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Introduction

C’est à l’aide du cas concret d’une recherche doctorale que nous illustrons le principe de la transdisciplinarité, qu’on pourrait aussi appeler le principe de la complexité, à la fois dans la posture épistémologique de la chercheure et dans la méthodologie de recherche employée pour traiter d’un objet extrêmement complexe, transversal en soi. À l’issue de cet exemple, nous verrons que la transdisciplinarité contribue au processus de décolonisation de la pensée et des savoirs non exempte de résistances dans le milieu de la recherche. Nous examinerons aussi les pièges que peut comporter le traitement d’un champ transdisciplinaire comme celui que nous avons étudié, à savoir le phénomène de la spiritualité et sa place en éducation formelle.

1. Une recherche qui se situe dans un champ transdisciplinaire en soi

Se situant dans le champ de l’éducation relative à l’environnement (ERE), qui est un champ transdisciplinaire en soi en éducation (Sauvé, 2019), la particularité de cette recherche est d’avoir mobilisé un objet extrêmement complexe de nature transversale et holistique, dont la conception souvent erronée dans nos sociétés occidentales historiquement judéo-chrétiennes en a fait un objet souvent tabou, mis à l’écart en éducation, à savoir le concept de spiritualité et sa place en éducation.

La recherche de développement théorique avait pour objectif la construction d’un modèle éducationnel visant à enrichir l’action éducative dans le champ de l’ERE par la prise en compte de la spiritualité de l’apprenant dans une perspective holistique, c’est-à-dire une éducation axée sur le développement intégral du jeune prenant en compte toutes ses dimensions (tant cognitive, corporelle, affective que spirituelle) selon une pédagogie ancrée dans le milieu de vie naturel (Cajete, 1994; Miller, 2019). Rappelons que le but de l’ERE lancée dans les années 1970 par l’UNESCO et le Programme des Nations Unies pour l’environnement est de recréer une relation saine entre l’être humain et son milieu de vie naturel.

La visée éducative du modèle développé était ainsi double :

  • Contribuer au développement intégral du jeune dans sa relation au monde, en prenant en compte sa dimension spirituelle;

  • Favoriser un vivre-ensemble écologique, c’est-à-dire élargi à l’ensemble de la communauté de vie par la compréhension profonde chez le jeune de son lien au monde faisant naître chez lui un attachement et le désir d’en prendre soin.

Le modèle éducationnel résultant de cette recherche s’articule en trois volets : théorique, axiologique et praxéologique.

  1. Le volet théorique définit et clarifie les concepts clés sur lesquels repose le modèle, dont la spiritualité, cette caractéristique de notre humanité avec sa dimension écologique et le concept de nature. Ce volet se termine par une réflexion sur les apports et les enjeux de la prise en compte de la spiritualité en éducation dans une perspective holistique.

  2. Le volet axiologique expose la visée et les objectifs du modèle, le situant dans un paradigme alternatif invitant à une symbiosynergie entre l’être humain, le groupe social et la nature (Bertrand & Valois, 1999), qui est associé au paradigme de la complexité (Galvani, 2008, 2020; Morin, 2008, 2015).

  3. Le volet praxéologique présente l’approche globale ainsi qu’un ensemble de stratégies pédagogiques permettant des apprentissages expérientiels contextualisés au milieu de vie naturel à l’appui des théories de John Dewey et de David Allen Kolb autour d’une praxis qui implique intrinsèquement une démarche réflexive. Une attention a été portée à la place du corps sensible comme médiateur du rapport au monde à partir des travaux de Maurice Merleau-Ponty (1945) ainsi qu’à l’imaginaire symbolique selon la conception de Gilbert Durand (2016). Il s’agit de permettre la rencontre du jeune avec la Nature[1] selon une approche phénoménologique inductive qui nourrit une herméneutique dialogique et qui peut s’exprimer dans l’écriture de récits, dans la création artistique et dans le partage avec l’enseignant et les pairs au moyen de cercles philosophiques. Des activités sont suggérées à titre d’exemples, lesquelles peuvent être intégrées de façon transversale à des cours disciplinaires en lien avec le programme scolaire québécois.

L’originalité de ce modèle est d’associer la spiritualité communément acceptée en éducation formelle dans le Programme de formation de l’école québécoise (Ministère de l’Éducation du Québec, 2006), aux principes d’une autoécoformation existentielle, soit une éducation relative à l’environnement informelle « éloignée des champs éducatifs institués » (Pineau, 1989, p. 24), faisant appel à la dimension spirituelle du sujet dans sa rencontre avec le vivant. La partie suivante explicite la nature à la fois holistique et transversale du concept de spiritualité.

2. Le concept de spiritualité comme exemple d’objet complexe

La complexité du concept de spiritualité en raison de sa nature holistique et transversale fait qu’il « échappe aux classifications et aux délimitations tranchées » (Bourg, 2018, p. 69). La Figure 1 reprend succinctement les sept caractéristiques qui définissent la spiritualité, sous forme de cercles qui symbolisent sa nature holistique, avec une attention portée à sa dimension écologique, sans qu’il y ait de hiérarchie entre les différentes caractéristiques :

  1. La spiritualité est une dimension de notre humanité à la fois universelle et singulière correspondant à une démarche de subjectivation (travail sur soi) par un processus d’autoformation existentielle selon le principe de la Bildung[2].

  2. La spiritualité est un processus phénoménologique holistique, c’est-à-dire une expérience qui se vit tant avec son corps que son esprit.

  3. Pour certains, la spiritualité est une forme d’intelligence; cette faculté d’avoir une vision synthétique et systémique pour s’adapter et résoudre des situations problématiques données.

  4. Le phénomène spirituel correspond à une prise de conscience profonde d’une connexion ou reliance[3] à l’autre selon trois sphères interreliées : reliance à soi, reliance aux autres humains et reliance au monde naturel, voire cosmique. Une telle prise de conscience se rapporte à une présence au monde (Dasein) et se vit dans la rencontre. Ces trois sphères de reliance donnent lieu à trois dimensions de la spiritualité (schématisées à gauche dans la Figure 1) : la dimension intérieure, la dimension sociale et la dimension écologique, voire cosmique[4]. On retrouve ici les trois sphères du développement de savoirs de Charlot (1997), celles du développement personnel et social de Sauvé (2019), ainsi que les trois pôles de la formation selon Pineau (1989) : l’autoformation (la formation par soi-même), la socioformation (la formation par les autres) et l’écoformation (la formation par ce qui est autre qu’humain dont la Nature).

  5. La spiritualité répond à une quête de sens et d’authenticité qui fait appel au questionnement selon une dynamique réflexive. Le sens de cette quête est triple; celui de la signification (1) qui demande à être re-sentie (2) pour donner une direction (3) dans sa vie.

  6. La spiritualité correspond en définitive à une quête d’harmonie et d’unité selon un principe de reliance que Bolle de Bal définit ultimement comme « une quête de l’Unité de la vie » (2003, p. 101).

  7. Enfin, une telle expérience de reliance mobilise une réflexivité propre à une praxis source de transformation de soi dans son rapport à soi et à l’autre, humain ou autre qu’humain.

Une attention particulière à la dimension écologique de la spiritualité, soit à l’écospiritualité, qu’on pourrait aussi nommer l’autoécoformation existentielle, a donné lieu à une caractérisation de ses traits principaux également schématisés en cercle (à droite dans la Figure 1). Le milieu de vie naturel permet de vivre sa spiritualité avec son corps et tous ses sens, en commençant par sa relation avec les quatre éléments : l’eau, l’air, la terre et le feu. Toute expérience écospirituelle est associée à un lieu et à un moment précis de l’existence. Ainsi, une attention est accordée au sens du lieu qui a son histoire et qui est un élément fondamental de la vie humaine. Enfin, cette expérience sensible stimule l’imaginaire symbolique qui est une forme de conscience du monde, avec la création d’écosymboles (symboles provenant de la nature) qui sont autant de générateurs de sens de cette reliance au monde. Comme le souligne Choné, « la terre […] est ce qui relie. Cette perspective d’une relation symbiotique inédite entre l’humanité et la planète Terre semble bien relever d’un projet spirituel » (2016, p. 66). Ce processus d’écospiritualisation met en évidence le lien de réciprocité et l’interdépendance entre les êtres humains et les autres éléments de la communauté du vivant dont ils font partie.

Il importe enfin de souligner ici trois points importants :

  1. Le modèle développé sur le principe de l’autoécoformation existentielle trouve des points de convergence avec le modèle éducationnel autochtone où les apprentissages se font tout au long de la vie au moyen de savoirs construits dans la relation et la connexion avec les composantes du territoire selon des réalités multiples centrées sur une écologie spirituelle (Battiste, 2002, 2013; Cajete 1994).

  2. Par la nature holistique de la spiritualité, favoriser sa dimension écologique chez le jeune, c’est aussi activer sa dimension sociale et intérieure, les trois sphères de la spiritualité étant interreliées.

  3. La nature transversale de la spiritualité fait qu’elle n’est pas l’objet d’un enseignement. Il est question de sa prise en compte dans l’ensemble des enseignements sans avoir à la nommer pour rendre les apprentissages plus signifiants.

Lorsqu’on reprend la Charte de la transdisciplinarité rédigée par De Freitas et al. (1994), celle-ci reconnaît l’existence de différents niveaux de réalité (Article 2) en offrant une nouvelle vision de la nature et de la réalité (Article 3), notamment par un nouveau regard sur la relativité des notions de « définition » et d’« objectivité » (Article 4) où il est question de dépasser le domaine des sciences exactes par leur dialogue et leur réconciliation non seulement avec les sciences humaines, mais aussi avec l’art, la littérature, la poésie et l’expérience intérieure (Article 5). On comprend ainsi le fait que l’objet de cette recherche s’inscrit dans la transdisciplinarité. De plus, cette charte énonce que la dignité de l’être humain est aussi d’ordre cosmique et planétaire (Article 8) où l’éducation transdisciplinaire réévalue le rôle de l’intuition, de l’imaginaire, de la sensibilité et du corps dans la transmission des connaissances (Article 11). Enfin, une éducation authentique ne peut privilégier l’abstraction dans la connaissance et doit enseigner à contextualiser et à concrétiser (Article 11). On retrouve ici les éléments constitutifs du modèle éducationnel développé lors de cette thèse avec la définition et la caractérisation du concept de spiritualité exposé sommairement plus haut.

Figure 1

Schéma intégrateur du concept de spiritualité et sa dimension écologique

Boelen, 2022

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La nature même et la complexité du concept de spiritualité ne pouvaient ainsi être pleinement définies et caractérisées que par une approche transdisciplinaire où « l’ouverture, l’inventivité, le dépassement des normes et des habitudes » (Pasquier, 2017, p. 8) ont permis de répondre de façon créative et inédite aux objectifs de cette recherche. Rappelons ici que les objectifs généraux de recherche concernant le développement du modèle éducationnel holistique visé étaient les suivants :

  • Objectif général de recherche 1 : Élaborer des fondements comprenant a) des éléments formels (ou théoriques) qui définiront et caractériseront le sens du spirituel, particulièrement en ce qui concerne le rapport de l’être humain à la Nature selon une perspective d’éducation relative à l’environnement et b) des repères axiologiques (visées et valeurs) pour une telle action éducative.

  • Objectif général de recherche 2 : À l’appui de ces fondements, conceptualiser le volet praxéologique du modèle (ensemble d’approches et de stratégies) qui vise à favoriser de façon transversale le cheminement spirituel ou autrement dit la spiritualité du jeune dans son rapport à son milieu de vie naturel.

Il s’agira dans la partie suivante d’expliciter l’ouverture, l’inventivité, le dépassement des normes et des habitudes qu’il a fallu opérer pour atteindre les objectifs fixés. Une telle approche implique une posture épistémologique qu’il importe de clarifier en premier lieu.

3. Une approche transdisciplinaire sous-tendue par le paradigme de la complexité

Dans le cas de la recherche présentée, si la posture épistémologique est interprétative, elle est également associée à un paradigme à visée critique émancipatrice (Robottom & Hart, 1993) face aux systèmes d’éducation répondant majoritairement à un paradigme éducationnel rationnel et technologique (Bertrand & Valois, 1999). En effet, misant sur le fait que « l’école est une institution sociale qui peut jouer un rôle significatif dans l’évolution des mentalités » (Bertrand et al., 1997, p. 3), le paradigme transformatif critique émancipateur (Romm, 2015) sous-tend cette recherche; il vise un changement social autour de la perception du concept de spiritualité en éducation pour accompagner le changement individuel tant chez les membres de l’équipe-école que chez les élèves. Pour ce faire, une posture humaniste socioconstructiviste est à considérer, intégrant le développement humain comme « un processus historique, produit d’une dynamique interne complexe où les rapports sociaux se transforment en de nouvelles fonctions psychiques grâce à leur intériorisation [rendant compte ainsi de] l’origine sociale et culturelle de la pensée » (Gauthier & Tardif, 2012, p. 221). Plus spécifiquement, cette recherche s’inscrit dans une dynamique postcoloniale pour s’émanciper des facteurs culturels, historiques, sociaux et économiques oppressifs selon une hégémonie aux sources européennes, par un processus de déconstruction (Smith, 2012). Il s’agira de décoloniser les connaissances dominées ou dévalorisées pour saisir des situations complexes, systémiques, en évitant de tomber dans une dialogique binaire et élargir le champ des possibles au travers d’autres savoirs dans une perspective holistique qui touche au sensible au-delà du cognitif et parfois du verbalisé.

On retrouve ici le paradigme de la complexité soulignant l’autoécoorganisation systémique et transdisciplinaire proposée par Edgar Morin (2015). Il est question d’une pensée et d’un agir systémique critique, selon Romm, où « chacun participe au tout et tout est connecté dans le réseau du vivant »[5] [traduction libre] (2015, p. 420). On retrouve également des éléments de la transdisciplinarité énoncés par Basarab Nicolescu (1996, 2014a) avec la reconnaissance de différents niveaux de réalité.

Ainsi, selon Galvani, « on peut développer une perspective plus globale qui distingue les éléments sans les séparer, et qui relie sans confondre » (2020, p. 98). Une telle posture épistémologique face à la connaissance conduit à sept principes méthodologiques que Galvani (2008, pp. 141-142) reprend de Morin et ses collaborateurs (2003) comme suit :

  • Le principe systémique ou organisationnel « qui permet de relier la connaissance des parties avec la connaissance du tout et vice-versa » (Morin et al., 2003, p. 42);

  • Le principe hologrammatique « qui permet de considérer, comme dans un hologramme, que chaque partie contient pratiquement la totalité de l’information de l’objet représenté » (Morin et al., 2003, p. 42);

  • Le principe de rétroactivité « qui permet de rompre avec le principe réducteur de causalité linéaire par le concept de boucle rétroactive » (Morin et al., 2003, p. 43);

  • Le principe de récursivité « qui désigne un processus dont les produits sont nécessaires à la production du processus lui-même. C’est une dynamique auto-productive et auto-organisationnelle » (Morin et al., 2003, p. 44);

  • Le principe d’autonomie/dépendance « qui permet de comprendre le processus auto-éco-organisationnel. Toute organisation, pour conserver son autonomie, a besoin d’être ouverte à l’écosystème dont elle se nourrit et qu’elle transforme […] Aucune autonomie n’est possible sans de multiples dépendances » (Morin et al., 2003, p. 45);

  • Le principe dialogique « qui permet de penser dans un même espace mental des logiques qui se complètent et s’excluent. Le principe dialogique peut se définir comme l’association complexe (complémentaire/concurrente/antagoniste) d’instances nécessaires, conjointement nécessaires à l’existence, au fonctionnement et au développement d’un phénomène organisé » (Morin et al., 2003, p. 46);

  • Le principe de réintroduction du connaissant en toute connaissance « qui permet de reconnaître le rôle actif du sujet, de l’observateur, du penseur, qui avait été évincé par un objectivisme épistémologique aveugle. Le sujet ne reflète pas la réalité. Le sujet reconstruit la réalité au moyen des principes que nous avons mentionnés » (Morin et al., 2003, p. 47).

Le dernier point où « l’observateur/concepteur doit s’inclure dans l’observation et la conception » (Morin, 2015, p. 49) ne peut être que bénéfique en recherche pour reconnaître les biais du chercheur.

Comme souligné par Julieta Haidar (2021) lors du Troisième congrès mondial sur la transdisciplinarité, cette posture trouve de nombreux points de convergence avec les paradigmes épistémologiques écologique (Steil & Carvalho, 2014) et autochtone (en anglais Indigenous Research Paradigm) (Hart, 2010; Smith, 2012; Wilson, 2001, 2013), mobilisant un champ de savoirs encore peu exploré en éducation formelle et pouvant ainsi être considéré comme un paradigme décolonial. En effet, dans le paradigme autochtone, la connaissance se construit dans la relation et la connexion avec toutes les composantes du milieu de vie naturel (le cosmos, les animaux, les plantes, la terre); « elle dépasse l’idée de la connaissance individuelle pour embrasser le concept de connaissance relationnelle »[6] [traduction libre] (Wilson, 2001, p. 177). Cet élément se retrouve dans la pensée complexe d’Edgar Morin où « tout objet doit être conçu dans sa relation avec un sujet connaissant, lui-même enraciné dans une culture, une société, une histoire » (2015, p. 42), auquel il faudrait ajouter que cet objet est également enraciné dans un lieu donné.

Comme nous le verrons dans l’opérationnalisation de cette recherche, certains des principes méthodologiques propres à la complexité sont repris dans la méthode-cadre de l’anasynthèse considérée alors comme un processus de type cybernétique (Sauvé, 1992).

4. La méthode-cadre de l’anasynthèse : une approche cybernétique[7]

Pour répondre à l’objet de recherche, il a été question d’une recherche de développement théorique de type spéculatif (Gohier, 1998; Martineau et al., 2001; Van der Maren, 2004), à savoir « un travail de l’esprit produisant des énoncés théoriques à partir et à propos d’autres énoncés théoriques » (Van der Maren, 2004, p. 134) dans la mesure où il faut non seulement faire appel aux savoirs acquis, mais aussi à la créativité dans l’organisation originale de ces savoirs (Durand, 1996) pour proposer un modèle éducationnel théorique inédit. En effet, comme le souligne Guay, une telle recherche « vise la conceptualisation de modèles théoriques (propositions, définitions, typologies, taxonomies, réseaux notionnels, etc.) d’un objet ou d’un phénomène complexe, par l’analyse et la synthèse d’une pluralité de données conceptuelles ou empiriques ou d’autres modèles » (2004, p. 17).

Pour ce faire, nous avons utilisé la démarche de l’anasynthèse d’après Silvern (1972) et adaptée par Legendre comme « processus général d’élaboration d’un modèle » (2005, p. 74). Cette démarche comporte sept opérations interreliées dans un processus itératif, tel que schématisé à la Figure 2 : 1) l’identification de l’ensemble de départ; 2) l’analyse de l’ensemble de départ; 3) la synthèse de l’ensemble de départ, conduisant à 4) l’élaboration d’un prototype ou prémodèle; 5) la validation du prototype; 6) les rétroactions qui peuvent se faire à tout moment de la démarche et 7) la proposition d’un modèle optimal.

Figure 2

Chronologie des opérations de l’anasynthèse, inspirée de Guay (2004) et Dumais (2014) à partir de Duchesne (1999, p. 27).

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Comme son nom l’indique, les phases principales de la démarche d’anasynthèse sont l’analyse et la synthèse (Legendre, 2005). Il s’agira de l’analyse et de la synthèse des conceptions et connaissances éparses relatives à notre objet de recherche, pour créer ensuite de nouvelles relations entre ces éléments du savoir que sont les données conceptuelles ou empiriques (Durand, 1996; Guay, 2004; Martineau et al., 2001; Van der Maren, 2004).

La force de la démarche de l’anasynthèse est qu’il s’agit d’un processus qui permet l’intégration d’« une pluralité de points de vue (synthèse) plutôt que de les morceler en perceptions étroites, trop souvent antagonistes (perception analytique) » (Durand, 1996, p. 16). Déjà ici, on décèle le caractère transdisciplinaire d’une telle démarche où il sera question de mobiliser des connaissances tant dans le champ de la psychologie que de la sociologie, de la philosophie, de l’anthropologie ou encore de l’anthropophilosophie, en plus de celui de l’éducation pour traiter cet objet de recherche aussi complexe que transversal qu’est la spiritualité.

Plus encore, le caractère transversal de l’anasynthèse est mis en évidence par le fait que son processus traverse l’ensemble de la recherche et de son écriture, depuis le début jusqu’à la fin, constituant un tout organique (Chavez, 2005; Sauvé, 1992). En effet, l’évolution de chaque étape enrichit rétroactivement les autres aussi bien en amont qu’en aval selon un processus itératif, conduisant à une restructuration constante des éléments qui constituent la recherche, tant en ce qui concerne les éléments de la problématique et ceux du cadre théorique, le choix et la justification de la méthodologie de recherche, la construction des volets théorique, axiologique et praxéologique du modèle éducationnel. Comme le signalent Charland (2008) et Dumais (2014), l’interdépendance entre les parties de la thèse engendre des rétroactions et nécessite des ajustements constants entre celles-ci au fil des avancées de la recherche. Ainsi, selon le principe organique, écosystémique et cybernétique de Gregory Bateson (1996) puis d’Edgar Morin (2014, 2015), « les avancées dans le développement de nouveaux construits ont amené à faire des révisions et des avancées sur les autres. De cette manière, le tout a évolué à partir de l’évolution de chaque partie et de leurs interrelations » (Charland, 2008, p. 86). L’anasynthèse répond bien ainsi au principe de la complexité dans lequel s’inscrit cette recherche.

Enfin, on a pu voir dans cette recherche une triple complexité, à la fois dans l’objet lui-même, dans la posture épistémologique de la chercheure et enfin dans le processus de recherche via l’anasynthèse, en sollicitant plusieurs disciplines offrant une variété d’angles complémentaires de traitement de l’objet à l’étude.

Aurait-il pu en être autrement? Sans doute, mais au risque de perdre en richesse de signification et de profondeur pour un objet qui se définit comme étant à la fois holistique et transversal. Il s’agirait à présent de mesurer les apports dans ce cas précis d’un tel usage de la transdisciplinarité, mais aussi les risques à bien identifier.

5. Les apports d’une telle recherche transdisciplinaire

La richesse d’une approche transdisciplinaire pour étudier un objet donné est de permettre des éclairages complémentaires conduisant à un traitement plus intégré et complexe. Dans le cas précis de cette thèse avec le concept de spiritualité, l’approche transdisciplinaire en a permis une définition plus complète, complexe et hologrammique, comme le définit Edgar Morin (2008), ou encore écologique à la manière de Bateson (1996) ou de Cajete (1994).

À l’issue de cette recherche, nous avons pu mettre en avant l’apport majeur de la transdisciplinarité dans le processus de décolonisation du savoir et de la pensée. Nous avons également identifié des éléments de rapprochement entre le principe de la transdisciplinarité et celui d’holisme, à l’instar de Drake et Reid (2019) et que nous présentons dans cette première partie.

5.1 Deux éléments de convergence entre la transdisciplinarité et l’holisme

Sachant que l’holisme « renvoie fondamentalement à un ensemble d’idées caractérisées par le rejet de toute approche “analytique” ou réductionniste en science » où « aucune partie ne peut être comprise séparément du tout auquel elle appartient, et que les parties sont reliées dynamiquement les unes aux autres et interdépendantes » (Naess, 2017, p. 13), on retrouve un des principes majeurs de la pensée transdisciplinaire et complexe favorisant une mise en dialogue des savoirs (Article 5 de la Charte de la transdisciplinarité, De Freitas et al., 1994), en opposition par rapport au cloisonnement des savoirs. Plus particulièrement, pour Nicolescu, la transdisciplinarité se définit comme un pont entre la culture techno-scientifique et la culture spirituelle; « une voie de témoignage de notre présence au monde et de notre expérience vécue à travers les fabuleux savoirs de notre époque » (2011, p. 97).

Un autre point de convergence entre ces deux concepts est la création de nouveaux savoirs au-delà des savoirs disciplinaires. Dans le cas de la transdisciplinarité, l’idée de « trans » fait référence au fait de traverser les disciplines et de faire appel à différents niveaux de réalités pour créer de nouveaux savoirs (Sauvé, 2019). Dans le cas de l’holisme, « un ensemble constitue davantage que la somme de ses parties, c’est-à-dire qu’il possède des propriétés émergentes dues à la dynamique de ses relations internes et externes » (Legendre, 2005, p. 738). Ainsi, la relation que chaque partie entretient avec ce tout constitue la réalité de toute chose où l’ensemble de ces relations confère à ce tout des propriétés émergentes. On retrouve encore une fois l’idée maîtresse de la complexité où la connaissance pertinente est celle qui relie (Morin, 2014, 2015).

Plus encore, en permettant un élargissement des champs de savoir, l’approche transdisciplinaire a conduit à une décolonisation du savoir et de la pensée que nous présentons dans la partie suivante.

5.2 La transdisciplinarité comme voie d’élargissement et de décolonisation du savoir et de la pensée

L’approche transdisciplinaire a permis un élargissement des deux concepts pivots de la thèse présentée, à savoir celui de spiritualité et celui de nature, conduisant à une décolonisation de la pensée relativement au savoir et aux méthodes de développement de ce savoir, mais aussi au regard du paradigme socioculturel dominant qui sous-tend la société occidentale d’aujourd’hui.

Jusqu’à récemment, l’étude de la spiritualité était réservée au champ d’études des religions qui chapeaute dans certaines universités le champ des études anthropologiques. Or, comme nous le démontrons dans la thèse, la spiritualité est à dissocier des religions[8]. Si les religions sont nées de la manifestation du phénomène spirituel chez l’être humain dans sa quête de sens qui est une dimension ontologique de son humanité, la spiritualité chez un individu n’a pas besoin des religions instituées pour s’épanouir (Bergeron, 2002; Compte-Sponville, 2006; Jobin, 2013). Comme le souligne Bourg, « spiritualité, en un sens ordinaire, et religion peuvent se recouper, mais ne se recouvrent pas. L’un des traits de notre époque est même une forme d’autonomisation de la spiritualité par rapport aux religions instituées » (2018, p. 67). Ainsi, comme dans l’imaginaire collectif, beaucoup d’êtres humains associent encore la spiritualité au religieux : l’objet de la spiritualité « continue à sentir le souffre [sic] dans l’éducation et les recherches en éducation » (Le Grand, 2013, p. 5).

On peut y voir quelques explications d’un point de vue historique. En effet, parmi les religions et croyances, la religion chrétienne a été la principale des pays européens, organisant toute la vie politique et sociale durant plusieurs siècles avec un apogée durant le Moyen-Âge caractérisé par la création des nombreuses congrégations religieuses qui détenaient le monopole du savoir et de l’instruction. Dans le cadre de cette religion, il y a eu une appropriation de la spiritualité (Jobin, 2013). Soulignons que le terme spiritualité, à dissocier de l’expérience spirituelle en soi qui existe depuis la nuit des temps, est d’origine chrétienne. Plus précisément, c’est la théologie qui s’est préoccupée du concept de spiritualité et plus particulièrement le catholicisme avec Jean de la Croix (1542-1591) et Thérèse D’Avila (1515-1582). Charron[9] (entrevue, 31 août 2017) précise que ce terme n’existait pas alors chez les protestants. Ce n’est qu’après la Seconde Guerre mondiale que ce concept est devenu un concept oecuménique et un objet d’étude. Le brassage culturel de la fin du XXe siècle fait en sorte que ce terme est également utilisé pour les cultures bouddhistes et autochtones.

Lorsque la religion catholique gagna les Amériques par les conquêtes européennes, celle-ci devint jusqu’à aujourd’hui la religion dominante d’Amérique du Nord, dont le Canada et le Québec font partie. Dans la société québécoise qui a été bâtie et administrée pendant de longues années par l’Église, la religion couvrait toutes les sphères psychosociales relatives au développement de la personne, y compris sa spiritualité qui de fait a été – et est encore aujourd’hui pour certains – assimilée au religieux. Dans les écoles, les questions existentielles étaient historiquement prises en charge par les aumôniers ou agents de pastorale.

Ainsi, l’origine sémantique du mot spiritualité/spirituelspirit(u)alitas, désignant « ce qui est de l’ordre de l’esprit » par des théologiens catholiques au XVIe siècle –, expliquerait le fait qu’un tel terme soit teinté d’une épistémologie hégémonique religieuse eurocentrée, que l’on pourrait considérer comme une sorte de colonisation de la pensée par le religieux. Dans cet esprit, l’anthropologue Laugrand dénonce l’utilisation du terme spiritualité associé au religieux pour décrire les autochtones comme étant des « êtres religieux, mais sans véritable religion » (2013, p. 213). Face à une telle hégémonie, certains appellent à une émancipation pour construire d’autres savoirs plus proches de la réalité, selon une herméneutique plurielle et pluriuniverselle (Escobar, 2007).

L’autre concept qui par une approche transdisciplinaire a bénéficié d’un élargissement de sa conception est celui de nature. Son étude a démontré une perception anthropocentrique utilitariste eurocentrée discriminant toute alternative conceptuelle comme celle d’Arne Naess (2008) dans les années 1970 qui lui confère une valeur intrinsèque au fondement de l’écologie profonde. Naess s’était inspiré des écrits de Spinoza (1632-1677), contemporain de Descartes qui, à son époque, avait été excommunié et menacé de mort pour sa conception immanente de la Nature considérée alors comme profondément spirituelle et ainsi dotée d’une valeur intrinsèque. On retrouve ce même principe d’immanence chez les peuples autochtones (Cajete, 1994; Clammer et al., 2004) ne réservant également pas uniquement le concept de spiritualité à l’espèce humaine, mais à une variété de corps composant la Nature, animés d’un même souffle de l’esprit[10] (Viveiros de Castro, 2014b). Dans cette veine, Viveiros de Castro (2014a, 2014b) expose une épistémologie indigène qui fait l’effet d’une bombe dans le champ de la philosophie anthropologique (Latour, 2009), pointant du doigt la posture disjonctive dualiste entre Nature et Culture[11] qui oriente tout découpage ontologique et met ainsi en défaut notamment la classification à quatre niveaux de Descola (2005), et exposant quatre modes de relations à la Nature (animiste, totémique, naturaliste et analogique) :

[L]a distinction classique entre Nature et Culture ne peut être utilisée pour décrire les dimensions ou les domaines internes aux cosmologies non-occidentales [sic] sans passer préalablement par une critique ethnologique rigoureuse. Une telle critique, dans le cas présent, exige la dissociation et la redistribution des prédicats inclus dans les deux séries paradigmatiques qui s’opposent traditionnellement sous les étiquettes de Nature et de Culture : l’universel et le particulier, l’objectif et le subjectif, le physique et le moral, le fait et la valeur, le donné et le construit, la nécessité et la spontanéité, l’immanence et la transcendance, le corps et l’esprit, l’animalité et l’humanité, et bien d’autres encore

Viveiros de Castro, 2014b, p. 163

Viveiros de Castro utilise le terme multinaturalisme pour mettre en évidence l’un des traits saillants de la pensée amérindienne en opposition[12] aux conceptions multiculturalistes modernes :

Alors que celles-ci s’appuient sur l’implication mutuelle entre l’unicité de la nature et la multiplicité des cultures – la première garantie par l’universalité objective des corps et de la substance, la seconde générée par la particularité subjective des esprits et du signifié[13] –, la conception amérindienne supposerait, au contraire, une unité de l’esprit et une diversité des corps. La culture ou le sujet seraient ici la forme de l’universel; la nature ou l’objet, la forme du particulier

2014b, p. 163

Viveiros de Castro souligne également l’ambiguïté relevée par Ingold quant au statut de l’humain dans la tradition occidentale au regard de la nature, démontrant une contradiction pouvant être prémonitoire d’une conception erronée :

Le statut de l’humain dans la tradition occidentale est, comme le souligne Ingold (1994, 1996), essentiellement ambigu : d’un côté l’humanité (humankind) est une espèce animale parmi d’autres, et l’animalité un domaine qui inclut les humains; d’un autre côté, l’Humanité (humanity) est une condition morale qui exclut les animaux. Ces deux statuts cohabitent dans le concept problématique et disjonctif de « nature humaine »

2014b, p. 172

Cette valeur intrinsèque attribuée à toute entité biotique ou abiotique est à l’origine d’une nouvelle conscience écologique conduisant à une éthique environnementale (Larrère, 2016).

À la lumière de ces différents éléments, les concepts de spiritualité et de nature ont été analysés dans le cadre d’une thèse en éducation convoquant plusieurs champs de savoirs. Les apports de ces derniers ont permis une émancipation au regard des conceptions épistémologiques initiales eurocentrées restrictives dont il importe de prendre conscience pour permettre de nouvelles approches. Une telle ouverture épistémologique est d’ailleurs l’une des caractéristiques d’une spiritualité authentique (Bergeron, 2002).

Cette illustration démontre l’apport majeur de la transdisciplinarité qui est d’ouvrir le champ des savoirs à d’autres possibles, osant se libérer de l’oppression des savoirs institués, majoritairement eurocentrés. Selon Coates (2013), l’objet de l’écospiritualité, soit la dimension écologique de la spiritualité, par sa nature holistique à l’encontre de l’individualisme et du dualisme, est en soi un vecteur de décolonisation. Elle répond au principe de l’écopédagogie développée par Guiterez et Gadotti (Pereira, 2019), en lien avec la pédagogie critique et la justice sociale initiée par Paolo Freire (1980), considérant l’être humain comme « la nature prenant conscience d’elle-même » (Élisée Reclus, cité dans Pereira, 2019, partie I.3).

En répondant au mandat initial d’une éducation relative à l’environnement qui est de recréer une relation saine entre l’être humain et son milieu de vie naturel, le modèle éducationnel développé se positionne à contre-courant d’une éducation dite au développement durable à dominante techniciste et à visée économique selon le paradigme industriel où la nature et le territoire sont considérés comme des ressources à gérer et à exploiter et non comme des partenaires d’apprentissage et de vie. Le tout nouveau lancement de la Décennie des Nations Unies pour la restauration des écosystèmes avec comme visée la réconciliation des humains et de la Nature[14] à travers ses programmes qui favorisent le dialogue des savoirs par la « coopération transdisciplinaire des scientifiques, des peuples autochtones et des communautés locales » (UNESCO, 2021), serait une voie pour conscientiser les humains quant au paradigme industriel destructeur, appelant à une métamorphose selon Edgar Morin (2014), une ère nouvelle pour Dominique Bourg (2018) ou encore à une cosmodernité selon Basarab Nicolescu (2014b).

Parler de décolonisation de la pensée induit nécessairement à rencontrer des résistances et des obstacles qui sont d’ordre épistémologique, méthodologique et paradigmatique en lien avec les apports émancipateurs de la transdisciplinarité.

Dans le cas de cette recherche, la résistance s’est manifestée dans une volonté de perdurer le cloisonnement des savoirs où, pour certains chercheurs, le spirituel est nécessairement religieux, restant ainsi campés dans la posture eurocentrée définie plus haut, n’acceptant pas la possibilité que ce concept puisse s’en émanciper et ensuite être traité dans un contexte laïc, soit en éducation. Un autre obstacle d’ordre méthodologique cette fois où, pour certains chercheurs, mobiliser plusieurs champs de savoirs signifie le fait de se disperser et de ne pas traiter un objet d’étude en profondeur. Or, par l’approche transdisciplinaire, il est question de la production d’autres savoirs qui résultent du traitement transdisciplinaire et holistique d’un objet, comme explicité plus haut.

Enfin, il importe de souligner que l’adoption d’une approche transdisciplinaire qui appelle au dialogue entre différents champs disciplinaires pour une connaissance qui relie peut comporter quelques pièges et défis qu’il s’agit de considérer.

6. Les défis et les pièges de l’adoption d’une approche transdisciplinaire

L’adoption d’une approche méthodologique transdisciplinaire implique dans son sillage une bonne capacité de synthèse pour faire des liens entre les différents champs de savoirs mobilisés. Plus encore, notamment dans le cadre de l’anasynthèse, il n’est pas seulement question de la synthèse des analyses, mais d’une démarche heuristique, spéculative (Gohier, 1998; Martineau et al., 2001; Van der Maren, 2004) où le chercheur apporte des éléments novateurs. Particulièrement dans le cadre de cette recherche, l’étape d’élaboration d’un prototype implique une part de créativité et d’innovation de la part de la chercheure, à travers et au-delà de l’apport des synthèses inédites de l’étape antérieure, en toute cohérence avec le paradigme de référence et le cadre théorique adopté. La partie spéculative concerne ici l’arrimage d’un processus d’autoécoformation propre au milieu informel à un cadre formel, correspondant à des reconfigurations du principe d’apprentissage avec la notion de communauté d’apprentissage qui se démarque des apprentissages usuels, souvent unidirectionnels.

Par ailleurs, le processus méthodologique axé sur la démarche globale de l’anasynthèse qui intègre la logique de la complexité où il s’agit de distinguer les éléments sans les séparer et de les relier sans les confondre (Galvani, 2020), n’est pas simple à faire. On peut vite tomber dans le piège d’amalgamer différents concepts en voulant les relier. Ainsi, cela demande une grande rigueur conceptuelle. Dans le cas de notre recherche, si nous voyions de nombreux points de convergence entre une démarche éthique et une démarche spirituelle, il importait toutefois d’en faire la distinction afin de ne pas les confondre. Explicitons les raisons de cette possible confusion.

En ce qui concerne l’éthique, il s’agit d’un processus réflexif et dialogique, de même que le résultat de ce processus permettant de définir des valeurs, c’est-à-dire de clarifier des significations associées à celles-ci. Il s’agit d’une démarche personnelle qui peut également être collective. Sauvé et Villemagne (2006) font état, alors, d’une éthique sociale avec la possibilité de lui conférer une dimension politique quand il s’agit de questions qui concernent la cité.

Si l’éthique peut correspondre à une démarche réflexive d’ordre rationnelle pour conduire par exemple à une éthique de la responsabilité en droit (Genard, 2001), elle peut également faire appel à la sollicitude mobilisant toute la sphère du sensible (Gohier, 2007). Mais plus encore, et c’est là que peut intervenir la dimension spirituelle de notre humanité, comme l’expose Taleb, on assiste à la résurgence d’une « nouvelle » éthique, « fondée, en quelques sortes, sur une autre raison » qui mobilise « les dimensions sensibles, poétiques […] et spirituelles de l’existence » (2009, p. 75), pour un réenchantement de notre rapport au monde. Pour Hagège, cette éthique « repose sur un développement psychospirituel, impliquant celui de la responsabilité » (2018, p. 249). Par ailleurs, Morin (2008) fait état d’une reliance éthique « qui naît d’une source intérieure » (p. 2219) où « l’éthique est reliance et la reliance est éthique » (p. 2242). Gohier, pour sa part, propose une éthique du lien qui mobilise l’immanence de l’être dans l’altérité pour devenir « proximale, dialogale, et se fond[r]e sur la réciprocité » (2007, p. 85). Alors, dans ce cas de figure, quelle distinction peut-on faire entre une éthique de la reliance et la spiritualité? Certes, la distinction entre les deux est mince. Mais, si l’éthique répond à la question « comment vivre? » (Comte-Sponville, 2013, p. 367) pour tendre vers le bonheur d’une vie bonne, la spiritualité répond à une quête d’harmonie et d’authenticité qui tend à la plénitude dans « l’Unité de la vie » (Bolle de Bal, 2003, p. 101) où sont activés les principes de reliance au monde et d’immanence.

On verra, par ailleurs, que la démarche de subjectivation proposée dans le volet praxéologique du modèle éducationnel visé fait appel à une herméneutique dialogique qui correspond à une pratique réflexive de nature philosophique et éthique selon le premier énoncé qui en a été fait.

Conclusion

À partir d’une recherche doctorale en éducation, cet article a illustré la transdisciplinarité dans le traitement d’un objet complexe selon un processus organique démontrant que la connaissance n’est pas figée, mais qu’elle évolue au fur et à mesure de la mobilisation de différents champs de savoirs pour se rapprocher tant faire se peut d’une réalité complexe. Son plus bel apport est celui de s’émanciper d’un champ de savoir historiquement eurocentré, dicté par le paradigme hégémonique de la pensée unique rationnelle objective préconisant le cloisonnement des savoirs.

Si l’usage de l’approche transdisciplinaire est source de création d’une connaissance pertinente qui relie, son exécution requiert une très grande rigueur pour pouvoir distinguer les éléments sans les séparer et les relier sans les confondre et ainsi permettre le dialogue entre différentes formes de réalités. Un tel exercice réussi permet alors, dans le domaine des sciences sociales, la création de nouvelles connaissances pertinentes qui relient nos humanités.