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Dans l’analyse qu’il fit des raisons de la victoire du mouvement islamo-conservateur Ennaḥḍaẗ lors des élections au sein de l’Assemblée nationale constituante (2011), loin devant ses concurrents, Yadh Ben Achour retint en premier lieu :

La légitimité historique de ce parti qui a payé le tribut le plus lourd dans sa lutte contre la dictature [, puis le fait que] l’électeur moyen a eu l’impression que le combat politique opposant « le défenseur de la religion » et « le négateur de la religion », il y a eu par conséquent une mobilisation assez forte pour défendre une religion que l’on croyait menacée par les « laïques ».

Ben Achour 2016, 138

Cette constatation nous semble souligner tout l’intérêt scientifique qu’il peut y avoir à replacer dans leur profondeur historique des questions qui taraudent encore aujourd’hui la société tunisienne, à savoir celles concernant les rapports entre les sphères politiques et religieuses et l’appréhension du concept de laïcité en tant que mode politique d’organisation des rapports existant entre ces deux sphères. Il s’agira, dans cet esprit, et conformément au thème de ce numéro de la revue Théologiques consacré aux rapports entre politique et religion au Maghreb, de proposer une analyse des positions du mouvement islamo-conservateur Ennaḥḍaẗ et des organisations dont il est issu sur ces questions dans la période antérieure à ce que les observateurs, surtout occidentaux, ont appelé la « révolution du jasmin », les Tunisiens lui préférant celui de « révolution de la dignité » (ṯawraẗ al karāmaẗ), s’étendant des années 1960 au 14 janvier 2011.

Après avoir rappelé en premier lieu le contexte dans lequel le mouvement islamiste tunisien se développa, nous aborderons ensuite les trois principales périodes correspondant aux différentes structures associatives puis politiques au sein desquelles il s’organisa.

La conversion politique du régime de Habib Bourguiba : d’une sécularisation autoritaire au conservatisme religieux

Ennaḥḍaẗ, sous sa forme actuelle, est le fruit des formations politiques et associatives qui l’ont précédée. Son histoire s’inscrit plus largement dans celle de l’islamisme tunisien qui connut son essor à la fin des années 1960, dans un contexte politique national marqué par une « sécularisation autoritaire et une marginalisation des notabilités religieuses » (Chouikha et Gobe 2015, 17-20). À titre d’exemples emblématiques de cette sécularisation autoritaire, on peut relever l’adoption le 13 août 1956 d’un code de la famille abolissant la polygamie (Ait Kabboura 2015, 90-91), la répudiation unilatérale de l’épouse par son mari, la contrainte matrimoniale (le ǧabr), et réformant, à la marge, le droit successoral qui continue cependant d’accorder une part supérieure au fils. Furent également décidées la suppression des biens de mainmorte (ḥabūs) — biens dont les produits constituaient une grande partie des ressources des hommes de religion et leur intégration dans le domaine public — (décrets du 31 mai et 18 juillet 1957), celle des juridictions religieuses musulmanes (et juives) dont les attributions furent transférées aux tribunaux ordinaires (décrets des 3 août, 25 septembre et 25 octobre 1956), et l’instauration de l’adoption, interdite par le droit musulman. Enfin, le démantèlement de la prestigieuse université religieuse de la Zītūnaẗ en 1958, remplacée par une simple faculté de théologie ainsi que la suppression des écoles coraniques, la fonctionnarisation des imams, nommés par décret et la création de la fonction de muftī de la République[1] constituèrent des mesures symboliques de la volonté de contrôle de la religion par l’État, et non pas de sa séparation d’avec l’État.

Cette politique fut cependant présentée comme fondée sur une interprétation moderniste des normes religieuses, Habib Bourguiba se proclamant muǧtaḥid, c’est-à-dire « interprète » de la Loi religieuse pour justifier et imposer ses réformes. (Chérif 1994, 66) À ce titre, le président tunisien alla jusqu’à remettre en cause la pratique du jeûne du mois de ramaḏān[2], le quatrième pilier de l’islam, l’estimant préjudiciable au développement nécessaire du pays, cet objectif constituant un ǧiḥād, c’est-à-dire un « combat » ou un « effort » nécessaire entrant dans le champ des dispenses permettant de rompre le jeûne[3]. Cette politique souleva l’indignation de plusieurs personnalités religieuses dans le monde arabe. C’est ainsi qu’à la suite d’un discours prononcé par Habib Bourguiba le 18 mars 1974 dans lequel il mit l’accent sur certaines incohérences du texte coranique, affirmant que le Prophète Muhammad avait transcrit dans le Coran des légendes courantes à cette époque, le cheikh saoudien Abdelaziz Ben el Baz, président de l’Université Islamique de Médine et futur Grand muftī du Royaume d’Arabie Saoudite, inscrivit le président tunisien sur la liste des impies et des apostats, appelant également à la rupture des relations diplomatiques avec la Tunisie s’il ne revenait pas sur ses propos (Hajji 2011, 16-19).

Le cheikh égyptien Youssef Al Qardhawi fit de même en considérant qu’Habib Bourguiba n’était pas compétent pour interpréter les textes religieux (Al Qardhawi 2002). Il est intéressant de lire Rached Ghannouchi à propos de la politique menée par le régime à cette époque pour saisir l’étendue de la césure politique et sociale qu’elle provoqua au sein même de la société tunisienne, alors que les idées de celui qui deviendra un leader islamiste de premier plan étaient plutôt influencées par le nationalisme arabe de Gamal Abdel Nasser, au point de s’expatrier en Égypte. Ayant reçu une éducation religieuse à l’Université de la Zītūnaẗ [4], démantelée par le pouvoir en 1956, Rached Ghannouchi considérait, lors d’un entretien accordé en février 1992 à François Burgat, que :

Bien plus qu’une victoire sur l’occupant français, la victoire de Bourguiba, à vrai dire, constituait une victoire sur la civilisation arabo-islamique en Tunisie. Bourguiba est entré en vainqueur et, comme les envahisseurs étrangers, il a pris le pouvoir. Puis, il s’est mis à frapper les institutions religieuses, ces institutions qui étaient la vie même de la Tunisie. […]

Pour la génération nourrie de culture arabo-musulmane qui fréquentait la Zitouna et les institutions traditionnelles, le processus d’occidentalisation a donc été vécu comme une violence. Cette génération a été réprimée, elle a été victime d’un traumatisme. Or cette génération représentait la majorité. À l’indépendance, ceux qui fréquentaient des établissements dépendants de la Zitouna étaient entre 25 000 et 27 000, et ceux qui étudiaient dans les établissements secondaires créés sous l’occupation française, entre 4 500 et 5 000.

C’est donc la majorité qui s’est sentie marginalisée par la minorité. La laïcité ou l’occidentalisation ne représentaient nullement un courant populaire.

Burgat 1995, 49-50

Ces propos illustrent l’opposition à toute idée de laïcité et l’utilisation par le leader islamiste de ce concept — qui, rappelons-le, n’a jamais été mis en oeuvre en Tunisie — dans le seul objectif de souligner l’affiliation idéologique du dirigeant tunisien à l’ancien colonisateur.

La politique de sécularisation autoritaire menée par Habib Bourguiba suscita des réserves jusque dans les rangs des membres du parti présidentiel, le Parti Socialiste Destourien (PSD), certains de ses membres demandant d’accorder une place plus importante à la référence islamique. Ainsi, à la fin des années 1960 et au début des années 1970, dans le contexte d’un changement d’orientation vers davantage de libéralisme économique consacrant la rupture définitive de Bourguiba avec la gauche socialisante,[5] le régime entreprit de contrer une opposition politique syndicale et estudiantine de gauche et marxisante en mobilisant davantage la référence islamique. Plusieurs mesures furent décidées, comme la construction de mosquées dans les écoles et les usines, l’instauration de l’éducation islamique au rang de discipline à part entière dans les programmes scolaires, la règlementation de la consommation d’alcool. Parmi ces dernières, il est important de noter la création le 19 juin 1967, par le ministère des Cultes, de l’Association pour la Sauvegarde du Coran (ǧama‘iyaẗ al- muḥāfaẓaẗ‘ala al-Qur’ān), dont la mission était de former à la récitation coranique et de promouvoir l’enseignement de l’islam dans les établissements scolaires. Cette structure paraétatique regroupait ses membres dans des locaux prêtés par le parti unique présidentiel, le Parti Socialiste Destourien.

La conception des rapports entre politique et religion au sein de la ǧamā’ al-īslāmiyaẗ : La proximité avec les positions des Frères musulmans égyptiens

L’association pour la sauvegarde du Coran vit naître en son sein des dissensions entre des dirigeants plus âgés, membres du Parti Socialiste Destourien, souhaitant qu’elle se limite à des activités piétistes, et de jeunes intellectuels militants, plus critiques à l’égard du régime et proches des Frères musulmans égyptiens, dont certains avaient été socialisés politiquement dans les universités damascènes et cairotes. On trouvait à leur tête les futurs leaders islamistes, dont le professeur de philosophie du secondaire Rached Ghannouchi et le magistrat Abdelfattah Mourou[6]. Ces dissensions aboutirent à la fondation en avril 1972 d’une organisation autonome du pouvoir dénommée la ǧamā’al-īslāmiyaẗ, c’est-à-dire le « Groupe islamique », dont l’action n’était pas centrée sur le militantisme politique stricto sensu, c’est-à-dire la conquête du pouvoir, mais sur la moralisation utopique de la société par la promotion et la défense des valeurs islamiques. Ses membres commencèrent à mener des actions sur les campus universitaires, interrompant des cours à l’heure de la prière, s’opposant à l’ouverture des restaurants universitaires pendant le mois de ramaḏān et au port par les étudiantes de tenues vestimentaires jugées trop dénudées. À Sfax, en septembre 1977, le mois de ramaḏān, ces actions s’étendirent dans l’ensemble de l’espace public, ses militants investissant des cafés et restaurants ouverts et imposant leur fermeture après les avoir saccagés.

La ǧamā’al-īslāmiya créa en 1972 un bulletin mensuel, Al ma’arifaẗ (la connaissance), dont la diffusion passa de 6000 exemplaires en 1972 à 25 000 en 1979 (Guillemot 2018a, 2018b)[7].

Dans ses colonnes, de plus en plus critiques à l’égard du pouvoir, Rached Ghannouchi accusa Habib Bourguiba d’avoir fait le choix de la laïcité dans le seul but de s’opposer à l’islam et non dans la perspective de promouvoir les libertés fondamentales et individuelles, la neutralité de l’État à l’égard des convictions spirituelles et la souveraineté populaire (Hajji 2004, 57).

Cette position laissant supposer que le leader islamiste était favorable à la neutralité religieuse de l’État, avait pour seul objectif de dévoiler les contradictions de la politique menée par Habib Bourguiba, basée sur un modernisme influencé par la philosophie rationaliste des Lumières, mais sans en appliquer la totalité des principes. Les positions de la ǧamā’al-īslāmiyaẗ — proches de celle du mouvement égyptien des Frères musulmans et de la volonté de dépassement de l’ordre politique dominant qui le caractérisait — étaient marquées par une claire opposition à toute idée de laïcité et de séparation des sphères politiques et religieuses.

On peut donc, sur ce point, évoquer deux penseurs emblématiques de ce mouvement, sans toutefois oublier que le mouvement islamiste tunisien présente des spécificités idéologiques et également organisationnelles (Camau et Geisser 2003, 285) par rapport à la formation égyptienne.

Pour Sayyid Qutb (mort par pendaison en 1966 sous le régime de Gamal Abd el Nasser), la confusion du spirituel et du temporel était nécessaire. Postulant une unicité divine à la source de l’univers, il croyait que les lois appliquées au cosmos et les lois juridico-éthico-politiques appliquées aux individus étaient similaires (Ait Kabboura 2016). Séparer les pouvoirs temporel et spirituel revenait donc à contester cette unité principielle et à « engendrer des conflits déchirants pour l’être même de l’individu, pour l’ordre social ainsi que pour l’ordre naturel de l’univers » (Ferjani 2012). Les réflexions sur cette question de Youssef Al Qaradhaoui, déchu de sa nationalité égyptienne en raison de son appartenance au mouvement des Frères musulmans, méritent aussi d’être relevées, car il exerce encore aujourd’hui une grande influence intellectuelle sur les militants islamistes de par le monde, notamment en Tunisie, où Rached Ghannouchi lui consacra un ouvrage[8]. Al Qaradhaoui considère que la laïcité est incompatible avec la religion islamique et qu’elle ne peut réussir à s’implanter en terre d’islam car l’idée augustinienne des deux cités, l’une céleste et l’autre terrestre, n’a point de place dans le système symbolique islamique où tout est religieux, l’État et la société. Pour lui :

La notion d’appartenance à la communauté musulmane basée sur la tradition islamique des croyances est fondamentalement récusée par la laïcité qui lui substitue des notions comme la nation, le sang, la terre, etc. En Islam, le dogme transcende toute autre notion susceptible de jouer ce rôle d’appartenance.

Al Qaradhaoui 2001, 29

Confirmant des positionnements politiques désormais clairement explicités[9], c’est l’avènement d’une profonde crise politique et sociale provoquée aussi bien par les conséquences du tournant économique libéral que par l’autoritarisme du régime[10] qui permit à la mouvance islamiste d’investir plus directement le terrain politique par la création, le 6 juin 1981, du Mouvement de la Tendance Islamique (ḥarakaẗ itiǧāḥ al-īslāmī).

La conception des rapports entre politique et religion au sein du Mouvement de la Tendance Islamique (ḥarakaẗ itiǧāḥ al-īslāmī) : « Islamisme à deux visages » ou « sécularisation relative » ?

La dénomination choisie pour désigner cette organisation traduisait le fait qu’elle se considérait non seulement comme un « parti » (ḥezb), organisé autour de la conquête du pouvoir, mais également comme un « mouvement » (ḥarakaẗ) social et culturel destiné à « islamiser » la société tunisienne ce qui, la population tunisienne étant très majoritairement musulmane, signifiait en réalité la mise en oeuvre de mesures conformes à sa conception propre de l’Islam.

Cette dualité complémentaire — l’accession au pouvoir ne pouvant que faciliter la transformation sociétale souhaitée — constitua la traduction organisationnelle d’une conception « englobante » de l’islam, à la fois « religion » (dīn), « vie sociale » (dunīā) et « État » (dawlaẗ), consacrant ainsi la confusion des sphères politique et religieuse. Elle eut d’autres conséquences puisqu’elle provoqua un affrontement entre une tendance pragmatique, visant la participation à la lutte politique pour transformer ensuite la société, et une tendance se caractérisant par sa volonté de moralisation de la société tunisienne et accordant la priorité à une réforme des mentalités sur l’action politique. L’enjeu principal de cet affrontement était l’obtention d’une reconnaissance légale du mouvement par l’État[11], et c’est la tendance pragmatique ou légaliste, représentée par Rached Ghannouchi et Abdelfattah Mourou, qui l’emporta de justesse lors du 2e congrès du Mouvement organisé le 10 avril 1981[12].

Cette option, qui n’a plus été démentie depuis, ne rencontra pas le succès politique escompté puisqu’aucune des quatre demandes de visa légal déposées auprès du ministère de l’Intérieur par le MTI en 1981, 1983, 1985 et 1989 ne fut acceptée. Elle eut cependant comme conséquence une évolution de ses positions et une forme de rapprochement avec le régime, ce dernier tenant compte du danger politique qu’il représentait. C’est ainsi qu’après l’arrestation d’une soixantaine de militants du MTI, dont Rached Ghannouchi, et leur jugement pour formation d’organisation illégale en 1981, Habib Bourguiba les gracia en août 1984.

En 1985, le premier ministre Mohamed Mzali — il fut en fonction de 1980 à 1986 —, artisan d’une politique de démocratisation et de revivification des valeurs islamiques, reçut officiellement les dirigeants islamistes et ceux des autres formations politiques, reconnaissant au MTI ses « profondes résonnances populaires » (Belhassen 2004, 398). L’évolution du MTI se traduisit par une autonomisation par rapport aux positions des Frères musulmans égyptiens l’amenant à reconnaître les aspects positifs de la philosophie occidentale et certains bienfaits du code de statut personnel (Guillemot 2018b).

Cette évolution signifia-t-elle pour autant un éloignement définitif des positions prônant le retour à une identité religieuse figée et un passé idéal, fondé sur le modèle de la cité-État de Médine ? Les positions officielles du MTI sur la question des rapports entre politique et religion et celles concernant la laïcité démontrent le contraire. C’est ainsi que l’acte constitutif du mouvement en date du 6 juin 1981, signé de Rached Ghannouchi, l’ʾamīr (le chef, celui qui donne des ordres) du mouvement, souligna que son objectif était :

[…] de participer à la renaissance de l’entité politique et culturelle de l’islam sur le plan local, maghrébin, arabe et international. [Cet objectif devait être poursuivi] en se basant sur la conception globale de l’islam et en agissant sur le plan politique loin de la laïcité et de l’opportunisme.

Il ajouta :

Nous croyons que Dieu est la base, et que l’Islam est la base. De ce fait, la question de la laïcité n’a pas de place dans notre fondement religieux.

Al Ghannouchi 1993, 335-348 in Aldeeb Abu Sahlieh S. 1996, 382

Il semble cependant nécessaire de faire la distinction entre les déclarations et communiqués officiels du MTI et ceux de Rached Ghannouchi, car ce dernier, mû par le pragmatisme, émit des variations thématiques singulières, tributaires des circonstances socio-politiques et des enjeux médiatiques. On pourrait parler :

[…] d’islamisme à deux visages : l'un dont les théories, inspirées par l'esprit du Coran, s'adaptent au mode de pensée occidental afin de s'assurer le soutien de la presse internationale, de l'opinion publique et de l'État et l'autre, dont les préceptes s'inspirent de la lettre du Coran et qui s'adresse aux militants.

Lozowy 1993, 48

Pourtant, faudrait-il uniquement voir dans cette dichotomie entre idéologie et utopie un double discours, ce reproche, voire cette accusation, étant récurrent chez les adversaires des islamistes en Tunisie ? Ou bien pourrait-on, avec Michel Camau, considérer que l’utilisation de concepts tirés de la pensée occidentale, comme celui de l’État national, définis et soutenus par des référents puisés dans le langage islamique, témoigne d’une « relative sécularisation du discours islamiste » ?

Pour lui :

L’islamisme postule la valorisation de [l’État] par une différenciation du politique d’avec les autres champs de la vie sociale. [Sa problématique] ne se borne pas à définir un réaménagement de l’État qui ferait place aux valeurs islamiques ; elle prétend trouver les références de l’État  au sens moderne du terme et non, rappelons-le, de cité musulmane idéale - dans l’Islam.

Camau 1987, 114-115

Au-delà de ces hypothèses, on remarquera, après l’éviction de « l’islamo-compatible » Mohamed Mzali, les fins de non-recevoir du pouvoir aux demandes de reconnaissance légale déposées par le MTI et la violente répression du pouvoir qui s’abattit sur ses militants. Ce ne fut plus la ligne pragmatique qui eut le dessus, mais celle prônant des actions violentes contre le pouvoir. À partir de février 1987, le MTI perpétra des actions violentes sur les campus universitaires, engendrant des ripostes policières musclées et de nombreuses arrestations, dont celle de Rached Ghannouchi le 9 mars, provoquant le 23 avril une imposante manifestation à Tunis, au cours de laquelle 200 militants furent arrêtés. Le 2 août 1987, deux attentats à l’explosif furent perpétrés dans quatre hôtels de Sousse et Monastir, blessant douze étrangers et un Tunisien. Il s’ensuivit une vague de répression supplémentaire, le pouvoir attribuant la paternité des attentats au MTI alors que ceux-ci avaient été revendiqués par une organisation islamiste concurrente et plus radicale, le ǧihād islamique. Au cours du procès des 90 cadres du mouvement qui s’ensuivit, les juges prononcèrent sept condamnations à mort, dont cinq par contumace ; Rached Ghannouchi échappa à la peine capitale, Habib Bourguiba voulait toutefois le faire rejuger. Il n’en eut pas le temps, car Zine El Abidine Ben Ali l’évinça du pouvoir à la faveur d’un coup d’État le 7 novembre 1987.[13]

Même s’il ne peut pas être considéré comme un changement de régime, les hommes qui l’ont préparé étant tous issus du parti présidentiel (Chouika et Gobe 2015, 48), ce coup d’État changea la donne pour le MTI, pour les détenus politiques — dont les islamistes — qui étaient libérés et tous ceux qui étaient exilés à l’étranger désormais autorisés à rentrer en Tunisie. Se présentant à la fois comme le garant de la modernité et de la religion, Z.A. Ben Ali prit quelques mesures visant à réhabiliter les symboles islamiques. C’est ainsi que fut décidé la diffusion radiotélévisée de l’aḏān (l’appel aux cinq prières quotidiennes) et la prise en compte du calendrier lunaire plutôt que du calcul astronomique pour fixer la date des fêtes religieuses et du début du ramaḏān. La création de la nouvelle université de la Zītūna constitua une mesure emblématique, car, comme nous l’avons vu plus haut, le démantèlement de l’ancienne et pluriséculaire université de la Zītūnaẗ avait été vécu comme un traumatisme par toute une partie de la population, notamment par nombre de futurs militants islamistes, dont Rached Ghannouchi.[14]

Malgré tout, il ne fut jamais question de desserrer le contrôle étatique de l’islam instauré dès l’indépendance. Bien au contraire, conscient de la popularité du MTI auprès d’une frange importante de la population, le pouvoir entendit réactiver et développer ce contrôle afin de juguler son influence. Il fit ainsi voter par l’Assemblée nationale en juillet 1988 une loi interdisant à tout parti politique de se référer dans ses objectifs, son action ou son programme à une langue, une race, un sexe et — surtout — une religion, empêchant par là même la reconnaissance légale du MTI. Plus que jamais rivé à sa ligne pragmatique et déterminé à obtenir une reconnaissance légale, le MTI décida donc de contourner cet obstacle en changeant de nom.

La conception des rapports entre politique et religion au sein du Mouvement de la Renaissance (ḥarakaẗ en-naḥḍaẗ) de 1987 à 2011 : Les ambiguïtés et contradictions d’un « État civil » sans séparation de l’islam et de l’État

Le changement de nom, le Mouvement de la Tendance Islamique (MTI) devenant, comme d’autres mouvements politiques islamistes dans le monde arabe notamment en Algérie et au Maroc, le Mouvement de la Renaissance (ḥarakaẗ en-naḥḍaẗ), s’accompagna de quelques concessions destinées à convaincre le pouvoir de sa volonté de compromis, comme le rejet de la violence, l’acceptation de la démocratie et des institutions républicaines ainsi que l’acceptation de la compatibilité des dispositions du Code du statut personnel avec l’islam.

De son côté, le pouvoir gracia Rached Ghannouchi et 233 autres militants islamistes en 1987. Ces compromis aboutirent à la signature par Ennaḥḍaẗ du Pacte National rédigé par le pouvoir le 7 novembre 1988, mais pas à la reconnaissance légale du document. Le parti obtint l’autorisation de participer aux élections législatives d’avril 1989, mais uniquement sous la bannière des « indépendants ».

Ce réchauffement des relations entre et le pouvoir et le mouvement islamiste ne se traduisit pas par une inflexion de ce dernier relativement à la question de la séparation des sphères politique et religieuse ; ce thème ne figure alors pas à l’ordre du jour présidentiel qui se caractérise par la mise en oeuvre d’une politique de revivification des symboles islamiques. C’est ainsi que, lors de la conférence de presse délivrée le 6 juin 1981 pour annoncer la création d’Ennaḥḍaẗ, ses dirigeants prirent clairement position en faveur du multipartisme en expliquant que leur refus de la laïcité ne leur donnait pas le droit de s’opposer à l’existence d’une quelconque sensibilité politique, y compris celle du Parti communiste (Ghannouchi 2001, 296, dans Amrani 2016, 95-96).

Les résultats des élections législatives d’avril 1989 et le très bon score obtenu par Ennaḥḍaẗ (14,5 % des suffrages en moyenne, 30 % dans les grandes villes) l’élevèrent au rang de premier parti d’opposition, loin devant les autres formations politiques de gauche et de centre-gauche, ce qui sonna véritablement le glas du début d’ouverture démocratique du régime de Z. A. Ben Ali en amorçant une nouvelle période de très intenses tensions avec le mouvement islamiste. Comme sous le régime d’H. Bourguiba, Ennaḥḍaẗ se vit refuser sa reconnaissance légale[15] de nouveau, le 8 juin 1989. La parution de son journal, Al ma’arifaẗ (la « connaissance »), fut tout d’abord limitée à 40 000 exemplaires, puis interdite le 10 novembre 1989 au motif de la publication dans ses colonnes d’un communiqué appelant au renforcement de la mobilisation contre le gouvernement. Un comité interministériel se réunit en mai 1990 pour élaborer un plan de lutte contre les courants extrémistes religieux.

Ce raidissement aboutit, le 15 décembre 1990, à l’arrestation de 200 cadres du mouvement accusés de la préparation d’actes terroristes. Le 17 février 1991, un incendie, prétendument commandité par des membres d’Ennaḥḍaẗ dans un local du nouveau parti présidentiel, le Rassemblement Constitutionnel Démocratique (R.C.D), provoqua la mort du gardien du local. Il entraîna le départ des membres de l’aile légaliste du mouvement, dont Abdelfattah Mourou, un de ses fondateurs. Il donna également l’occasion au régime d’intensifier la répression, notamment en exécutant trois membres d’Ennaḥḍaẗ en raison de leur implication présumée dans cette mort, en dissolvant l’Union Générale Tunisienne des Étudiants (UGTE), la centrale syndicale étudiante contrôlée par Ennaḥḍaẗ, et en prétextant la préparation d’un coup d’État pour justifier l’arrestation de 300 personnes, dont une centaine de militaires. 1992, 50 membres d’Ennaḥḍaẗ furent condamnés à mort pour « délit d’incitation au fanatisme et à la haine ». L’exil devint alors la seule option pour beaucoup de militants et de cadres[16] afin d’échapper à la prison et la torture, dont Rached Ghannouchi installé un temps à Alger, puis à Londres où il obtint l’asile politique. C’est en exil que le mouvement Ennaḥḍaẗ s’engagea dans un « processus de normalisation » à travers lequel il précisa sa vision des relations entre les sphères politique et religieuse. Ce processus fut le résultat de contingences liées tant à la situation tunisienne qu’à la situation internationale.

En Tunisie, la répression policière ne s’abattit pas sur la seule opposition islamiste, mais également sur les mouvements d’opposition dits « sécularistes » dont certains avaient un temps soutenu le pouvoir dans son offensive anti-islamiste, considérant alors le président Z. A. Ben Ali comme « le dernier rempart » contre la « menace islamiste » (Daoud 1991, 684, dans Gobe et Chouika 215, 50). Un rapprochement s’effectua avec une partie de ces formations, autour de la volonté de bâtir, au-delà des différences, un « front démocratique » d’opposition au régime. Ce rapprochement fut également rendu possible par la relative porosité d’Ennaḥḍaẗ à certains thèmes « sociaux », sous l’influence du groupe des « islamistes progressistes » dont le but était « de tenter de faire percoler les idéaux de liberté politique et de justice sociale dans la doctrine de l’islam politique militant notamment en établissant un véritable débat interne » (Haenni et Tammam 2011, 4)[17].

Bien qu’il s’accompagnât d’une mise à distance de l’islam politique des Frères musulmans égyptiens et d’une dénonciation du terrorisme politique renforcée après les attentats du 11 septembre 2001, ce processus de normalisation n’eut pas pour corollaire une évolution d’Ennaḥḍaẗ sur les questions de la laïcité et de la séparation des sphères politique et religieuse. C’est ainsi que Rached Ghannouchi conditionna, dans son ouvrage paru en 1993 et réédité en 2011, Al-ḥurriyāẗ al-‘āmma fī-l-dawlaẗ al-islāmiyyaẗ (Les libertés publiques dans l’État islamique), l’émergence d’une liberté humaine véritable à l’existence d’un système politique islamique refusant la séparation entre politique et religion et par conséquent les modèles séculiers européens. Il se référa pour cela à :

[la] structure globalisante de l’islam pour la vie de l’humain, tant au niveau individuel que collectif, où toutes ses parties sont interreliées, qu’il s’agisse de la théologie, la loi, le culte, l’éthique ou les finalités, d’une manière qui n’envisage aucunement la séparation. Cette question représente pour nous un postulat de départ, que nous considérons comme acquis du fait qu’elle a été tranchée par les initiés à la pensée islamique, qu’ils soient musulmans ou non musulmans.

Al Ghannouchi 1993, 22

Cependant, dans cet ouvrage — reprenant le programme élaboré dans le cadre de sa thèse de doctorat rédigée en prison de 1981 à 1986 et dont la soutenance devait avoir lieu avant son exil —, Rached Ghannouchi refusa également la nature théocratique de l’État au profit d’un « État à caractère civil », voyant dans la démocratie parlementaire le régime de gouvernement le plus adapté pour exprimer l’idéal politique des musulmans (Amrani 2016, 100). Confirmant son opposition frontale à toute idée de laïcité, Rached Ghannouchi évoqua, pour mieux les discréditer et s’opposer à leur pensée, la « repentance » d’une large partie des intellectuels arabes partisans d’un système politique laïque, notamment Mohamed Hasanin Hikal, Ali Abdel-Raziq, Taha Husein, Khalid Mohamed Khalid, Mohamed Imara et Tarek al-Bishri. Il revint également sur la réfutation des thèses avancées par Ali Abdel Raziq dans son célèbre ouvrage L’islam et les fondements du pouvoir — ouvrage dans lequel ce dernier remit en cause la théorie du califat mise de l’avant par deux recteurs d’universités islamiques, Mohamed Khidr Huseyn, de l’université d’Al Azhar au Caire, et – surtout – Tahar ben Achour, de l’université de la Zitouna à Tunis (Ghannouchi 2011, 17 in Tirkawi 2017, 29-30).

Ces prises de position théoriques, pour importantes et révélatrices qu’elles soient, doivent toutefois être considérées au regard des prises de positions politiques prises dans le cadre de deux initiatives importantes qui marquèrent un tournant dans l’opposition au régime de Z. A. Ben Ali. La première de ces initiatives fut organisée en France, à Aix-en-Provence, le 26 mai 2003, où des personnalités issues de formations de gauche et des membres d’Ennaḥḍaẗ se réunirent et élaborèrent ensemble la « Déclaration de Tunis » (nidā’ tūnis).[18] Ce texte revêtit une grande importance politique, car non seulement il scella l’alliance des oppositions sécularistes et islamistes, mais il constitua le prélude à la coalition qui exerça le pouvoir quelques années plus tard. Si elle donna l’occasion aux signataires d’Ennaḥḍaẗ d’affirmer leur acceptation du caractère civil de l’État, de l’égalité hommes-femmes, des libertés publiques et de la démocratie, cette déclaration n’évoqua pas la séparation des sphères politique et religieuse et, à fortiori, une quelconque forme de laïcité. Tout au plus, affirma-t-elle, accolée au rappel du « respect de l’identité du peuple et ses valeurs arabo-musulmanes et de la liberté de croyances à tous », la « neutralisation politique des lieux de culte », c’est-à-dire la condamnation de l’instrumentalisation politique de l’islam par le régime.

La deuxième initiative politique se traduisit par la création du « Collectif tunisien du 18 octobre pour les droits et les libertés » (hay’aẗ 18 uktūbar lil-ḥuqūq wa al- ḥurriyāẗ) à la suite de la grève de la faim initiée par différentes personnalités de l’opposition islamistes et séculariste, à l’occasion de la tenue du Sommet mondial de la société de l’information (SMSI), le 18 octobre 2005 à Tunis. Ce collectif publia une « Déclaration sur les relations entre l’État, la religion et l’identité »[19] aux termes de laquelle il s’engagea « à faire sienne, et à défendre, une vision des relations entre l’État, la religion et l’identité nationale découlant de l’interaction créatrice entre les fondements de notre civilisation arabo-musulmane et les acquis modernes de l’Humanité ». Après avoir réaffirmé le caractère civil de l’État démocratique et la nécessité de le fonder sur les principes républicains et le respect des droits humains, ce texte insista sur la place particulière que l’État devait accorder à l’islam, en tant que religion de la majorité du peuple. Cette obligation, assortie de l’affirmation « du droit d’exercice à toutes les croyances et à toutes les convictions par la mise en oeuvre effective de la liberté religieuse et de culte », fut cependant tempérée par l’évocation du nécessaire rejet par l’État de tout monopole et de toute instrumentalisation de l’islam. Dit autrement, l’État devrait porter une parole islamique officielle sans en détenir le monopole, ce qui peut sembler contradictoire.

Cette ambiguïté traduisit certainement non pas une quelconque volonté générale de séparation des sphères politique et religieuse, mais plutôt un rejet circonstanciel de l’instrumentalisation de l’islam alors mise en oeuvre par le régime de Z. A. Ben Ali, afin de neutraliser l’influence de l’islamisme politique.

Conclusion : La conception des rapports entre politique et religion, une évolution hypothétique

Comme pourra le préciser une étude ultérieure, les ambiguïtés, voire les contradictions, concernant les relations entre politique et religion ne disparurent pas le 14 janvier 2011 avec la chute du régime de Z. A. Ben Ali. Toutefois, chose certaine, l’exercice du pouvoir et les contingences propres à ce dernier amenèrent Ennaḥḍaẗ à préciser certaines de ses positions sur cette question lors du processus d’élaboration de la constitution du 27 janvier 2014, au cours de laquelle l’analyse des dispositions relatives aux relations entre l’islam et l’État permit à cette formation politique d’évaluer sa capacité de compromis.

Ces positions furent également précisées postérieurement à l’élaboration de la constitution, notamment en mai 2016, lors de son dixième congrès qui entérina la spécialisation du mouvement dans l’activité strictement politique. Pour saisir la portée que les dirigeants d’Ennaḥḍaẗ voulurent donner à cet évènement, il convient de se référer aux déclarations faites par Rached Ghannouchi à la presse française. Selon lui, cet événement fut l’occasion pour Ennaḥḍaẗ de faire son entrée « dans la “démocratie musulmane” », ajoutant qu’ « il n’y a plus de justification à l’islam politique en Tunisie »[20], ce qui pourrait amener à penser à une forme d’évolution de la conception des rapports entre politique et religion. Outre le fait que ce congrès consacra davantage une séparation fonctionnelle entre les fonctions politiques, vouées à la conquête du pouvoir, et les fonctions religieuses, voire sociales et culturelles, confiées à une nébuleuse d’associations gravitant autour du noyau que continua à constituer l’organisation politique (Allal et Geisser 2018, 89), cette évolution n’entraîna pas une acceptation plus générale de la séparation de l’islam et de l’État, et encore moins celle de la laïcité.[21] Ceci fut confirmé par les déclarations de Fethi Ayadi — le président du maǧlis eš-šūrá, l’organe délibératif du Mouvement [22]— selon lesquelles « la dissociation entre les deux dimensions du parti n’est ni un reniement du référentiel islamique du mouvement ni un virage laïque »[23], ainsi que par plusieurs déclarations ultérieures, notamment sur l’égalité successorale.[24]

Ces prises de position invitent à penser que la conception des rapports entre politique et religion constitue toujours un sujet extrêmement sensible au sein du mouvement Ennaḥḍaẗ rendant très hypothétique toute évolution allant, au-delà de la « dissociation », vers une séparation, même tempérée, entre ces deux sphères. Une telle séparation se révèlerait électoralement très couteuse pour Ennaḥḍaẗ, et ce, d’autant plus qu’un parti concurrent, la « coalition de la dignité » (I’tilāf al-karāmaẗ), aux positions très conservatrices, ne manquerait pas de dénoncer cette évolution et d’en engranger les bénéfices politiques.