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Introduction

Les besoins de soins et de services de santé mentale sont grandissants au Canada (Commission de la santé mentale du Canada, 2021; Institut canadien d’information sur la santé, 2019; Moroz et al., 2020). De fait, une personne sur trois sera affectée par une problématique liée à la santé mentale au cours de sa vie au pays (Agence de la santé publique du Canada, 2020). Malgré l’augmentation des demandes d’aide psychologique, exacerbée par la pandémie de COVID-19, l’accès aux soins spécialisés en psychiatrie et aux services de santé mentale de première ligne est limité (Commission de la santé mentale du Canada, 2021; Moroz et al., 2020). Les longues listes d’attente, la pénurie de professionnelles[1] dans le système public, le manque de cohésion entre les différents services et les inégalités géographiques contribuent à ce que les personnes n’obtiennent pas les soins et les services dont elles ont besoin à temps (Moroz et al., 2020; Serra-Poirier et al., 2020). En conséquence, les consultations à l’urgence pour un motif lié à la santé mentale ont augmenté drastiquement, mais faute de suivi adéquat dans la communauté par la suite, le phénomène de portes tournantes s’accentue (Institut canadien d’information sur la santé, 2019). Il s’ensuit que la difficulté d’accès, voire l’inaccessibilité, aux soins et aux services de santé mentale fait en sorte que les problématiques se chronicisent et que les ressources disponibles dans le système de santé pour prendre en charge les personnes qui en sont atteintes ne sont pas utilisées de manière optimale.

Dans ce contexte, la mise en place d’approches d’intervention efficientes visant à augmenter l’accessibilité aux soins et aux services de santé mentale est une priorité (Gouvernement du Canada, 2017; Moroz et al., 2020). Particulièrement, la collaboration entre les professionnelles de la santé et des services sociaux issues de plusieurs disciplines est reconnue comme un moyen permettant d’améliorer l’efficience et la qualité des soins de santé mentale (Fuller et al., 2011; Van Orden et al., 2009). Parmi les différents modèles de collaboration, la transdisciplinarité est une avenue intéressante pour intervenir auprès de personnes présentant une problématique de santé mentale (Alexinschi, 2020; Ciccarelli et al., 2015; Little, 2010; Monthuy-Blanc et al., 2022; Shaw et al., 2008).

1. Définition de la transdisciplinarité

La transdisciplinarité réfère à un type de pratique collaborative où les professionnelles utilisent un cadre conceptuel partagé qui intègre des concepts, des théories et des approches de plusieurs disciplines (D’amour et al., 2005; Rosenfield, 1992; Van Bewer, 2017). Plus précisément, la transdisciplinarité implique que les professionnelles transcendent les frontières de leur discipline respective en partageant entre elles leurs champs de compétence (Choi & Pak, 2006; D’amour et al., 2005; Flinterman et al., 2001; Nicolescu, 2011). En effet, elles se dégagent de leurs rôles stéréotypés et du langage spécifique à leur discipline de manière à transmettre l’expertise de l’ensemble de l’équipe à travers leurs interventions (Van Bewer, 2017). À l’exception des activités professionnelles réservées, leur pratique clinique devient indifférenciée et interchangeable (Cartmill et al., 2011; Ciccarelli et al., 2015; Monthuy-Blanc et al., 2022). Qui plus est, la prise de décision est partagée avec les autres membres de l’équipe transdisciplinaire, incluant les usagères[2], afin de générer des solutions intégrant des perspectives variées (Van Bewer, 2017). En résumé, la transdisciplinarité requiert un haut degré de synergie entre les professionnelles se traduisant par le partage d’un cadre conceptuel posant une épistémologie commune, l’ouverture des territoires disciplinaires et la prise de décision partagée selon une approche non hiérarchique qui implique des relations symétriques entre les membres de l’équipe (Choi & Pak, 2006; Monthuy-Blanc et al., 2022; Shaw et al., 2008; Van Bewer, 2017).

Pour clarifier le concept de transdisciplinarité, il est pertinent de le comparer aux deux autres modèles collaboratifs utilisés plus fréquemment par les professionnelles de la santé, soit la multidisciplinarité et l’interdisciplinarité. À cet effet, Choi et Pak (2006) proposent une métaphore alimentaire pertinente et utile pour illustrer les différences entre ces manières de collaborer (Figure 1). Premièrement, la multidisciplinarité peut être comparée à une salade, puisque les ingrédients qui la composent, à l’image des disciplines représentées au sein d’une équipe, restent intacts et clairement identifiables (Choi & Pak, 2006). De fait, chaque professionnelle maintient son rôle disciplinaire dans l’équipe multidisciplinaire pour répondre à un objectif spécifique et les expertises de chacune s’additionnent. Deuxièmement, l’interdisciplinarité peut être comparée à un mijoté, en ceci que les ingrédients sont liés entre eux et partiellement distinguables (Choi & Pak, 2006). En effet, bien que les rôles disciplinaires soient aussi maintenus au sein de ces équipes, l’action des professionnelles est coordonnée vers l’atteinte d’objectifs communs qui lient les disciplines entre elles. Troisièmement, la transdisciplinarité, quant à elle, peut être comparée à un gâteau puisque les ingrédients sont unifiés pour former un tout différent et plus complexe qu’à leur état d’origine (Choi & Pak, 2006). À l’instar des ingrédients, il n’est pas possible de reconnaître les différentes disciplines dans l’équipe, du fait qu’elles sont intégrées et transcendées par le cadre conceptuel transdisciplinaire. Ainsi, la transdisciplinarité nécessite un co-apprentissage et une réflexivité élevée de la part des professionnelles pour que les frontières disciplinaires puissent être dépassées (Choi & Pak, 2006).

Figure 1

Métaphore des différents modèles de collaboration selon Choi et Pak (2006).

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2. Recension des écrits

La transdisciplinarité est perçue comme une piste de solution prometteuse pour rendre les soins psychiatriques spécialisés et les services de première ligne plus accessibles, car elle permet de résoudre de manière innovante des problématiques complexes (Abrams, 2006; Choi & Pak, 2006; Nash, 2008), d’offrir des soins et des services de qualité qui intègrent la santé physique et mentale (Alexinschi, 2020; Choi & Pak, 2006; DeBate et al., 2014; Monthuy-Blanc et al., 2022), de mieux servir les populations désaffiliées socialement ou vivant en régions éloignées (Nadiwada & Dang-Vu, 2010; Ruddy & Rhee; 2005), et ce, de manière efficiente en ce qui concerne les coûts et les bénéfices (Cartmill et al., 2011; Little, 2010). Or, la transdisciplinarité, bien que souhaitable, est difficile à mettre en pratique en raison de la complexité inhérente au partage des territoires disciplinaires entre les différentes professionnelles (Cartmill et al., 2011; Couturier et Belzile, 2018; Van Bewer, 2017). À cet égard, des facilitateurs et des obstacles à l’adoption de ce modèle collaboratif dans un contexte clinique sont identifiés dans les écrits.

2.1 Facilitateurs à la transdisciplinarité

Comme l’illustre le Tableau 1, plusieurs facilitateurs individuels et organisationnels à l’adoption de la transdisciplinarité sont documentés dans les écrits. Parmi les facilitateurs individuels, relevant des professionnelles et de leurs interactions au sein de l’équipe transdisciplinaire, la communication efficace, fréquente et multidirectionnelle entre les membres de l’équipe est le facilitateur le plus cité (Alexinschi, 2020; Cartmill et al., 2011; Choi & Pak, 2007; Ciccarelli et al., 2015; Little, 2010; Ruddy & Rhee, 2005; Shaw et al., 2008; Van Bewer, 2017). Selon les perspectives recensées, une telle communication est réalisée à la fois dans des contextes formels et informels (Cartmill et al., 2011; Ruddy & Rhee, 2005), se manifeste par l’utilisation d’un langage commun (Sena & Liani, 2020) et favorise l’émergence de consensus au sein de l’équipe en permettant la résolution des désaccords (Monthuy-Blanc et al., 2022; Shaw et al., 2008; Van Bewer, 2017). Également, certains écrits suggèrent que des qualités relationnelles facilitent la collaboration transdisciplinaire entre les professionnelles, particulièrement la confiance mutuelle (Ciccarelli et al., 2015; Homesland et al., 2010; Sena & Liani, 2020; Van Bewer, 2017) et l’humilité (Cartmill et al., 2011; Ciccarelli et al., 2015; Van Bewer, 2017). Enfin, le partage d’une vision commune des interventions est recommandé pour faciliter la collaboration transdisciplinaire, notamment l’adoption par l’équipe de pratiques fondées sur les résultats probants issus de recherches scientifiques (Alexinschi, 2020; Little, 2010; Monthuy-Blanc et al., 2022; Shaw et al., 2008) et centrées sur les besoins des usagères (Alexinschi, 2020; Evans, 2017; Fink-Samnick, 2010; Shaw et al., 2008).

Tableau 1

Facilitateurs et obstacles individuels et organisationnels à la transdisciplinarité

Facilitateurs et obstacles individuels et organisationnels à la transdisciplinarité

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Quant aux facilitateurs organisationnels, relevant du milieu de travail et de l’organisation du travail, un haut degré de soutien institutionnel est requis pour permettre aux professionnelles de collaborer de manière transdisciplinaire (Cartmill et al., 2011; Choi & Pak, 2007; Emmons et al., 2008; Ruddy & Rhee, 2005; Sena & Liani, 2020). Ce faisant, la mise en place de procédures claires pour guider la pratique (Ciccarelli et al., 2015; Monthuy-Blanc et al., 2022; Ruddy & Rhee, 2005; Shaw et al., 2008) et l’allocation de ressources matérielles et technologiques suffisantes (Cartmill et al., 2011; Choi & Pak, 2007; Ciccarelli et al., 2015; Emmons et al., 2008; Little, 2010; Monthuy-Blanc et al., 2022; Nandiwada & Dang-Vu, 2010) sont considérées comme étant incontournables. De plus, des écrits suggèrent qu’un leadership unificateur doit être assuré au sein des équipes transdisciplinaires afin d’accompagner les professionnelles dans leur adaptation à ce modèle collaboratif (Cartmill et al., 2011; Choi & Pak, 2007; Monthuy-Blanc et al., 2022), de favoriser le partage des responsabilités cliniques entre elles (Alexinschi, 2020; Shaw et al., 2008) et de les diriger vers des buts communs (Cartmill et al., 2011; Choi & Pak, 2007; Sena & Liani, 2020; Van Bewer, 2017). Enfin, la mise en place d’occasions fréquentes de formation continue transdisciplinaire, visant à rehausser le niveau de compétence de l’ensemble de l’équipe sur des aspects précis de l’intervention, est recommandée par une majorité d’écrits (Alexinschi, 2020; Cartmill et al., 2011; Ciccarelli et al., 2015; Monthuy-Blanc et al., 2022; Ruddy & Rhee, 2005; Sena & Liani, 2020; Shaw et al., 2008).

2.2 Obstacles à la transdisciplinarité

Trois principaux obstacles à la transdisciplinarité sont identifiés dans les écrits, lesquels sont aussi de nature individuelle et organisationnelle (Tableau 1). Relativement aux obstacles individuels, des écrits mettent en évidence qu’une mentalité professionnelle en silo peut demeurer au sein des équipes transdisciplinaires (Homesland et al., 2010; Sena & Liani, 2020). Cela peut être relié au fait que la formation et l’identité disciplinaires des professionnelles teintent inévitablement leurs interventions malgré le contexte transdisciplinaire (Evans, 2017; Homesland et al., 2010; Sena & Liani, 2020; Shaw et al., 2008). De fait, les perspectives des professionnelles issues des sciences de la santé et de celles issues des sciences sociales peuvent être particulièrement difficiles à concilier en pratique (Evans, 2017; Homesland et al., 2010; Little, 2010). Concernant les obstacles organisationnels, le manque de ressources institutionnelles pour appuyer la transdisciplinarité peut limiter son adoption en pratique (Choi & Pak, 2007; Evans, 2017). Sur ce sujet, plusieurs écrits mentionnent qu’un temps accru doit être réservé aux discussions cliniques et aux transferts de connaissances entre les membres des équipes transdisciplinaires (Ciccarelli et al., 2015; Monthuy-Blanc et al., 2022; Ruddy & Rhee, 2005). Or ce temps n’est pas toujours disponible en pratique selon plusieurs (Evans, 2017; Fink-Samnick, 2010; Little, 2010; Shaw et al., 2008). Enfin, le cadre réglementaire guidant la pratique clinique, construit en fonction de frontières définies entre les disciplines, peut limiter la collaboration transdisciplinaire (Shaw et al., 2008).

2.3 Enjeux éthiques liés à la transdisciplinarité

À notre connaissance, aucune étude ne s’est à ce jour intéressée à la mise en oeuvre de la transdisciplinarité selon une perspective éthique. Seuls quelques écrits discutent des obligations relatives à la déontologie professionnelle, notamment de l’importance de respecter les activités professionnelles réservées malgré le contexte transdisciplinaire (Cartmill et al., 2011; Ciccarelli et al., 2015; Monthuy-Blanc et al., 2022). Or, la transdisciplinarité implique, plus encore que les autres modèles collaboratifs, que les membres d’une même équipe partagent des valeurs communes (Drolet, 2014; Sena & Liani, 2020). De fait, en plus de servir de référent épistémique, le cadre conceptuel transdisciplinaire agit aussi comme référent axiologique, afin que des valeurs partagées puissent orienter les actions de chacune des professionnelles (Drolet, 2014). Bien que l’adhésion des professionnelles et des usagères à l’axiologie commune des équipes professionnelles soit souvent tenue pour acquise (Drolet, 2014; Sena & Liani, 2020), ce processus peut causer des enjeux éthiques. Ainsi, étant donné que la transdisciplinarité est une avenue intéressante pour intervenir de façon efficiente auprès de personnes présentant une problématique de santé mentale, mais que les enjeux éthiques susceptibles de limiter son adoption en pratique demeurent méconnus, la question à l’origine de ce projet de recherche était la suivante : quels sont les enjeux éthiques de la pratique transdisciplinaire auprès de personnes présentant une problématique de santé mentale? Il s’ensuit que l’objectif de la recherche était de décrire les enjeux éthiques liés à la transdisciplinarité rencontrés par une équipe transdisciplinaire intervenant en santé mentale. Cet article présente une partie des résultats de l’étude menée par la première autrice, sous la direction de la seconde autrice (Renaud, 2019).

3. Cadre conceptuel

Il importe de définir les principaux concepts éthiques à la base de l’étude. D’une part, l’éthique est « une réflexion rationnelle et critique qui a pour objet d’étude les valeurs, les vertus, les principes et les normes du vivre ensemble en société » (Drolet, 2014, p. 23). Cette discipline philosophique se distingue de la morale religieuse, du droit et de la déontologie professionnelle, lesquels correspondent à des ensembles de normes et de règles déterminées à l’avance (Drolet, 2014). D’autre part, un enjeu éthique correspond à une situation où au moins une valeur considérée souhaitable est compromise (Swisher et al., 2005). Six types particuliers d’enjeux éthiques sont distingués (Tableau 2).

Tableau 2

Typologie des enjeux éthiques selon Swisher et al. (2005) et Fulford (2004)

Typologie des enjeux éthiques selon Swisher et al. (2005) et Fulford (2004)

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4. Méthodes

Cette section décrit les méthodes qui ont été utilisées pour atteindre l’objectif de l’étude. Elle comprend cinq parties, soit : 1) le devis de recherche; 2) l’échantillonnage et le recrutement; 3) la collecte des données; 4) l’analyse des données; 5) les considérations éthiques.

4.1 Devis de recherche

Pour atteindre l’objectif de l’étude, un devis qualitatif s’inspirant de la phénoménologie descriptive d’Husserl (1931/1994) a été sélectionné. Cette approche de recherche a été retenue puisqu’elle permet d’accéder à l’essence du phénomène investigué en sollicitant les perspectives de personnes qui ont l’expérience intime de celui-ci, ce qui est cohérent avec la visée de cette étude (Hunt & Carnevale, 2011; O’Reilly & Cara, 2014). De fait, la phénoménologie d’Husserl invite tout chercheur ou toute chercheuse à donner la parole avant de la prendre (Paillé & Mucchielli, 2016).

4.2 Échantillonnage et recrutement

Dans le cadre de cette étude, le phénomène d’intérêt correspondait aux enjeux éthiques de la pratique transdisciplinaire auprès de personnes présentant une problématique de santé mentale. Les participantes sélectionnées devaient avoir l’expérience vécue d’une telle pratique (O’Reilly & Cara, 2014; Savoie-Zajc, 2007). Elles ont donc été recrutées au sein d’une même équipe transdisciplinaire intervenant dans un contexte externe. En cohérence avec le devis utilisé, un nombre s’approchant de dix participantes était souhaité, de manière à obtenir la saturation théorique des données (Savoie-Zajc, 2007). Pour enrichir la description du phénomène d’intérêt, un échantillon diversifié était désiré (O’Reilly & Cara, 2014; Savoie-Zajc, 2007). Un mode d’échantillonnage intentionnel a donc été retenu pour favoriser les perspectives de personnes ayant des caractéristiques variées en termes de disciplines et d’années d’expérience. À cette fin, des professionnelles et des stagiaires de disciplines diverses étaient recherchées et devaient être ou avoir été membres de l’équipe transdisciplinaire ciblée au cours de la dernière année. Le recrutement s’est déroulé des mois de décembre 2018 à mai 2019 inclusivement. Les participantes potentielles ont été contactées par courriel pour leur présenter le projet de recherche et sonder leur intérêt à y participer.

4.3 Collecte des données

Dans un premier temps, des données sociodémographiques relatives aux participantes ont été recueillies à l’aide d’un questionnaire. Dans un deuxième temps, un entretien individuel semi-dirigé a été réalisé par la première autrice avec chacune d’entre elles pour recueillir leur perception du phénomène à l’étude. Le canevas de l’entretien, conçu aux fins de l’étude, se composait de trois parties : 1) un réchauffement, destiné à rendre les participantes à l’aise; 2) des questions ouvertes basées sur le cadre conceptuel de l’étude explorant les enjeux éthiques rencontrés, le cas échéant, dans leur pratique transdisciplinaire; 3) des questions les invitant à décrire les stratégies utilisées ou envisagées pour tenter de résoudre ces enjeux éthiques. Les entretiens, d’une durée de 30 à 60 minutes, ont été enregistrés sur une bande audionumérique pour permettre leur transcription intégrale.

4.4 Analyse des données

Une analyse qualitative d’inspiration phénoménologique a été réalisée. Plus précisément, la méthode proposée par Giorgi (1997, cité dans O’Reilly & Cara, 2014) a été privilégiée, car elle permet d’appliquer la phénoménologie d’Husserl qui met l’accent sur la réduction phénoménologique et sur la mise entre parenthèses des a priori du chercheur ou de la chercheuse (Paillé & Mucchielli, 2016). Cette méthode comprend cinq étapes : 1) la collecte de données verbales; 2) la transcription des données sous forme de verbatim et la lecture répétée de ceux-ci; 3) la division des données en unité de signification; 4) l’organisation et l’énonciation des données brutes dans le langage de la discipline; 5) la synthèse des résultats (O’Reilly & Cara, 2014). Ces étapes ont été réalisées par la première autrice dans un mouvement de va-et-vient constant entre les expressions particulières et le sens du texte dans son ensemble, caractéristique de l’attitude contemplative des données empiriques propre à la phénoménologie (Gaudet & Robert, 2018). Enfin, pour assurer la rigueur, la crédibilité et la validité scientifique de l’analyse, des débreffages ont été faits avec la directrice de recherche, expérimentée dans les méthodes qualitatives en éthique appliquée, à plusieurs moments au cours de l’analyse des données. De plus, un processus de validation externe a été réalisé avec l’une des participantes, qui a été invitée à commenter une version préliminaire des résultats de l’étude.

4.5 Considérations éthiques

Cette étude a reçu l’approbation du comité d’éthique de la recherche avec les êtres humains de l’Université du Québec à Trois-Rivières. Chaque participante a signé un formulaire de consentement avant d’y prendre part. De plus, un souci éthique de rendre justice aux propos des participantes, de reconnaître leur participation et de protéger leur confidentialité a été observé tout au long de l’étude.

5. Résultats

Cette section, qui rapporte les résultats de l’étude, comprend deux parties : la première dresse un portrait des participantes à l’étude, tandis que la seconde décrit les enjeux éthiques de la transdisciplinarité selon les participantes.

5.1 Description des participantes

Dix femmes pratiquant ou ayant pratiqué au sein de l’équipe transdisciplinaire ciblée ont participé à l’étude : cinq d’entre elles étaient des stagiaires et les cinq autres étaient des professionnelles. Elles étaient issues de six des huit disciplines représentées dans l’équipe, soit l’ergothérapie, la psychologie, le travail social, la psychoéducation, les sciences infirmières, la médecine, la nutrition et la chiropratique. Les stagiaires ayant participé à l’étude étaient inscrites, pour la plupart, dans un programme de cycles supérieurs et effectuaient leur dernier stage obligatoire précédant l’obtention de leur diplôme menant à l’exercice de leur profession respective. Les professionnelles ayant participé à l’étude avaient entre une et trois années d’expérience au sein de l’équipe transdisciplinaire. Toutes les participantes avaient reçu une formation en éthique, que ce soit dans le cadre de leur cursus scolaire ou d’une formation continue.

5.2 Enjeux éthiques liés à la transdisciplinarité

L’ensemble des participantes rapportent des enjeux éthiques liés à leur pratique transdisciplinaire. Trois unités de sens émergent des données analysées (Figure 2), soit l’ambivalence à dépasser les frontières disciplinaires, le conflit d’allégeance envers le référent axiologique de l’équipe et la difficulté à partager la prise de décision. Ces enjeux sont décrits plus en détail dans les paragraphes qui suivent et sont illustrés par des extraits de verbatim des entrevues, de manière à rendre justice aux propos des participantes.

Figure 2

Enjeux éthiques liés à la transdisciplinarité selon les participantes.

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5.2.1 Ambivalence à dépasser les frontières disciplinaires

Dans le contexte de la transdisciplinarité, les membres de l’équipe transcendent leurs champs disciplinaires et fondent leurs interventions sur un cadre conceptuel posant une épistémologie commune, mais cette façon de faire peut mettre en péril certaines valeurs chères aux yeux des participantes. Dans ces circonstances, elles sont ambivalentes à maintenir la collaboration transdisciplinaire ou à s’engager dans une pratique disciplinaire plus cohérente avec leurs valeurs professionnelles (Figure 3).

Figure 3

Ambivalence à dépasser les frontières disciplinaires.

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Premièrement, plusieurs participantes rapportent que le partage des champs disciplinaires entre les membres de l’équipe peut mettre en péril l’actualisation de la pratique compétente. Précisément, elles mentionnent que le transfert de connaissances entre les membres de l’équipe de différentes disciplines n’est pas toujours suffisant pour garantir le plus haut degré de compétence à leurs interventions.

Des fois, je voudrais garder mon rôle de [titre professionnel] à la place que ce soit fait par une autre intervenante. […] Il m’arrive d’être en désaccord et de penser que c’est moi la meilleure personne pour faire [un acte lié à ma discipline]

professionnelle 1

Oui, on se partage des connaissances, mais on ne peut pas se partager l’expertise. […] Lorsque je fais passer tel outil qui vient [d’une autre discipline] […] je fais la base, mais je ne vais pas chercher le « plus », j’ai donc un peu le syndrome de l’imposteur

stagiaire 5

Il y a une partie de moi qui fait : « Mais non, c’est parce que partager [un acte de ma discipline], non! Jusqu’où on peut aller? », mais là, je me dis : « Suis-je transdisciplinaire quand [j’ai un discours] aussi disciplinaire? »

professionnelle 5

Deuxièmement, certaines participantes indiquent que le cadre conceptuel transdisciplinaire, partagé par l’équipe sous la forme d’un programme d’intervention, peut compromettre l’offre de soins et des services individualisés. En effet, elles disent se sentir déchirées entre le respect de ce référent transdisciplinaire à la base de leurs interventions et l’adoption d’une pratique véritablement centrée sur les besoins des usagères. Sur ce sujet, la professionnelle 3 affirme ceci :

Un enjeu important c’est : est-ce qu’on déroge du programme ou on continue dans la lignée pour accommoder [une usagère]? Il faut suivre la marche, mais quand on voit que ça [ne correspond] plus tant [à la personne, qu’est-ce qu’on fait?]…

La stagiaire 5 ajoute que les besoins spécifiques de certaines usagères pourraient nécessiter de leur offrir des interventions disciplinaires spécialisées, mais que cela se heurte aux fondements du cadre transdisciplinaire de l’équipe, comme elle l’exprime dans l’extrait suivant :

Peut-être qu’il faudrait individualiser [le programme] un peu plus. Des fois, il y a certaines personnes avec qui je ressens le besoin, de par mon expertise ou celle de quelqu’un d’autre, qu’il y ait un « focus » sur une profession en particulier. Ce n’est pas le but du programme, mais des fois, je me dis qu’il y aurait un besoin.

En bref, le dépassement des frontières disciplinaires peut mettre en péril les valeurs de la pratique compétente et de la pratique centrée sur l’usagère, ce qui fait en sorte que les participantes sont ambivalentes à maintenir la transdisciplinarité.

5.2.2 Conflit d’allégeance envers le référent axiologique de l’équipe

Le cadre conceptuel transdisciplinaire agit aussi à titre de référent axiologique, c’est-à-dire qu’il pose des valeurs communes permettant de guider les actions des membres de l’équipe. Or, des conflits d’allégeance peuvent apparaître entre les valeurs des participantes et les valeurs du cadre conceptuel transdisciplinaire, notamment en raison du fait que ces personnes, comme elles le rapportent elles-mêmes, n’ont pas participé activement à son élaboration ni à sa révision (Figure 4).

Figure 4

Conflits d’allégeance vécus par les participantes.

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D’une part, plusieurs participantes énoncent qu’il peut être difficile de concilier leurs valeurs professionnelles disciplinaires avec celles partagées par l’équipe. En d’autres termes, elles indiquent que les valeurs issues de leur identité professionnelle ne sont pas toujours en adéquation avec le référent axiologique de l’équipe. Dans cet ordre d’idée, la professionnelle 1 affirme : « Je pense que c’est quand même un enjeu de la transdisciplinarité, [soit] d’être capable de rentrer dans la transdisciplinarité et de délaisser un peu sa profession, même si le but, ce n’est pas de délaisser sa profession. » La stagiaire 1 aborde un exemple concret, alors que la valeur de l’holisme, chère à sa profession et à ses yeux, s’oppose à la conception individualiste proposée par le référent axiologique de l’équipe :

[Dans ma profession, nous percevons] qu’il y a beaucoup de responsabilités collectives dans les problématiques. [Dans l’équipe] on met beaucoup de choses en place avec la personne pour la personne […] sauf que pour moi, il y a une responsabilité en dehors de cette personne-là qui, je trouve, n’est pas assez mise de l’avant.

D’autre part, quelques participantes rapportent que leurs valeurs personnelles peuvent entrer en tension avec le référent axiologique de l’équipe. Par exemple, la professionnelle 2 discute de la divergence qui se présente entre ses valeurs par rapport à la santé et celles de l’équipe :

Au niveau de la santé, j’ai aussi mes propres valeurs qui sont différentes de ce qu’on enseigne dans le programme. […] Ça en est un ça, un enjeu éthique : ce à quoi je crois versus ce que le programme dit.

Elle déplore que peu d’espace de discussion spécifique à l’éthique soit accordé au sein de l’équipe pour débattre de tels aspects, pourtant à la base des interventions :

Il n’y a pas trop d’espace, je trouve, pour les débats [dans l’équipe] par rapport à la place des habitudes ou par rapport à ce qui peut confronter [les valeurs]. […] C’est comme : elle est où la ligne entre un trouble et des habitudes et des choix au niveau des valeurs? […] Je trouve qu’il n’y a pas tant d’espace pour [débattre].

En somme, les participantes vivent des situations de conflits d’allégeance en raison de leurs valeurs professionnelles disciplinaires ou personnelles qui s’opposent parfois à certaines valeurs du référent axiologique de l’équipe transdisciplinaire. Or, malgré ces divergences axiologiques, le référent est peu discuté au sein de l’équipe et n’a pas été révisé.

5.2.3 Enjeux éthiques découlant de la prise de décision partagée

La prise de décision partagée, une autre caractéristique fondamentale de la transdisciplinarité, suscite aussi des enjeux éthiques chez les participantes (Figure 5). Dans un premier cas, elles rapportent avoir un questionnement éthique, voire éprouver un malaise devant la quantité d’informations confidentielles qu’elles divulguent à tous les membres de l’équipe afin de partager la prise de décision. Selon la stagiaire 2, les balises ne sont pas clairement définies :

Jusqu’à quel point on peut divulguer des informations [aux autres membres de l’équipe]? Pour moi, la limite n’est pas claire jusqu’où on peut aller […] Est-ce qu’on divulgue tout puisqu’on travaille en [transdisciplinarité] ou on [ne] divulgue que certaines informations?

Qui plus est, la professionnelle 3 mentionne que même si les usagères signent un formulaire de consentement qui permet aux membres de l’équipe transdisciplinaire de partager leurs informations personnelles entre elles, elle considère que cette pratique ne respecte pas leurs droits :

[Les autres membres de l’équipe] n’ont peut-être pas besoin de tout savoir [à propos d’une usagère]. C’est la confidentialité, même si la personne accepte [en signant un formulaire de consentement aux soins], je trouve que c’est une « coche » de trop. […] [Par exemple, les résultats d’évaluation] qu’on présente devant tout le monde : […] je trouve que la personne est vraiment toute seule, à nue devant tout le monde. On fait ça dans le respect […], mais je trouve que c’est quand même déstabilisant pour la personne.

Figure 5

Enjeux éthiques découlant de la prise de décision partagée.

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Dans un second cas, certaines participantes mentionnent que des barrières organisationnelles peuvent contraindre le temps accordé à la prise de décision partagée. En conséquence, leur capacité à prendre des décisions de façon éclairée et compétente peut être compromise. À ce propos, la professionnelle 4 perçoit que la nécessité de tenir des rencontres transdisciplinaires courtes et efficaces peut limiter la capacité de l’équipe à poser de bons diagnostics :

J’aimerais que les rencontres durent plus longtemps, au niveau transdisciplinaire. Moi, je mettrais vraiment plus de temps. Je trouve que des fois, c’est expéditif, et qu’on n’a pas assez la possibilité de s’exprimer et [de] prendre le temps d’y réfléchir pour pouvoir poser un diagnostic. […] Je crois que l’acte de poser un diagnostic […] c’est assez important pour qu’on prenne le temps de le faire.

Somme toute, que la prise de décision partagée soit actualisée ou contrainte, cette composante de la transdisciplinarité peut mettre en péril différentes valeurs, notamment le respect de la confidentialité et la pratique compétente.

6. Discussion

L’objectif de cette étude était de décrire les enjeux éthiques liés à la transdisciplinarité rencontrés par une équipe transdisciplinaire intervenant en santé mentale. Pour l’atteindre, les perceptions de cinq professionnelles et de cinq stagiaires de l’équipe ont été recueillies. Dans la présente section, les résultats de cette étude sont comparés avec ceux d’écrits antérieurs sur le sujet, des pistes de réflexion critiques sont proposées, puis les forces et les limites de l’étude sont nommées.

6.1 Comparaison des résultats avec ceux d’écrits antérieurs

La transdisciplinarité se distingue des autres modèles de collaboration par le haut degré de cohésion qu’elle requiert entre les professionnelles, qui transcendent les frontières de leurs disciplines respectives (Choi & Pak, 2006; D’amour et al., 2005). Pour ce faire, elles partagent leurs champs disciplinaires et la prise de décisions cliniques, en plus d’adhérer à un cadre conceptuel transdisciplinaire commun (Van Bewer, 2017). Or, à l’instar d’autres écrits indiquant que la transdisciplinarité est difficile à adopter en pratique (Cartmill et al., 2011; Couturier & Belzile, 2018; Van Bewer, 2017), cette étude suggère en plus que ses caractéristiques peuvent susciter des enjeux éthiques.

Premièrement, les résultats de cette étude montrent que les professionnelles et les stagiaires de l’équipe transdisciplinaire rencontrent des enjeux éthiques relatifs au partage de leurs champs disciplinaires et au partage de la prise de décision entre elles. D’une part, le transfert de connaissances disciplinaires entre les membres de l’équipe n’est pas toujours suffisant pour assurer une pratique compétente. En effet, les participantes associent le maintien de leur expertise disciplinaire à une plus grande qualité des interventions. D’autre part, le temps limité accordé aux réunions d’équipe ne permet pas toujours de soutenir une prise de décision éclairée et compétente par les membres de l’équipe. Les participantes rapportent que la prise de décision, parfois expéditive, ne leur permet pas d’exercer pleinement leur jugement clinique. Ces résultats rejoignent les écrits qui soutiennent que les temps d’échange, réservés aux discussions cliniques et aux transferts de connaissances entre les membres des équipes transdisciplinaires, ne sont pas toujours possibles en pratique en raison du manque de ressources organisationnelles pour appuyer la transdisciplinarité dans les milieux cliniques (Choi & Pak, 2006; Evans, 2017; Fink-Samnick, 2010; Little, 2010; Shaw et al., 2008). Par exemple, dans sa réflexion critique portant sur la transdisciplinarité, Evans (2017) lie les faibles opportunités d’échange entre les membres de son équipe à la diminution de la qualité des interventions et à un sentiment d’incompétence associé au fait d’offrir des interventions hors de son champ disciplinaire, ce qui rejoint les résultats de cette étude. En outre, malgré le temps limité des rencontres d’équipe, les participantes mentionnent que le respect de la confidentialité des usagères peut être bafoué lors du partage d’informations parfois sensibles à l’ensemble des membres de l’équipe. Cette divulgation exhaustive d’informations confidentielles au sein de l’équipe place les usagères dans une situation de vulnérabilité importante. En effet, en adoptant une perspective centrée sur les déficits de la personne plutôt que sur ses forces et en exposant l’ensemble de ses difficultés devant un grand nombre de professionnelles et de stagiaires, l’équipe accentue l’écart qui se présente entre elle (invulnérable, sauveuse) et l’usagère (vulnérable, dépendante).

Deuxièmement, cette étude révèle que le cadre conceptuel transdisciplinaire partagé par l’équipe peut mettre en péril le respect de certaines valeurs. Alors que ce cadre fait en sorte que les membres de l’équipe transdisciplinaire partagent une épistémologie commune, une approche d’intervention concertée et une pratique appuyée scientifiquement, les participantes soulèvent que celui-ci leur permet peu de mettre en oeuvre une pratique centrée sur les usagères, suivant laquelle les valeurs, les projets de vie et les besoins des usagères constituent le coeur des interventions. De fait, un processus d’intervention et des approches thérapeutiques prédéterminées sont utilisés pour traiter toutes les usagères de manière similaire, ce qui ne tient pas compte de la singularité des besoins de chacune, selon elles. Ces résultats se distinguent dans une certaine mesure des écrits indiquant que la transdisciplinarité place l’usagère au centre des interventions de l’équipe (Alexinschi, 2020; Fink-Samnick, 2010; Shaw et al., 2008), mais rejoignent l’importance accordée, dans les écrits, à l’utilisation d’interventions fondées sur les résultats probants (Alexinschi, 2020; Little, 2010; Monthuy-Blanc et al., 2022; Shaw et al., 2008). En effet, bien que la transdisciplinarité permette une intégration des disciplines, des idées et des approches favorisant l’émergence de solutions efficaces et collaboratives selon les écrits (Choi & Pak, 2006; Van Bewer, 2017), les résultats de cette étude indiquent plutôt que la perspective des usagères par rapport à leur condition de santé n’est pas systématiquement prise en compte par l’équipe. Les usagères ne sont donc pas considérées comme des membres à part entière de l’équipe, notamment parce que l’approche normative de cette dernière laisse peu de place à leur subjectivité. Par ailleurs, les participantes rapportent avoir des conflits de valeurs avec le cadre conceptuel transdisciplinaire qui, en plus de servir de référent épistémique, agit à titre de référent axiologique pour les membres de l’équipe (Drolet, 2014). Si ce cadre avait été coconstruit par l’ensemble des membres de l’équipe, ces conflits de valeurs auraient pu être évités. Or, dans le contexte où ces divergences axiologiques concernent des aspects cruciaux à la base de leurs interventions, les professionnelles déplorent le manque d’espaces de parole pour en discuter. Effectivement, aucun moment n’a été prévu pour réviser ce cadre soi-disant commun, imposé aux membres de l’équipe lors de sa création. Ainsi, les résultats de cette étude mettent en évidence qu’une situation de myopie éthique (Fulford, 2004) au sein de l’équipe peut être induite par le cadre conceptuel transdisciplinaire, en ceci qu’il présume que les membres de l’équipe et les usagères partagent les mêmes valeurs ou devraient le faire.

6.2 Interprétation des résultats

Trois pistes de réflexion de nature critique émergent des résultats de l’étude. Elles visent, bien humblement, à proposer des avenues permettant d’adopter une pratique transdisciplinaire en santé mentale respectueuse de l’éthique. En premier lieu, cette étude suggère que des ressources suffisantes et des opportunités d’échange fréquentes doivent être accordées aux professionnelles pratiquant en transdisciplinarité, afin qu’elles puissent partager leurs territoires disciplinaires et la prise de décision, tout en maintenant une pratique compétente. Comme l’indiquent plusieurs écrits (Cartmill et al., 2011; Choi & Pak, 2007; Emmons et al., 2008; Ruddy & Rhee, 2005; Sena & Liani, 2020), cette étude évoque qu’un haut degré de soutien organisationnel est nécessaire pour permettre une véritable collaboration transdisciplinaire. Mais les modes de gestion managériaux imprégnés de l’idéologie néolibérale, qui régissent actuellement le système de santé et de services sociaux, mettent une pression grandissante sur les professionnelles pour qu’elles prennent en charge davantage d’usagères, sans leur offrir de ressources supplémentaires (Drolet et al., 2020). Ainsi, au nom de l’optimisation de la rentabilité et de l’efficacité des soins et des services, la productivité des professionnelles (calculée en termes de nombre d’usagères vues) est valorisée, les pratiques cliniques sont uniformisées et le temps dédié à la collaboration entre les professionnelles ou à la formation continue est réduit (Drolet et al., 2020; Esposito & Perez, 2014; Evans, 2017). En conséquence, les résultats indiquent qu’une pratique transdisciplinaire respectueuse de l’éthique n’est pas compatible avec de telles stratégies de gestion, et ce, même si certaines de leurs finalités, notamment l’augmentation de l’efficience des soins et des services, se rejoignent.

En deuxième lieu, cette étude soulève que la perspective des usagères devrait être davantage prise en compte dans le cadre conceptuel transdisciplinaire. À l’instar d’autres écrits (Leblanc & Kinsella, 2016; Liegghio, 2013; White, 2022), cette étude met en évidence que les personnes présentant une problématique liée à la santé mentale vivent des injustices épistémiques dans le système de santé et de services sociaux, c’est-à-dire des injustices liées à la connaissance (Fricker, 2007). Spécifiquement, les résultats montrent que les usagères sont susceptibles de vivre des injustices testimoniales, comprises comme un déficit indu de crédibilité accordé à leurs témoignages (Fricker, 2007). En effet, le manque d’opportunités pour les usagères de contribuer aux choix des approches thérapeutiques et au développement du cadre conceptuel transdisciplinaire laisse croire que la valeur accordée à leurs visions des choses et à leurs savoirs expérientiels peut être injustement diminuée par l’équipe. Ce constat rejoint celui d’auteurs et autrices qui mentionnent que les savoirs expérientiels de personnes présentant une problématique de santé mentale sont jugés moins valides que les savoirs médicaux et professionnels en raison de préjugés à leur égard (Leblanc & Kinsella, 2016; Russo & Beresford, 2015). Pour renverser ce type d’injustice marginalisant la voix de ces personnes et ainsi mieux répondre aux besoins des usagères, il convient que l’équipe transdisciplinaire les implique activement dans la coconstruction et l’amélioration du cadre conceptuel partagé par ces membres.

En dernier lieu, cette étude avance qu’il serait pertinent d’établir des temps de discussion spécifiques à l’éthique au sein de l’équipe transdisciplinaire. Certains résultats, inédits à notre connaissance, montrent que le cadre conceptuel transdisciplinaire peut causer une myopie éthique au sein de l’équipe, c’est-à-dire s’imposer telle une vérité incontestable. De fait, les participantes rapportent vivre des divergences axiologiques avec le cadre conceptuel utilisé par leur équipe, mais peu d’entre elles indiquent le remettre en question. Compte tenu de son caractère intégratif et transcendantal des pratiques probantes des différentes disciplines (Rosenfield, 1992), il est possible que le cadre conceptuel transdisciplinaire se soit imposé en tant qu’autorité épistémique et axiologique quasi absolue à l’équipe lors de sa création. Afin de favoriser une pratique transdisciplinaire plus inclusive de la diversité de valeurs et de points de vue des professionnelles et usagères, il est essentiel que ses membres aient un espace bienveillant pour réfléchir aux valeurs à la base de leurs interventions et discuter de celles-ci de manière franche, respectueuse et ouverte. Cette réflexion d’équipe, qui inclut les usagères, pourrait faire en sorte de réviser ce cadre, voire de le coconstruire, pour qu’il soit davantage intégratif des valeurs professionnelles et personnelles des intervenantes ainsi que de celles des usagères.

6.3 Forces et limites de la recherche

Cette étude présente des forces et des limites. En ce qui a trait aux forces, la méthode d’échantillonnage utilisée a permis de donner la parole à des professionnelles et des stagiaires ayant des expériences variées de la pratique transdisciplinaire en santé mentale et étant issues d’une diversité de disciplines. Ces perspectives multiples ont contribué à décrire des enjeux éthiques de ce modèle de collaboration qui ne sont pas documentés. En effet, les résultats de cette étude offrent une perspective éthique sur la transdisciplinarité, laquelle se distingue des écrits antérieurs qui sont centrés sur la déontologie professionnelle (Cartmill et al., 2011; Ciccarelli et al., 2015; Monthuy-Blanc et al., 2022). Également, le processus de débreffage et la validation écologique de l’analyse des données a fait en sorte d’assurer une certaine rigueur scientifique.

En dépit de l’atteinte de la saturation des données, la principale limite de l’étude réside dans le fait que ses résultats émergent de la perspective de membres d’une seule équipe transdisciplinaire. De ce fait, la transférabilité des résultats à d’autres équipes transdisciplinaires pratiquant en santé mentale demeure à géométrie variable. Enfin, le fait que la première autrice ait collaboré avec l’équipe transdisciplinaire étudiée avant le début du projet de recherche peut représenter un biais pour l’étude. Même si l’analyse des données a été réalisée avec rigueur et que celle-ci a tenté de mettre en parenthèses ses perceptions, il est envisageable que ce biais ait tout de même pu teinter les résultats, quoique la validation écologique visait précisément à en limiter l’influence. Cela dit, l’expérience de la chercheuse principale peut aussi être considérée comme une force, en ceci qu’elle avait une connaissance intime de la pratique étudiée.

Conclusion

Cette étude visait à explorer les enjeux éthiques liés à la transdisciplinarité rencontrés par une équipe transdisciplinaire pratiquant en santé mentale. Les résultats révèlent que les professionnelles et les stagiaires de cette équipe rencontrent des enjeux éthiques liés à trois caractéristiques centrales de la transdisciplinarité. Relativement au partage des territoires disciplinaires, elles sont ambivalentes à maintenir la transdisciplinarité ou à s’engager dans une pratique qu’elles jugent plus compétente et plus centrée sur l’usagère. Au sujet du référent axiologique de l’équipe, elles rapportent des situations de conflit d’allégeance puisque leurs valeurs professionnelles et personnelles peuvent s’opposer à certaines valeurs proposées par le cadre conceptuel transdisciplinaire. Quant à la prise de décision partagée, elles nomment que le respect des droits des usagères peut être mis en péril lorsqu’elles divulguent une grande quantité d’informations aux autres membres de l’équipe. De plus, elles mentionnent que des contraintes organisationnelles limitent parfois la prise de décision éclairée et compétente.

En définitive, cette étude a permis d’amorcer une réflexion éthique sur la pratique transdisciplinaire en santé mentale. Les résultats suggèrent que les évidences scientifiques constituent des normes qui occupent une place prédominante dans le modèle de collaboration transdisciplinaire. Ce faisant, certaines valeurs chères aux intervenantes ainsi que certains droits fondamentaux des usagères sont susceptibles d’être bafoués lorsque des enjeux éthiques se posent. La pratique transdisciplinaire en santé mentale devrait donc être non seulement centrée sur les évidences scientifiques, mais également et davantage sur des valeurs (value-based practice). De cette manière, l’équipe transdisciplinaire, incluant les usagères, pourrait réfléchir et discuter de celles-ci de manière franche, respectueuse et ouverte.