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Les Frères musulmans en Mauritanie ont-ils renoncé à établir l’ « État islamique » en optant pour un changement sociopolitique pacifique ? Autrement dit, ont-ils délaissé leur idéal de ressusciter l’État de la Ḥākimmiyaẗ[1] en faveur d’une conquête politique à travers les urnes ? Peut-on voir dans ce changement un échec idéologique et politique de l’islamisme ? Pour O. Roy, l’islamisme a échoué à atteindre son objectif principal : restaurer l’institution califale. Selon lui, « cet échec est d’abord un échec intellectuel. […] En somme, le développement de la pensée islamiste, politique par excellence, en vient à se désintéresser de tout ce qui fait le politique (institutions, instances, autonomie d’une sphère séparée de l’ordre du privé), n’y voyant qu’un instrument de moralisation et revenant ainsi, par un autre chemin, à la perception traditionnelle des ulémas et des réformistes : à leurs yeux, il suffit que les musulmans soient vertueux pour que la société soit juste et islamique ». Ainsi, l’islamisme s’est transformé « en un néofondamentalisme uniquement soucieux de rétablir le droit islamique, la charia, sans inventer de nouvelles formes politiques » (Roy 1992, Avant-propos).

En examinant le mouvement des Frères musulmans en Mauritanie, ce texte propose une lecture différente de celle de l’échec afin d’expliquer cette transition. Il mobilisera les théories de l’idéologie et de l’utopie, telles que développées par K. Mannheim, P. Ricoeur et A. Gramsci pour montrer que ce changement n’est qu’une sortie de l’utopie vers l’idéologie, une sortie des Frères mauritaniens de l’idéal utopique défini par l’État de la Ḥākimmiyaẗ pour l’idéologie « réformiste centriste ». Si « l’idéologie a traditionnellement été un objet de la sociologie ou de la science politique, et l’utopie était étudiée par l’histoire littéraire » (Ricoeur 1997, 8), Mannheim et Ricoeur ont réussi à les articuler « au sein d’un même cadre conceptuel » (Ricoeur 1997, 8), celui des idées (Mannheim 1956, 65).

Selon Ricoeur, l’utopie fonctionne à trois niveaux qui sont complémentaires aux trois niveaux ou fonctions de l’idéologie (Ricoeur 1997, 9). Au premier niveau, la fonction la plus positive de l’utopie est « l’exploration du possible. En tant que possible, l’intention utopique est de défier et de transformer l’ordre présent » (Hurbon 1974, 57-76). À son second niveau, « l’utopie ne fonctionne pas seulement comme une alternative à l’ordre existant mais elle porte au jour le fossé entre les revendications de l’autorité et les croyances des citoyens en un système de légitimité » (Ricoeur 1997, 9). Finalement, à un troisième niveau, l’ « utopique est la chimère, la folie, la fuite, l’irréalisable : une rupture totale entre le présent et le futur proposé » (Ricoeur 1997, 9). Cette dernière forme d’utopie que s’apparente le mouvement frériste dès son apparition en Égypte, surtout, les « Frères Qutbiste » (Ait Kabboura 2021, 97-119). Cette dimension régressive prône le retour à un passé idéal, à l’unité originale, à un moment révolu et à « la quête d’un paradis perdu » (Ricoeur 1997, 38). « Impatiente de réaliser tout de suite, sans passer par des étapes, cette société délivrée de toutes contraintes » (Hurbon 1974, 75), elle adopte une logique du « tout ou rien », soit son idéal transcendantal soit la violence (Ricoeur 1997, 37). Il semble que les Frères mauritaniens ont renoncé à cette dimension pathologique de l’utopie en adoptant une idéologie plus réformiste, partagée par d’autres groupes contestataires, afin de forcer le régime autoritaire en Mauritanie à se débarrasser de la casquette militaire. Ils ont mobilisé l’idéologie tantôt pour engager une « guerre de position » contre le pouvoir quasi militaire (Gramsci 2012, 1-4), tantôt pour légitimer ce même pouvoir en intégrant les classes sociales autour de lui (Ricoeur 1997, 8-9).

Il s’avère que l’usage des concepts d’utopie et d’idéologie pour l’étude de l’islam politique contemporain aide à comprendre les différentes dynamiques qui le traversent. Ce texte essaye de montrer à quel point l’expérience des Frères du désert semble échapper au paramètre échec.

Généalogie des Frères musulmans en Mauritanie

Le concept d’islam politique ou d’islamisme désigne les mouvements qui puisent dans la religion islamique leur projet politique. C’est en Égypte, après la Première Guerre mondiale, qu’apparait pour la première fois un mouvement de ce genre. Il a été fondé par Hassan al-Banna en 1928, et il sera connu sous l’appellation d’Association des Frères musulmans (al-Ikhwan al-Muslimun). Son guide, Hassan al-Banna, s’est lancé dans l’action politique pour rétablir le califat qui venait d’être aboli en Turquie par le nouveau pouvoir séculier. La restauration du califat sera au coeur de son programme politique. Cette institution représentait le « symbole de l’unité islamique »[2] (Hassan al-Banna [s. d.], Lettre 5) et sa restauration était son projet fondamental. Pour ce faire, les Frères devraient « revendiquer le pouvoir et l’arracher à ceux qui n’appliquaient pas les commandements de l’islam » (Hassan al-Banna [s. d.], Lettre 5). Par la prédication et la diffusion du message (da‘wa), les Frères comptaient conquérir le pouvoir, étape par étape, jusqu’à l’acquisition complète du pouvoir[3]. Cependant, cette tactique est vite abandonnée pour une autre plus violente contre le pouvoir nassérien juste après l’événement d’al-Manšiaẗ en 1954[4]. À cette époque, le président égyptien Nasser avait ordonné la dissolution de l’Association des Frères musulmans. Un grand nombre de ses membres sera arrêté dont leur guide al-Huḍaibī. Sayyid Qutb, leur théoricien, sera condamné à 15 ans de prison (al-H̱alidī 1981, 22). Depuis sa réclusion, ce dernier traitait le régime nassérien d’impie, et la société égyptienne de Jâhiliyya (la société de l’ignorance préislamique)[5]. Selon Qutb, cette société ne craint plus Dieu et ne l’adore plus, car elle est gouvernée par un pouvoir humain, loin des recommandations divines et coraniques. Elle est :

Comparable à celle qu’avait connue l’islam à sa naissance ou même pire […] Tout ce qui nous entoure est fait de Jâhiliyya, même les conceptions des individus, leurs doctrines, leurs confessions, leurs moeurs et coutumes, leurs sources de culture, leurs arts et leurs lettres, leurs lois. Une grande partie de ce que l’on appelle culture, philosophie ou pensée islamique est également née de cette Jâhiliyya.

Al-Šubaki 2009, 107

Critique de ces réalités sociales, Qutb a refusé catégoriquement d’accepter un quelconque compromis avec la société égyptienne de la Jâhiliyya et le régime politique nassérien, croyant que « l’islam ne tolère aucun compromis avec la Jâhiliyya […] C’est l’islam ou la Jâhiliyya. Il ne peut exister de situations intermédiaires » (Al-Šubaki 2009, 108). Ainsi, en prison, il a exprimé la nécessité de consolider « une organisation militaire au sein du mouvement islamique pour le protéger des attaques internes [du régime de Nasser]  » (Qutb [s. d.] a, 30)[6]. Puis, « il a formé une organisation secrète de Frères » (ibid.) dont il est « devenu [le] porte-parole » (Muṣalli 1993, 40). Ces conceptions politiques ont donné naissance au courant « qutbiste », qui s’est constitué à l’intérieur des prisons du régime nassérien. Le paradigme frériste « qutbiste » — tout comme l’islamiste radical en général — est fondé sur trois principes ontologiques clés : Tawḥīd al-Ūlūhiyaẗ ; al-Ḥākimmiyaẗ ; et al-‘Ubūdiyaẗ. Ces principes structurent la conception du monde, de l’homme et la société. Dans ce paradigme, Tawḥīd al-Ūlūhiyaẗ exprime l’idée que Dieu est seul, unique, qu’Il n’a aucun associé ni aucun semblable : « Dis : “Lui, Dieu est Un! Dieu ! L’impénétrable ! Il n’engendre pas; il n’est pas engendré; nul n’est égal à lui!’’ » (Sourate CXII) Il est le créateur du temps, de l’espace, des objets et des hommes. À travers les lois de la nature extrêmement minutieuses, Il exerce sa Ḥākimmiyaẗ (pouvoir/gérance) sur l’univers. Et selon Qutb, puisqu’Allah est le seul gouverneur de l’univers, Il est aussi le seul gouverneur des hommes, exerçant sa Ḥākimmiyaẗ sur les sociétés par le biais de la charia (šari‘aẗ [la loi/législation]). Aucun homme ne peut en effet prétendre au pouvoir, quand le seul gouverneur est Allah, et que chacun doit être soumis à sa volonté. À travers le Coran, Allah exerce son pouvoir, sa Ḥākimmiyaẗ, communique ses lois aux hommes et dicte la charia à suivre (Ait Kabboura 2016). Les hommes sensés appliquent les lois de la charia comme preuve de‘Ubūdiyaẗ, c’est-à-dire de soumission et d’adoration. Selon Qutb :

Il n’y a de Dieu que Dieu. Aussi, il n’y a de Ḥākimmiyaẗ que la Ḥākimmiyaẗ de Dieu. Un pouvoir incarné par la volonté de Dieu et par son omnipotence, par sa loi et son ordre… dans laquelle la charia (šari‘aẗ/la loi) de Dieu sera imposée pour régir la vie des gens dans sa totalité et dans ses petits détails, une loi dans laquelle le gouvernant et le gouverné se libèrent de la prétention de représenter la Ūlūhiyaẗ, en prétendant avoir Ḥākimmiyaẗ, sans la permission de Dieu. Il n’a pas permis aux humains de se choisir des systèmes, dispositions, législations et lois, non issus de la charia (šari‘aẗ) de Dieu, dans le texte [Coran et sunna], quand ils existent, et par un effort interprétatif dans la limite des principes normatifs [exégèse] en leur absence.

Qutb 1980, 248-249

Il semble que les principes « qutbistes » trouvent leur source dans la pensée de Hassan al-Banna. Ce dernier a fait la promotion de la patrie islamique, de la suprématie du régime politique coranique, et de la nécessité du Jihad dans ses Lettres[7]. Il a aussi formé l’aile militaire qui a été responsable de plusieurs assassinats politiques à son époque[8]. Le courant « qutbiste » avait déclaré l’excommunication (Tâkfir) des sociétés modernisées et des États-nations postcoloniaux occidentalisés en appelant au Jihad. C’est lui qui avait engendré la Communauté islamique (al-Jama‘a al-Islamiyya) ou « Tâkfir et Hijra [Excommunication et émigration] ». Puis il a alimenté le Jihad afghan contre l’Union soviétique par des « moudjahidines arabes ». Ces « combattants d’Allah » ont donné naissance, par la suite, à l’organisation d’al-Qaïda (Ayman al-Zawahiri) puis à l’État islamique (EIIL).

Le conflit avec le nationalisme nassérien a scindé la communauté des Frères musulmans en deux courants, celui du guide al-Huḍaibī (non takfiriste) et celui de Sayyid Qutb (takfiriste)[9]. Pour réfuter la pensée takfiriste de S. Qutb, telle qu’elle est présentée dans son manifeste Ma‘ālim fi al-ṭarīq [Jalons sur la route] (Qutb 1979), al-Huḍaibī a écrit Du‘at la Qudat [Prêcheurs, non des juges]. Dans ce manifeste, il a révisé les concepts clés d’al-Mawdudi — Jâhiliyya, Ḥākimmiyaẗ, Ūlūhiyaẗ — similaires à ceux de Qutb. Il a déclaré que les Frères n’adopteraient ni l’excommunication des musulmans ni la violence comme moyen de changement sociétal (al-Huḍaibī 1977). Deux manifestes et deux logiques différentes qui orientent les Frères musulmans : d’un côté, les Frères adoptant la réforme et le changement par le bas (éducation, militantisme associatif et de bienfaisance), de l’autre côté, les Frères qutbistes, prônant le changement par le haut, par le renversement des régimes arabes séculiers, vus comme infidèles.

Fuyant le régime nassérien, les Frères musulmans égyptiens, « qutbistes » et « Huḍaibistes », ont trouvé refuge en Arabie Saoudite. Une dynastie fondée sur une base doctrinale wahhabite ou salafiste. Le wahhabisme ou la da‘wa salafiste est un mouvement se réclamant du puritanisme de l’islam sunnite hanbalite. Son prédicateur, le théologien Mohammed Ben Abdelwahhab (1703-1792), prétendait « purifier » l’islam pratiqué dans la péninsule arabique (l’islam populaire ou le culte de temple, de saints et des arbres sacrés) de la bid’a (innovation blâmable) en le ramenant à ce qui, selon lui, serait l’islam premier du Salaf al-Salih (prédécesseurs pieux)[10]. Rejeté par les Bédouins, il était obligé d’accepter l’invitation de Mohammed Ibn Saoud, dirigeant de la région Dariya. En 1744, les deux hommes ont conclu un pacte : Ibn Saoud protège et défend la doctrine wahhabite et Abdelwahhab déclare la guerre sainte contre les tribus bédouines considérées comme infidèles. Par le sabre, Abdelwahhab a imposé l’autorité de al-Saoud sur la péninsule arabique. Son armée appelée Ikhwan (Frères)[11] ou « Frères wahhabites » a fondé et installé un régime théocratique en Arabie. Et par ce wahhabisme, les al-Saoud ont pu répandre leur hégémonie sur le territoire selon un modèle sociétal et moral ancestral dit Salaf al-Salih.

Le wahhabisme est un courant théologico-juridique (fiqh) sunnite qui représente une nouvelle version du salafisme (apparu au IXe). Le salafisme place la sunna (paroles et actes du Prophète Mohammed) au niveau de la parole d’Allah (Coran), en lui conférant l’autorité de légiférer sur des sujets déjà visés par des versets coraniques, rendant, en outre, les actes et les édits du prophète une obligation à suivre. Il lui réserve, ainsi, un rôle principal dans la charia. Le Coran est la première source de la charia, et comme plusieurs parties du Coran nécessitent une interprétation afin d’en extraire les accommodements, la sunna est l’une des plus importantes sources de l’interprétation, et ainsi elle est devenue un supplément du Coran qui ne sera compris qu’à travers elle. En d’autres termes, le sens des versets coraniques ne se révèle qu’à travers la sunna, et cette dernière est devenue plus importante que le Coran aux yeux des législateurs salafistes. Ainsi le musulman devait imiter le Prophète à la lettre selon l’interprétation littéraliste du verset : « Vous avez, dans le Prophète de Dieu, un bel excellent modèle pour celui qui espère en Dieu et au Jour dernier et qui invoque souvent le nom de Dieu» (Sourate  XXXIII, verset 21). L’imam ash-Shāfi‘ī (767-820) prônait cette approche en disant : « l’homme n’a pas été ordonné de suivre sa propre voie, mais ordonné de suivre les autres » (Ali Mabrouk 2007, 9), se référant ainsi aux Salaf (prédécesseurs) comme « source » fondatrice. Aussi, l’imam al-Laqani (mort en 1631) a ajouté : « tout bien réside dans les enseignements des salaf. Et tout mal réside dans la nouveauté du khalaf (les successeurs) » (Ibid, 14).

Dans les années 70, cette oasis pétrolière a accueilli des milliers d’immigrants venant des pays pauvres de l’islam, comme la Mauritanie, permettant ainsi à l’islamisme salafiste dans sa version wahhabite d’étendre son influence, et aux Frères musulmans de répandre leur doctrine (da‘wa). À leur retour de l’eldorado pétrolier, les Mauritaniens, acquis à leurs idées, ont formé des « groupes de mosquées ». Deux groupes sociaux étaient sensibles au discours frériste et wahhabite en Mauritanie. D’un côté, les marabouts (Tolbas/Zawiya) (Filali 1998), détenteurs du savoir religieux, commençaient à embrasser le salafisme wahhabite en raison du pèlerinage aux lieux saints pour approfondir leur savoir religieux dans les centres prestigieux de la Mecque et de Médine (Fall Ould Bah et Ould Cheikh, 115-116). De l’autre côté, la masse urbaine pauvre issue de l’exode rural — causé par des vagues de sècheresse qui ont frappé le pays entre les années 1968 et 1973 — et les groupes d’origines africaines — issus des anciens esclaves — perméables au discours égalitariste prêché par les Frères musulmans. Dès 1960, l’Arabie Saoudite a mis un arsenal idéologique et financier au service de la salafisation wahhabite pour freiner l’élan émancipateur des nationalismes qui menaçaient les monarchies arabes. La Ligue islamique mondiale (LIM) (1960), suivie de la Banque islamique de développement (ISDB) en 1975 et la holding transnationale Dar al-Mal al-Islami (DMI) (La maison de finance islamique) en 1981, ont toutes joué un rôle important dans l’installation de plusieurs ONG islamiques, de mosquées et de banques privées et semi-publiques (halal [sans l’usure]) en Mauritanie[12]. Le réseau maraboutique était le principal bénéficiaire. Il a transformé son économie religieuse traditionnelle en économie islamiste, engendrant ainsi une nouvelle classe sociale à base tribale, la « bourgeoisie pieuse » (Kepel 2003, 122). Cette bourgeoisie majoritairement islamisée au salafisme wahhabite occupe l’espace public mais sans se mêler directement de la politique[13]. À l’inverse, les Frères musulmans mauritaniens étaient au coeur de la vie politique, après plusieurs années de militantisme au sein des « groupes de mosquées », ils ont créé al-jamāʻah al-islāmīyah (Association islamique) en 1978 pour occuper une place considérable dans l’opposition. Cependant, les Frères « qutbistes », incapables de s’enraciner dans la société mauritanienne bédouine gouvernée par un régime quasi militaire, ont émigré (hijra) en Afghanistan[14], puis ont essayé de fragiliser l’ordre établi en orchestrant des attaques de l’extérieur par le biais du groupe al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI)[15].

Quand la Jâhiliyya et la Hākimmiyaẗ n’adhèrent pas à l’islamisme du désert

Les Frères musulmans en Mauritanie n’ont pas suivi leurs homologues égyptiens dans leur doctrine et leur stratégie de prise du pouvoir. Ils ont plutôt emprunté une voie répondant aux conditions sociale et politique de leur peuple et de leur société. À la différence de la société égyptienne qui a connu un processus de modernisation dès l’invasion de Bonaparte en 1798, la société mauritanienne est restée à l’abri de cette influence, sa structure tribale pyramidale et nomade n’a pas subi de changements notables. À la tête de cette pyramide, bien stratifiée, se trouvent les tribus maures issues de l’Afrique du Nord (Marchesin 1992, 25-54), et à sa base, les tribus de descendance subsaharienne. Chaque tribu abrite un ensemble de clans et chaque clan enferme un ensemble de familles soudées par les liens du sang et du mariage. Les tribus maures sont principalement composées de trois groupes ethniques, les Arabes, les Berbères et les Harratins (les Noirs affranchis), tandis que les tribus subsahariennes sont composées de plusieurs groupes comme les Peuls, les Soninkés, les Wolofs, les Bambaras, etc. Il semble que ces appartenances ethniques et raciales régissent les rapports de pouvoir. Les Arabes mauritaniens (Hassani) détiennent le pouvoir politique et coercitif (guerrier/militaire), tandis que les Berbères disposent du pouvoir religieux et des instances maraboutiques[16]. Ces deux groupes hégémoniques dominent d’autres groupes sociaux tels que les tributaires (Zénagas), les forgerons (Mallemins), les affranchis (Harratines), les griots et les esclaves (Abid) (Lucas 1931, 152). Malgré leurs diverses appartenances, les Mauritaniens sont tous musulmans, leur socle commun est le dogme de l’islam. Dans une société bédouine, dominée par une culture religieuse pieuse et conservatrice et par l’esprit de corps, les Frères musulmans mauritaniens ne pouvaient pas considérer leur société mécréante (jâhiliyya).

De plus, à la différence des États-nations arabes, la Mauritanie s’est donné la dénomination de Républiqueislamique dès son indépendance en 1960, incluant les préceptes de la charia dans sa constitution en 1978. Pour légitimer son coup d’État, le colonel Ould Haïdallah a fait de l’islam « la religion du peuple et de l’État » (Préambule de la Constitution). Dorénavant, les « dispositions de la religion islamique sont la seule source de droit » (Article 5 de la Constitution) de sorte que les droits de la personne et de la famille relèvent du droit islamique malikite et le droit pénal (Hudud) relève du droit hanbalite tel qu’appliqué en Arabie Saoudite (couper la main du voleur, lapidation, etc.) (Code pénal, art. 310 ; 351)[17]. À l’instar des États arabes postcoloniaux, l’État mauritanien « monopolise les affaires religieuses comme il s’accapare des affaires politiques » (Abdurrahman 2012, 328-330). Il a fait de l’islam sa religion en instaurant le Haut Conseil islamique (HCI), dont les cinq membres (ulémas) sont désignés par le président lui-même. Son rôle est de formuler « un avis sur les questions à propos desquelles il est consulté par le Président de la République » (La Constitution, Titre IX, art. 94, 1991). Le ministère de la Culture et de l’Orientation islamique s’occupe des mosquées et de leurs imams. Le ministère des Affaires islamiques et de l’Enseignement se charge de l’enseignement traditionnel (mahadhara) d’origine maraboutique. Par le biais de ces institutions, l’islam est mis au service de l’État et de son idéologie. Selon O. Roy : « les régimes autoritaires n’ont pas sécularisé les sociétés, au contraire, sauf en Tunisie, ils se sont accommodés d’une réislamisation de type néo fondamentaliste, où l’on parle de mettre en oeuvre la charia sans se poser la question de la nature de l’État » (Roy 2011).

Dans ce contexte, il est presque impossible pour les Frères musulmans mauritaniens de proclamer l’État impie. Comment pouvaient-ils traiter de Jâhiliyya une république islamique (la Mauritanie) qui inscrit la charia dans sa constitution ? Et comment pouvaient-ils lui déclarer le Jihad[18] pour rétablir la Ḥākimmiyaẗ d’Allah ? Contrairement aux idées du guide fondateur Hassan al-Benna et des Frères d’Égypte qui rejetaient le principe de parti politique considéré comme ennemi de la grande nation (‘umma) (Jourde 2009, 6), les Frères mauritaniens participaient à la vie politique multipartiste dès les années 80, en passant d’un regroupement associatif al-jamāʻah al-islāmīyah (La Communauté islamique) à un rassemblement politique (également connu sous le nom Hasim). Ensuite, avec le retour du multipartisme en 1991, ils ont vainement essayé d’obtenir l’agrément pour leur Parti de la Nation (‘umma). En plaidant en faveur de leur droit de créer un parti, les Frères expliquaient que la présence d’un parti islamique « ne veut pas dire que les autres partis sont infidèles (Kafir). Et que l’interdiction ne témoigne ni du sens de la liberté ni de celui de la démocratie » (Harmès 1994, 5). Ainsi, le mouvement frériste ne critiquait pas le régime autoritaire (putschiste) au nom de la Jâhiliyya, mais au nom de la justice et de la liberté, l’islam refuse « tout pouvoir putschiste ou monarchiste, pouvoirs décadents majoritaires dans les pays musulmans aujourd’hui » (ibid).

Suivant la voie de la « négociation », du « consensus » et des « solutions intermédiaires » — notions rejetées par Sayyid Qutb —, les Frères mauritaniens ont soutenu les partis de l’opposition lors des élections de 1992, en appuyant la candidature de Ahmed Ould Daddah, chef du parti Union des forces démocratiques-Ère nouvelle (UFD-EN)[19], contre Ould Taya. Cette position leur a coûté la dissolution de leurs associations (comme l’Association culturelle islamique) et de nombreux clubs de jeunes en 1994. La répression subie par les Frères les a poussés à abandonner l’opposition politique pour adopter le militantisme associatif à caractère religieux et culturel. Plus tard, en 2003, ils ont tenté, pour la deuxième fois, de créer un parti politique sous le nom de Forum démocratique (également connu sous le nom Hamad), mais sans résultats. Durant ce processus conflictuel avec un régime quasi militaire, les Frères mauritaniens ont élaboré une vision idéologique dite centriste. Et sous la direction de leur chef Jemil Ould Mansour, ils ont constitué en 2005 le Comité de suivi et de communication des réformateurs centristes. Dans le document intitulé Vision politique, paru le 2 février 2006, les Frères disaient :

Notre réformisme rejette la précipitation et insiste sur une démarche graduelle sans brûler les étapes. Notre centrisme n’admet ni les méthodes extrêmes ni les manières immodérées. Il affirme la modération de notre vision, la justesse de notre conception et notre pratique médiane, sans exagération ni négligence. Notre rejet de toutes les formes de violence et d’extrémisme est une certitude.

Voir : Les Réformateurs centristes

Dans la Déclaration fondatrice, les Frères assuraient ce qui suit : « Nous nous engageons à adopter le réformisme centriste, d’adhérer à la démocratie et à l’effort civil et légal » (ibid). Loin de la logique qutbienne du « tout ou rien » et du récit victimaire (Mihna) des Frères en Égypte (Brown 2012, 33-35), le mouvement frériste mauritanien a institué le réformisme centriste, selon sa propre vision politique.

Profitant du contexte post-coup d’État de 2005, les Frères musulmans ou les « réformateurs-centristes » ont lancé le regroupement Initiative des réformateurs centristes pour se préparer aux élections municipales de 2006. Cette participation électorale leur a permis de « conquérir douze municipalités […], quatre sièges au Sénat, quatre sièges à l’Assemblée nationale […] la Mairie de Tevragh Zeina dans le quartier le plus riche de Nouakchott » (Ould Ahmed Salem 2012, 648-649). Ce bassin électoral leur fut fort utile lors des élections présidentielles de mars 2007, quand les Frères « réformateurs centristes » se sont mobilisés pour soutenir l’ancien major, Saleh Ould Hanenna[20], chef du Parti mauritanien de l’Union et du changement (HATEM). Après son échec, les Frères ont changé de position pour appuyer Ahmed Ould Daddah contre Ould Cheikh Abdallahi, le candidat préféré du Conseil militaire pour la justice et la démocratie (CMJD). Adoptant une politique d’ouverture, Abdallahi a autorisé les Frères « réformateurs centristes » à former leur parti à condition qu’il porte un nom différent de celui proposé en 1991, c’est-à-dire le Parti de la Nation. C’est ainsi que les Frères musulmans ont réussi à fonder leur parti Rassemblement national pour réforme et développement (également connu sous le nom Tewassoul), le 3 août 2007, et à se tailler une place dans le paysage politique mauritanien.

La chouracratie : réformisme centriste et quête du pouvoir

L’idéologie « réformisme centriste » est fondée sur une compréhension particulière de la démocratie. La question qui se pose est la suivante : comment les Frères Tewassoul définissent-ils la démocratie ? Comment vont-ils concilier charia et démocratie ? Comment concilier la démocratie en tant que système politique avec ses valeurs positives et la charia en tant que loi divine avec ses valeurs religieuses. Pour ce faire, Ould Mansour insiste sur la nécessité de « corriger la relation entre l’islam et la démocratie » (Sahara Media 2014), et d’établir des rapports « positifs avec la démocratie en l’assimilant » (Sahara Media 2014). À l’aune de ces propos, il est inéluctable de séparer la démocratie de ses fondements philosophiques liés à la modernité et de l’arrimer aux fondements islamiques. C’est-à-dire séparer la démocratie de la laïcité, car pour lui, la démocratie est une chose et la laïcité, une autre (Sahara Media 2014). Ould Mansour affirme que

la démocratie, dans son acception linguistique et son contexte historique, ne porte qu’un concept politique clair et spécifique, c’est le gouvernement du peuple par le peuple. Pour la première fois de l’histoire, ce terme est apparu dans le livre Histoire de la guerre du Péloponnèse de l’historien grec Thucydide.

Sahara Media 2014

Ould Mansour ajoute :

L’essence de la démocratie est que le gouvernement doit revenir au peuple. La seule source de légitimité est le peuple et son choix. Le peuple et son choix électoral sont le seul moyen pour destituer un gouvernement, séparer les pouvoirs, légiférer l’alternance pacifique au pouvoir et accorder des droits à toutes les composantes et forces du peuple.

Sahara Media 2014

Par contre, la laïcité, selon Ould Mansour, est « un choix intellectuel et idéologique basé sur la séparation du religieux et du politique » (Al-Sarraj News 2018). De ce fait, « l’État et la citoyenneté, termes qui appartiennent à l’espace démocratique, peuvent coexister avec la laïcité ainsi qu’avec son contraire » (Al-Sarraj News 2018). Selon Ould Mansour, le rapport entre laïcité et démocratie est événementiel. Il est le fruit de l’expérience occidentale influencée par des philosophies laïques et athées. Donc, le fondement de la démocratie n’est pas forcément lié à la laïcité (Sahara Media 2014). Et par conséquent, la démocratie en tant que mécanisme politique est donc compatible avec la charia islamique.

Ould Mansour s’est appuyé sur l’avis juridique de Ahmed Raïssouni[21] qui dit :

Ce que nous pensons est une condition préalable à l’instauration de la démocratie, elle ne l’est pas en réalité. Par conséquent, il est possible qu’un certain nombre de concepts, d’idées et de principes démocratiques soient transférés sans les éléments qui l’ont accompagné dans un certain pays et à quelques époques données.

Sahara Media 2014

Les Frères Tewassoul n’ont pris de la démocratie que son aspect instrumental (élections, suffrage, séparation des pouvoirs, etc.), afin qu’elle devienne la version moderne de la choura[22]. Pour cela, il était nécessaire d’élargir le champ des applications de la choura, passant d’une pratique consultative à une pratique délibérative. Les Frères Tewassoul ont concilié démocratie et choura, en islamisant la démocratie et en modernisant la choura, forgeant ainsi un nouveau concept : la « Chouracratie » (Abu Rumman et Bundakji 2018). Cet effort jurisprudentiel a été rejeté par les sécularisants et les salafistes mauritaniens (Mauritanie aujourd’hui 2019). Les sécularisants ont refusé de réduire la démocratie à une pratique formelle dépourvue de ses principes fondateurs. Et les salafistes ont refusé d’occidentaliser la choura islamique. Malgré les réticences des uns et des autres, il semble que la « chouracratie » ne représente pas une approche totalement innovatrice, elle est plutôt le produit même de la mentalité politique mauritanienne qui amalgame charia et loi positive depuis la constitution de la République islamique.

Par le « réformisme centriste » et la « chouracratie », les Frères Tewassoul ont réussi, pour la première fois, à faire partie du gouvernement Abdallahi en 2007, alors qu’ils étaient jusque-là relégués dans l’opposition (Ould Ahmed Salem 2012, 649). Cependant, la junte militaire dirigée par le général Ould Abdel Aziz a renversé le président Ould Cheikh Abdallahi et son gouvernement en 2008. Ce dernier, accompagné de son premier ministre Yahya Ould Ahmed Waghf et du ministre de l’Intérieur, a été arrêté et conduit dans un endroit inconnu[23]. Face à l’autoritarisme du général Ould Abdel Aziz, les Frères Tewassoul n’ont pas tardé à se rallier au Front national pour la défense de la démocratie (FNDD). Pour légaliser le coup, Ould Abdel Aziz a organisé des élections le 18 juillet 2009, une tentative boycottée par le FNDD (Jeune Afrique 2009). Or, les Frères Tewassoul ont choisi de quitter l’opposition pour pouvoir participer aux élections (Jeune Afrique 2009). Ould Mansour a justifié le pragmatisme de son parti en alléguant que « le pays a besoin de rapprochement, de compréhension et de se distancier des positions extrêmes et rigides » (Amin Mohamed 2009). Il juge que son parti représente une opposition « modérée » par rapport à l’opposition considérée comme « radicale » (Le Point 2013). Par une politique pragmatique, les Frères Tewassoul ont gagné 5 % des voix et occupé la présidence de l’opposition parlementaire, soutenant ainsi le pouvoir en tant qu’opposition « conseillère ».

Pragmatisme et démocratie à la saveur tribale : entre coups d’état et « esprit de corps »

Afin de mieux comprendre les sources du « réformisme centriste », il est nécessaire de comprendre la nature autoritaire des régimes politiques putschistes en Mauritanie. Des régimes militaires qui s’imposent à la société et aux acteurs politiques par la force des armes. Dès la formation de l’État-nation, les régimes politiques successifs ont emprunté l’autoritarisme comme mode de gouvernance profitant, ainsi, de la rivalité tribale et de « l’esprit de corps ». Juste après l’indépendance, le président Ould Daddah a mis fin au multipartisme (Ahmed El-Din 2012, 213) en interdisant les partis et en créant une seule expression politique, le Parti du peuple mauritanien (PPM) (Al-Nan Ould El-Mami 2012, 133). Ce choix a été inscrit dans la Constitution de 1961. Dans l’article 9 de la loi no 61.095, 1961, il est souligné que

la volonté populaire s’exprime par l’intermédiaire du parti de l’État, organisé démocratiquement. Le Parti du peuple mauritanien, né de la fusion des partis nationaux existant au lendemain du 25 décembre 1961, il est reconnu comme l’unique parti de l’État.

Ould Daddah a mis fin à la vie politique multipartiste (1946-1960) qu’a connue la Mauritanie durant la tutelle française[24], avant même la constitution de l’État-nation (Baduel 1994). Contre ce régime autoritaire qui s’est appuyé sur l’institution militaire et l’alliance tribale des Maures[25], une opposition des Haratines s’est dressée, rejetant la politique raciale, en l’associant à l’esclavagisme et à l’arabisation du système éducatif. Cette politique a alimenté la révolte de 1966 qui a été menée par le Mouvement national démocratique (MND). Cependant, et à l’instar des régimes militaires arabes, le changement est arrivé par l’intermédiaire d’un coup d’État (Abdelilah Belkeziz 2022). Le 10 juillet 1978, le Comité militaire de redressement national (CMRN) a renversé Ould Daddah, chef d’État et commandant suprême des Forces armées mauritaniennes, inaugurant ainsi une nouvelle ère de l’autoritarisme et un déplacement de

l’épicentre sociologique du pouvoir d’une première couche de personnel politique, de formation essentiellement française, et originaire en majorité du Sud-ouest mauritanien, vers les régions du centre et de l’est du pays, moins touchées par la scolarisation francophone, plus fortement enracinées dans les dispositifs tribaux traditionnels, mais aussi assez massivement ouvertes au système public, arabisé et islamisé, introduit par les réformes scolaires de la fin des années 1960.

Ould Bah et Ould Cheikh 2009, 107

Ainsi le commandant Ould Mohamed Salek a remplacé Ould Daddah, puis il a mis fin aux activités du Parti du peuple mauritanien (PPM) (Khairat 2007, 4), la seule expression politique en Mauritanie à l’époque (Abu Farha 2010, 179). Désormais, le changement politique en Mauritanie n’intervient que par le biais de coups d’État. Les conflits entre officiers du CMRN n’ont pas tardé à aboutir à un nouveau coup d’État, administré cette fois-ci par le Comité militaire pour le salut national (CMSN), sous le commandement des colonels Ahmad Ould Bouceif, Mohamed Mahmoud Ould Louly et Muhammad Khouna Ould Haidallah[26]. Ce dernier, l’homme fort du CMSN, est devenu le nouveau chef d’État en 1980 (Al-Karawi 2011, 122). Il a contrôlé fermement toutes les institutions étatiques en éradiquant toute opposition (baathiste, nassériste et communiste) au sein de l’armée et en monopolisant la parole religieuse dans l’espace public, surtout après l’échec du coup d’État du 6 mars 1981 (Al-Madani 2006, 389). Trois ans plus tard, le chef d’état-major, le Colonel Maaouya Ould Sid’Ahmed Taya, déposait Ould Haïdalla et se proclamait chef suprême de la Mauritanie le 12 décembre 1984 (Al-Zubaydi 2021, 402). Et comme tout putschiste, il a commencé par se débarrasser de ses camarades du CMSN. Se sentant trahis, ces derniers ont répliqué par une tentative de coup d’État à la fin de 1986 (Al-Karawi 2011, 124). Après cinq ans de pouvoir absolu, contesté sans cesse par les forces d’opposition tels que la FLAM[27], Ould Taya a été contraint de restaurer la vie partisane et d’instituer la démocratie des urnes, surtout après la perte du soutien financier saoudien, puis subitement celui des Irakiens avec la guerre du Golfe. Une nouvelle Constitution a vu le jour en 1991, annonçant la dissolution du CMSN en 1992 et l’organisation d’élections présidentielles en janvier 1992 et d’élections législatives le 13 mars 1992. Cette ouverture démocratique avait permis l’apparition de plusieurs partis, entre autres, le Parti républicain démocratique et social (PRDS), créé en 1991 par Ould Taya, soutenu lors des élections présidentielles par le Rassemblement pour la Démocratie et l’Unité (RDU) (Fall 2004)[28], et l’Union pour la Démocratie et le Progrès (UDP) (Jeune Afrique 2019)[29]. À l’opposé se sont dressés le Rassemblement des Forces Démocratiques (RFD)[30], l’Union des Forces de Progrès (UFP)[31], l’Alliance Populaire Progressiste (APP) (Gast 2000)[32], le Parti Sawab (Pazzanita 2008)[33] et le Front Populaire (FP)[34]. Ces partis d’opposition ont été soutenus par une opposition en exil, dont les principaux groupuscules sont les Forces de Libération Africaines de Mauritanie (FLAM), Conscience et Résistance[35] et Les Cavaliers du Changement[36].

Cette démocratie « des urnes » n’a pas pu faire avancer une véritable démocratie, elle a plutôt suscité des rivalités tribales renforçant ainsi le régime autoritaire de Ould Taya. La courte période entre la restauration de la vie partisane et les élections n’a pas permis aux nouveaux partis de développer une vision idéologique claire. C’est la raison pour laquelle la majorité ressemblait à un regroupement d’individus orienté par des intérêts personnels (Dah Abdelkader 2019, 403).

Chaque parti comprend une étrange combinaison de races, de courants et d’orientations politiques différentes — islamique, nassérienne, baathiste, communiste, nationaliste, africanistes, indépendantistes, élites traditionnelles, etc. — qui n’ont aucune idéologie commune.

al-Amin al-Salik 2017, 146

Les partis alliés à Ould Taya comme les partis d’opposition sont

davantage identifiés par l’opinion de leurs dirigeants qu’aux doctrines ou aux programmes. Les principaux partis apparaissent comme des coalitions d’intérêts et d’ambitions personnelles. Ainsi les convergences ou les protestations sont largement déterminées par les facteurs les plus significatifs du champ politique mauritanien : la région, l’ethnie, la tribu. Des facteurs qui agissent et interagissent de manière inégale, ambiguë, souvent contradictoire.

Ould Cheikh 1994, 37

À titre d’exemple, dans la ville de Kiffa, deux ensembles tribaux, les Chratit et les Ahl Sidi Mahmoud se sont retrouvés en rivalité. Quand le parti de Ould Taya (PRDS) a choisi le chef des Chratit comme représentant du parti, le chef des Ahl Sidi Mahmoud s’est présenté contre lui en tant qu’indépendant. Il se trouve souvent qu’au sein de la même tribu, les chefs des fractions se présentent politiquement les uns contre les autres en tant qu’indépendants en exploitant « l’esprit de corps ». Cet esprit sera présent lors du renversement de Ould Taya en mars 2005. Les chefs du coup d’État, le commandant Ould Mohamed Vall et le colonel Ould Abdelaziz appartiennent à la tribu Awlad Bou Sba (tribu arabe guerrière d’ascendance marocaine), tandis que Ould Taya est issu de la tribu Smassides (tribu berbère maraboutique, présente majoritairement dans la région de l’Adrar)[37]. Comme autre exemple significatif, citons le coup d’État de 2007, alors que les putschistes choisissent Mohamed Ould Cheikh Abdallahi comme président de la Mauritanie pour légitimer le coup (Ould Mohamedou 2007, 16)[38]. Ce dernier représente alors un civil indépendant sans parti ni majorité gouvernementale, un ancien technocrate [39] sans alliances tribales inquiétantes, un « président qui rassure » (Thierry Portes 2007), sans danger pour le système en faillite, surtout après deux coups d’État (2003 ; 2004) menés par des groupes subalternes (Rapport Moyen-Orient/Afrique du Nord, 2006). En somme, c’est l’ « esprit de corps » qui assure la cohésion des membres de la tribu et leur allégeance, indépendamment de leur appartenance politique.

Les Frères Tewassoul : entre l’idéologie de légitimation et l’idéologie contestataire

Le « réformisme centriste » est une idéologie qui a amené les Frères en Mauritanie à embrasser une politique pragmatique. Tantôt, ils soutiennent l’opposition en soutenant ses revendications, tantôt ils appuient le pouvoir en légitimant ses politiques. Cette politique est apparue clairement lors du « Printemps arabe ». À l’instar des révoltes arabes (Khalid Lum 2011), les jeunes mauritaniens se sont révoltés contre le régime autoritaire d’Ould Abdelaziz. Le parti des Frères Tewassoul (RNRD) s’est rallié à la Coordination de l’opposition démocratique (COD), critiquant ainsi Ould Abdel Aziz dans un document intitulé Réformer avant qu’il ne soit trop tard. Toutefois, lors des élections 2013-2014, les Frères Tewassoul étaient les premiers à quitter la COD, fragilisant ainsi, de nouveau, l’opposition. Le chef de Tewassoul, Ould al-Haj Cheikhe, a justifié la politique de son parti en disant : « tout le monde sait, à l’heure actuelle, que Tewassoul est l’interlocuteur du régime en ce qui concerne l’opposition. Car il ne fait pas partie du gouvernement et ne fait pas partie de l’opposition extrême, puisqu’il reconnait les résultats des élections et le nouveau pouvoir » (Amin Mohamed 2009). Le 5 août 2017, Ould Abdel Aziz a lancé un référendum sur la Constitution pour supprimer la restriction des mandats présidentiels. La COD a refusé d’y participer en l’accusant de fraude et d’une « dangereuse tendance à la tyrannie » (Fall Cheikh 2017), tandis que les Frères Tewassoul ont choisi de se préparer aux élections tripartites prévues en septembre 2018. Après les élections, le parti Tewassoul a gagné 14 sièges au Parlement. Cette présence a dérangé Ould Abdel Aziz, il a qualifié le parti Tewassoul de dangereux, le considérant comme un grand danger pour les Arabes, pire qu’Israël, car il « monopolise la religion et traite l’Autre de mécréant en s’appuyant sur le discours religieux pour gagner les élections » (Arabi21 2018). Les Frères Tewassoul ont riposté en déclarant qu’ils « ne feront aucun compromis et qu’ils n’accepteront jamais [] un 3e mandat » (ibid). Par la suite, le parti Tewassoul s’est rallié à l’opposition pour empêcher Ould Abdel Aziz de se présenter pour un troisième mandat. Pour sauvegarder la stabilité du régime, Ould Abdel Aziz a soutenu la candidature de son ami, l’ancien général Ould El Ghazouani, qui a remporté les élections en juin 2019.

Il semble que cette politique dont le curseur de soutien oscille d’un camp à l’autre n’a pas été bénéfique aux Frères Tewassoul. Après les élections, ils se sont scindés en deux courants. Le premier a soutenu le président Ould El Ghazouani tandis que le deuxième a maintenu sa ligne contestatrice. Ce différend a commencé lors des élections, quand les leaders fréristes Ould Mansour, Ould Musa et Omar Al-Fath ont soutenu Ould El Ghazouani, en déclarant qu’ils n’éprouvent aucune difficulté à soutenir un militaire s’il est bon alors même que le chef du parti Ould al-Haj Cheikh et ses partisans ont soutenu la candidature de l’indépendant Ould Boubakar. Cette fragmentation a engendré deux autres organisations : le Parti de l’État de la justice et du droit formé par Ould Musa et le Courant islamique modéré crée par Omar Al-Fath, deux forces fréristes qui soutiennent le régime triomphant de Ould El Ghazouani. Comme toute organisation politique, le Tewassoul est constitué de diverses strates sociales. Elles sont solidaires et unies à l’extérieur du pouvoir, divisées lors de l’exercice du pouvoir. Une composante des Frères Tewassoul s’est embourgeoisée en occupant des postes de responsabilité au sein de l’État grâce aux élections. Elle s’est rapprochée du pouvoir en légitimant ses politiques et en cimentant le fossé creusé entre lui et ses opposants potentiels tandis que l’autre composante des Frères Tewassoul a conservé sa position au sein de l’opposition, en revendiquant la réforme politique et sociale. Il apparaît donc que le « réformisme centriste » a une double facette. Il est une idéologie contestataire et une idéologie au service du pouvoir. Cette dichotomie est due à la fragilité théorique du « réformisme centriste », accompagnée de la récente expérience politique des Frères Tewassoul et de la puissance de l’institution militaire qui soutenait le pouvoir en Mauritanie. Ce pouvoir quasi militaire réprime toutes les résistances en récupérant ou en détruisant ses composantes les unes après les autres, le mouvement des Frères musulmans mauritaniens en est l’exemple.

Conclusion

En traitant le parcours des Frères musulmans en Mauritanie, cet article essaye de montrer que l’islamisme, comme tout mouvement politico-social actif, passe par plusieurs phases, postures et configurations organiques et programmatiques, c’est-à-dire qu’il n’est pas figé une fois pour toutes ni de façon immuable. Pour cette raison, traiter l’islamisme contemporain uniquement à travers ses paramètres idéologiques ne pourrait pas expliquer son basculement dans la violence ni dans le Jihad international, puisque l’idéologie est un outil discursif entre les mains d’une classe ou d’un groupe social plus au moins homogène. Il ne peut exister une idéologie aussi englobante, rassemblant des individus de plusieurs classes sociales et de plusieurs nationalités (Afghanistan, Irak, Syrie, etc.). Nul discours idéologique ne peut unifier sous sa bannière plus de 50 000 personnes[40]

En introduisant dans l’analyse de l’islamisme le paramètre de l’utopie, quelques réponses émergent et permettent une certaine compréhension. En effet, en tant que récit fictif, l’utopie islamiste est capable de motiver et de mobiliser des individus indépendamment de leurs appartenances nationales, ethniques, sociales et culturelles. Il est fort probable que les mouvements islamistes agissant à l’extérieur des institutions politiques légales soient travaillés et guidés par l’utopie. Ils ont projeté un monde idéal à partir de leurs convictions et de leurs visions, créant, ainsi, un univers idéel qui, dans leur imaginaire, rassemblerait tous les musulmans sous un seul califat islamique, un califat qui démolirait les frontières des États-nations en restaurant le Territoire de l’islam d’antan. De leur côté, les islamistes qui ont renoncé à cette utopie fondatrice en acceptant de jouer le jeu politique et en usant des canaux légaux sont guidés par une idéologie. Ils sont contestataires quand ils sont dans l’opposition, et légitimistes quand ils sont proches du pouvoir. En somme, examiner l’aspect utopique du combat pour l’émancipation sociale permettra de comprendre la dynamique utopique de l’islamisme contemporain et de la distinguer de la dynamique idéologique L’expérience des Frères en Mauritanie est un exemple significatif de ces dynamiques idéologiques.

En conclusion, les contradictions qui habitent l’islamisme sont responsables de ses transformations passant d’une vision utopique à une action idéologique. L’islamisme utopique, inconscient de sa dangereuse orientation ontologique peut basculer dans la violence, en adoptant la logique de « tout ou rien » et en appelant à la destruction de la société. En revanche, les mouvements islamistes qui ont emprunté la voie de l’idéologie se sont adaptés aux pratiques politiques classiques du consensus et de la négociation, en se redéfinissant à chaque impasse rencontrée.