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L’épidémie d’Ebola qui a touché l’Afrique de l’Ouest de 2013 à 2016 a nécessité des mesures de contrôle vigoureuses, animées par une vaste opération sanitaire, souvent militarisée et soutenue par la coopération internationale. Celles-ci ont été gênées par une gamme de réactions, allant du déni et de la dérision aux fuites et aux violences physiques, désignées par l’OMS sous « l’euphémisme prudent » (Faye 2015) de réticence. Sollicités par le dispositif sanitaire pour « régler » ces réticences, notamment en Guinée, où celles-ci ont été particulièrement répandues et intenses, les socioanthropologues, dont Abdoulaye Wotem Somparé, ont observé certaines tensions entre le rôle qu’on leur attribuait, celui d’une « médiation culturelle » urgente et efficace (Faye 2015), et leur engagement à créer un plus large espace d’observation et d’intercompréhension.

Somparé a ainsi fait partie de ceux dont la pratique ethnographique a été, pendant l’épidémie, « “faite” plutôt que documentée » (Abramowitz 2017). Recrutée par ce qu’on a appelé en Guinée « la Riposte », sa production a d’abord consisté en plaidoyers et en négociations de vive voix ainsi qu’en rapports urgents destinés aux autorités de santé publique. C’est après l’épidémie qu’il s’est donné le temps de raconter cette expérience complexe et parfois tendue, et d’en approfondir l’analyse. L’ambition de son ouvrage est modeste : il ne propose ni théorie globale, ni innovation méthodologique, ni argument choc. L’auteur se donne donc la flexibilité d’un récit humble et attentif, qui suit le fil de ce qu’il a observé, basé sur une riche connaissance de la société guinéenne, acquise non pas en tant qu’expert de la santé publique et de la médecine, mais en tant que sociologue polyvalent s’intéressant, en particulier, à la stratification et aux identités sociales et professionnelles ainsi qu’aux questions de mobilité et de reproduction sociales.

Ceux et celles qui ont parcouru les écrits sur Ebola en Afrique de l’Ouest retrouveront dans cet ouvrage des thèmes familiers. Comme d’autres, Somparé rejette une lecture exotisante, culturaliste et homogénéisante des communautés « réticentes » : approche qu’il décrit dans l’introduction. Pour ce faire, il porte attention aux différences et aux conflits sociaux, et cherche à développer une contextualisation historique et politique de ce qu’il désigne comme un « terreau préexistant de méfiance ». Ainsi, l’opposition particulière des habitants de la Guinée forestière à la Riposte est ancrée dans la longue histoire de leur oppression, de leur exploitation et de leur stigmatisation par les régimes politiques successifs, ainsi que par les entreprises minières transnationales et les groupes sociaux guinéens (géographiques, ethniques et religieux) proches du pouvoir (voir aussi Fairhead 2016). Somparé porte également un regard « symétrique » (Faye 2015) sur, d’un côté, les actions et acteurs de la Riposte (les derniers étant désignés comme « gens d’Ebola »), et, de l’autre, les populations et leurs « réticences ». Le chapitre 1 fait l’inventaire de ces actions et réactions, alors que le chapitre 2 se penche sur les interactions entre « communautés » et « gens d’Ebola », sans hésiter à identifier les « erreurs stratégiques » de la Riposte (Abramowitz 2017), dont le recrutement de jeunes manquant de subtilité et de légitimité sociales, ce qui constitua une entrave au respect et à la confiance mutuels.

L’ouvrage se caractérise d’abord par un souci du détail, menant parfois à des longueurs et des répétitions accentuées par l’organisation des six chapitres, découpés en nombreuses sous-sections. Il se démarque également, surtout dans les chapitres 3 et 4, par son attention aux relations et aux réseaux « horizontaux » qui recoupent, sans forcément rassembler, les espaces sociopolitiques. Ainsi, Somparé attire l’attention, par exemple, sur le rôle des « intellectuels de quartier » (et de village) dans la circulation et notamment l’interprétation de l’information. Il offre également, au chapitre 3, une analyse historique des rumeurs en Guinée, dont la fonction a été façonnée par la colonisation et le régime de parti unique de Sékou Touré, comme « expression d’un contre-pouvoir » (p. 104). Le chapitre suivant, qui puise dans la sociologie de la famille, du genre et du travail, décrit la diversité des enjeux et des impacts de l’épidémie et de son contrôle, notamment pour les femmes des régions rurales, les chauffeurs de taxi, les laveurs de corps ou encore les médecins stagiaires, permettant de saisir les raisons de réactions différenciées. Les deux derniers chapitres de l’ouvrage s’étendent sur les manifestations et la contextualisation des tensions politiques dans le système de santé et la vie politique guinéens. Alors que d’autres travaux sur Ebola donnent une lecture critique des conditions de l’épidémie ou des logiques d’intervention en santé mondiale, l’ouvrage de Somparé nous offre plutôt une coupe transversale et diachronique de la société guinéenne contemporaine à travers le prisme d’Ebola.