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Du 9 au 11 avril 2021 s’est tenu le Colloque international sur la transdisciplinarité, organisé par le programme de doctorat en communication sociale de l’Université du Québec à Trois-Rivières, en partenariat avec la Chaire de leadership en enseignement sur la pédagogie de l’enseignement supérieur de l’Université Laval, le Laboratoire interdisciplinaire de recherche sur l’enseignement supérieur (LIRES), le Groupe de recherche en éducation muséale (GREM), l’Agence universitaire de la francophonie (AUF), Sapiens Conseils et Socius recherche et conseils. Ce colloque, intitulé « La transdisciplinarité : perspectives et regards croisés », a permis de mettre en commun les réflexions de plus de 30 chercheurs qui ont entretenu les participants de leurs récents travaux et réflexions sur la transdisciplinarité comme approche, objet d’étude ou posture épistémologique. Ce sont ainsi 30 communications orales riches et diverses et de nombreux échanges scientifiques qui sont proposés dans les vidéos captées de ce colloque disponibles sur un site web dédié au colloque : https://www.uqtr.ca/transdisciplinarite.

Organisé par Jason Luckerhoff (professeur à l’UQTR), Marie-Claude Lapointe (professeure à l’UQTR), Olivier Bégin-Caouette (professeur à l’Université de Montréal) et Linda Cardinal (professeure et vice-rectrice adjointe à l’UOF), en collaboration avec onze doctorants en communication sociale et les membres du comité scientifique, le colloque a ensuite donné lieu à un appel à textes de la revue Enjeux et société, Approches transdisciplinaires. Dans l’appel, la direction du numéro rappelait que la transdisciplinarité est un concept polysémique. Piaget (1972), premier à mobiliser le terme, la décrivait comme un système total sans frontières stables entre les disciplines. La transdisciplinarité est tantôt vue comme une forme spécifique de l’interdisciplinarité (Flinterman et al., 2001) où les savoirs et les perspectives tant des disciplines scientifiques que non scientifiques peuvent être intégrés, tantôt comme la mise en commun d’un modèle conceptuel qui intègre et transcende les disciplines des chercheurs qui l’utilisent (Rosenfield, 1992). Pour Nicolescu, cosignataire de la Charte de la transdisciplinarité (De Freitas et al., 1994),

la transdisciplinarité concerne, comme le préfixe latin trans l’indique, ce qui est à la fois entre les disciplines, à travers les différentes disciplines et au-delà de toute discipline. Sa finalité est la compréhension du monde présent, dont un des impératifs est l’unité de la connaissance

Nicolescu, 2011, p. 96

Comme le suggère Pasquier (2017), la transdisciplinarité propose « l’ouverture, l’inventivité, le dépassement des normes et des habitudes en vue de résoudre de façon créative et inédite les difficultés sur lesquelles l’action humaine et celles des organisations techniques dominantes sont en butte » (p. 41). Le décloisonnement des disciplines est l’avenue proposée par ceux qui considèrent que nous ne pourrons résoudre aucun des grands défis auxquels nous sommes et serons confrontés à l’avenir en réunissant uniquement des personnes qui n’étudient le monde qu’à travers le prisme de leur champ disciplinaire.

L’objectif de ce numéro est d’explorer la thématique de la transdisciplinarité sous différents angles. Quels sont les apports, les limites ou les contraintes de la transdisciplinarité en pédagogie, en enseignement supérieur, en recherche ou dans les milieux de la pratique (développement, intervention, gestion, etc.)? Comment s’exprime la transdisciplinarité comme posture de recherche et comment la favoriser dans ses études? Quels sont les apports, les limites ou les contraintes de la transdisciplinarité comme approche pédagogique? Sur quels principes fondamentaux reposent les collaborations transdisciplinaires? Quels sont les sujets d’étude qui présentent une complexité telle qu’une approche transdisciplinaire devient nécessaire?

Les articles qui composent ce numéro permettent de mieux comprendre l’attrait de la transdisciplinarité et sa potentialité en recherche. Nous concevons qu’elle présente aussi des risques pour les chercheurs qui adoptent cette perspective, notamment en termes de discrimination, pour reprendre les mots de Julien Jourdan (2022). Malgré le fait que nombre de chercheurs ont montré que les universités font la promotion de la pluridisciplinarité, de la multidisciplinarité, de l’interdisciplinarité ou de la transdisciplinarité, en affirmant que de telles perspectives favorisent un environnement de recherche riche et innovant, Jourdan et ses collègues ont constaté que les chercheurs spécialisés ont tendance à protéger leur discipline contre leurs pairs ayant une expérience diversifiée ou qui dépasse le champ d’une seule discipline. Leurs travaux suggèrent que les chercheurs qui se distinguent dans plus d’un domaine ont tendance à être pénalisés dans l’avancement de leur carrière, ce qui a aussi pour effet de limiter l’innovation et la créativité au sein des organisations (Fini et al., 2022a, 2022b). Dans leur recension des écrits, les chercheurs ont constaté que les généralistes qui s’intéressent à plus d’un objet, dans plus d’une perspective et en utilisant des méthodes variées sont considérés comme moins compétents et moins experts (Hsu et al., 2011; Leung & Sharkey, 2014; Negro & Leung, 2013) et que les évaluateurs agissent parfois comme des gatekeepers à leur endroit (Cattani et al., 2014; Coffee, 2006). Ce qui ressort encore plus clairement du travail de Jourdan et ses collègues demeure néanmoins que les candidats multidisciplinaires sont plus susceptibles d’être désavantagés si leur parcours scientifique est meilleur que celui de leurs pairs. En effet, selon leurs recherches, les personnes ayant beaucoup publié rencontreraient le plus de difficultés lors des évaluations. Ces résultats en apparence contre-intuitifs seraient dus à un effet de maintien des frontières, c’est-à-dire un désir des chercheurs disciplinaires d’éviter l’érosion des frontières et la dégradation perçue d’une discipline. Autrement dit, tenir à distance les chercheurs multidisciplinaires performants pourrait constituer, pour certains, une façon de protéger l’intégrité des disciplines. La multidisciplinarité est valorisée dans les discours, mais elle rencontre des obstacles importants quand des chercheurs se donnent comme mission de protéger les frontières. Jourdan et ses collègues considèrent aussi que les chercheurs multidisciplinaires talentueux peuvent représenter une concurrence pour les évaluateurs. Nombre de recherches montrent que la créativité et l’innovation naissent du conflit et de la différence, mais le travail de recherche au sein d’un paradigme peut faire en sorte que des chercheurs qui partagent des profils similaires, les mêmes idées et les mêmes points de vue développent une pensée de groupe qui les empêche d’innover (Fini et al., 2022a, 2022b). Comment, en effet, susciter de nouvelles façons de penser dans la science normale, pour reprendre les termes de Kuhn, si les chercheurs ne sont pas prêts à remettre en question les théories valorisées par leur paradigme?

Au-delà des questions liées à la recherche, la transdisciplinarité constitue également une valeur qui peut s’incarner dans des structures et dans les organisations. Par exemple, dans le contexte de la création de l’Université de l’Ontario français, dès l’étape du travail du Conseil de planification pour une université de langue française (2017), les membres ont choisi de valoriser les approches inductives, la transdisciplinarité, le libre accès et la science en français dans le développement d’un projet d’université innovante. Dès le départ, l’UOF s’est donné un outil pour promouvoir la transdisciplinarité. Ainsi, la revue Enjeux et société : Approches transdisciplinaires vise

à soutenir les chercheurs et chercheuses d’expression française qui désirent aborder les enjeux du XXIe siècle dans une approche transdisciplinaire afin qu’ils puissent publier en français et rendre leurs productions scientifiques accessibles à la francophonie internationale en libre accès

Luckerhoff et al., 2022, p. 7

La transdisciplinarité fait partie de la signature de l’Université de l’Ontario français, autant en enseignement qu’en recherche :

La transdisciplinarité est une approche collaborative au développement des connaissances qui est ouverte et évolutive, écosystémique et intégratrice des différents champs, modes et disciplines du savoir qu’elle traverse afin de mieux comprendre et d’agir sur les enjeux complexes qui sont présents dans nos sociétés. L’approche collaborative s’enracine dans la mobilisation et la valorisation des acteurs qui confrontent leurs savoirs scientifiques issus des disciplines établies, leurs savoirs pratiques issus des milieux d’intervention et leurs savoirs traditionnels qui ont résisté à l’épreuve du temps. Dans cette approche, le développement des connaissances se réalise à la fois par l’apprentissage de la communauté apprenante de l’université, par la recherche – notamment la recherche collaborative – et par la mobilisation des connaissances avec une diversité de partenaires du milieu. Cette approche est ouverte et évolutive, c’est-à-dire qu’elle constitue une démarche innovante qui se nourrit des savoirs et des incertitudes, reste à l’affût de l’inconnu et se projette dans l’avenir. Elle est écosystémique et intégratrice par la prise en compte des multiples niveaux de la réalité dans une perspective qui distingue puis relie une diversité de savoirs afin de trouver une unité de la connaissance. Enfin, cette approche s’inscrit dans des enjeux complexes, c’est-à-dire les problèmes et les défis qui marquent notre temps et sur lesquels nous devons agir individuellement et collectivement. L’apprentissage par raisonnement inductif est corrélatif à la transdisciplinarité. Les étudiants sont appelés à découvrir les réalités par l’observation systématique des faits, par l’expérience, puis à recourir aux outils conceptuels et théoriques pour construire une compréhension des réalités. Cette approche rompt avec l’enseignement traditionnel qui procède par divulgation des théories et elle engage davantage les étudiants dans la construction de leurs apprentissages

Luckerhoff et al., 2020, p. 4

Autant la transdisciplinarité peut favoriser l’innovation et la créativité en recherche, autant le dépassement des silos disciplinaires peut aider les étudiants à appréhender les phénomènes dans leur complexité en tenant compte de leur évolution.

Ce numéro de la revue Enjeux et société, Approches transdisciplinaires permet de poursuivre les échanges riches que plusieurs fondateurs et partenaires ont eus lors du développement de la nouvelle université de 2017 à 2020. Luc Dancause, Marc L. Johnson, Jason Luckerhoff, Didier Paquelin et Jean-Jacques Rousseau ont fait partie de l’équipe de développement de l’UOF et ont participé au colloque. Ils ont accepté de se livrer à une entrevue avec Isabelle Cossette qui a publié leurs propos dans une note de recherche qui fait partie de ce numéro.

Présentation des articles

Dans un texte intitulé Quelle posture pour la transdisciplinarité : scientifique, philosophique ou pédagogique?, Jacques Hamel nous fait l’honneur de sa préface écrite à partir de sa riche expérience de la transdisciplinarité dans ses différentes recherches. Il y fait ressortir les questions fondamentales que pose la transdisciplinarité, jusqu’à amener la réflexion sur l’essentiel de la démarche scientifique et sur la nécessité, pour tout chercheur aujourd’hui, d’adopter une posture transdisciplinaire. Les différents angles avec lesquels les questions sont soulevées constituent déjà une illustration très éclairante de cette posture transdisciplinaire.

Simon Fitzbay, dans son article Qu’est-ce que la transdisciplinarité? Tour d’horizon des différentes perspectives, propose des clarifications conceptuelles qui sont bien appuyées sur la genèse et les développements de ce terme aujourd’hui très diffusé dans la recherche scientifique. Tout en conservant un point de vue critique, l’auteur présente les différentes perspectives que l’on trouve sur cette thématique et qui ne sont pas toutes compatibles entre elles.

Jean Bernatchez présente un premier cas d’une expérience de recherche pour lequel la transdisciplinarité s’est imposée avec, à la fois, ses outils spécifiques et ses exigences. Dans Mobiliser la transdisciplinarité comme posture de recherche : le cas de l’analyse des politiques publiques de l’université au Québec, l’auteur précise les principes liés entre eux : la transdisciplinarité, la contextualisation, la dialogique et la systémique.

Une deuxième illustration de recherche transdisciplinaire est présentée par Aïcha Boukthir et François Guillemette dans un article intitulé La transdisciplinarité dans une recherche en santé publique en Tunisie. On y trouve un exemple éloquent d’une approche intégratrice qui transcende l’interdisciplinarité et la multidisciplinarité, tout en engageant les acteurs scientifiques et les acteurs de terrain dans des voies de solutions concrètes, complexes et essentielles pour les populations concernées.

Matthieu Josselin, dans son article Évaluation transdisciplinaire d’un nouveau modèle théorique d’habileté socioaffective : la compétence pathémique, présente les résultats d’une recherche originale tant sur le plan de l’objet de recherche que sur le plan des enjeux épistémologiques et méthodologiques qu’il a appelés pour son appréhension. La perspective transdisciplinaire est illustrée sous un angle spécifique d’un second regard sur les résultats premiers de la démarche de recherche.

Dans leur article Une approche transdisciplinaire de la problématique de la mobilité scolaire à Mons (Belgique), Marianne Durieux, Jean-Alexandre Pouleur et Chantal Scoubeau exposent comment la transdisciplinarité était présente dès le départ dans la façon de construire l’objet de recherche et la problématique, de même que tout au long du processus de recherche qui était inductif-abductif et systémique en intégrant plusieurs disciplines.

Dans la même perspective de transdisciplinarité qui se trouve dès le point de départ et tout au long de la démarche, Yves de Champlain, Martin Hutchison, Henri Boudreault, Pierre Chastenay, Annie Girard et Daniel Laurin rendent compte de leur expérience de recherche dans l’article intitulé La reconnaissance des acquis et des compétences, une transdiscipline? Leurs résultats les ont amenés à formuler un paradoxe entre l’exigence d’une reconnaissance disciplinaire et la nécessité de fonder cette reconnaissance sur un regard transdisciplinaire parce que la réalité est complexe et se présente avec plusieurs niveaux.

Mireille Lalancette, Marie-Ève Caty et Marie-Josée Drolet, dans leur article Argumenter sur l’argumentation : regards croisés sur les apports de la transdisciplinarité en recherche, fournissent un bel exemple d’une expérience concrète de transdisciplinarité vécue par des chercheurs de disciplines nettement différentes. Le style narratif de cet article permet au lecteur d’entrer dans la démarche. En même temps, l’illustration de la transdisciplinarité expérimentée dans une collégialité pour un projet précis est originale et inspirante.

Virginie Boelen, dans son article La transdisciplinarité comme voie de décolonisation du savoir et de la pensée, met en lumière l’utilité de la transdisciplinarité dans l’élaboration de son objet de recherche, dans la clarification de sa posture épistémologique et dans sa méthodologie de recherche à l’occasion de son projet doctoral. Dans cet article, elle montre comment cette triple disciplinarité l’a guidée sur la voie critique de la décolonisation.

Les deux chercheures Sandrine Renaud et Marie-Josée Drolet amènent les lecteurs du côté des questions d’éthique de la recherche clinique, dans leur article intitulé Transdisciplinarité et pratique clinique en santé mentale : quels enjeux éthiques? Elles soulignent ainsi la fécondité de la transdisciplinarité pour étudier les différentes dimensions des services de santé, tels l’accessibilité, le respect des droits des patients et la nécessité de la concertation interprofessionnelle.

Deux notes de recherche viennent enrichir ce numéro sur la transdisciplinarité. La première, de Daniel Bial, aide à comprendre La contribution de Basarab Nicolescu à l’essor de la transdisciplinarité. La deuxième, d’Isabelle Cossette, intitulée Synthèse du colloque et conversation sur la transdisciplinarité, offre une pluralité d’apports en provenance des participants au colloque sur la transdisciplinarité qui a eu lieu en avril 2021 et qui est le fruit d’une collaboration entre plusieurs institutions de recherche.

Enfin, dans un article hors thème, Christelle Pelbois, Jason Luckerhoff et Marie-Claude Lapointe présentent les résultats d’une recherche sur le livre numérique. Dans Le livre numérique en bibliothèque publique au Québec : analyses des conditions d’exécution de la licence de Pretnumerique, les auteurs analysent la plateforme Pretnumerique qui permet aux bibliothèques publiques participantes de rendre disponibles pour le prêt les titres numériques commerciaux de livres numériques qu’elles achètent à leurs libraires. Cette plateforme, administrée par un organisme à but non lucratif mandataire des bibliothèques, Bibliopresto, a permis 15 millions de prêts depuis sa création en 2011.