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Introduction

La posture intellectuelle campée par la pratique transdisciplinaire a incarné, à sa conception, une véritable révolution dans le domaine des idées ainsi qu’une nouvelle expression d’un idéal universalisant et humaniste. L’objectif de cet article de recherche est de présenter l’évolution de ses courants de pensée. Nous souhaitons proposer une recension des écrits portant sur ce sujet afin d’établir un portrait linéaire des différentes définitions et conceptions de la transdisciplinarité. Il s’agit d’un tour d’horizon et d’une certaine forme de parcours historique des idées qui est forcément théorique. Nous désirons que cet article soit en quelque sorte une introduction à la perspective transdisciplinaire. Nous proposons donc d’effectuer une recension d’articles théoriques sur la transdisciplinarité afin de présenter l’évolution de l’idée transdisciplinaire.

Nous présenterons d’abord ses origines qui émergent des travaux à propos de l’interdisciplinarité. Cette « première vague transdisciplinaire » est représentée principalement par Jean Piaget, Éric Jantsch et André Lichnerowicz, qui sont considérés comme les premiers promoteurs du concept. Ces auteurs militent pour une transdisciplinarité en tant que succession logique de l’interdisciplinarité, supplantant la prétention positiviste de supériorité, la compétition et le cloisonnement entre les disciplines.

Nous couvrirons ensuite la « seconde vague transdisciplinaire » qui a mené à une concrétisation ainsi qu’à une certaine forme d’institutionnalisation de la pensée transdisciplinaire. Cela est, entre autres, dû aux ouvrages d’Edgar Morin et de Basarb Nicolescu, tous deux membres fondateurs du CIRET, le Centre International de Recherches et Études transdisciplinaires, et cosignataires de la Charte de la transdisciplinarité. Nous aborderons également l’apport important de Gibbons et ses collègues, dont les travaux ont conduit à une approche fonctionnaliste de la transdisciplinarité, implantant une stratégie collaborative entre les chercheurs et la société.

La troisième section portera sur les publications produites à la suite de la « seconde vague ». Nous exposerons la division qui s’est effectuée entre les tenants de l’approche de Nicolescu, plus théorique, et l’approche de l’école de Zurich, qui découle des travaux de Gibbons. Nous voulons non seulement faire ressortir les thématiques touchées par les penseurs de la transdisciplinarité, mais aussi analyser l’évolution des études qui s’y consacrent. Nous observerons notamment comment se dessine l’avenir de la transdisciplinarité dans le domaine des données massives avec la présentation d’une recherche récente dans ce domaine.

Finalement, il sera question des différentes critiques et limites liées à la transdisciplinarité. Nous souhaitons, d’une part, comprendre les appréhensions de certains chercheurs à choisir cette perspective et, d’autre part, aborder la dichotomie entre la théorisation de la transdisciplinarité et son application dans le but de régler des enjeux du monde réel. Il est important de souligner que nous ne croyons pas possible en ce moment de dresser un portrait universel de la transdisciplinarité vu l’impressionnant corpus portant sur cette pratique. Nous espérons cependant présenter un tour d’horizon d’écrits pertinents sur la question.

1. Première vague : les fondements de la transdisciplinarité

Nous avons identifié comme « première vague » les travaux qui ont contribué à l’émergence de la pensée transdisciplinaire avec les travaux de Piaget, Jatsch et Lichnerowicz, pionniers de l’interdisciplinarité et les premiers auteurs à souhaiter l’élaboration d’une pensée transdisciplinaire.

1.1 Interdisciplinarité

La transdisciplinarité est généralement présentée comme un mode supérieur, ou une suite logique à l’interdisciplinarité. L’interdisciplinarité est une pratique qui peut prendre différentes formes et qui mériterait fort probablement son propre tour d’horizon afin de dresser les multiples approches et définitions que font les auteurs qui ont mis à profit ou étudié de près cette pratique. Il existe effectivement bon nombre de conceptions de ce qu’est l’interdisciplinarité, selon Champoux (1999, cité dans Payette, 2001). Il est, entre autres, question d’une démarche coopérative (Gagnier & Roy, 2013; Lanza, 1998), d’une juxtaposition de disciplines (Seo, 2009), d’une interaction entre celles-ci (Cantin, 1999), ainsi que d’une intégration des savoirs (Repko, 2007) dans le but de progresser dans un but commun.

Piaget envisage l’interdisciplinarité comme la suite d’un effort d’abord multidisciplinaire qui survient lorsque « la solution à un problème requiert des informations empruntées à deux ou plusieurs sciences ou secteurs de connaissance, mais sans que les disciplines mises à contribution par celle qui les utilise soient modifiées ou enrichies pour autant » (1972, p. 166), en réponse au morcellement des disciplines. L’interdisciplinarité est donc

un second niveau où la collaboration entre les disciplines diverses ou entre des secteurs hétérogènes d’une même science conduit à des interactions proprement dites, c’est-à-dire à une certaine réciprocité dans les échanges, telle qu’il y ait au total enrichissement mutuel

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Il s’agit de relations entre les disciplines qui peuvent conduire à davantage d’interactions entre les structures profondes qui peuvent finir par s’emboîter de manière hiérarchique ou non.

Edgar Morin (1994), faisant écho à la définition de Gusdorf (1990), présente le concept de discipline qui est une catégorie organisationnelle de la connaissance scientifique. Il entrevoit en l’interdisciplinarité une manière de rompre les frontières disciplinaires. Il cite en exemple la révolution biologique comme le résultat d’empiétements, de contacts ou de transferts qui se sont effectués entre les disciplines que sont la physique, la chimie et la biologie. Les notions théoriques ont migré entre les disciplines au profit de la prolifération du savoir menant vers une révolution scientifique.

Sans chercher à résumer l’interdisciplinarité après ce très bref survol, soulignons tout de même que cette pratique implique une approche collaborative des différentes formes de pensées disciplinaires. Elle ouvre un dialogue et favorise l’interaction entre les diverses incarnations du savoir, pouvant aller de la simple juxtaposition des pratiques et compétences à l’intégration de celles-ci dans un but commun.

1.2 Transdisciplinarité

Piaget propose le concept de transdisciplinarité qu’il envisage comme une « étape supérieure [à la multidisciplinarité et l’interdisciplinarité] qui ne se contenterait pas d’atteindre des interactions ou réciprocités entre recherches spécialisées, mais situerait ces liaisons à l’intérieur d’un système total sans frontières stables entre les disciplines » (1972, p. 170). Il qualifie cette étape de « rêve » qu’il croit réalisable et justifiable par deux considérations. D’abord, l’échec du réductionnisme, une position consistant à simplifier la classification des cadres conceptuels (Kofman, 2004) et que Piaget présente comme une façon de « réduire le supérieur à l’inférieur » (1972, p. 170). Il estime que cette position nocive devrait être remplacée par une forme d’assimilation réciproque des théories. Il s’agit ensuite d’éliminer les limites phénoménistes, qui consistent à ne considérer la réalité que sous le prisme des phénomènes (Ducret & Céllérier, 2022). Piaget associe ces limites au « positivisme logique », qui n’observe que la réalité physique, afin de pouvoir inclure différentes théories et les généraliser. Le but est de faire émerger une structure généralisée et fondamentale qui permettra de mener à une théorie universelle des structures (Klein, 2014). Par exemple, Piaget considère la physique comme une science consacrée à l’inanimé. Cette science deviendrait transdisciplinaire en prenant en compte à la fois de l’animé et de l’inanimé après avoir englobé des notions propres à la biologie.

À la même époque que Piaget, Érich Jantsch élabore sa définition de la transdisciplinarité à laquelle il infuse un sens social fort (Klein, 2014). En effet, Jantsch souhaite donner à l’université un rôle d’institution interagissant avec les milieux politiques et industriels afin de planifier les designs de la société, en facilitant entre autres l’implantation de nouvelles technologies (Jantsch, 1972). Cette posture se voulait une critique de l’approche limitée des sciences par rapport aux crises sociales de certaines disciplines (spécifiquement les mathématiques et la physique) ayant tendance à adopter des formules qu’il qualifiait d’« impérialistes » (Scholz & Steiner, 2015).

Pour Jantsch, la transdisciplinarité est la synthèse la plus complexe et abstraite des disciplines, surpassant le multidisciplinaire, le pluridisciplinaire et l’interdisciplinaire (Bernstein, 2015). Il propose la définition suivante : « la coordination de toutes les disciplines et interdisciplines dans le système d’éducation/innovation sur la base d’une axiomatique généralisée (introduite à partir du niveau intentionnel) et d’un modèle épistémologique émergeant »[1] [traduction libre] (Jantsch, 1972, p. 16). On peut donc conclure de la position de Jantsch que la transdisciplinarité agit comme une approche intellectuelle ayant pour finalité d’ouvrir le monde universitaire aux enjeux sociopolitiques, structurels et socioculturels de la société en générant une coordination de l’ensemble des disciplines et interdisciplines dans une optique pratique et applicable.

De la même manière que son contemporain Piaget, André Lichnerowicz cible le positivisme comme étant la cause de l’approfondissement de la science par « le champ des phénomènes observables auxquels elle a choisi de s’intéresser » (Lichnerowicz, 1980, p. 23). Il reconnaît également, à l’instar de Jantsch, l’impérialisme des disciplines universitaires. Lichnerowicz rompt cependant avec les définitions et les qualifications vues précédemment en proposant un « interlignage universel » (Klein, 2014) qui est ancré dans les mathématiques. Son but est de développer une structure commune qui peut « traiter par le même modèle mathématique (isomorphisme) des disciplines de nature fort différente, mais obéissant aux mêmes lois » (Lichnerowicz, 1980, p. 22). Bien qu’originale, son approche particulière n’a pas retenu l’attention des chercheurs qui ont poursuivi la réflexion à propos de la transdisciplinarité. Ceux-ci font plutôt écho aux travaux de Piaget ou Jantsch, mais reconnaissent l’apport intellectuel d’André Lichnerowicz (Bernstein, 2015; Klein, 2014; Minor-Corriveau, 2013; Mullally et al., 2016; Nicolescu, 2008; Piaget, 1972).

2. Seconde vague : Concrétisation et solidification

La seconde vague en est une de concrétisation et institutionnalisation de la pensée transdisciplinaire menant entre-autre à la création du Centre International de Recherches et Études transdisciplinaires, suite aux travaux d’Edgar Morin et de Basarb Nicolescu en plus de s’intéresser à l’approche fonctionnaliste de la transdisciplinarité amené par Gibbons et ses collègues.

2.1 Edgar Morin

Les conceptions de Piaget et de Jantsch ont influencé les travaux de nombreux intellectuels qui se sont intéressés à cette posture, comme Edgard Morin, pour qui la transdisciplinarité est une nécessité en recherche contemporaine (Le Boulch, 2002). Morin suggère une réforme de la pensée pour qu’elle évolue en une forme complexe, tributaire des révolutions quantique et systémique. La première a bousculé notre notion du réel et la seconde a amené une approche polydisciplinaire qui a amoindri les séparations entre les disciplines, permettant la pensée complexe (García, 2014). Morin jette les bases d’une transformation de l’université motivée par cette pensée complexe ainsi que la « boucle des sciences » de Piaget. Celle-ci consiste en ce que Morin nomme la « dîme » à laquelle chaque université participerait en consacrant une partie de son cursus aux enseignements transdisciplinaires (Morin, 1998). Cette boucle récursive permet entre autres de donner aux sciences humaines un socle dans la physique tout en retraçant les origines de cette discipline comme un produit historico-anthropologico-social.

2.2 Basarab Nicolescu

Basarab Nicolescu définit la transdisciplinarité comme étant « ce qui est à la fois entre les disciplines, à travers les différentes disciplines et au-delà de toute discipline » (Nicolescu, 1996, pp. 27). En effet, pour lui « la transdisciplinarité comprend une fusion transversale des connaissances qui dépasse le cadre des disciplines » (Minor-Corriveau, 2013, p. 79). Il soulève la rupture entre la science et la culture, deux champs qui étaient, à la base, inséparables et qui sont désormais deux entités à part entière (García, 2014). Nicolescu mentionne à quel point la technoscience présente un risque quant à la mondialisation et à la disparition de l’humanité (Nicolescu, 1996).

Nicolescu associe également la transdisciplinarité à la révolution quantique, une révolution dans le domaine de la pensée, qui a comme conséquence de faire disparaître l’aspect d’unité de la réalité au profit de réalités multiples et infinies, ce que l’on pourrait nommer l’indéterminisme scientifique. Face à ce constat, la transdisciplinarité se dresse comme étant une possibilité de dialogue entre les différents niveaux de réalités. Nicolescu utilise l’exemple des trois niveaux de réalités de Heisenberg (1998) : la réalité de la physique classique, celle de la physique quantique et son infinie réalité, de même que la réalité des expériences religieuses, philosophiques et artistiques. Pour Nicolescu, la finalité de la transdisciplinarité devrait être la compréhension du monde présent, dont un des impératifs est l’unité de la connaissance dans le respect des différents niveaux de l’accès à la réalité.

Il propose également une méthodologie de la transdisciplinarité divisée en trois axiomes. Tout d’abord, l’axiome ontologique implique l’existence de plusieurs niveaux de réalité de l’objet et de différents niveaux de réalité du sujet. L’axiome logique souligne le passage d’un niveau de réalité à un autre niveau de réalité s’effectuant par la logique du tiers inclus, conceptualisé au préalable par Lupasco (1987, cité dans Pasquier, 2017). Le tiers inclus est une logique de cohérence qui permet de lier les différents niveaux de réalité grâce au développement de la physique quantique. Il s’oppose à la logique du tiers exclu, promue par la logique classique. Celle-ci suppose qu’il n’y a que deux possibilités (vrai ou faux, ou, pour reprendre Nicolescu, A ou -A). Le tiers inclus est la valeur tierce qui amorce le dialogue entre les valeurs et décrit la cohérence entre tous les niveaux de réalité par un processus itératif. Il crée une connaissance ouverte et sans fin. Finalement, l’axiome épistémologique est la structure résultant de l’ensemble des niveaux de réalité qui apparaissent dans notre savoir de la nature, de la société et de nous-mêmes, comme un système complexe. Cela n’est pas sans rappeler la pensée complexe de Morin. Chaque niveau est ce qu’il est parce que les autres niveaux existent à la fois (Nicolescu, 2011). Le total de ces axiomes représenterait alors « une définition rigoureuse et stable de ce qu’est la transdisciplinarité » (Pasquier, 2017, p. 5). Nicolescu promeut ainsi une transdisciplinarité qui va bien au-delà de la limite des disciplines et même des réalités perçues. Elle se veut également unificatrice puisqu’elle n’exclut rien et remet l’humain au centre de la pratique. La transdisciplinarité serait donc intrinsèquement humaniste.

2.3 Le CIRET et la charte de la transdisciplinarité

Edgar Morin et Basarab Nicolescu ont été tous deux porte-étendards de la pensée transdisciplinaire par leurs écrits, mais également par leurs actions. Ils sont responsables des premiers pas vers une concrétisation institutionnelle de la transdisciplinarité. Les deux intellectuels ont participé à la fondation du CIRET, dont Nicolescu est toujours président d’honneur. Les travaux du CIRET ont mené à l’établissement de la Charte de la transdisciplinarité, adoptée par une soixantaine de participants au Premier Congrès mondial de la transdisciplinarité à Convento da Arrábida, au Portugal, en 1994 (García, 2014; voir l’Encadré 1). Edgar Morin, Basarab Nicolescu ainsi que Lima de Freitas ont siégé sur le comité de cette charte (De Freitas et al., 1994).

En plus de fonder les bases de la transdisciplinarité, cette charte apporte une meilleure distinction des savoirs académiques, scientifiques et non académiques, qui sont tous producteurs de connaissances valides dans un effort transdisciplinaire (García, 2014). Bien qu’elle ne représente qu’un idéal, la Charte de la transdisciplinarité incarne une tentative de concrétiser la transdisciplinarité et un désir de donner à celle-ci des objectifs humanistes et universels.

2.4 Gibbons et ses collègues

Les travaux de Gibbons et al. (1994), publiés la même année que la Charte de la transdisciplinarité, proposent une contextualisation ainsi qu’une application de celle-ci au-delà des limites du monde universitaire. En effet, leur approche engage une ouverture du milieu académique aux autres formes de savoirs afin d’élaborer des solutions transdisciplinaires aux problèmes de la société. Leur approche, le mode 2, implique une action sociale plus grande de la part des chercheurs dans la création de connaissances. Cette approche mène à des solutions concrètes à des problèmes de société reposant sur la collaboration de disciplines diverses et d’institutions externes au domaine universitaire : entreprises, hôpitaux, sociétés de conseils, maîtres d’ouvrages publics ou associations (Barré et al., 2010). Cela diverge du mode 1, représentant plutôt la tradition académique des disciplines homogènes. La révolution que symbolise la démarche du mode 2 fait en quelque sorte écho à la vision de Jantsch et sa conception fonctionnaliste de l’université transdisciplinaire (Scholz & Steiner, 2015). De plus, les travaux de Gibbons et ses collègues, tout comme ceux de Lichnerowicz, sont une réponse à l’impérialisme développé au sein des mathématiques et de la physique.

Cette contribution de Gibbons et al. (1994) est fort intéressante vu l’ouverture qu’ils proposent à la création de savoirs. Ils s’allient avec les idéaux de la charte transdisciplinaire tout en s’étendant à l’extérieur du monde académique. Le mode 2, en tant que méthode de production de savoir, est une pratique transdisciplinaire qui a fait beaucoup d’adeptes et a été reprise, entre autres, par des auteurs tels que Julie Thompson Klein et Roland Scholz. Il est intéressant de noter que certains auteurs (Augsburg, 2014; Bernstein, 2015; McGregor, 2015; Tejedor et al., 2018) ont souligné comment l’apport de Gibbons et al., enraciné dans le concret, contraste avec l’approche de Nicolescu et de Morin, plutôt ancrée dans la philosophie. Cette démarche a généré une forme de rupture de la pensée transdisciplinaire en deux écoles, soit l’école nicolescuaine et l’école de Zurich. Cette dernière est tributaire d’une conférence tenue à Zurich en 2000, qui reprenait les grandes lignes de la méthode de Gibbons et ses collègues dans le but d’obtenir une application de la transdisciplinarité dans le monde réel (Tejedor et al., 2018). Plus encore, l’école de Zurich a amené une conception de la science à titre de bien public qui joue un rôle spécial en tant qu’institution contribuant aux connaissances nécessaires afin de maintenir la viabilité et le développement de la société et de l’humanité (Scholz, 2017).

Il va sans dire que la conception de la transdisciplinarité a connu une évolution considérable pendant les années 1990, principalement portée par les travaux de Morin, de Nicolescu ainsi que de Gibbons et son équipe. L’institutionnalisation de la transdisciplinarité, représentée par la création du CIRET en 1987 et subséquemment la rédaction de la charte (1994) a permis de donner une dimension humaniste à cette pratique. Ajoutons aussi que l’intérêt envers le mode 2 et, par la suite, l’école de Zurich ont amené d’autres chercheurs à envisager la transdisciplinarité comme une approche ayant une vocation sociale et concrète. L’effervescence transdisciplinaire des années 1990 a généré assez de curiosité pour que différents chercheurs et éducateurs considèrent la transdisciplinarité et lient celle-ci à des enjeux modernes des universités, des industries et des institutions en plus de poursuivre le travail de théorisation de la pratique.

3. Enjeux et définitions contemporains de la transdisciplinarité

Si la seconde vague transdisciplinaire a grandement participé à la popularisation de la transdisciplinarité par l’instauration d’institutions ainsi que d’une nouvelle vision fonctionnaliste des universités, qu’en est-il des travaux qui ont suivi cette vague? À partir de certains écrits transdisciplinaires qui relèvent de l’approche de Nicolescu, ainsi que de celle de Zurich, nous tentons de mesurer l’évolution de la pratique transdisciplinaire ces dernières années.

3.1 Approche de Nicolescu

Dans un article à propos des racines de la transdisciplinarité et des enjeux actuels de cette pratique, Bernstein (2015) tente de brosser un portrait des travaux émergeant des deux modes de pensée. Il démontre que, bien qu’il existe une différence fondamentale entre l’approche nicolescuaine et celle de l’école de Zurich, les deux sont tout de même liées par l’impératif d’une forme d’action. La démarche de Nicolescu, un physicien quantique, est ancrée dans la philosophie et la méthode (Lynch et al., 2020). Il est surtout question de l’apport humain grâce à l’action du tiers inclus, soit la réintégration de la subjectivité de la personne au centre de la recherche. Bernstein cite les travaux de Crowel et al. (2001) sur les communautés autochtones de l’Alaska, l’étude de MacClancey (2002) ainsi que le projet de recherche de Bergmann et al. (2012) comme des opportunités de dialogue entre les minorités et la majorité. Ces travaux transcendent la dichotomie des sciences et des non-sciences grâce aux techniques d’observation ethnographique.

Un des auteurs que l’on peut associer à la branche développée par Nicolescu est Frédéric Darbellay. Dans son article Rethinking inter- and transdisciplinarity, Darbellay (2015) identifie deux orientations majeures et complémentaires de la transdisciplinarité. D’abord, l’orientation épistémologique qui est un processus de savoir qui transcende les limites disciplinaires amenant une reconfiguration de la vision disciplinaire dans une perspective systémique, globale et intégrée. Ensuite, l’axe méthodologique en recherche qui réunit les acteurs sociaux, politiques et économiques, ainsi que les citoyens ordinaires au sein des procédures de recherche dans une optique de résolution de problèmes. Il identifie des chercheurs transdisciplinaires comme étant « hétérodoxes » et prompts à naviguer au-delà des limites disciplinaires, ce que Robinson (2008) nomme l’indiscipline. Toujours selon Darbellay, l’inter et la transdisciplinarité ont comme but de relier plusieurs postures épistémologiques, plusieurs façons de penser à propos de et pour la recherche dans le sens théorique et méthodologique en termes de coconstruction d’un objet de savoir partagé. L’inter- et la transdisciplinarité travaillent à la fois entre (inter) et au-delà (trans) des limites des disciplines en offrant un contrepoint de la norme disciplinaire.

3.2 Approche de l’école de Zurich

Toujours selon Bernstein (2015), on peut observer l’héritage de l’école de Zurich au sein d’une série de publications qui positionnent la science comme étant socialement engagée et responsable. Cette approche est généralement décrite comme phénoménologique et refuse d’adopter l’approche méthodologique associée à Nicolescu (McGregor, 2015).

Un des grands thèmes unifiant les tenants de cette approche est la préoccupation quant aux changements climatiques et au développement durable. Des publications, comme celle de Brandt et al. (2013), soutiennent que le développement durable en environnement passe par l’adoption d’approches transdisciplinaires permettant le décloisonnement des disciplines. Hirsch Hadorn et al. (2006) soulignent d’ailleurs comment la transdisciplinarité est liée au développement durable puisque ces types de recherches sont orientés vers des problèmes sociétaux et le bien commun. Bernstein cite également l’étude de Cardonna (2014), laquelle traite de l’évolution du concept de développement durable et le voit comme un mouvement qui rejoint non seulement les scientifiques, mais aussi les dirigeants d’industrie, les gouvernements, les citoyens et les leaders religieux, qui focalisent leurs efforts pour attirer l’attention sur cet enjeu de façon transdisciplinaire.

3.3 Avenir de la transdisciplinarité

Les travaux de Squividant et Revelin (2021) suggèrent un avenir plus qu’intéressant pour la pratique transdisciplinaire. En effet, ils expliquent comment l’ère du 4e paradigme de la science, soit celui de la science dirigée par les données massives (big data), succédant au paradigme computationnel, peut mener à faciliter la pratique inter- et transdisciplinaire par la création d’un langage commun autour du partage des données. En effet, les auteurs présentent comment une équipe de chercheurs de diverses disciplines (agronomie, sciences et techniques de l’information, anthropologie et études sociales des sciences) ont travaillé à coconstruire un système d’information modulaire et interopérable dans le but de mieux saisir les enjeux de l’ouverture des données. L’objectif de ce type de travail est la « mise en partage des matériaux de recherche à un niveau à la fois interne et ouvert, favoris[ant] l’hybridation des approches scientifiques et l’ouverture vers la société » (Squividant & Revelin, 2021, p. 2). Les auteurs insistent sur la nécessité de développer un langage commun tributaire d’un effort pour réduire les frontières épistémiques et ainsi faciliter le partage de données. Ce travail « crée un cadre pour des formes d’hybridation des cultures épistémiques » (p. 13). Ces résultats démontrent donc qu’il existe un potentiel menant vers l’inter- et la transdisciplinarité grâce aux données massives, mais les auteurs spécifient qu’il faudra tenter de reprendre ce type d’expérience afin de poursuivre l’effort inter- et transdisciplinaire dans ce nouveau paradigme.

4. Critiques et remarques

Bien que la pratique transdisciplinaire soit d’abord fédératrice des savoirs et des disciplines, elle est l’objet de critiques. Celles-ci vont du questionnement purement philosophique, contestant le fondement de la pratique, jusqu’à des démonstrations concrètes d’une défaillance de l’application de la transdisciplinarité à l’extérieure de ses fonctions théoriques.

4.1 Critiques générales, selon Galvani (2012)

Dans son article à propos de la transdisciplinarité et du curriculum universitaire, Victoria González García (2014) propose nombre de définitions et d’approches de la transdisciplinarité. Elle rapporte également certaines critiques collectées par Pascal Galvani (2012, interviewé par García et traduit de l’espagnol). Ce dernier soulève d’abord les reproches venant des tenants du paradigme de Descartes qui implique un découpage de la réalité en termes de disciplines. Selon lui, ces personnes ont « un désir, compréhensible, de se maintenir dans le domaine qu’ils dominent. […] On ne peut pas obliger les gens à changer leur paradigme et à assumer la transdisciplinarité » (Galvani, 2012). La deuxième critique est éthique. En effet, il souligne comment certains détracteurs de la transdisciplinarité qui ont une position plutôt matérialiste peuvent avoir du mal à adopter une position de transcendance des savoirs, impliquant la suspension de certains niveaux de la réalité externe aux lois scientifiques comme on pourrait le faire au sein des disciplines. La troisième critique qu’il amène est relative à l’utilisation « sociale » de l’expression. Il fait référence ici aux entreprises qui utilisent le terme transdisciplinarité pour solliciter l’engagement de ses employés dans un projet commun. Selon lui, ces entreprises ne comprennent pas le sens du mot. Finalement, la dernière forme de critique provient de gens qui craignent que la transdisciplinarité mène à la disparition de leurs disciplines et de la connaissance qu’ils considèrent comme sérieuse. Il fait remarquer qu’il s’agit ici d’un jugement erroné, puisque le principe de la transdisciplinarité n’ignore pas le savoir des disciplines, mais l’incorpore plutôt à l’intérieur d’un tout.

García (2014) soulève également quelques craintes de la part de professeurs du Centre d’études Arkos, un centre d’études universitaires qui a basé son approche pédagogique sur la transdisciplinarité. En effet, ceux-ci ont certaines appréhensions envers la transdisciplinarité. Entre autres, certains « craignent que ce soit un nouvel idéalisme, que c’est une utopie » (p. 11). Certains professeurs ont émis des craintes parce qu’ils pensent que la transdisciplinarité exige de « tout savoir ». D’autres professeurs participant à l’enquête ont évoqué un manque de profondeur ainsi qu’une crainte reliée au fait de sortir de sa zone de confort.

4.2 Savoir justifier l’utilisation de la transdisciplinarité

Lors de sa présentation sur l’élaboration d’une méthodologie, Gaël Le Boulch (2002) invite les chercheurs à adopter une posture claire à propos de la transdisciplinarité, ce qui implique par le fait même la justification de celle-ci. Un moyen d’éviter la critique de l’approche choisie repose sur la « légitimité scientifique » (p. 13). Un chercheur se doit de justifier l’utilisation de la transdisciplinarité par la pertinence de ses résultats auprès de la communauté scientifique et de démontrer que cette approche était la seule valide pour obtenir ces résultats. Puisqu’une telle démarche a tendance à se faire remarquer, il est nécessaire que les chercheurs soient en mesure de défendre leurs points de vue par rapport à la méthode. Il recommande d’indiquer clairement à leurs lecteurs quand s’appliquent les principes de la transdisciplinarité, ainsi que lorsqu’ils en sortent, de façon à éviter de donner des arguments aux détracteurs de la pratique.

4.3 Observation des limites à la suite d’une recension des écrits

Dans une recension des écrits couvrant près de 300 publications, Zscheischler et Rogga (2015) émettent le constat qu’une augmentation des publications consacrées à la transdisciplinarité signifie une augmentation de l’intérêt pour la transdisciplinarité. Les résultats de cette recension révèlent cependant certaines lacunes ainsi que certaines incongruités dans la perception théorique et appliquée de la transdisciplinarité dans les travaux recensés. Les auteurs insistent sur l’écart entre l’effort conceptuel et la pratique. En effet, ils remarquent que, si on retrouve une quantité abondante d’écrits théoriques, l’application concrète de ces théories semble défaillante. L’absence du point de vue des acteurs non scientifiques et l’insistance d’une perspective centrée sur la science sont également des points communs aux différentes publications et des points qui sont critiqués par les auteurs de la recension. Il est également question d’un manque de contrôle de la qualité de la transdisciplinarité, puisqu’aucun critère n’a été envisagé par les chercheurs. De surcroît, cette recension met en lumière une tendance qu’ont les auteurs qui communiquent uniquement les projets qui ont connu du succès, faisant en sorte que l’on ignore les entreprises transdisciplinaires qui ont échoué et qui auraient pu nous en apprendre plus sur les limites et les différents problèmes à surmonter. Finalement, ils soulignent qu’il est difficile d’observer les impacts de la transdisciplinarité dans le monde réel à cause d’une vision close et centralisée autour de l’aspect scientifique et d’une perspective qui est trop centrée sur le processus scientifique, faisant en sorte de limiter son application.

Ces critiques sont importantes puisqu’elles pourront aider les chercheurs souhaitant entreprendre des travaux transdisciplinaires à éviter de tomber dans le piège d’une transdisciplinarité trop fermée sur elle-même, trop théorique, tout en justifiant une utilisation qui aura comme résultat d’éviter ces pièges.

Conclusion

Nous pouvons conclure cet article en affirmant que la transdisciplinarité nous apparaît principalement comme une posture d’ouverture humaniste avec une fonction sociale. L’approche de Nicolescu, qui domine les écrits théoriques et méthodologiques sur la transdisciplinarité, est une démarche qui place l’humanité du chercheur au coeur de ses recherches. Elle permet également de développer une forme de dialogue entre celui-ci et l’ensemble de la communauté. L’approche de l’école de Zurich, elle, nous permet d’entrevoir une transdisciplinarité qui donne un rôle social à la science ainsi qu’aux institutions pour cheminer vers un objectif commun. Cette vision fonctionnaliste de l’université se rapproche fortement de celle de Jantsch.

Bien qu’elle soit la cible de certaines critiques, cette approche continue d’être développée dans le monde académique. Un nombre significatif de programmes universitaires, ceux du Centre d’études Arkos et de la Claremont Graduate University, par exemple, ont adopté une approche transdisciplinaire. De plus, plusieurs chercheurs se sont intéressés à l’approche pédagogique idéale pour intégrer la transdisciplinarité à l’enseignement universitaire (Dravet et al., 2020; Galvani, 2016; Gibbs, 2017). On retrouve également de plus en plus d’institutions professionnelles qui adoptent la transdisciplinarité comme le secteur hospitalier (Dobrzynski & Ciccone, 2017; Galati, 2015).

Finalement, malgré l’annulation du IIIe Congrès mondial de la transdisciplinarité de 2022 pour cause de pandémie, l’effervescence générée par la version virtuelle de ce congrès, qui s’est déroulé du 30 octobre 2020 au 15 octobre 2021 et a regroupé 476 présentateurs provenant de 48 pays, témoigne de l’intérêt pour la transdisciplinarité. Une telle entreprise est un symbole de la vivacité de cette approche et permettra certainement à la communauté scientifique d’approfondir les connaissances à ce sujet en plus d’élargir son utilisation à un plus grand public.