalité.

À titre explicatif, nous soulignons que le concept clé de l’approche transdisciplinaire selon Basarab Nicolescu est le concept des niveaux de réalité développé dans Nous, la particule et le monde. Avant la publication de l’ouvrage, il formule cette idée dès 1976, lors d’un séjour postdoctoral au Lawrence Berkeley Laboratory, après des discussions stimulantes avec Geoffrey Chew, le fondateur de la théorie du bootstrap, et d’autres collègues). Les premières conclusions paraissent dans un article publié en 1982, et sous une forme élaborée en 1985 dans la première édition du livre Nous, la particule et le monde.

Le sens que Nicolescu donne au mot réalité est à la fois pragmatique et ontologique. Par « réalité », dit-il, nous entendons d’abord désigner ce qui résiste à nos expériences, représentations, descriptions, images, ou même formulations mathématiques[10] [traduction libre] (Nicolescu, 2006). Et par « niveau de réalité », il ajoute en précisant :

je désigne un ensemble de systèmes qui sont invariants sous certaines lois : par exemple, les entités quantiques sont subordonnées aux lois quantiques, qui s’écartent radicalement des lois du monde macrophysique. C’est-à-dire que deux niveaux de réalité sont différents si, en passant de l’un à l’autre, il y a une rupture dans les lois applicables et une rupture dans les concepts fondamentaux[11] [traduction libre]

Nicolescu, 2006, p. 148

L’idée de la réalité développée par Basarab Nicolescu va au-delà des théories positivistes simplistes basées sur le principe logique classique du milieu exclu et incorpore les changements dans notre perspective du monde impliqués par les découvertes scientifiques étonnantes du siècle dernier, qui certifient le besoin rigoureux de l’acceptation de la complexité, le troisième pilier de la transdisciplinarité (Adame et al., 2011).

S’agissant du deuxième axiome, Basarab Nicolescu énonce dans sa méthodologie que deux niveaux différents de réalité sont reliés par la logique du tiers inclus, une nouvelle logique par rapport à la logique classique. La logique classique est fondée sur trois axiomes : l’axiome d’identité (A est A), l’axiome de non-contradiction (A n’est pas non -A) et l’axiome du tiers exclu (il n’existe pas un troisième terme T qui est à la fois A et non-A).

Le philosophe français Stéphane Lupasco (1900-1988) a développé dans les années 50 et 60 la logique des contradictoires ou des antagonismes (Lupasco, 1951) qui substitue aux relations exclusives ou graduelles une approche privilégiant l’actualisation et la potentialisation des phénomènes de toute nature, de sorte que si une pensée, une action, etc., est actualisée, son antagonique n’est pas niée, mais potentialisée, donc existe virtuellement (Patouma, 2018). Pour sa part, Basarab Nicolescu formalise ainsi l’axiome du tiers inclus : il existe un troisième terme T qui est à la fois A et non -A. Ce troisième terme est complètement clarifié une fois que la notion de niveaux de réalité, inexistante dans les travaux de Lupasco, est introduite. L’action de la logique du tiers inclus sur les différents niveaux de la réalité induit une structure ouverte de l’unité des niveaux de la réalité. La logique du tiers inclus est un outil au service d’un processus intégratif.

Enfin, concernant le troisième axiome, la manière d’introduire la complexité dans le cadre de la méthodologie transdisciplinaire montre l’importance que Basarab Nicolescu donne à ce point de vue théorique. La complexité, dit Nicolescu, est « le troisième facteur qui rendra le coup de grâce à la vision classique du monde » (Adame et al., 2011, p. 17), les deux autres étant les niveaux de réalité et la logique du tiers inclus. Il existe plusieurs théories de la complexité[12], mais celle qui intéresse Basarab Nicolescu est celle développée par Edgar Morin, car elle est compatible avec la notion de niveaux de réalité. D’un point de vue transdisciplinaire, la complexité est une forme moderne du très ancien principe d’interdépendance universelle. Nicolescu nous invite à distinguer entre la complexité horizontale, impliquant un seul niveau de réalité, et la complexité verticale, impliquant plusieurs niveaux de réalité. La transdisciplinarité est une méthodologie pour comprendre la réalité autant que la complexité est une stratégie pour agir dans le monde réel (Adame et al., 2011).

Le projet transdisciplinaire, basé sur l’axiome logique du tiers inclus, l’axiome ontologique des niveaux de réalité et l’axiome épistémologique de la complexité, a augmenté à travers chaque étude conçue par Basarab Nicolescu, en générant une révolution de la compréhension humaine avec un rayonnement mondial.

3.3 L’au-delà des disciplines : militantisme pour une résurrection du sujet

Pour Basarab Nicolescu, la science moderne est née d’une rupture brutale avec l’ancienne vision du monde. Elle est fondée sur l’idée, surprenante et révolutionnaire pour l’époque, d’une séparation totale entre le sujet-connaisseur et la réalité, censée être complètement indépendante du sujet qui l’observe. L’objectivité, érigée en critère suprême de vérité, a entraîné une conséquence inévitable : la transformation du sujet en objet, la mort de l’homme (Nicolescu, 2006). Comme le fait remarquer Edgar Morin (1994), il est important de ne pas oublier que l’existence de l’homme est réelle et non une illusion naïve.

C’est fort de ce constat que Basarab Nicolescu a proposé l’inclusion de la signification « au-delà des disciplines » en 1985 dans la définition de la transdisciplinarité, idée qui sera ultérieurement développée dans ses articles, ouvrages et conférences. Il précise que cette idée n’est pas venue du simple plaisir de respecter l’étymologie du mot trans, mais de sa longue pratique de la physique quantique en parfait accord avec la pensée d’Heisenberg.

Pour moi, dit-il, « au-delà des disciplines signifie précisément le sujet, plus précisément l’interaction sujet-objet. La transcendance, inhérente à la transdisciplinarité, est la transcendance du sujet. Le sujet ne peut pas être capturé dans un camp disciplinaire »[13] [traduction libre] (Nicolescu, 2006, p. 144). Il rajoute en précisant que le sens « au-delà des disciplines » nous conduit à un espace fabuleux de nouvelles connaissances (Nicolescu, 2006). Le principal résultat est la formulation de la méthodologie de la transdisciplinarité, et la distinction claire entre la pluridisciplinarité, l’interdisciplinarité et la transdisciplinarité.

Cette partie nous a permis de présenter l’apport de Basarab Nicolescu dans le développement de la transdisciplinarité, un apport que nous avons mis en évidence à partir de son oeuvre, de sa formulation de la méthodologie de la transdisciplinarité et de son approche au-delà des disciplines. À cela il faut ajouter des centaines de conférences, l’élaboration d’un corpus de livres collectifs ou de publications amorçant ainsi une série étendue d’études transdisciplinaires. Dans cette direction, Basarab Nicolescu a fondé et dirigé plusieurs collections transdisciplinaires, deux en français, la série Transdisciplinaire aux éditions Rocher à Monaco et la série Roumains de Paris aux éditions Oxus à Paris, et deux en roumain, Stiința și Religie (Science et Religion) et Știința, Spiritualitate, Societate (Science, Spiritualité, Société) aux éditions Curtea Veche à Bucarest. La transdisciplinarité de Basarab Nicolescu promeut donc le transhumanisme, qui restaure la dignité inhérente à l’être humain considéré comme homo sui transcendentalis, libre d’explorer les potentialités de la transcendance extérieure et intérieure.

4. Perspective : quels enjeux pour les sciences de l’information et de la communication?

Après une longue hibernation, la transdisciplinarité semble connaître un mouvement accéléré. Aujourd’hui, des instituts, des magazines, des associations, des réseaux et des activités transdisciplinaires fleurissent dans de nombreuses régions du monde. On pourrait alors, au regard de cette grande effervescence internationale, s’interroger sur la position des études en science de l’information et de la communication dans ce sillage entre pluri, inter et transdisciplinarité. Pour sa part, Bernard Miège (2000) souligne que si la pluridisciplinarité, de fait, fait coexister des disciplines et des méthodes de recherche, elle ne définit pas ce qui est au principe de leur coopération, leur articulation n’est pas pensée, et de leur simple juxtaposition on attend une amélioration des connaissances; les résultats ne peuvent que provoquer la déception, car chacune des disciplines n’est convoquée que pour des objectifs partiels ou instrumentalisés, par exemple lorsque la sociologie « sert » à rechercher les usages potentiels de nouvelles techniques d’information et de communication, ou lorsque les structures langagières font l’objet de traitements informatiques sophistiqués sans que leur contenu soit réellement pris en compte.

À la transdisciplinarité, il n’adresse pas les mêmes critiques. Il fait remarquer qu’elle s’adapte bien a priori à l’évolution de l’information de plus en plus impliquée dans le fonctionnement de toutes les organisations, productive ou sociale, et de la communication sous ses différentes formes, chargée de l’« activation » des échanges sociaux et professionnels (Miège, 2000). Malgré ses potentialités, dit-il, « elle ne suffit pas à préciser des programmes de recherches, à la fois heuristiques et réalisables » (Miège 2000, p. 558). Pour lui, « en réalité, la transdisciplinarité s’avère une option qui s’accorde mieux aux réflexions et aux débats qu’aux activités scientifiques » (p. 558). Sa préférence va donc vers l’interdisciplinarité.

C’est pourquoi l’interdisciplinarité est la perspective qui s’est progressivement imposée à une majorité de chercheurs en SIC; elle permet de relier, autour d’axes de recherche, si possible bien spécifiés, des méthodologies provenant de disciplines différentes et de les faire interagir. Le cas le plus exemplaire, mais aussi le plus fréquent, est la mise en correspondance de l’analyse de discours sociaux avec celle de stratégies ou de pratiques d’acteurs sociaux; cette recherche d’interaction entre des approches que l’histoire des sciences a soigneusement dissociées permet non seulement d’éviter l’écueil des analyses contextuelles, mais surtout de suivre de façon fine les changements de la communication médiatique ou de la communication politique

p. 558

Pour notre part, malgré les réserves de Bernard Miège, nous pensons que les SIC peuvent également être un lieu transdisciplinaire[14]. Les concepts de niveau de réalité et de tiers inclus développés par Basarab Nicolescu peuvent faire l’objet de récupération par des chercheurs en communication dans diverses approches.

Conclusion

La réflexion menée tout au long de cette étude a consisté à présenter l’apport de Basarab Nicolescu dans l’essor de la transdisciplinarité. Pour mener à terme notre analyse, nous avons croisé plusieurs sources documentaires. Pour finir, que peut-on retenir?

Premièrement, il se dégage le constat évident que lentement, mais de manière décisive, la transdisciplinarité a acquis un impact international, notamment dans l’enseignement supérieur, puisque des universités prestigieuses du monde entier se sont montrées ouvertes à l’expérimentation de programmes, d’activités et de conférences transdisciplinaires. Deuxièmement, l’apport de Basarab Nicolescu est sans doute le plus important dans l’essor international de la transdisciplinarité. Comme l’a si bien souligné Irina Dincă (2011), le cerveau et l’âme du projet transdisciplinaire sont sans aucun doute Basarab Nicolescu, et la récapitulation des étapes essentielles de la configuration du projet transdisciplinaire dans ses écrits met en lumière ses potentialités et ses réverbérations surprenantes, révélant son profil multidimensionnel. Edgar Morin partage cet avis dans ses voeux adressés à Basarab Nicolescu à l’occasion de ses 70 ans. Il écrit : « Sire du CIRET, tu as ouvert le plus grand champ possible à la transdisciplinarité, tu as donné au préfixe trans une vigueur et une ampleur inconnues jusqu’à toi. Tu fais du tiers inclus le socle de ta logique »[15]. Pour rendre compte de cette immense contribution, nous nous sommes appuyé sur une oeuvre plurielle et riche découpée à plusieurs champs d’études. Nous avons également montré ses efforts dans la théorisation d’une méthodologie propre à la transdisciplinarité en s’appuyant sur les concepts de niveau de réalité et tiers inclus. Enfin, son approche anthropocentrique nous a permis de mettre en évidence la dimension ontologique de son projet transdisciplinaire.

Finalement, peut-on se permettre de parler d’un certain essor de la transdisciplinarité? Nous disons oui, car si du chemin il lui reste encore à parcourir, du chemin, elle en a déjà fait. Si des interrogations et des critiques elle en fait encore face, ses preuves, elle les a déjà démontrées.