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« Ayant entrepris une description de la pierre, il s’empêtra. » Ainsi, Francis Ponge (1999) achève-t-il son fameux « Galet » dans Le parti pris des choses. Si nous avons cru un instant éviter simplement l’ornière, estimant que nos descriptions concernaient moins les pierres en tant que telles que l’écosystème des relations au sein duquel certaines sont prises, il n’est pas certain que nous ne nous soyons pas tout aussi empêtrés, d’une autre façon. À force d’interroger un objet que rien n’inquiète en apparence sinon la très lente érosion qui le réduit et les pouvoirs délégués à quelques spécimens qui l’augmentent, nous avons perdu la netteté de ses contours a priori. Nous attendions la confrontation avec la densité de la vie sociale qui affecte certaines pierres (celles qui protègent, celles qui sont des ancêtres, celles qui font l’objet de rituels ou qui fournissent un cadre à des rituels, etc.), mais nous ne soupçonnions pas à quelle remise en question de ce qu’être vivant veut dire l’examen de multiples situations nous conduirait. Fracassée sur des blocs de granit andins ou bretons, sur des schistes du sud de la France ou sur des grès roumains, la vie a abandonné certaines de ses propriétés les moins optionnelles (le fait de respirer par exemple) pour en admettre de nouvelles : résister, trembler, bruisser, etc. Ces nouveaux événements qualifiants étendaient à un tel point le domaine du vivant et en changeaient si profondément la nature ainsi que les modalités de son appréhension que, d’une certaine façon, la vie nous filait entre les doigts. C’était peut-être bien le cas. Mais fallait-il vraiment la retenir dans la mesure où, dans chacune de nos situations, nos interlocuteurs ne s’en souciaient guère, vivant eux-mêmes à l’abri de toute critériologie systématique et se dispensant d’(ethno) théories assez robustes pour tenir explicitement et raisonnablement les pierres dans le monde vivant ? Ce n’est qu’à la faveur de petites épreuves — dont font partie les discussions avec les ethnologues — qu’ils en venaient à repérer, à stabiliser et à mettre en cohérence du vivant auquel ils sont quotidiennement confrontés. Du vivant pratique en quelque sorte. Ce sont ces épreuves et leurs éclairages mutuels que nous souhaitons ici présenter afin de dégager des pistes de réflexion et contribuer à une anthropologie du vivant au prisme des pierres. Ce texte ne vise donc pas à exposer des résultats. Programmatique, il est une invitation à poser d’autres regards possibles sur le vivant. Assumant une dimension spéculative, quoiqu’ancrée fortement dans l’ethnographie, nous espérons dégager un horizon de questionnements neufs[1]. Cet article est également un dialogue entre deux auteurs, deux approches, deux terrains et deux écritures très différentes, à la croisée desquelles des perspectives inédites ont surgi : Laurence Charlier Zeineddine mène des recherches depuis 1999 dans la région bolivienne du Nord Potosí tandis que Nicolas Adell conduit l’essentiel de ses enquêtes en Europe, notamment en France, depuis une vingtaine d’années. Cependant, l’alternance asymétrique des références ethnographiques — andines et européennes — ne relève en rien d’une stricte démarche comparative. Il s’agit en l’occurrence de proposer à l’élargissement un questionnement sans brusquer la montée en généralité, tout en concédant un espace propice à l’imagination pour déceler la possibilité d’une comparaison.

Perspectives andines

Dans les Andes, des pierres nommées illa sont considérées comme indispensables à l’élevage. La plupart du temps, c’est leur aspect zoomorphe qui les désigne comme illa, les plus convoitées étant celles en forme de taureau (waka)[2]. Lorsqu’un berger aperçoit une telle pierre et que celle-ci est de petite taille, il l’emporte dans sa parcelle. Il y fait un trou et y place la pierre de telle sorte que la figure de l’animal regarde dans la direction où le soleil se lève. Lorsqu’il en a plusieurs, il les dispose en rang. Le berger a alors la charge d’« élever » ces pierres (uyway en langue quechua ; criar en espagnol)[3], de les nourrir, d’en prendre soin. Car pour les bergers, ces pierres ont faim (hambreyuq) et ont besoin d’attention. Pour le Carnaval ou pour le 1er août[4] (plus rarement à Noël), le berger déterre les pierres illa qui se situent dans ses parcelles, les place dans un plat blanc, les lave avec du vin, les enveloppe dans une peau de mouton puis les invite à manger (qaray) : romarin, bonbons roses et blancs, q’uwa[5], cannelle, feuilles de coca, alcool pur, maïs blanc moulu, maïs chuki (maïs jaune), graisse de lama (untu), vin (ou sang de mouton blanc) constituent les offrandes culinaires. Cette relation intime et singulière est censée profiter aux pierres et garantir au berger la multiplication des animaux de son troupeau. Certains bergers sont connus dans la région pour avoir élevé de nombreuses pierres illa.

Des pierres qui sont des « êtres vivants » (kawsaq)[6] tout en demeurant pierres. Si elles ne remettent pas brutalement en cause les limites du vivant que l’humain manifeste, puisque ce dernier leur sert de modèle et de cadre (il faut les élever, les nourrir, les soigner, etc.), elles remettent en question certains processus communs : elles sont élevées et nourries, mais ne grandissent pas. Car tandis que certaines pierres sont réputées croître comme des végétaux[7], les pierres illa elles, se contentent d’« apparaître » aux bergers. Elles ajoutent discrètement leurs propriétés minérales à ce qu’être vivant veut dire et ouvrent la possibilité de prendre en compte de nouvelles qualités pour faire la vie.

Requestionner les limites entre le vivant et l’inerte à partir des pierres implique aussi de rouvrir un ancien dossier au sein des sociétés occidentales, soit celui des « clefs des pierres » et autres lapidaires qui, de Pline l’Ancien à Schelling, ont mis en évidence la dimension végétative de la vie des pierres et, par-là, ont pu les inclure dans le monde vivant[8]. Gaston Bachelard (1948), et à sa suite Roger Caillois (2008), ont souligné que c’est le double transformisme de Lamarck à la fin du XVIIIe siècle qui a fait renoncer à cette association et a rigidifié la coupure excluant les pierres du vivant. Mais ils n’ont guère retenu l’attention sous cet aspect et leur constat mérite d’être rappelé. La théorie transformiste de Lamarck comporte en effet deux versants. Le premier, celui que l’on a gardé en mémoire, concerne le transformisme positif. Il caractérise le monde vivant par complexification progressive des êtres pour lesquels de nouveaux besoins créent de nouveaux organes ou de nouvelles fonctions, qui elles-mêmes permettent dès lors d’ouvrir l’horizon pour des besoins inédits et ainsi de suite. Le second, oublié, est un transformisme négatif qui caractérise le monde « naturel » — Lamarck oppose la vie et la nature. C’est un transformisme de la désagrégation et du délitement qui décrit toutes les étapes et tous les résultats, variables selon les points de départ et selon les conditions environnementales, du processus de retrait et de disparition de la vie. C’est le lent devenir du vivant une fois qu’il a cessé de l’être. Et, pour Lamarck, les pierres sont le résultat final de ce long processus, se situant ainsi à l’extrémité la plus lointaine du monde de la nature, « antipode absolu de la vie » (Caillois 2008 : 753). Or, si l’idée lamarckienne de la transformation progressive a été abandonnée par les sciences contemporaines, elles n’ont que partiellement rejeté celle de la transformation régressive et du devenir-pierre de tout vivant. Surtout, l’idée de la pierre « antipode absolu de la vie » s’est largement répandue, rejetant dans le romantisme (notamment le courant de la Naturphilosophie), la poésie et, plus récemment, le néopaganisme, les tentatives de conciliation du vivant et du minéral[9].

En ce sens, l’anthropologie, parce qu’elle dissocie les idées et remet en cause les incompatibilités et les incohérences apparentes, est l’une des mieux placées parmi les sciences occidentales pour déjouer le piège de Lamarck et faire grand cas, par exemple, des propos et des gestes des bergers du Nord Potosí. Et ce, d’autant plus que la question du vivant fait l’objet d’une grande attention en anthropologie depuis une dizaine d’années. Une approche particulièrement féconde a consisté à envisager la vie « comme un ensemble d’actions produisant des effets visibles » (Pitrou 2014 : 174). Dès lors, l’enjeu n’est plus tant d’étudier les relations des êtres vivants, conçus comme des organismes, à leur environnement (Ingold 2011), mais de décrire les différentes actions qui contribuent à faire du vivant et d’examiner les causes qui les produisent. La focale est maintenue sur l’étude des configurations agentives (Pitrou 2017) et sur les différentes actions techniques (Coupaye 2013, 2018 ; Pitrou etal. 2016) à l’oeuvre dans les processus vitaux. Ce faisant, les êtres vivants peuvent être envisagés comme des artefacts (Coupaye 2013) — du moins « peuvent être observés comme les résultats d’actions sur la matière » (Pitrou 2014 : 185) — et vice versa, aboutissant à la conclusion qu’il n’est pas toujours aisé de faire un départ clair entre processus techniques et processus vitaux (Coupaye et Pitrou : 2018). Les réflexions conduites ici entendent participer à ce questionnement général tout en proposant de le déplacer dans une zone d’inconfort tel qu’il contraint à remettre sur le métier les contours de la catégorie du vivant. Le détour par les pierres nous invite en effet moins à décrire l’emprise élargie de processus vitaux déjà repérés sur des objets ou des phénomènes qu’on ne considère pas a priori comme vivants, qu’à requalifier certaines qualités sensibles comme signes de vie.

Passer par les pierres pour explorer le champ du vivant, c’est pratiquer une radicale dissociation d’idées et les détacher des propriétés d’inertie, de fixité et de stérilité qu’on leur confère et qui ont rejoint à présent le stock des savoirs rationnels ordinaires relatifs aux minéraux (Adell 2011). Mais il faut pour cela exclure de notre analyse des pierres dont la vie est en quelque sorte prêtée par un geste radical de transformation (la taille, par exemple) ou par un être animé (des pierres vivantes, car « possédées ») et qui obéissent aux lois du vivant au lieu de les remettre en cause. C’est le cas des fossiles et plus encore des coraux, qui n’ont pas oublié de respirer. Et nous n’examinerons pas non plus ces pierres « habitées » — par des fées, des elfes ou toute autre entité et que l’on trouve sous diverses latitudes. Elles ne sont vivantes que par délégation. Plus exactement, elles sont animées par des forces qui, aussi bien, auraient pu jeter leur dévolu sur d’autres. Elles ne tirent pas leur vie d’elles-mêmes. Ainsi, nous avons tenu à considérer des pierres pour lesquelles le degré de relations sociales avec les humains serait ramené à son expression la plus ordinaire. Notre hypothèse est qu’il y a des caractéristiques propres aux pierres qui sont repérées par les humains et les informent sur ce que peut être la vie : la capacité d’une pierre à bloquer la lumière, à empêcher le passage d’un humain ou d’un animal, à résister à l’érosion, etc. Il existe également des pierres qui entrent dans des sociabilités diverses et plus ou moins intenses au cours de leur vie : les pierres illa font l’objet d’actions techniques de la part des bergers qui en ont la charge et qui leur sont « utiles ». Mais pour ces derniers, elles mènent aussi leur vie indépendamment des actions des humains. Il existe donc un agir lithique que certains collectifs ne voient pas comme le résultat d’une action humaine et qu’ils peuvent rattacher à un principe de vie.

Ce fort resserrement présente selon nous un intérêt heuristique et méthodologique. D’une part, cela permet de réduire les facteurs explicatifs simples de la vie des pierres (en fait, c’est un esprit, un animal fossilisé, etc.) et de donner au monde lithique une chance réelle de mettre en cause ce qu’est être vivant. Cela offre à tout le moins la possibilité de ne pas réduire la manifestation du vivant à l’expression de la « force », de la « puissance » ou du « pouvoir », qui sont les valeurs attachées aux pierres étudiées jusqu’à présent par les ethnologues[10].

Certaines pierres des Andes, mais aussi ailleurs dans le monde, les pierres « branlantes », les sailing stones ou les pierres « percées », nous ont montré en effet que le vivant ne tient pas seulement dans le pouvoir ou la force agissante (même si elles peuvent aussi en avoir), mais également là où le pouvoir se manifeste par une résistance, une tenue, un équilibre instable, un rayonnement (visible ou invisible : pensons aux phosphores, aux roches magnétiques ou radioactives), une durée et une dureté. Nous suggérons donc d’étudier les pierres pour elles-mêmes et non pour ce qu’elles confèrent aux humains, en somme de passer de la vie sociale des pierres à l’étude de la vie depuis les pierres ou de la vie des pierres. Pour cela, nous avons suivi deux directions. La première a consisté à considérer que les pierres obéissaient aux mêmes signes de vie que les autres êtres vivants, mais à une échelle très différente. La seconde a offert d’explorer de nouveaux signes. Mais, rapidement, les deux directions ont semblé inséparables. Le changement d’échelles modifiait la nature des signes observés et faisait en apercevoir d’autres ; les nouveaux signes invitaient à la multiplication des focales et des angles de vue. En définitive, nous postulons que l’absence de signes de vie n’est pas nécessairement l’absence de vie ; le manque ou le défaut est avant tout une invitation à repenser, à partir de situations singulières, les signes en question.

Suivre les pierres

D’abord, changer d’échelle. Le monde lithique s’inscrit dans des dimensions et des pulsations de temps d’une telle longueur et d’une telle lenteur que la vie à hauteur d’homme ou d’arbre lui est sans commune mesure. Pour autant, l’effet d’immortalité concrète que suscite la pierre chez ceux qui sont cernés par des vies étroites n’est bien qu’un effet de point de vue. En tenir compte fait office de sain décentrement. En cela, malgré tout, nous restons fidèles à l’objectif principal de Lamarck : remettre en cause toute fixité. Simplement, nous nous détachons de l’idée que, pour ce faire, il convient de séparer la vie et les pierres et de décrire pour chacune deux processus en miroir. Nous plaidons au contraire pour une extension maximale du domaine du vivant qu’unifie un jeu de relations, de résonances, de ressemblances et d’échos. Chacun des partenaires y déploie ses propriétés, sa façon propre d’être en vie, c’est-à-dire de participer à la composition du monde de manière autonome. À ce niveau, la dureté, la durée, l’immobilité apparente ou la lenteur pesante déclinent le mode de participation des pierres à notre monde. Car à l’échelle du million d’années, elles rejoignent nos critères de mobilité, de croissance et de mort. Mais comme il s’agit d’une échelle dont on ne peut faire en aucune façon l’expérience directe, cela contribue à exclure des règnes vivants le règne minéral. C’est bien parce que l’on peut voir naître et grandir un arbre qu’il intègre le vivant. Et c’est bien parce que tout de la formation et de la disparition d’une pierre nous échappe qu’elle en est exclue. Le fait même que certaines interrogations surgissent de situations exceptionnelles où des pierres se sont mises au diapason d’un autre règne — on peut constater qu’elles se déplacent, qu’elles s’expriment, qu’elles grandissent — ou qu’on les a mises à ce diapason — on dit qu’elles se déplacent, qu’elles s’expriment et qu’elles grandissent — est significatif de ce problème d’échelles et des solutions trouvées pour y remédier.

Mais il y a plus. Le temps refroidi et quasi immobile des pierres rend visibles des processus que l’on pourrait tout aussi bien qualifier de vitaux et auxquels on ne prête pas attention chez les autres êtres vivants, car ils sont recouverts par la rapidité ordinaire des pulsations du vivant lamarckien.

Dans la région du Nord Potosí, les montagnes, les pierres et les rochers sont associés au monde souterrain, ukhupacha, « le monde du dedans », pacha se référant à la fois à l’espace et au temps (Dedenbach-Salazar Saénz 2006)[11]. Censées être « sorties du dessous » (uramanta lluqsisqapuni), les pierres renvoient aussi à un âge très lointain (unayña), identifié comme un âge présolaire et lunaire et comme celui de la première humanité : « l’âge des ch’ullpa » (ch’ullpa timpu). Les ch’ullpa étaient des humains de petite taille vivant éclairés par les rayons de lune et qui furent quasiment tous anéantis par l’arrivée du soleil[12]. Selon les récits que font les Aymaras du passage de l’âge lunaire à l’âge solaire, les êtres présolaires furent pétrifiés et privés de leur capacité de se mouvoir et de parler avec l’arrivée du soleil. Ils demeurent ainsi visibles aujourd’hui sous cette forme arrêtée, manifestant pour les Aymaras un « agir empêché » (Charlier Zeineddine 2022). Mais chaque 1er août, chaque Carnaval, et enfin deux fois par mois, quand « la lune disparaît » (killa wañuqtin/jairipi) ou lorsqu’elle est pleine (urt’api), le passé présolaire est présentifié et les êtres présolaires recouvrent leur animation présolaire : certaines pierres parlent, crient, se déplacent (puriy), volent, etc. Dans la littérature andiniste[13], on trouve d’ailleurs des mentions explicites du fait que dans ces moments particuliers, les pierres « vivent » (kawsay). Ces observations ont été faites à propos des pierres illa (Allen 2016 ; Sillar 2004) ou des petits menhirs nommés ramaderos (Robin 2008). L’animation périodique des pierres est en effet considérée comme témoin de leur vitalité : elle obéit à un principe de vie. La vitalité de l’inframonde ou du passé présolaire dépend du cycle lunaire : « Quand la lune disparaît, les os vont chercher de l’eau en volant avec un bruit. Quand on casse un os, si c’est un os de ch’ullpa, on dit qu’il y a du sang. On touche l’os et on a les doigts colorés. Il apparaît des petites veines. Ce sang vit », m’expliquait Nicasio, l’un de mes compagnons[14]. Cette conception de la vie est intrinsèquement liée à une conception du temps cyclique. Elle explique le caractère périodiquement suranné de l’agir empêché. Ce faisant, l’immobilité des pierres cache une latence, celle de leur mouvement en puissance.

Alors que je menais des recherches sur les écarts entre les sources historiographiques et l’histoire orale du Nord Potosí bolivien, mes interlocuteurs insistaient sur le fait que « chaque lieu avait un nom », chaque source, chaque pierre, chaque parcelle, chaque endroit de la rivière, chaque zone de pâturage. Il en existait des centaines. Lorsque je suis partie sur le terrain en novembre 2017, j’avais pour objectif de cartographier les pierres et les rochers ainsi répertoriés[15]. J’avais compris qu’il était important de situer les pierres dans l’espace et le temps. J’avais également compris que certaines pierres étaient considérées comme des agents, car elles avaient la capacité d’affecter les humains. Les pierres sont en effet réputées pour leurs actions tutélaires et les bénéfices (ventajas) qu’elles octroient, comme favoriser la germination, la fertilité ou la reproduction. Elles le sont aussi en raison de leur capacité de prédation. Les pierres ont chacune leur particularité, mais se caractérisent par une même « faim » (hambreyuq). Celle-ci les conduit à « saisir » (jap’iy) l’âme (animu) des personnes humaines pour leur alimentation dès qu’elles en ont l’opportunité.

Mais il y avait un aspect que je n’avais pas anticipé. Les rochers et les pierres que je voulais cartographier se situaient parfois à une heure de marche, parfois à plusieurs de l’endroit où je résidais. Lorsque nous arrivions, j’étais invariablement étonnée par les observations de mes compagnons : « Regarde, c’est très clair, elles sont en train de labourer » ; ou encore « elle est en train d’aller en face » ; « elles sont en train de marcher dans cette direction, tu vois ? » ; « elle est en train de vouloir aller là-bas ». Les emplois du gérondif en espagnol ou du suffixe progressif quechua shka indiquaient que les mouvements ainsi décrits étaient en cours d’accomplissement. Ce que je commençais à entrevoir m’éloignait incontestablement de l’image que tout visiteur peut avoir dans les Andes, celle d’un paysage lithique immobile, statique et permanent. Contrairement au regard du profane, celui des habitants de la région n’était pas photographique. Ces derniers repéraient des déplacements imperceptibles aux étrangers, étaient attentifs aux signes qui laissent entrevoir la plus infime mobilité ou qui dénotent l’intention de se déplacer ou de bouger. Dans le Nord Potosí également, on menait ainsi sans y prendre garde un combat invisible et radical contre la fixité. Car non seulement les pierres étaient le résultat de transformations qui avaient eu lieu dans le temps présolaire, mais elles continuaient de nos jours à s’affirmer dans la mobilité et le mouvement : les pierres marchaient, s’envolaient, dansaient et se battaient comme les pierres jula jula ou encore labouraient comme les pierres illa (voir Fig. 1)[16].

Fig. 1

Pierre illa « Waka yunta » (paire de boeufs).

Pierre illa « Waka yunta » (paire de boeufs).

Cette pierre est située à la sortie du bourg Aymaya figurant sur le trajet du pèlerinage de Panacachi.

Source : Laurence Charlier Zeineddine (2017).

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Marcher et voler comme une pierre

La mobilité des pierres observe le même calendrier lunaire que tous les êtres présolaires. Tous les 15 jours, lorsque la lune disparaît ou qu’elle est pleine, elles se déplacent (puriy). Puis elles retournent d’où elles viennent. Aussi, ce qui permet aux habitants de la région de situer les pierres et de les retrouver n’est pas leur immobilité, mais, au contraire, le fait que les pierres reviennent toujours exactement au même endroit. Gregorio, agriculteur et berger du Nord Potosí, commentait : « Là où ces rochers sont, c’est leur lieu. Ce lieu est comme leur habitat. C’est de là qu’ils bougent. […] Ils s’en vont, mais ne se perdent jamais. Les gens se perdent, mais les pierres, non » (Gregorio, Urur Uma, 2018). Et ainsi, il n’y a pas entre les pierres et les humains une insurmontable coupure, mais une continuité de mouvement et de vie dont les qualités seules divergent : les pierres se retrouvent tandis que les humains se perdent ou, au moins, ne reviennent jamais exactement à leur point de départ. Ils ne cessent, dans leur vie, de changer de place ou de statut.

Dans la communauté d’Urur Uma (communauté agropastorale située dans le Nord Potosí), les habitants peuvent bénéficier de l’action tutélaire des montagnes gardiennes (apu mallku ou tata mallku), mais aussi d’une catégorie de pierres spécifiques : les pierres gardiennes. Ces pierres ont été choisies par un aïeul à son arrivée sur les lieux, celui-ci devenant alors leur maître (dueño). Connues de tous, les pierres gardiennes font l’objet d’un savoir largement partagé : chacun sait où est la pierre gardienne de chaque famille. Leur présence indique des lieux d’établissement et de production agricole actuels ou passés lorsque les activités humaines se sont déplacées. Ces pierres sont des archives lithiques, à la fois supports mémoriels pour les habitants et indices permettant aux anthropologues de reconstituer certains mouvements de population. Les rapports qu’entretiennent les familles avec ces pierres gardiennes permettent en effet de faire l’histoire récente des dynamiques d’occupation, mais aussi celle des transactions foncières, des ventes et des partages de terrain dans les fratries (Charlier Zeineddine 2020). C’est dans ce cadre que Vicente, habitant d’Urur Uma, m’a parlé de sa pierre gardienne nommée « pierre autel » (misa qala) en raison de sa forme. En me la montrant, il m’en fit la description suivante : « Elle veut aller en face. Elle va, elle vient, c’est comme ça. Elle part, mais elle revient. Elles [les pierres] se déplacent toujours comme ça. Elles ne vont pas à un seul endroit, elles se déplacent bien sûr ! » Quelques jours plus tard, alors que j’accompagne Vicente qui rend visite à sa soeur, il s’interrompt et m’interpelle, me montrant un endroit où se trouvent de nombreuses pierres : « Regarde ces pierres », dit-il en m’en désignant de son point de vue trois particulièrement, « elles sont en train de marcher (están caminando), elles ne sont pas là comme ça par hasard, c’est très clair, elles veulent aller à la pierre autel, elles sont en train d’y aller. » Mais, en dépit de mes efforts, je ne vois pas les trois pierres qu’il me montre. Toutes les pierres sont à mes yeux semblables les unes aux autres, sans doute parce que là où Vicente repère des mouvements et des intentions, je n’aperçois que fixité et inertie. Il n’est pas aisé de « marcher avec les pierres », ni, finalement, de changer d’échelle (voir Fig. 2).

Mais toutes les pierres ne marchent pas. Situées dans le lit des rivières ou bien sur le flanc des montagnes, les pierres colibri (jurürü) ont une forme sphérique et sont réputées voler les nuits sans lune ou de pleine lune de maison en maison, ou de sommet en sommet[17] : « Elles volent. C’est comme nous ; nous, on marche pour se déplacer. Elles, elles se déplacent en volant », m’expliquait Vicente (voir Fig. 3).

Les pierres colibri peuvent également se manifester aux humains comme des humains (runa)[18]. C’est ce qu’illustrent les propos de Gregorio au sujet de la frontière entre les ayllu d’Aymaya et de Kharacha[19] dans les vallées :

Ces jurürü disparaissent les nuits de lune morte et de pleine lune. Où est-ce qu’elles volent ? Elles volent. Il y en a de très grandes. Je t’avais montré quand nous sommes allés à pied dans les vallées [15 ans auparavant]. Nous avions vu une grande jurürü [de la taille d’une malle en bois]. Tu te souviens ? En arrivant dans les vallées, à la montée de Suarani, quand tu y vas seule, la pierre te fait peur. C’est comme une personne humaine, elle est debout, grande et noire. Elle ne bouge pas et on ne peut pas passer. Tu dois passer par un autre côté, par en bas ou par en haut. Certains m’ont raconté, ils ont eu des problèmes comme ça. Elle est debout et parle, elle siffle aussi, mais ne bouge pas. Tu crois qu’elle va bouger, mais non. C’est son endroit, c’est pour ça qu’elle ne laisse personne passer, impossible. Ce lieu s’appelle Watapampa, tu sais en arrivant à Suarani, à l’école, c’est la montagne Watapampa. C’est là que les Aymaras et les Kharachas ont mis la frontière. Ça y est, ils ont leur frontière maintenant. Elle n’y était pas avant. Il n’y en avait pas. Ça fait trois ou quatre ans à peu près, avec [la loi] INRA[20] tu sais, comme ce qu’ils font en ce moment ici dans cette pampa, ils mettent des frontières.

Gregorio, Urur Uma, 2018

Fig. 2

Les pierres qui marchent.

Les pierres qui marchent.

Au centre, en premier plan, la pierre Autel, partenaire de la pierre gardienne de Vicente. En second plan, à gauche, les pierres qui marchent et se dirigent vers la Pierre Autel. Communauté Vinto, ayllu Kharacha.

Source : Laurence Charlier Zeineddine (2017).

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Fig. 3

Les pierres qui volent : les pierres colibri (jurürü en aymara, pelota en espagnol).

Les pierres qui volent : les pierres colibri (jurürü en aymara, pelota en espagnol).

Pierres situées dans le lit de la rivière Jatun Mayu, secteur Piñaqullu, ayllu Aymaya.

Source : Laurence Charlier Zeineddine (2017).

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La mobilité foisonnante et mystérieuse de la pierre colibri (on ignore son itinéraire) rend son immobilité plus forte encore et plus efficace pour installer une frontière ou interdire tous les mouvements : « Elle ne bouge pas et on ne peut pas passer. » Rien d’étonnant donc à ce qu’elles soient des maîtresses gardiennes des lieux et qu’elles puissent servir de bornes pour marquer des limites entre des ayllu. Loin de l’immobilité subie, l’immobilité de la pierre colibri est le fruit d’une décision. C’est un effort orienté vers un but, marquer une limite dans le cas présent.

Or, cette propriété remarquable n’a rien de spécifiquement aymara. On la rencontre sous d’autres latitudes, en Europe notamment. Ainsi, en France, dans la forêt de Huelgoat (Finistère), on trouve l’imposante « Roche tremblante » de 137 tonnes qui refuse de tomber, en dépit de l’acharnement des carriers du début du XXe siècle puis des touristes, qui s’appliquent à la faire vaciller. Son équilibre stable donne aussi l’illusion d’une immobilité décidée et forte : « Elle a tenu », me disait un des guides de la forêt, évoquant tout à la fois sa résistance passive aux coups de massette des tailleurs de pierre et aux cars de touristes[21]. Mais au lieu de produire une frontière spatiale et d’arrêter le passage, cette immobilité têtue tenait lieu d’épreuves et d’invitation au franchissement d’âge. Elle marquait ainsi une frontière symbolique entre les sexes et entre les âges. Pour devenir un homme, et avant que cela ne devienne définitivement une attraction pour touristes, même si les pratiques ont pu se chevaucher largement, faire osciller la pierre branlante de la forêt de Huelgoat faisait grandir et rendait les garçons, à l’instar de la conscription, « bon pour les filles ». Un Huelgoatain, né dans les années 1940, raconte que c’était un lieu incontournable pour les jeunes garçons du village âgés de dix ans et qui voulaient éprouver leur force et leur savoir. C’est aujourd’hui une dimension disparue, recouverte par des récits de légendes qui mettent volontiers en scène un « animisme des pierres »[22], les franchissements symboliques d’âge ayant changé de forme et de lieu.

Dans le Sidobre, à huit cents kilomètres de là en direction du sud-est, où se trouve une autre pierre qui tremble, ce passage d’âge était si systématique et occasionnait une présence telle dans les premières années du XXe siècle que le fermier qui possédait le terrain voisin avait fait poser une chaîne et un cadenas pour fixer au sol l’immense « pierre clouée ». Dès lors, pour passer l’âge, il fallait s’acquitter de quelques francs auprès de lui pour qu’il ouvre le droit à tenter l’aventure de la faire osciller[23].

Mais osciller, c’est tenir, et tenir malgré tout. Au Huelgoat comme ailleurs, les « roches tremblantes » sont en premier lieu des pierres qu’on remarque pour leurs propriétés inhabituelles. « Elle aurait dû rouler jusqu’en bas », expliquait l’une des guides de la forêt en mars 2010[24]. Un siècle plus tôt, Victor Segalen notait pour sa part qu’elle aurait dû subir le sort de tous ces « gros cailloux inutiles » et être exploitée et débitée en « pierres à bâtir » (Segalen 1973 : 212). Des pierres qui « devraient », mais qui ne font pas toujours ce qui est attendu d’elles. De même, si les pierres colibri des Aymaras se caractérisent par leur envol, elles sont aussi remarquées en raison de leur résistance à l’érosion éolienne ou hydrique. C’est ainsi que Vicente les a spécifiées lorsque nous sommes allés voir celles qui se situent dans le lit de la rivière Jatun Mayu :

Elles sont toujours là, depuis que je suis enfant je les vois là toujours pareilles, elles n’ont pas été emportées par l’eau de la rivière contrairement aux autres pierres, regarde. Elles sont du temps des ch’ullpa [êtres présolaires] probablement. L’eau ne leur fait rien.

Vicente, Urur Uma, 2017

De la même façon, la pierre nommée « crapaud » est connue pour sa résistance à l’action d’agents qui pourraient la dégrader. Située sur le chemin qui mène aux vallées, à Castilla (Nord Potosí), elle fait l’objet d’une attention particulière de la part des bergers qui, depuis plusieurs générations, y font une halte avec leurs troupeaux. Réputée pour sa dureté, la pierre crapaud ne peut être ni cassée ni effritée par les outils de l’homme. Le défi des pèlerins consiste à tenter d’y parvenir, les nombreux débris au sol attestant de ces multiples tentatives.

Ainsi, certaines propriétés de quelques pierres remarquables — la dureté, l’éclat, l’aspect exceptionnellement lisse, etc. — fonctionnent comme des qualités qui déterminent leur participation au monde vivant et au temps qui passe. Car ne jamais se perdre, s’appliquer à rester immobile, durer, résister et tenir, ne sont-ce pas des désirs propres aux êtres vivants toujours menacés de ne pas durer, ne pas résister ou ne pas tenir ? À ce compte, certaines pierres peuvent fournir des écrins privilégiés à l’expression de ces qualités recherchées et inviter ainsi à l’établissement d’une relation dont on peut espérer retirer pour soi un peu de durée, d’éclat, de résistance ou de dureté.

Rencontrer des pierres

Conférer la dignité du vivant aux pierres impose aussi de prêter attention aux relations ordinaires qu’elles peuvent nouer, aux rencontres quelconques, furtives ou affirmées, qui peuvent se manifester.

Depuis l’Antiquité, la figure d’Amphion n’a cessé de circuler en Europe tout au long du Moyen Âge et à l’époque moderne (Fritz 2013). Amphion est une sorte de double d’Orphée. Tandis que ce dernier commandait les animaux par son chant et sa musique, Amphion s’adressait de la même manière aux pierres qui obéissaient au son de sa lyre et de sa voix. Hésiode rapporte que c’est ainsi qu’il bâtit les murs de la cité de Thèbes. À aucun moment le poète n’anthropomorphise les pierres ni ne les affecte d’un coefficient d’humanité pour les mettre en mouvement. Il met en revanche en valeur la découverte d’une zone d’accord (au sens musical du terme) où Amphion et certaines pierres peuvent échanger et bâtir ensemble.

De ces pierres « mises en mouvement » — par une autre voie que celle qui fait vaciller les roches tremblantes, marcher les pierres autel ou voler les pierres colibri —, un récit s’est maintenu au XXe siècle, rapporté par Pierre-Jakez Hélias (1977). Il s’agit d’un conte — qui se présente comme un souvenir de deux vieux conteurs, à moins que ce ne soit l’inverse — mettant en scène un jeune garçon de la baie d’Audierne en Bretagne qui se mit, dans le cours de sa douzième année, à comprendre le langage des pierres, à entendre comme un langage humain les sons produits par le vent s’engouffrant dans les anfractuosités des murs, par les frottements et parfois les battements de quelques galets instables. Et ce que « Jean qui parlait aux pierres » entendait, c’étaient des lamentations de pierres qui se plaignaient de ne pas être à leur juste place. Jean a passé ainsi plusieurs années à profiter de cette intercompréhension exceptionnelle pour mettre les pierres en ordre dans les murs des maisons, dans les murettes séparant les champs, dans le soutènement des parois fragiles. Puis, un jour, sans qu’on sache pourquoi, le « don » a disparu.

Du mythe d’Amphion, l’histoire de « Jean des Pierres » offre une lecture complémentaire. Aux pierres qui obéissent (Amphion les commande) répondent les pierres qui sont obéies (suppliant Jean de les ajuster) ; aux pierres à qui l’on parle font face celles qui parlent. Mais dans les deux cas, une forte charge émotive traverse la relation qui s’est instaurée entre les humains et les pierres. Les pierres d’Amphion se déplacent, touchées par son chant ; c’est parce qu’il a été touché par leurs plaintes que Jean les manipule. Le mouvement observé et extérieur (les pierres qui se déplacent ou qu’on déplace, qui tremblent aussi) est ainsi lu comme la traduction de mouvements intérieurs — des émotions au sens littéral, des intentions — qui en sont la source première et l’indice le plus sûr de vie. Car la présence de sensibilité et d’émotion en vient à déterminer le vivant avec lequel une rencontre est possible. Ce qui soulève une question : tout être avec lequel une rencontre est possible n’est-il pas, de ce fait, vivant ?

Au Nord Potosí, les pierres illa des bergers aymaras sont réputées pour « apparaître » aux humains : « Elles ont l’habitude d’apparaître en haut du Huancarani », disait Gregorio, et particulièrement pendant la période du Carnaval et autour du 1er août. Ce mode de manifestation est décrit par ce dernier en termes de « rencontre » (tinkuy, « rencontrer ») :

Gregorio : Si tu en vois une, si tu en rencontres une, alors elle est à toi. Elle est à toi parce que tu l’as rencontrée. Tu peux l’amener chez toi, bien entendu.

Laurence : Ce n’est pas la voler ?

G. : Voler est une chose. Rencontrer en est une autre.

L. : Même si la pierre est sur la parcelle d’un autre ?

G. : C’est la même chose. Si tu rencontres une pierre, elle est à toi.

Urur Uma, 2018

C’est donc la rencontre qui fait le maître et qui détermine sa charge (plus que sa possession) : élever la pierre et maintenir vis-à-vis d’elle une attention permanente. Soin et attention qui répondent à l’empathie des pierres elles-mêmes à l’endroit des humains. Ces pierres des bergers aymaras sont aussi appelées pierres « qui ont de la compassion » (khuyiris), elles « ont de la compassion pour les gens », avait dit explicitement Gregorio. Et cette connexion sur laquelle reposent les liens aux pierres concerne, à tout le moins dans le Nord Potosí, un réseau étendu d’acteurs unis par des sentiments et qui forment ensemble le monde vivant. Quelques jours après avoir nourri les pierres illa lors des rituels du 1er août, les bergers affirment qu’« on entend les pierres pleurer, comme les taureaux » et que « les animaux leur répondent ».

Ces échanges connaissent en Europe une déclinaison singulière sur laquelle un aspect du récit de Pierre-Jakez Hélias a attiré mon attention, car il renvoie à une observation que j’ai faite par ailleurs autour des « roches tremblantes » ou « sonnantes » de Bretagne. C’est à 12 ans que Jean acquiert le don de comprendre le langage des pierres. C’est un enfant qui, pour les sociétés rurales traditionnelles en Europe, a atteint le moment de s’engager dans le lent processus qui le conduira à l’âge adulte. Or, dans la forêt de Huelgoat et dans le Sidobre, ce sont des enfants du même âge qui viennent éprouver leurs connaissances, leur adresse et leur force au pied de ces rochers gigantesques. Ce sont eux, avant que le tourisme ne se développe dans la seconde moitié du XXe siècle et jusque dans les années 1980, qui formaient des bandes de « petits guides » qui amenaient les visiteurs voir les pierres, qui leur faisaient des démonstrations d’adresse et qui leur contaient les histoires fabuleuses qui les entouraient. « C’était notre terrain de jeux », me racontait un ancien « petit guide » ; « grâce à l’argent des touristes, j’ai acheté ma première guitare »[25]. Même si la fonction de franchissement d’âge a aujourd’hui disparu — les petits guides sont interdits —, les souvenirs des petits jeux avec les grands rochers conservent la trace d’un rapport fondamental qu’une certaine enfance a pu avoir avec certaines pierres. Ces enfants, au Huelgoat et ailleurs, sont ainsi les détenteurs de compétences singulières et éphémères, de celles qu’il faut maîtriser, puis perdre pour grandir. Faire vaciller les blocs gigantesques, faire « sonner » les pierres « qui cornent » (en Bretagne encore, près d’Oxford aussi où se tient un blowing stone qui fait office de « jeu d’enfants » depuis le XIXe siècle au moins[26]), repérer la croissance invisible des trovants (pierres « qui poussent ») de Costesti (Roumanie), telles sont quelques-unes de ces capacités qui construisent un curieux partenariat entre de petits humains et de grandes pierres.

Tandis que les enfants, par leur attention, par leur empathie, par leurs actions, mettent en mouvement ces pierres, leur prêtent des intentions et les font entrer dans une catégorie généreuse du vivant, ces dernières font quant à elles grandir les jeunes garçons en constituant pour eux un repère tangible de passage biographique. On grandit quand on sait souffler dans les pierres pour les faire sonner, quand on sait faire trembler le rocher, ou quand on sait identifier la croissance d’une pierre qui elle-même grandit. Un moment d’échange a été ouvert : les enfants permettent aux pierres d’accéder à la biologie, et celles-ci font avancer ceux-là dans leur biographie.

Aussi, certaines pierres, des deux côtés de l’Atlantique, sont-elles vivantes à ce double titre : vivantes d’être traversées, à l’instar des humains ou des animaux, de mouvements extérieurs et intérieurs d’une part ; mais vivantes aussi, d’autre part, à force d’être des leviers biographiques, des embrayeurs d’âge en Europe, des ciments d’unités familiales du côté du Nord Potosí. Vivantes donc par le fait de faire office de sang et d’humeurs — exohormone et exosang —, et de contribuer ainsi à la croissance sociale des individus et à l’établissement des liens.

Conclusion : des pierres pour interroger le vivant

Le détour par les pierres nous a permis de ce point de vue d’aboutir à deux propositions. En premier lieu, nous avons pu opérer un décentrement relatif à la définition même du vivant en le désarticulant de certains critères considérés comme fondamentaux. Le fait de considérer que les pierres sont vivantes à la condition qu’elles vivent en répondant à ce que la rationalité occidentale moderne attend habituellement d’un être vivant (par exemple, qu’il respire, qu’il se déplace vraiment, qu’il grandisse, vieillisse et meure, notamment) nous a semblé insuffisant. Insuffisant et surtout infidèle à l’expression des actions et des propos d’acteurs qui ne partagent pas, pour des motifs divers, cette critériologie. L’anthropomorphisme ou le métaphorisme, s’ils sont des processus qui ne sont pas ignorés sur les terrains que nous avons explorés, ne sauraient à eux seuls constituer des explications finales. Cette perspective a permis d’imaginer de nouvelles propriétés intrinsèques telles que la durée, la résistance, la dureté comme au moins aussi légitimes, aux yeux de certains acteurs, pour faire participer des êtres aux échanges qui animent le monde vivant.

En second lieu, cette extension du domaine du vivant et son identification par un genre supplémentaire de propriétés inédites — qui n’éliminent pas les autres, ne les recouvrent pas, mais les complexifient — engagent une tout autre manière de conduire des recherches sur ce qu’être vivant veut dire ou fait faire. Car l’on ne saurait conduire des enquêtes sur l’attention portée à la respiration ou à la croissance de la même manière qu’on s’appliquerait à identifier la façon dont durer, tenir et résister sont remarqués et évalués par certains acteurs. Du second ensemble, qui nous a ici plus particulièrement intéressés, il faut accepter la dimension phénoménale et, de là, la nécessité de considérer chaque caractéristique comme étant le résultat d’une relation et d’une rencontre entre des partenaires qui ne peuvent se faire que sous certaines conditions. Décrire et analyser les conditions propices à l’émergence, pour des individus précisément identifiés, de nouvelles qualités pour faire participer une pierre au monde vivant constitue l’un des horizons de recherche que cet article voudrait ouvrir.