Corps de l’article

Introduction

Aujourd’hui, le concept de Smart City fait l’objet de nombreux développements technologiques. Il propose des systèmes numériques qui réguleraient et contrôleraient notre quotidien. Mais cette approche, liée au marché économique, évolue, car il est plus que nécessaire de répondre aux besoins réels identifiés par les experts et aux attentes exprimées par la population. C’est ce à quoi le portefeuille de projets FEDER (Union européenne et Région wallonne) Wal-e-cities (https://www.walecities.eu/) essaie de répondre.

Fondé sur les théories ébauchées par Giffinger (2018) et Picon (2015), le portefeuille est découpé en six projets : Économie, Mobilité, Living (Bienêtre), Énergie, Communication et Gouvernance. Chaque projet regroupe différents partenaires qui tentent d’apporter des réponses aux enjeux complexes et actuels des villes en Wallonie (Belgique).

Une des implications de notre équipe de recherche en urbanisme et sciences humaines dans le projet GOV (Gouvernance urbaine) est la réalisation, dans un premier temps, d’un diagnostic socio-urbanistique de la participation citoyenne. Ce diagnostic s’est focalisé sur la gouvernance urbaine de la mobilité. Dans un second temps, l’équipe de recherche était mandatée pour la rédaction de fiches de recommandation à destination des villes wallonnes, des citoyens et des prestataires externes de participation citoyenne.

Une problématique précise a été identifiée dans ce processus de recherche : l’accessibilité des écoles maternelles, primaires et secondaires aux heures d’entrée et de sortie. Cette problématique est commune à la plupart des villes wallonnes de taille moyenne (près de 100 000 habitants). Cependant, le terrain de Mons et ses spécificités en témoignent particulièrement par certaines conséquences alarmantes. Sa simple description (ci-après dans la section 1) convoque différentes disciplines.

La suite du texte montre l’application d’une méthode transdisciplinaire nécessaire pour comprendre la globalité de la problématique qui a émergé du terrain. Comment la transdisciplinarité aide-t-elle à appréhender la problématique de l’accessibilité des établissements scolaires à Mons?

1. La problématique complexe

Le phénomène étudié émane d’une consultation citoyenne à l’initiative de la ville de Mons en vue d’identifier les attentes des citoyens pour la législature suivante. Indépendamment de cette initiative, ces résultats furent très utiles à notre projet. La ville cherchait à savoir : 1) Quelles sont les améliorations les plus attendues des citoyens? 2) Quel est le principal enjeu urbain vécu qui pourrait rendre la ville plus smart[1] ?

Pour répondre à ces questionnements, la recherche s’est intéressée à ce processus participatif mené en 2017-2018 : Demain Mons. De type top-down[2], celui-ci était composé de plusieurs actions menées en parallèle et complémentaires. D’une part, on retrouvait des outils en présentiel comme des réunions citoyennes, des ateliers participatifs thématiques et des formulaires papier. D’autre part, une plateforme numérique de participation citoyenne a été développée par la startup belge CitizenLab (https://mons.citizenlab.co/fr-BE/).

En octobre 2018, la thématique la plus évoquée lors de ce processus participatif était la mobilité : 276 idées citoyennes sur 909, ce qui représente 30,36 % (Pouleur et al., 2018). La plupart des solutions proposées répondaient à une problématique spatiale et sociale : l’accessibilité et la sécurité aux abords des écoles maternelles, primaires et secondaires. Par exemple, pour un des participants, la mobilité autour des écoles « crée des bouchons à l’entrée de Mons, et des risques d’accident dans les rues devant les écoles » (Participant 1). Pour un autre, la résolution par différentes solutions ferait que « tout le monde serait gagnant : gain de temps pour les parents et moins de congestion dans le centre » (Participant 2).

Notre observation in situ (Figures 1 et 2) montre que le centre urbain de Mons et ses axes structurants sont congestionnés matin et soir. De plus, différentes fonctions importantes de la ville sont situées dans le centre urbain ou le long du boulevard à sens unique l’entourant : fonctions économiques (commerces, emplois), scolaires (écoles fondamentales[3] [enfants de 2 à 12 ans], écoles secondaires [jeunes de 12 à 18 ans], Université de Mons et Hautes Écoles [enseignement supérieur au-delà de 18 ans]), de santé (hôpitaux et centres médicaux), de loisirs…

Figures 1 et 2

Congestion observée à 8 h 30 un jour de semaine à Mons.

Photographies des auteurs, juin 2017 et janvier 2020

-> Voir la liste des figures

Il se trouve surtout un regroupement d’écoles secondaires sur la partie nord-est du boulevard (Figure 3). Celles-ci attirent 6303 élèves quotidiennement : 1796 élèves[4] pour l’enseignement « général »[5] et 4507 élèves[6] pour l’enseignement « spécifique ». Les écoles maternelles et primaires sont, quant à elles, mieux réparties entre le centre-ville (ou intramuros) et les centres des villages aux alentours.

Les conséquences du phénomène observé ont déjà été dénoncées au sein de différentes disciplines. En premier lieu, les spécialistes en sociologie urbaine (voir la section 3.2), soulignent que la réorganisation de la ville vers une recentralisation et une sectorisation des fonctions (dont les écoles) dans des espaces discontinus à l’extérieur ou en bordure du centre-ville a augmenté considérablement les distances à parcourir (Rémy & Voyé, 1992) et, de ce fait, a favorisé la dépendance pour la voiture (Dupuy, 1999).

Figure 3

Répartition des écoles sur la commune de Mons

Durieux et al., 2020

-> Voir la liste des figures

Un autre aspect de ce phénomène a été dénoncé par Jane Jacobs, dans les années 60. Journaliste de formation, mais passionnée de philosophie et d’urbanisme, elle critiquait le déterminisme social et spatial de ce modèle urbain « tout à la voiture » et surtout son incapacité à prendre en compte la diversité des pratiques modales citadines (Jacobs, 1961). La rue évolue d’un espace ouvert, vivant et sécurisé par les « yeux de tous » où les enfants avaient la possibilité de jouer librement vers un espace éclaté, de dissociation et de désintégration mentale : un espace où les contacts humains dans la rue ne sont plus privilégiés (Jacobs, 1961).

La question de la congestion n’est donc pas qu’une question de la spatialité physique (au coeur de la discipline architecturale [voir la section 3.1]), avec, notamment en urbanisme, la morphologie urbaine – c’est-à-dire l’articulation entre l’aménagement du territoire et l’occupation humaine (Lévy, 2005) –, elle est aussi liée aux pratiques de l’espace décrites par la sociologie urbaine (voir la section 3.2).

En matière de mobilité, la sociologie urbaine est bien explicitée par le concept de « motilité », défini comme le capital de mobilité ou encore les aptitudes à se mouvoir (Kaufmann, 2017), selon trois facteurs. Le premier est les conditions d’accès socioéconomiques et spatiotemporelles (les horaires scolaires, le cout des déplacements…). Le deuxième concerne les compétences comme les savoir-faire acquis (l’autonomie à vélo ou à pied [Granié et al., 2019]) et les capacités organisationnelles (qui diffèrent notamment entre le primaire et le secondaire). Enfin, le dernier facteur est l’appropriation des offres (selon les valeurs, les stratégies et les perceptions de chacun).

La motilité se construit en partie dans le cadre familial et, de ce fait, elle dépend des logiques de fonctionnement et de structure de celui-ci (Kaufmann & Widmer, 2005). Cependant, les comportements de mobilité des familles (parents et enfants) ont suivi l’évolution des modes de vie et des relations sociales vers une distanciation spatiale et sociale entre les individus, c’est-à-dire une diminution des contacts sociaux (Grafmeyer & Authier, 2008).

Les conséquences de cette évolution de la motilité sur les enfants sont multiples. Plusieurs disciplines les revendiquent. Tout d’abord, les architectes et les urbanistes identifient une perte d’autonomie[7] et d’indépendance[8], mais aussi une diminution de l’orientation dans l’espace et, par conséquent, des points de repère (Lynch, 1976).

En parallèle, les psychologues de l’espace (psychologie environnementale) affirment que le trajet entre le domicile et l’école en modes actifs permet la construction d’une représentation cognitive de l’espace, importante pour le développement de l’enfant (Ramadier & Depeau, 2010).

Les experts en santé (dont l’Organisation mondiale de la Santé) dénoncent une augmentation des problèmes de santé comme l’obésité et les maladies cardiovasculaires liées à l’insuffisance d’efforts physiques (Guthold et al., 2020), mais aussi des maladies respiratoires liées à la pollution de l’air aux abords des écoles (Greenpeace, 2018).

Les pédiatres-psychanalystes vont même jusqu’à définir ce phénomène d’« enfants paquets » (Dolto, 1985, p. 72) : les enfants sont transportés de lieu en lieu par les parents, ce que nous interpréterons comme « un colis livré par un facteur ».

La simple explication du phénomène convoque différentes disciplines (plus de quatre), ce qui témoigne de sa complexité (Nicolescu, 1996) et de l’intérêt de la recherche. À cet égard, la problématique se précise : quels sont les facteurs influençant le problème de mobilité scolaire à Mons? La suite de l’article présente la méthodologie et les données récoltées sur le terrain qui appellent des concepts théoriques principalement empruntés à trois disciplines : l’architecture, la géographie et la sociologie urbaine.

2. La méthodologie et les données

La méthode utilisée est inductive-abductive : elle s’appuie sur le terrain et l’expérience pour élaborer des résultats originaux et des théories (Catellin, 2004). C’est une pratique qui s’apparente à celle d’un détective qui cherche le coupable en suivant les indices du terrain (Catellin, 2004), même les plus insoupçonnables (Ginzburg, 1980). Ainsi, elle se base sur l’intuition pour créer de nouvelles théories : « Le chercheur doit ajuster continuellement sa démarche aux données à partir desquelles il construit la connaissance scientifique » (Anadón & Guillemette, 2007, p. 31). Les données identifiées sur le terrain ne sont donc pas choisies intentionnellement ni par hasard. Elles émergent lors de l’observation empirique. En d’autres termes, c’est une logique exploratoire qui réserve une part importante à l’étonnement et à l’imagination dans la formation des idées (Catellin, 2004).

Cette méthode demande d’être pragmatique et logique, mais surtout, de travailler par essais et erreurs. Il est important de préciser que le phénomène est appréhendé avec la sensibilité théorique du chercheur, riche de ses connaissances antérieures (Luckerhoff & Guillemette, 2012). De plus, l’objet de cette recherche est l’étude des distances, de la morphologie et des pratiques au travers de la subjectivité de l’acteur, son vécu et son ressenti.

Dans ce but, l’approche précise utilisée s’oriente vers la méthodologie de la théorisation enracinée ou MTE (Luckerhoff & Guillemette, 2012) (en anglais grounded theory [Glaser & Strauss, 1967]). Elle consiste à réaliser des allers-retours constants entre la collecte de données et l’analyse du matériau. Ce processus cyclique, ou d’emergent-fit (Glaser & Strauss, 1967; Strauss & Corbin, 1990), permet d’élaborer et de juger, au fur et à mesure de la recherche, de l’adéquation ou de l’ajustement des abductions entre le terrain et les concepts théoriques des différentes disciplines convoquées (Guillemette & Luckerhoff, 2009).

Les étapes de recherche sont ainsi itératives : la première étape est la collecte du matériau empirique qui fait émerger plusieurs intuitions. Ensuite, l’analyse permet d’identifier une abduction. Celle-ci fait appel à un concept théorique pour la vérifier. Puis, il est utile de revenir sur le terrain pour confronter l’abduction et la théorie à d’autres données empiriques, pour ensuite affiner l’abduction et/ou émettre une seconde abduction et reprendre du recul avec un autre concept théorique (Lejeune, 2019).

Ce processus en spirale favorise un ancrage de plus en plus en profondeur dans le terrain et la réalité (Pouleur & Vanzande, 2017). Il permet aussi la vérification constante de l’adéquation et de l’ajustement des théorisations avec les données, jusqu’à la densification et l’intégration théorisante (Horincq Detournay, 2021). Ce processus s’appuie donc sur une comparaison constante entre les données et les abductions, entre les abductions et les théorisations, entre les théorisations et les données : « Il s’agit de lier et de relier les concepts émergeant des données, de manière circulaire dans une démarche compréhensive du phénomène à l’étude » (Horincq Detournay, 2021, p. 37).

Dans ce but, des données de natures différentes, mais émergeant toutes du terrain, ont été récoltées tout au long du processus. Elles sont de nature qualitative ou quantitative. Les premières sont centrées sur l’individu et sur le sens des mots, à partir d’un petit échantillon théorique et raisonné (Lejeune, 2019). Ce sont, par exemple, les entretiens semi-directifs avec les parents d’élèves. Les autres sont quant à elles quantitatives, comme les données de la Fédération Wallonie-Bruxelles qui regroupent toutes les adresses des élèves inscrits dans les écoles de la Fédération. Cela peut sembler surprenant d’utiliser des données quantitatives dans une démarche inductive-abductive (Luckerhoff & Guillemette, 2012), mais ici, l’objectif n’est pas de réaliser des statistiques (nombres d’élèves par école…), il s’agit de bien faire émerger le concept de « distance » et de comprendre les pratiques urbaines.

La variabilité des sources de données est recherchée, car « c’est la différence qui offre l’information pour mieux comprendre le phénomène entier » (Horincq Detournay, 2021, p. 52). De quoi témoignent-elles? Qu’est-ce qui émerge? Et après, quel est le cadre théorique, que nous définissons, qui correspond aux données (Horincq Detournay, 2021)?

Par ces nombreuses sources de données qui témoignent de la complexité de la problématique (Strauss & Corbin, 1990), les différentes abductions et les concepts théoriques émergeant résulteront de plusieurs disciplines. Selon Glaser (1978, cité dans Horincq Detournay, 2021, p. 44), « ce n’est que dans un second temps (seulement), lorsque la théorisation a émergé plus complètement, que l’on peut mieux connaitre les champs conceptuels d’étude dans lesquels la recherche se situe ». En effet, le processus d’emergence-fit (Glaser & Strauss, 1967; Strauss & Corbin, 1990) porte aussi sur la relation entre les concepts théoriques qui se construit au fur et à mesure (Horincq Detournay, 2021).

Cette relation sera transdisciplinaire, dépassant ainsi le cloisonnement entre les disciplines (Piaget, 1967). La volonté est de dégager des éléments transversaux des disciplines et d’étudier l’objet de recherche dans sa complexité et surtout dans son caractère absolu (Nicolescu, 1996). La transdisciplinarité serait le sommet de la gradation du savoir, en comparaison à la pluridisciplinarité et à l’interdisciplinarité (Resweber, 2000). D’autres auteurs affirment que la transdisciplinarité se situe partout : « c’est une fonction d’ouverture et de recherche, présente dans tout acte de connaissance, quel qu’il soit, et ce, dès le début » (Létourneau, 2008, p. 4). Mais les auteurs sont d’accord sur le fait que la transdisciplinarité est une recherche de la cohérence du savoir.

Pour cet article, nous utiliserons le terme transdisciplinarité dans le cadre d’une description méthodologique détaillée (voir la section 4.2). Et c’est dans ce cadre que la systémique (Donnadieu et al., 2003) trouve son sens, car ce sont les interrelations, les articulations entre les différentes disciplines qui importent plutôt que la superposition des informations (Ramadier, 2004).

3. Le cadre théorique

Les chercheurs étudiant cette problématique sont principalement des architectes et des urbanistes. Leur exercice ici est de se détacher de leur propre discipline pour s’ouvrir à d’autres disciplines connexes. Cet exercice n’est pas impossible, car en architecture, la transdisciplinarité est présente depuis les fondements de la discipline.

3.1 Les spécificités d’une recherche en architecture

Au XVe siècle, Alberti définit la discipline architecturale dans son ouvrage fondateur L’art d’édifier (Alberti, 1485) comme une discipline essentiellement transdisciplinaire. À la frontière entre trois questionnements convoquant quatre disciplines : les sciences sociales pour l’usage, les sciences de l’ingénieur pour la technique, les mathématiques pour la stabilité et la géométrie[9] et l’art pour la beauté, il cherche à distancier l’architecture des arts de faire (ou arts mécaniques) et il défend le rapprochement de l’architecture des arts libéraux. La division entre les disciplines est donc déjà à l’oeuvre.

Cependant, ce n’est pas cet ouvrage qui a le plus d’impact auprès des architectes. C’est le traité de perspective (Alberti, 1435) qui va à son insu éloigner les architectes de l’approche transdisciplinaire décrite dans l’autre ouvrage. Ainsi, on retiendra essentiellement de la fondation de la discipline architecturale la question de l’image spatiale. Les autres questions soulevées par Alberti apparaitront plus en filigrane.

Ce n’est qu’à partir des années 1960 que ces questions transdisciplinaires sont redevenues d’une actualité pressante (Choay, 1965). Cependant, une difficulté de la discipline architecturale, par essence transdisciplinaire, apparaitra : la capacité d’un individu à maitriser la multiplication des connaissances. À force de toucher à tout, on finit par ne plus rien maitriser. C’est à la fois une des difficultés majeures de l’enseignement de l’architecture qui a vu se multiplier la diversité des cours et celle des bureaux d’architecture qui ne peuvent plus fonctionner avec une seule personne (Dauge, 2004). Ainsi, l’architecture, par sa transdisciplinarité, va longtemps retenir essentiellement les questions artistiques des Beaux-Arts, les techniques des sciences de l’ingénieur et les mathématiques de la géométrie spatiale.

Aujourd’hui, la formation d’architecte est souvent accompagnée par celle d’urbaniste. En effet, là où l’architecture étudie la conception et les typologies de bâtiments, l’urbanisme étudie l’organisation de ces bâtiments dans la structure urbaine de la ville. On comprend donc le lien systémique entre ces deux disciplines (Rossi, 1966).

Dans notre recherche, où se trouve le coeur de la discipline architecturale et urbanistique qui pourrait intéresser cette recherche? En l’occurrence, l’architecture s’intéresse à la matérialité de la ville. Les travaux sur la typo-morphologie de Rossi (1966) sont éclairants, car ils permettent de comprendre les logiques de structuration, d’organisation et d’évolution du territoire et des fonctions (ici les écoles) en combinant l’étude de la morphologie urbaine (urbanisme) et l’étude de la typologie (architecture). Cet aspect est inséparable de la vie des citoyens, car l’évolution du territoire est produite et partagée collectivement au sein d’un groupe social, au sens de la mémoire collective (Halbwachs, 1950).

Or, seule cette analyse architecturale ne permet d’expliquer l’ensemble du phénomène de congestion observé. L’appel à d’autres disciplines est indispensable.

3.2 Qui s’ouvre à d’autres disciplines

La mobilité est un sujet très convoité dans beaucoup de disciplines, car c’est un objet d’étude à la fois spatial et social (Urry, 2000). C’est pourquoi, pour notre cas d’étude, nous nous ouvrons à d’autres disciplines, comme la géographie. Cette dernière est essentiellement fondée à l’origine sur les mathématiques des formes et des dimensions (Lussault & Lévy, 2020). Elle a pour but de rechercher des interrelations spatiales, à différentes échelles, entre les données relatives au milieu naturel et les données qui décrivent les effets de la présence et de l’action des hommes sur le milieu (Merlin & Choay, 1988).

Pour cette recherche, le concept théorique emprunté à la géographie est celui de la « distance » métrique, considérée comme l’intervalle à franchir entre la maison et l’école, mesuré en kilomètre (Pumain, 2009). Les questions de déplacements sont donc objectivées (calculs des faits de l’origine à la destination). La présente recherche se sert d’ailleurs d’un SIG (système d’information géographique) pour calculer la distance domicile-école et spatialiser sur des cartes les écoles et les élèves.

La discipline architecturale a longtemps aussi oublié l’usage de la ville par les citoyens et peut donc encore une fois très utilement s’enrichir des pratiques de la sociologie urbaine (Grafmeyer & Authier, 2008). La sociologie urbaine est « une sociologie à part entière, concernant les sociétés de façon globale, en tant qu’elles sont communes à l’urbanisation, elle ne peut être réduite à une simple application de la sociologie à l’espace urbain » (Merlin & Choay, 1988, pp. 722). Autrement dit, cette discipline étudie les connexions et la complémentarité entre l’espace et les modes de vie. Dans le but de comprendre le phénomène observé, nous empruntons le concept de « motilité » (Kaufmann, 2017) à la sociologie urbaine (voir la Section 1).

4. Les résultats

Les résultats sont divisés en deux parties. Tout d’abord, nous reviendrons de manière détaillée sur le processus de recherche cyclique. Ensuite, l’intérêt de l’approche systémique et transdisciplinaire sera montré pour le phénomène observé.

4.1 Le processus de recherche cyclique

Quelles sont les différentes étapes du processus de recherche inductif-abductif? La section suivante est une description méthodologique détaillée de l’émergence des concepts théoriques (voir Figure 4). Les étapes 1 à 11 ont été réalisées. Les suivantes sont en cours de réalisation.

Figure 4

Schéma de recherche pour le phénomène observé.

-> Voir la liste des figures

L’écriture de cette partie est structurée de cette manière : la présentation de données de terrain, les différentes intuitions développées à partir de celles-ci, l’abduction choisie, le concept théorique emprunté à une discipline et les résultats qui valident ou non l’abduction.

Le processus de recherche démarre à partir des premières données de terrain : les idées citoyennes provenant de Demain Mons (étape no 1). Près de 979 idées ont été récoltées, dont 80,2 % numériquement[10]. On observe que la mobilité est la thématique la plus commune (30,36 %).

Plusieurs intuitions sont ressorties à la suite de la lecture des idées. La première était que les citoyens avaient des attentes très différentes et très divergentes derrière cette thématique de base. Elle aurait donc pu être un regroupement non significatif. La deuxième était que l’origine des problèmes n’était pas la même pour toutes les idées citoyennes. Enfin, la troisième était que la puissance de certains lobbys aurait pu influencer le résultat de la consultation.

Les analyses qui nous ont menés à effectuer certains regroupements d’idées ont conduit à identifier la première abduction qui concerne la possible présence d’une problématique urbaine commune pour tous les citoyens.

Pour examiner davantage cette problématique, nous avons utilisé une méthode relevant de la sociologie urbaine qui permet d’identifier les catégories de projets attendus par les citoyens (étape no 2) : une analyse de contenu qualitative avec le logiciel QSR NVivo. Les désidératas ont été encodés, sur base d’une analyse thématique, autour de « concepts » ou « noeuds ». Chaque noeud regroupe un élément identifiable dans différentes propositions, c’est-à-dire un sujet récurrent (Pouleur et al., 2018). Les résultats montrent un nombre important de sources pour deux noeuds : le vélo et la mobilité autour des écoles.

En adoptant la même logique, nous avons identifié une abduction : il existe une relation entre ces deux noeuds. Le vélo est la solution proposée par les citoyens pour répondre à la problématique de la mobilité autour des écoles.

Pour comprendre cette relation problème-solution, nous sommes retournés sur le terrain pour réaliser différentes observations (étape no 3). En premier lieu, nous avons constaté la congestion à Mons aux heures d’entrée et de sortie (de 7 h 30 à 9 h et de 15 h à 17 h)[11] des écoles. Ensuite, nous avons vérifié cette observation avec des cartographies de flux dans Google (Traffic Flow).

À partir de ces observations, nous avons proposé de nouvelles intuitions. Tout d’abord, le regroupement de fonctions importantes (travail, école, loisirs…) au centre-ville obligerait l’utilisation de la voiture. Deuxièmement, le sens de circulation à sens unique du boulevard provoquerait une accumulation de voitures à certaines heures, confrontant ceux qui veulent sortir du centre-ville et ceux qui veulent y rentrer. Enfin, le manque d’aménagements de pistes cyclables sécurisées aux abords des écoles impliquerait une représentation négative et peu d’utilisation de ce mode de transport.

Nous avons choisi d’approfondir comme troisième abduction le possible lien entre la congestion et la structure urbaine de la ville de Mons (étape no 4).

Cette lecture a relevé du concept de typo-morphologie en architecture (Rossi, 1966). Aujourd’hui, la commune de Mons se rapproche d’une structure dite « polycentrique » : composée d’un centre urbain dense ayant gardé sa forme radioconcentrique historique (l’intramuros remontant au Moyen-Âge) et, autour, un territoire diffus composé de différents centres de villages (l’extramuros) d’une densité plus faible, impliquant une dépendance à la voiture (Dupuy, 1999).

Un boulevard encercle le centre historique, sur les traces des anciennes fortifications. À l’époque, il avait été conçu comme une promenade piétonne bucolique. Depuis sa conversion en 1973, il privilégie l’automobile. Aujourd’hui, il fait office de barrière entre le centre-ville (intramuros) et les villages (extramuros). Le « tout à la voiture » et la vitesse excessive insécurisent fortement la traversée et l’utilisation du boulevard par les modes actifs.

Afin d’objectiver ces résultats, le diagnostic a été approfondi grâce aux données de la Fédération Wallonie-Bruxelles (FWB) (étape no 5). Celles-ci sont quantitatives (près de 900 000 lignes dans le tableur Excel) et sont composées de différents éléments très précis, dont la relation entre l’adresse de l’élève et l’adresse de l’implantation scolaire. Ces données sont plus fiables (données factuelles de domiciliation) que celles récoltées par l’IWEPS[12] qui s’appuient sur des estimations récoltées par des enquêtes à compléter manuellement par les personnes interrogées. De plus, les données de la FWB sont mises à jour annuellement sur une application métier (SIEL[13]) par les écoles elles-mêmes pour le service de comptage de l’administration FWB. Ainsi, les données permettent d’identifier la localisation des implantations scolaires sur le territoire montois.

Cette étape a mené à explorer une des intuitions en abduction : la possible mauvaise offre scolaire sur le territoire montois. En effet, les écoles seraient très mal réparties sur l’ensemble de la commune (intramuros/extramuros), car elles obligeraient les élèves à parcourir de très grandes distances quotidiennement (étant donné qu’elles ne seraient pas situées à proximité des domiciles des élèves).

La répartition urbaine des établissements scolaires (étape no 6) a été examinée du point de vue architectural et urbanistique de la typo-morphologie (Rossi, 1966). On s’est ici interrogé sur l’organisation spatiale des implantations scolaires et le nombre de places libres par implantations par rapport à la structure urbaine de la commune de Mons. Où sont situées les écoles? En intramuros ou en extramuros? Et les élèves?

Les résultats ont montré que l’offre scolaire correspond à la localisation des élèves pour la maternelle et le primaire (Durieux et al., 2022). En effet, seulement 10 % des élèves en maternelle et 16 % des élèves au primaire devraient parcourir plus de 1 km. Pour le secondaire, la situation est plus délicate, car tout dépend de l’offre pédagogique choisie et correspondante aux attentes et aux besoins de l’élève et de ses parents. Cependant, 86 % des élèves montois bénéficient d’une école secondaire générale à 4 km du domicile. De ce fait, les problèmes de mobilité ne s’expliquent pas uniquement par cet aspect typo-morphologique de la répartition de l’offre. D’autres disciplines doivent être convoquées.

Les données de la FWB (étape no 7) permettent aussi le calcul précis des distances entre l’origine (le domicile) et la destination (l’école). En procédant ainsi, il est possible de comparer les distances minimales possibles à parcourir (si l’élève va à l’école la plus proche du domicile) et les distances parcourues réellement par les élèves quotidiennement (selon le choix réel de l’école dépendant d’autres facteurs).

À partir de plusieurs intuitions, nous avons décidé d’approfondir cette abduction : les élèves ne vont pas à l’école la plus proche du domicile. De ce fait, ils parcourent de longues distances quotidiennement. Les pratiques urbaines (étape no 8) seraient donc un des facteurs de ces problèmes de mobilité.

Le concept de « distance » touche directement à la géographie. Nous avons dans cette recherche étudié les distances métriques de type « géométrique euclidienne » (Lussault & Lévy, 2020, p. 290). Elles représentent « à vol d’oiseau » le chemin le plus court entre la maison et l’école, calculé sur une surface plane. Selon le trajet réellement emprunté par l’enfant (c’est-à-dire les voiries, les carrefours, les « raccourcis » ou encore l’organisation de la chaine de déplacements entre toutes les activités), les distances augmenteront.

Alors que l’ensemble des élèves montois en maternelle et au primaire disposent d’une école à moins de 4 km du domicile, les distances parcourues réellement sont plus grandes (Durieux et al., 2022). Ainsi, les résultats ont démontré que la proximité domicile-école (et donc la distance qui les sépare) n’est pas le facteur prépondérant pour le choix du mode de déplacement et le choix de l’école.

L’opposition métrique pédestre/automobile illustre les différences d’habitude de mobilité. La distance maximale accessible parcourue à pied ou en vélo est fixée à 4 km entre la maison et l’école. Au-delà, la distance n’est plus facilement franchissable quotidiennement en mode actif, mais plutôt en mode motorisé (voiture, transport en commun, covoiturage…). De plus, il n’est pas démontré à ce stade que les élèves qui vont à une école très proche de la maison, et donc accessible facilement à pied ou à vélo, n’utilisent pas la voiture quotidiennement. Les pratiques urbaines observées montrent que la situation est plus complexe.

Bien que la pandémie de la COVID-19 ait beaucoup retardé les prises de contact sur le terrain, une enquête exploratoire en ligne a pu être réalisée auprès des parents d’élèves de différents établissements scolaires du secondaire (étape no 9).

Nous suggérions plusieurs intuitions. Tout d’abord, les parents imposeraient à leurs enfants une mobilité automobile. De plus, il est probable que la mobilité automobile soit contrainte ou choisie par les parents, ce qui est différent dans la compréhension du phénomène. Enfin, il est possible que cette mobilité soit le fruit d’une fausse représentation des distances à parcourir par les parents.

Conséquemment, la sixième abduction identifiée a concerné les habitudes et les choix des parents qui influenceraient aussi le problème de mobilité.

L’objectif était d’identifier les modes de transport choisis par les parents et leurs représentations des distances. Les profils de parents d’élèves selon le choix modal (étape no 10) identifié et la motilité s’y rapportant ont été confrontés notamment à ceux proposés par Vincent Kaufmann (Kaufmann et al., 2020) (faisant appel à la sociologie urbaine).

Les profils modaux relevés sur le territoire montois étaient les suivants : une majorité de parents utilisent l’automobile exclusivement (on a différencié ceux qui sont contraints par différents facteurs personnels et ceux qui font le choix de la voiture tant que c’est possible, mais qui ne rejettent pas les autres modes [les multimodaux]), suivis par des individus caractérisés « alternatifs exclusifs » (qui utilisent quotidiennement les transports en commun, la moto ou les modes actifs), et une présence moins importante de parents caractérisés « usagers des modes actifs » (qui utilisent seulement le vélo ou la marche). À ce stade, l’enquête exploratoire ne permet pas encore d’expliquer précisément les habitudes de déplacements.

La recherche s’est poursuivie avec la réalisation de différents entretiens semi-directifs auprès des parents d’élèves (étape no 11). L’objectif était de les questionner sur leurs pratiques individuelles et collectives (sociologie urbaine) dans la structure spécifique du territoire de Mons (typo-morphologie) et dans le contexte de l’urbanisme durable (Rogers & Gumudchdjian, 2008). Autrement dit, quels sont les freins et les motivations vers une mobilité plus durable à Mons?

Nous avons identifié ici, dans la même logique, plusieurs autres intuitions. La première était que la mobilité scolaire serait fortement liée à la mobilité du travail des parents. La deuxième soutenait que le choix de mobilité résulterait du choix de l’école selon des facteurs sociologiques, économiques, éducatifs… En outre, les pratiques des usagers pourraient être influencées par les pratiques des autres. Enfin, les représentations et les imaginaires seraient tout aussi importants dans les choix scolaires et modaux.

La septième abduction interprétée sera le lien possible entre les choix scolaires et les choix de mobilité.

Le concept théorique convoqué ici est la motilité de la sociologie urbaine (étape no 12). Grâce aux entretiens, les habitudes de mobilité ou « motilité » des parents d’élèves (et celles des élèves liés) peuvent être déterminées. Cette étape est toujours en cours d’analyse au moment d’écrire ces lignes. Nous pouvons toutefois présenter de premières pistes de résultats, selon trois catégories (liste non exhaustive) : le choix de l’école, l’organisation de la mobilité en famille et les craintes liées aux insécurités.

En premier lieu, le choix de l’école est fortement motivé par l’accessibilité de l’école, le projet de l’école, le réseau de l’école, l’échelle de l’école… En d’autres termes, ce qui est recherché est l’épanouissement de l’enfant dans ses choix scolaires.

En deuxième lieu, l’organisation de la mobilité en famille est influencée par le coût financier, les gardes alternées à doubles domiciles, le choix de scolariser l’enfant dans une école près du travail, les horaires de l’école, l’âge de l’enfant…

En dernier lieu, des peurs liées à l’insécurité physique (agressions, kidnapping…) et à l’insécurité routière (l’accessibilité de l’école) vont impacter l’accompagnement et l’acquisition de l’autonomie pour l’enfant.

Lors de l’analyse des entretiens, une huitième abduction a été étudiée : des facteurs liés aux représentations des modes de transport, des écoles et du territoire influenceraient aussi les pratiques de mobilité scolaire.

La typo-morphologie (Rossi, 1966) est ici convoquée par la mémoire collective (Halbwachs, 1950) (étape no 13).

Les représentations territoriales sont principalement liées à la confrontation de l’intramuros et de l’extramuros. Le centre urbain de Mons est toujours associé à la ville historique bourgeoise, prestigieuse et de qualité, ce qui pourrait avoir une incidence sur l’image des écoles qui y sont localisées. En comparaison, l’extramuros est perçu comme le reflet de l’industrialisation et longtemps occupé par la classe ouvrière. Cette image est nettement moins positive et pourrait aussi jouer sur l’attractivité des écoles.

Des représentations (négatives et positives) liées aux modes de transport constituent également des obstacles à un report modal, par exemple : la voiture donne un sentiment de liberté dans les mouvements, les vélos sont perçus comme « fragiles » ou encore le bus comme « le transport des pauvres »[14].

L’étape no 14 a pour but de réaliser une seconde enquête qualitative (pas encore réalisée) pour vérifier les interprétations. Elle permettra de savoir si le vécu a bien été compris, toujours dans le contexte d’un ajustement des concepts théoriques aux données de terrain (Horincq Detournay, 2021). Ce n’est pas pour autant que les résultats seront remis en question, car ceux-ci peuvent rester assumés. Toutes les divergences viendront enrichir et préciser la compréhension du phénomène (Horincq Detournay, 2021).

Nous arrivons à la fin de la spirale de recherche (étape no 15). La dernière abduction émise à partir de toutes ces données est que les concepts ressortis sont systémiques et qu’ensemble ils permettent de comprendre la problématique de la congestion aux abords des écoles.

Cette abduction aboutit à nuancer la politique d’aménagement « durable » (Conférence permanente du développement territorial [CPDT], 2004; Rogers & Great Britain, 2003; Rogers & Gumudchdjian, 2008). Cette dernière conseille d’offrir la possibilité à tous les usagers d’avoir toutes les fonctions à proximité, dans le but de favoriser les mobilités douces (par rapport à l’utilisation de la voiture), et de diminuer les émissions de gaz à effet de serre de même que la consommation énergétique (Reiter et al., 2014).

Nous avons voulu montrer par ce processus de recherche (et d’emergent-fit) que le problème de mobilité scolaire à Mons ne peut pas s’expliquer uniquement par cet aspect architectural et urbanistique de l’aménagement du territoire durable. D’autres concepts théoriques empruntés à d’autres disciplines, dont la motilité (sociologie urbaine) et la distance (géographie), ont un impact sur les comportements de mobilité. La dernière abduction devra donc être vérifiée.

4.2 La transdisciplinarité pour appréhender les problèmes de mobilité scolaire à Mons

La transdisciplinarité est omniprésente dans ce processus de recherche cyclique. En effet, elle offre la possibilité de confronter les habitudes des citoyens (la motilité) avec la structure atypique de Mons (la typo-morphologie) et la répartition de l’offre scolaire et modale (les distances) (voir Figure 5). Ces trois concepts théoriques empruntés à trois disciplines (architecture/urbanisme, géographie et sociologie urbaine) ont été convoqués au fur et à mesure de la recherche, comme décrit précédemment. Le choix n’est pas arbitraire, les concepts découlent des données du terrain. Autrement dit, c’est une résultante de la méthodologie inductive-abductive et de l’emergent-fit (Strauss & Corbin, 1990).

Figure 5

Schéma conceptuel pour le phénomène observé de mobilité scolaire à Mons.

-> Voir la liste des figures

Bien entendu, d’autres disciplines pourraient éclairer le phénomène observé. Il est tout à fait probable que ce dernier puisse aussi être étudié sous l’angle de l’éducation, de la psychologie ou encore du marketing. Comme il est impossible pour un chercheur d’agir sur tous les domaines, nous proposons ici de nous concentrer sur trois concepts et leurs interrelations, là où se trouve la transdisciplinarité abordée.

Ainsi, au-delà de la simple énumération ou accumulation des concepts théoriques, leurs interrelations sont intéressantes. Elles permettent de comprendre le phénomène observé dans sa globalité. Lorsqu’il y a un changement, le système entier est touché : il est systémique (Donnadieu et al., 2003). Voici quelques exemples.

Premièrement, un changement dans l’offre (écoles et transports) influencera les possibilités de déplacement (selon une approche géographique) et les pratiques sur terrain (ou motilité). Par exemple, la révision annuelle des circuits des transports publics de la direction Hainaut de l’Opérateur de Transport de Wallonie (OTW) implique souvent la suppression des transports scolaires privés s’il existe des lignes publiques régulières à horaires et itinéraires adaptés. Les habitudes et les choix des familles sont par conséquent réorganisés (motilité) et des alternatives (pour franchir la distance) sont trouvées, ce qui rend la gestion familiale encore plus compliquée (Kaufmann & Flamm, 2003).

Deuxièmement, ce n’est pas parce que l’offre semble bonne qu’il n’y aura pas de congestion. En effet, l’étude de la répartition des écoles (à partir des données de la FWB selon une approche architecturale) et de l’offre de transport (selon une approche géographique) a révélé que l’offre correspond à la demande, c’est-à-dire à la densité d’élèves (Durieux et al., 2022). Chaque élève a une école proche du domicile, à 4 km. La problématique réside surtout dans la manière dont les usagers s’approprient l’offre scolaire et l’offre de transport selon leurs besoins, leurs habitudes et leurs compétences (sociologie urbaine) (Kaufmann, 2017).

Troisièmement, à l’opposé, un changement de comportement de type sociologique, lié aux interactions sociales (Grafmeyer & Authier, 2008), impactera l’offre scolaire selon le concept architectural et l’offre de transport selon le concept géographique. Lors du confinement de la crise sanitaire de la COVID-19 en 2020-2021, les choix de vie de la population ont changé. Une injonction à la mobilité a été imposée. La plupart des élèves suivaient les cours en distanciel à la maison et les parents télétravaillaient. Cela a entrainé une diminution de la congestion, voire sa disparition complète autour des écoles aux heures de pointe (Leblud et al., 2020). La demande et l’offre de transport ont donc été adaptées, avec une nouvelle organisation géographique. Lors du déconfinement, on a observé une augmentation de la pratique des modes actifs et de la voiture, principalement motivée par la distanciation sociale et la crainte du virus, au détriment des transports en commun et du covoiturage (Leblud et al., 2020). L’offre de transport a donc été réévaluée suivant la demande (organisation géographique) (Leblud et al., 2020).

En complément, lors de cette crise sanitaire de la COVID-19, beaucoup d’initiatives des pouvoirs publics ont été prises. À Mons, certains axes routiers près des écoles ont été réaménagés en faveur de la mobilité douce, d’autres ont été transformés en rue scolaire[15]. Et le centre-ville a été adapté en zone de rencontre limitée à 20 km/h. L’évolution des comportements a donc aussi influencé l’organisation spatiale de l’architecture et de l’urbanisme, vers une ville plus durable et plus humaine (Gehl, 2010). Mais, une modification dans l’aménagement urbain pourrait aussi engendrer des conséquences positives ou négatives sur les pratiques des parents et des enfants (motilité) et, de ce fait, une offre géographique différente et une meilleure accessibilité pour tous (Fol & Gallez, 2013).

La multiplication des routes aux abords des écoles engendrerait une augmentation du trafic plutôt que la diminution de la congestion (Gehl, 2010). Cela est un constat transdisciplinaire. En effet, une analyse pure de l’architecture urbaine maitriserait le dimensionnement des routes sans tenir compte des comportements sociaux, en concluant à une augmentation des routes pour diminuer la congestion. Si l’on tient compte de la structure urbaine et du comportement social, tout change. C’est ce qui est à la base des travaux de Jan Gehl, très influencé par les questions de psychosociologie (Gehl, 1971). Faciliter la voiture motive le changement de comportement vers plus de voitures (Gehl, 2010) et à la dépendance automobile (Dupuy, 1999). Et cela mène, comme on l’observe à Mons, à la congestion totale du système.

À l’opposé, la modification d’une voirie vers une piste cyclable modifierait l’offre de mobilité et l’accessibilité : plus de sécurité pour les vélos, moins de possibilités pour l’automobile. L’amélioration de la sécurité aux abords des écoles influencerait les parents de laisser leurs enfants aller à l’école à vélo quotidiennement (Cartes Leal & Ribeiro de Souza, 2006). Cela permettrait de sortir du cercle vicieux de la voiture et d’aller vers le cercle vertueux des modes actifs (Vivre en ville, 1998). Ainsi, la réalisation des projets d’aménagement (discipline du projet architectural) peut influencer un changement de comportement (observé par la sociologie urbaine).

Conclusion

Cet article présentait une approche originale de la problématique de la mobilité scolaire dans une ville belge. Le phénomène observé a tout d’abord été présenté dans son contexte et selon différentes disciplines, ce qui montre sa complexité (Nicolescu, 1996). Ensuite, le cadre théorique a présenté l’ouverture de la discipline architecturale vers la géographie et la sociologie urbaine. Enfin, la méthode inductive-abductive et le processus de recherche ont été présentés. Premièrement, le processus cyclique a été développé : données de terrain – abduction – concept théorique. Deuxièmement, différentes possibles connexions entre les trois concepts théoriques (typo-morphologie – distance origine/destination – motilité) empruntés à trois disciplines (architecture – géographie – sociologie urbaine) ont été décrites.

La recherche au départ n’avait pas pour objectif d’atteindre la transdisciplinarité. C’était bien la compréhension du phénomène observé qui était visée. Grâce aux indices (Ginzburg, 1980) émanant des données de terrain, des abductions ont émergées et la construction d’un modèle théorique a pu être proposée (voir la Figure 4). C’est ce processus qui nous a poussés à nous ouvrir à d’autres disciplines connexes à celle de notre formation. Les trois disciplines choisies expliquent l’ensemble des facettes différentes d’un même phénomène, à des échelles différentes et à des moments différents.

La psychologie, avec des analyses comportementales, ou encore l’ingénierie des routes et des transports pourraient être utilement convoquées. En effet, la compréhension d’un phénomène est dynamique et peut toujours être poursuivie. D’un point de vue théorique, toutes les disciplines devraient être prises en compte, ce qui d’un point de vue opérationnel est impossible (Nicolescu, 1996). Ici, le choix s’est opéré en fonction du stade et de l’abduction telle qu’elle se présentait. Ce sont surtout les données de terrain disponibles qui ont conduit à ces éclairages disciplinaires.

À partir du modèle proposé, qu’est-ce que l’approche transdisciplinaire a pu apporter à la compréhension du phénomène complexe? En premier lieu, si ce phénomène étudié n’avait été approché que par l’architecture et/ou l’urbanisme, les résultats de recherche seraient beaucoup plus pauvres, car ils se seraient concentrés sur la répartition et l’accessibilité des écoles dans la structure urbaine de la ville de Mons (typo-morphologie). La recherche n’aurait donc pas analysé les distances réellement parcourues par les élèves (provenant de la géographie) ni les pratiques liées à la motilité (provenant de la sociologie urbaine).

En deuxième lieu, l’apport de l’approche transdisciplinaire est aussi dans la systémique, c’est-à-dire les interconnexions entre les disciplines (Ramadier, 2004). Cependant, l’un des enjeux est de ne pas surestimer un des concepts ou, à l’inverse, en sous-estimer un. Chaque concept pris isolément des autres est incomplet et il n’y en a pas un plus important que l’autre. Ils sont complémentaires et nécessaires pour la compréhension de l’ensemble du phénomène observé. Seulement, il est tout à fait possible que selon les usagers (parents d’élèves, élèves, professeurs, riverains, commerçants, politiciens…) et leurs caractéristiques socioéconomiques, l’un ou l’autre concept théorique soit prépondérant pour expliquer les comportements et les choix de mobilité.

En troisième lieu, la transdisciplinarité pratiquée dans cette recherche permet dans le modèle présenté (Figure 4) d’atteindre une saturation théorique (Guillemette & Luckerhoff, 2009) et propose une compréhension assez complète et complexe du phénomène observé. En effet, la dernière étape offre une avancée dans les connaissances scientifiques en interrogeant certaines théories actuelles, à partir de plusieurs disciplines et d’un terrain belge peu exploré.