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Jean-Pierre Pichette est professeur d’ethnologie à l’Université Sainte‑Anne, située en Nouvelle-Écosse au Canada. Ancien titulaire de la Chaire de recherche du Canada en oralité des francophonies minoritaires d’Amérique, ses travaux portent sur la littérature orale et les traditions populaires de l’Amérique française. Il est l’auteur de nombreux ouvrages, dont La danse de l’aîné célibataire ou la résistance des marges, un livre issu d’une « série d’enquêtes intensives » qu’il poursuit depuis 1999 avec de nombreux collaborateurs.

La danse de l’aîné célibataire dont Jean-Pierre Pichette traite dans ce livre n’est ni une « danse-thérapie » (Vaysse 2006), ni une forme de célébration religieuse. Il s’agit d’une coutume franco-canadienne qui consiste à soumettre à une épreuve publique de danse un aîné qui se fait devancer en mariage par son cadet. La structure technique de cette danse de l’aîné ne repose pas sur un enchaînement de gestes bien définis et invariables qui suivraient une codification rigide et systématique. Il suffit pour la victime de « juste danser » et non pas de « danser juste », comme le voudrait bien toute autre danse à finalité performative ou compétitive. Sanction infligée au retardataire en matière de mariage, la danse de l’aîné célibataire signifie une volonté collective d’encourager le mariage et de dissuader les individus de rester dans le célibat. Ainsi, « se marier à temps » et « attendre longtemps » constituent donc deux pôles opposés dont la frontière est redéfinie à chaque occasion de mariage, au point de donner lieu à un marquage identitaire et même politique. Ce qui constitue réellement une épreuve dans ce rituel, c’est plus le fardeau de la honte que le danseur est obligé de porter en public que l’expérience d’une transpiration à laquelle on le soumet durant quelques minutes de danse. L’ennui pour la victime réside dans le fait de s’exposer à la risée du public, d’être ridiculisé, plutôt que l’obligation de consentir à un effort physique de quelques instants. Cette danse est sinon un sacrifice de soi, du moins la torsion d’une dignité, en vue de faire amende honorable, à la suite de ce qui est perçu comme une transgression, c’est-à-dire « se faire devancer par son cadet en matière de mariage ». Ce rituel manifeste tout l’attachement à un lien social historique qui réaffirme la prééminence du mariage sur le célibat.

Considérant le problème sous un angle historique et géographique, Pichette en analyse les contours politiques pour apporter une lecture au paradoxe saisissant qui entoure cette coutume : oubliée dans son foyer d’origine et dans les centres, elle ne fait pas moins preuve de vitalité dans les marges, les périphéries et au sein des minorités. À partir de là, l’auteur propose la métaphore du limaçon pour envisager l’hypothèse d’une « séparation » entre la tradition et son foyer de naissance. Ainsi perçue, la tradition serait pour son foyer originel ce que la carapace est pour l’escargot. Pour autant, Pichette précise que la marge n’a nullement le monopole de la tradition. Pour preuve, le centre se nourrit de toute une politique de conservation et de protection de la tradition. Si donc « la part de la marge pour la vitalité de la tradition est un fait incontestable, celle du centre pour leur protection » demeure une réalité tangible. Pichette nuance davantage son propos en indiquant que tous les peuples émigrés n’ont pas réussi à conserver toutes les traditions du pays d’origine. Dans certains cas, il y a bien « déperdition » et donc « érosion de la tradition » chez les populations immigrées. Le principe du limaçon est tout sauf infaillible. En revanche, il est plus probable que la tradition reste un levier de résistance dans les marges plutôt qu’ailleurs.

Ce livre est d’un grand intérêt anthropologique, même si un petit développement sur les « intermédiaires culturels » et les « diffuseurs institutionnels » qui assurent la promotion de cette coutume aurait été un plus. Beaucoup de travaux ont montré le rôle qu’ont joué les intermédiaires dans la revitalisation de traditions de danse. C’est le cas en Afrique du Nord, notamment dans le Rif marocain, où Raymond Jamous (1981) a montré le rôle clé joué par les jeunes dans la perpétuation de « la danse du sultan commandeur des croyants ». C’est également le cas en Tunisie, où les ouvriers se sont distingués dans la promotion d’une danse qu’on appelle le Rboukh.