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En dépit du conflit armé opposant l’État aux mouvements islamistes qui a eu lieu en Algérie entre 1992 et 1997, les partis relevant de l’islam politique n’ont jamais véritablement quitté la scène politique du pays (Labat 1995). Bien que la victoire au premier tour des élections législatives du Front islamique du salut (FIS) en décembre 1991 a conduit le gouvernement de l’époque à l’interdire et à interrompre le processus électoral, les autorités algériennes n’ont pas pour autant exclu les autres partis islamistes de la vie politique. Ainsi, même au plus fort du conflit armé, des formations islamistes ont continué à être très actives en participant à tous les scrutins (Martinez 1999). Préférant le légalisme, ces organisations prônent, au nom de l’unité nationale, le refus de la violence politique (Al-Ahnaf, Botiveau et Frégosi 1991). C’est notamment le cas du Mouvement de la société pour la paix (al-haraka al-mujtam’a al-sîlm/MSP/Hamas). Fondé le 6 décembre 1990 par Mahfoud Nahnah (et actuellement dirigé par Abderrazzak Mokri), le Mouvement pour la société islamique (MSI), qui deviendra par la suite le Mouvement de la société pour la paix (MSP), est considéré comme la branche algérienne des Frères musulmans (FM)[2]. S’inscrivant dans les doctrines politiques prônées par l’islamisme des FM, le MSI/MSP se caractérise par sa stratégie consensuelle, dès les années 1990, à l’endroit du pouvoir algérien et par sa volonté de participer « pacifiquement » à la vie politique, se distinguant ainsi de la rhétorique oppositionnelle et confrontationnelle du FIS et de ses avatars armés (Armée islamique du salut, Groupes islamiques armés, etc.). Comptant à son actif 33 députés sur 462 à l’assemblée populaire algérienne (ANP) et de 49 maires sur 1540 dans différentes villes ou municipalités, le MSP a longtemps mené une politique de collaboration politique active avec le régime avant de prendre ses distances avec celui-ci depuis quelques années. Défendant une ligne pragmatiste, cette formation a été de toutes les coalitions gouvernementales, depuis l’accession à la primature de Bouteflika en 1999 jusqu’en 2012 (Amghar 2008 ; Amghar 2012).

La participation des islamistes à l’exercice du pouvoir a fait l’objet de nombreuses tentatives d’explication de la part du milieu académique. Certains universitaires qui insistent sur la dimension religieuse des partis islamistes sont persuadés que la référence à une utopie religieuse constitue un horizon politique indépassable, empêchant de facto des transformations politiques et idéologiques (Kepel 2001 ; Seniguer et Zouaoui 2020). D’autres, privilégiant la dimension politique de cette idéologie, estiment que le pragmatisme des islamistes a poussé ces derniers à faire preuve de modération, de concessions et « d’accommodements raisonnables » (Haenni 2004 ; Fadil 2015 ; Cavatorta 2020).

Notre article entend montrer comment la participation aux différentes coalitions gouvernementales et la pratique du pouvoir des islamistes du MSP ont concouru à l’évolution de leurs idéologies, de leurs programmes et de leurs discours. Pour ce faire, nous nous pencherons sur les questions suivantes : comment leur utopie religieuse s’est-elle transformée ? Comment ce changement qui s’étale sur près de cinq décennies s’est-il opéré ? Pour y répondre, nous ambitionnons de rendre compte des profondes transformations idéologiques et programmatiques de ce parti. Nous défendons l’idée selon laquelle l’inflexion utopique du MSP est moins le résultat d’un changement propre au parti que de contingences politiques externes. En d’autres termes, la participation à l’exercice du pouvoir a incité le MSP à « modérer » son langage et à abandonner son utopie (Ait Kabboura 2021a) à l’exercice du pouvoir. Les impératifs liés à la conservation du pouvoir ont contraint le parti à créer des alliances avec des organisations partisanes non islamistes et à faire des concessions qui « affectent » ses idéaux de départ (Signoles 2012 ; Signoles 2009 ; Aït-Aoudia 2020).

Nous reprenons ici la thèse proposée par Robert Putman dans son ouvrage Making Democracy Work : Civic Traditions in Modern Italy (1994). Selon cette thèse, la participation à la vie politique officielle et l’intégration aux gouvernements ainsi que l’abandon de positions « utopiques » afin de négocier leur participation politique sont les principaux facteurs expliquant pourquoi les partis protestataires portés par une idéologie radicale évoluent vers la modération. Notre article se penchera donc sur les effets de la participation politique sur le discours et le programme des islamistes du MSP quand ceux-ci décident de passer de l’utopie à l’idéologie pour intégrer le système politique. Pour paraphraser Paul Ricoeur, ce qui nous intéresse ici ce sont les contextes qui ont poussé le MSP à substituer son utopie islamiste — définit comme la « logique folle du tout ou rien » (Ricoeur 1984) — par une idéologie qui se caractérise par la recherche du compromis entre ce qui relève du « souhaitable et du réalisable » (Ricoeur 1984).

Nos réflexions s’inspirent notamment des travaux qui rendent compte du processus de social-démocratisation des partis de gauche et de l’abandon de leur discours contestataire et radical quand ils participent au pouvoir comme, ce fut le cas avec la section française de l’Internationale ouvrière (SFIO) ou encore le Parti communiste français et italien (Michels 1915 ; Schumpeter 1950). Cette littérature s’est également penchée sur les partis religieux (catholiques, protestants), notamment sur le processus de chrétienne-démocratisation (Kalyvas 1996), pour ensuite se tourner vers l’Islam politique. S’il est rare de trouver dans le corpus francophone (qui continue à mettre l’accent sur la dimension révolutionnaire des islamistes) des travaux portant sur les effets de l’intégration/inclusion des partis islamistes, cette perspective constitue l’une des grilles de lectures privilégiées dans le milieu anglo-saxon pour saisir les mutations des formations islamistes quand celles-ci sont confrontées à l’exercice du pouvoir. Ces travaux mettent en relief les conséquences de la participation ou de l’exclusion des partis islamistes du champ politique : on observe que les partis intégrés au champ politique deviennent plus modérés alors que ceux qui en sont exclus ou qui subissent de la répression de la part des régimes autoritaires ont tendance à se radicaliser ou faire usage de la violence (Saleh et Brodeur 2017 ; Brown et al. 2006 ; Clark et Schwedler 2003 ; Gurses 2012, Wegner et Pellicer 2009 ; Wickham 2004) et de la répression des régimes autoritaires (Hafez 2003 ; Wiktorowicz 2004).

Cet article se fonde sur des entretiens semi-directifs menés auprès de militants et de deux responsables nationaux du MSP qui ont été réalisés en Algérie entre 2006 et 2018. Il s’appuie également sur l’analyse du site internet du parti, ainsi que l’étude de la presse en langues arabe et française traitant du parti MSP. Nous présenterons les résultats de nos analyses en deux temps: en premier lieu, nous nous intéresserons au processus de politisation du parti en nous focalisant sur sa stratégie participationniste et sur la manière dont il a intégré le pouvoir et exercé celui-ci. En second lieu, nous nous intéresserons aux transformations politiques et idéologiques liées à son intégration et à sa participation au pouvoir en nous concentrant sur la sécularisation progressive de ce parti et de sa professionnalisation.

Utopie révolutionnaire : violence, actions directes et création d’une société islamique

Un discours religieux célébrant l’âge d’or de l’Islam

Les militants et cadres qui fonderont plus tard le MSI et le MSP avaient l’intime conviction que « l’islam est la solution ». Selon eux, l’islam est bien plus qu’une religion, c’est un système global, disposant des moyens nécessaires pour que les sociétés musulmanes puissent connaître le succès. Ils estimaient que le monde musulman en général et l’Algérie en particulier vivaient dans un état de décadence que seul un retour à l’Islam pouvait résoudre (Amghar 2011). L’islam était présenté comme le levier par lequel une renaissance et une transformation profonde de la société algérienne pouvaient s’opérer. Pour ce faire, ces organisations appelaient à la reproduction du modèle islamique de l’époque médiévale durant laquelle les musulmans se sont distingués « par leurs nombreuses conquêtes militaires, qui ont été à l’origine d’un grand empire, s’étendant de l’Espagne à l’Inde » (Amghar 2011). Ils étaient persuadés que l’activisme de leur groupe, conçu comme une avant-garde, pourrait impulser un retour à l’âge d’or de l’Islam (Ait Kabboura 2021b).

Révolution islamique

Les futurs membres et cadres du MSP ont été très fortement marqués par les interprétations révolutionnaires défendues par le Frère musulman Sayyid Qutb (1906-1966) (Ait Kabboura 2016). Celui-ci a très fortement influencé les FM algériens. Dans différents ouvrages, il a théorisé la révolution islamique et la nécessité d’user de la violence. Ses idées ont été retraduites d’un point de vue pratique par les membres qui formeront plus tard le MSP. Ils se sont également investis dans l’action directe durant la mandature du président Houari Boumedienne en s’opposant à ses orientations socialistes. À ce titre, les membres de ce qui deviendra par la suite le MSP ont lancé un appel à refuser l’adoption de la Charte nationale de 1976, au motif que celle-ci éloignerait les Algériens de l’islam. Au nom de la protection de l’islam, les principaux cadres du futur MSP furent — à l’instar du fondateur dudit mouvement, Mahfoud Nahnah — des partisans de l’action directe durant les décennies 1970. Très influencés par la révolution islamique en Iran, ils défendaient l’idée selon laquelle l’usage de la violence, dans un contexte de fermeture politique et d’absence de pluralisme démocratique, constitue le seul moyen pour faire entendre au régime la nécessité de préserver le pays contre toute atteinte à son identité islamique. Le fondateur du MSP, Mahfoud Nahnah, s’est ainsi distingué par l’utilisation de la force dans les années 1970 en sciant des pylônes électriques, action qui lui a valu une condamnation à la prison. Libéré au début des années 1980 par le président de l’époque, Chadli Bendjedid, il va progressivement se rapprocher des Frères musulmans. Durant un séjour en Égypte, il propose aux responsables fréristes égyptiens de fonder une branche dans son pays. De retour en Algérie, il profitera de la politique d’ouverture du président Chadli pour enraciner la prédication des FM dans le pays[3]. À partir de ce moment, il diffusera les idées de la branche qutbiste des Frères musulmans qui insiste plus particulièrement sur le concept de hakimiyya qui signifie « la nécessité de légiférer pour les responsables politiques selon les lois d’Allah ». Selon cette conception :

La souveraineté et le pouvoir de légiférer n’appartiennent qu’à Allah. Il est donc impossible de prendre des décisions législatives en dehors du cadre légal défini par Dieu et le Coran. S’opposant à l’idée de souveraineté populaire qui remettrait en cause de facto l’unicité de Dieu dans son jugement, c’est donc l’unicité divine dans la décision politique qui est mise en avant. Autrement dit, un État ne peut se fonder sur des lois humaines. Déroger à ce principe exposerait l’individu à pratiquer l’idolâtrie. Un gouvernant se doit donc, pour respecter l’unicité divine dans la souveraineté, d’appliquer de façon pleine et totale les lois de Dieu au risque de verser dans l’associationnisme. Ainsi, l’État ne peut être qu’islamique. Pour les théoriciens du jihad contemporain, la hakimiyya est au fondement de l’Islam, car c’est ce concept qui a permis la création de la cité de Médine, premier État islamique à partir duquel l’islam s’est propagé

Amghar 2020

Militer pour une société islamique : la prédication religieuse au coeur de l’activisme du MSP (des années 1970 à 1990)

Parallèlement à leur activisme révolutionnaire, les cadres se sont illustrés dans différentes actions de prédication religieuse. L’important pour ces acteurs était d’appeler les Algériens à la religion musulmane estimant qu’ils étaient éloignés des valeurs de l’islam. La prédication religieuse était particulièrement importante à leurs yeux, car ils considéraient que la colonisation française et les orientations socialisantes du gouvernement de l’époque avaient altéré l’identité islamique de la population algérienne. À l’époque, il n’était pas question d’engagement politique, mais plutôt de corriger la fibre religieuse des Algériens et d’oeuvrer en vue d’une islamisation progressive de la société. L’urgence était ainsi donnée à la formation et à l’éducation religieuse comme moyen de changer le pays. Par l’intermédiaire de mosquées qu’ils contrôlaient, ils concentraient l’essentiel de leurs activités autour de cours de religion, de prières du vendredi, etc. Cette organisation s’inscrivait dans la philosophie religieuse du Tablîgh, mouvement d’origine indo-pakistanaise spécialisé dans le prosélytisme religieux (Chougui 2020). De nombreux membres ont fréquenté les cercles de l’organisation d’origine indo-pakistanaise le Tablîgh dont les membres missionnaires appellent les musulmans à l’islam. Souvent qualifiés de « Témoins Jéhovah de l’islam », ses membres défendent une vision revivalisme de l’islam. Selon Moussa Khédimellah, « Ses fondateurs étaient très soucieux de l’avenir d’une communauté musulmane en péril, dans un contexte de colonisation britannique et de conversions massives de musulmans sous l’impulsion des puissants groupes missionnaires jésuites et protestants » (Khédimellah 1999). C’est pourquoi ils sillonnaient les villes algériennes à la rencontre de la population. L’objectif était de convaincre les individus de la nécessité de « revenir » à la religion. En 1988, ils décident de créer une organisation religieuse appelée Guide et réforme (al-Irshâd wal-islâh)[4].

Le processus de politisation progressive des islamistes algériens

Entre opportunisme politique et défense d’une ligne modérée (1990-1997)

Cantonnée au départ au prosélytisme religieux, la politisation progressive de l’organisation al-Irshâd marque à la fois le résultat de l’ouverture au pluralisme démocratique, et la fin du parti unique qui furent tous deux initiés par le président Chadli, suite aux émeutes d’octobre 1988 qui ont provoqué la mort de près de 600 personnes dans toute l’Algérie. Son entrée en politique est également le produit de la volonté de ne pas laisser le Front islamique du Salut incarner la seule offre politique islamiste dans le pays. Lorsqu’il a été décidé de créer le FIS, ses responsables ont voulu y intégrer l’ensemble du spectre islamique algérien en sollicitant notamment Mahfoud Nahnah. Celui-ci refuse la proposition, arguant le caractère inopportun de l’initiative, sa dimension précipitée et l’absence d’expériences politiques des porteurs du projet qui jusqu’alors s’étaient spécialisés autour la prédication islamique. Al-Irshâd va être ainsi « forcé » de s’engager en politique en créant le Mouvement pour la société islamique (MSI). Dès sa création, le MSI est un parti cherchant constamment le consensus en prônant la musharaka (la participation). Au-delà des divisions, l’importance est donnée à l’unité nationale, rompant avec le discours protestataire et le programme de rupture du FIS. À ce sujet, Mahfoud Nahnah explique :

Le choix de cette voie [celle de l’implication] n’est pas un choix tactique, basé sur une vision unilatérale ou sur des calculs conjecturaux. Il est issu de convictions profondes et principales inébranlables, à travers lesquelles nous apparaît le changement véritable. Un changement profond et efficace qui ne peut être franchi avec succès et continuité que si l’on fait appel aux préceptes de la sagesse et aux arguments de l’enseignement fondés sur un débat constructif et sur la force des arguments. Ensuite, la nature même de la pensée du juste-milieu, juste et modéré est en contradiction avec tout principe de violence, d’extrémisme et de l’effronterie.

Lamara et Nahnah, s.d.

Dès sa fondation, le MSI se caractérise par son légalisme. Les cadres du MSI reconnaissent le système politique algérien, mais également le poids de l’armée dans l’équilibre des pouvoirs. En condamnant les violences perpétrées par les groupes islamistes armés (Al Ahnaf, Botiveau et Frégosi 1991), ils appellent à établir un dialogue politique national entre les différentes factions pour trouver une solution à la crise que connaît le pays. Si cette position a provoqué l’ire des groupes islamistes armés qui voyaient dans la position du MSI une trahison, le régime algérien estimait que leur position « modérée » pouvait constituer un levier pour légitimer islamiquement le pouvoir en perte de vitesse (Aït-Aoudia 2015).

Depuis sa création en 1990, il participe ainsi aux différents scrutins municipaux, législatifs et présidentiels. C’est ainsi que le MSP/MSI présenta un candidat, Mahfoud Nahnah, aux élections présidentielles de 1995 qui récolta environ trois millions de voix, soit 25 % des suffrages exprimés, faisant de sa formation la deuxième force politique du pays, après le Front de libération nationale. La même année, la formation islamiste fait élire près de soixante députés lors des élections législatives.

Contrairement à la radicalité politique prônée par le FIS qui défend l’idée d’une révolution islamique (Rouadjia 1991 ; Martinez 1999), les islamistes du MSP/MSI défendent une stratégie « collaborative ». Au discours radical du FIS et à la violence politique employée par l’Armée islamique du salut et les Groupes islamiques armés, le MSP/MSI préfère la « modération » politique. Participer au pouvoir avec l’espoir de changer le système de l’intérieur de façon graduelle, tel est à l’époque le sacerdoce politique des islamistes. Les islamistes défendent ainsi l’idée que seul le réformisme participatif peut permettre au parti de faire avancer ses idées.

Les islamistes du MSI et du MSP, membres de la coalition présidentielle : un soutien critique au pouvoir (1997-2012)

C’est à l’arrivée au pouvoir d’Abdellazziz Bouteflika à la présidence que le MSP sera associé au pouvoir. En effet, les islamistes décident de soutenir sa candidature à la présidentielle de 1999, comme on peut le constater dans la déclaration du MSP : « Comme attendu, le MSP a annoncé officiellement à travers une déclaration commune signée jeudi, à l’hôtel El Djazaïr, avec le FLN, le RND et Ennahda, son soutien à la candidature de Abdelaziz Bouteflika à la présidentielle »[5]. Ils encouragent aussi son projet d’amnistier les militants jihadistes et sa loi de « réconciliation nationale » accordant l’amnistie aux membres et sympathisants de l’AIS.

Grâce au soutien apporté à Bouteflika, le parti islamiste parvient à entrer dans les enceintes du pouvoir, ce qui lui permet de coopter le parti élu. Ce dernier accepte par conséquent d’intégrer la coalition gouvernementale et se voit confier des portefeuilles ministériels. C’est ainsi que des islamistes du MSP sont nommés à la tête des ministères comme celui de la Pêche ou de l’industrie. Même si ces ministères ne sont pas stratégiques — comme ceux des Affaires étrangères ou de la Défense, par exemple —, il n’en demeure pas moins que c’est la première fois depuis l’indépendance algérienne en 1962 que des islamistes seront associés à l’exercice du pouvoir. En 2002, le parti MSP dispose ainsi de cinq ministères : celui des petites et moyennes entreprises avec le ministre Mustapha Benbada, El Hachemi Djaaboub ministre de l’Industrie, Smaïl Mimoun, ministre de la Pêche, Aboujerra Soltani ministre d’État sans portefeuille et Amar Ghoul, ministre des Travaux publics. Mais, c’est surtout la nomination ce dernier à la tête du ministère des Travaux publics qui va donner du poids au parti au sein de la coalition gouvernementale. Cette participation à l’exercice du pouvoir est d’autant plus importante que, dans un contexte budgétaire favorable lié à la hausse du prix des hydrocarbures, ce ministre aura la responsabilité de gérer plusieurs milliards de dollars et ainsi de mettre en oeuvre la politique des grands travaux, point central du programme politique du président Bouteflika à l’époque. Cette politique visait à doter le pays de nombreuses infrastructures dont l’autoroute Est-Ouest et, par conséquent, de lutter contre le chômage.

Cette stratégie n’était pas un blanc-seing signé à l’endroit du régime. Elle est fondée sur une stratégie de participation critique au pouvoir : le MSP ne s’interdisait pas de critiquer le gouvernement sur les points sur lesquels il était en désaccord, tout en faisant partie de la coalition au pouvoir. L’objectif du parti était de conserver une dimension protestataire afin de continuer à capter le vote contestataire. Cependant, le processus d’institutionnalisation du MSP a conduit celui-ci à se prendre au jeu politique, à tisser des alliances avec des structures partisanes non islamistes et, par conséquent, à faire preuve de pragmatisme et de négocier avec le régime ainsi qu’avec les formations politiques adversaires.

Cette stratégie vise à conserver le potentiel protestataire et oppositionnel du MSP et ainsi conserver une certaine crédibilité auprès d’une partie de la population qui rejette la stratégie participationniste du MSP. Cette politique de soutien critique s’apparente à celle menée par le Parti communiste français (PCF) et par le Parti communiste italien (PCI) qui n’ont pas hésité à participer aux différentes coalitions gouvernementales depuis 1945, mais qui adoptèrent une posture critique pour « empêch[er] qu’on puisse les suspecter d’embourgeoisement et d’abandon de leurs objectifs fondamentaux au profit des avantages immédiats de la participation » (Duverger 1992). À l’instar du PCF et du PCI, le MSP entretient auprès d’une partie de sa clientèle politique l’image d’être « exogène » au pouvoir.

De la volonté de devenir une force d’opposition et une option politique face au régime (2012-2020)

Au lendemain des élections législatives de 2012, après plus de dix ans de participation au gouvernement, le MSP décide de quitter la coalition qu’il formait avec le Front de libération nationale et le Rassemblement national pour la démocratie. Après les révoltes arabes qui ont porté au pouvoir nombre d’organisations islamistes (Tunisie, Égypte, etc.), les membres du MSP espéraient connaître le même destin. C’est la raison pour laquelle le parti décide de former une « alliance de l’Algérie verte », une coalition de partis islamistes (An-Nahda et Islah), afin de maximiser leurs chances de victoires aux élections. Or, cette stratégie n’aboutit pas et ce front islamiste n’obtient qu’un faible score. Avec 47 sièges conquis, l’Alliance arrive en troisième position (Benzenine 2020 ; Dupuy 2020). Désabusé et accusant le pouvoir de fraudes afin de maintenir le président Bouteflika au pouvoir, le MSP bascule dans l’opposition, sous l’impulsion d’Abderrazak Mokri. Celui-ci déclare au journal TSA :

Nous avons intégré les précédents gouvernements pour servir notre patrie. L’Algérie était en danger. Par la suite, nous avons pensé à aller vers de véritables réformes politiques. La fraude électorale nous a donné le signal final : il n’y a pas de réformes (…) Et puis, il n’y a plus de causes qui apaisent notre conscience pour qu’on soit avec ce pouvoir. Il n’y a plus de crise. Le danger, ce n’est plus l’instabilité ou le terrorisme, mais l’absence de démocratie. Ainsi, notre rôle, actuellement, est de rétablir les rapports de force et les équilibres entre la société et les autorités publiques pour l’intérêt de l’État et de la société[6].

Mokri dans Ouchikh 2012

Comme le souligne le politologue Benzenine :

[d]ès la première session parlementaire qui commence en juillet 2012, ils se mobilisent pour contester l’action du gouvernement dans l’hémicycle, faisant face à deux partis dominants au coeur de la coalition gouvernementale, le FLN et le RND, soutenus par le nouveau parti TAJ, dissident du MSP.

Benzenine 2020

Cela dit, cette opposition n’est pas systématique lorsqu’il s’agit de défendre les intérêts stratégiques du pays à l’étranger. C’est ainsi que le MSP reprend les déclarations du ministère des Affaires étrangères algérien, pourtant membre du régime, à l’endroit du Maroc lorsque celui-ci critique le rapprochement entre le régime chérifien et Israël réalisé entre les deux pays en décembre 2020 : « Le mouvement dénonce avec force, et dans les termes les plus forts, la décision de normalisation prise par le régime marocain […] ».[7]

Depuis le début du hirak (mouvement) en 2019, le MSP tente de profiter de la contestation populaire pour apparaître comme le parti du renouveau et comme l’organisation qui mettra un terme au règne de Bouteflika. Dès le début des rassemblements, le parti s’est positionné en faveur des manifestants : l’objectif étant de tenter de se réapproprier la contestation. Après la victoire du nouveau président, Abdelmadjid Tebboune, le MSP — qui n’a pas présenté de candidat au scrutin de 2019 et n’en a soutenu aucun — s’est positionné à nouveau du côté de la contestation populaire : « Notre devoir national et le devoir des autres est de donner au nouveau président la chance de réussir, […] sa réussite est dans l’intérêt de l’Algérie et de l’ensemble des Algériens, qu’ils aient participé au scrutin ou pas, qu’ils aient voté pour lui ou pas »[8]. Dans le cadre de la révision constitutionnelle initiée fin 2020 par le président Tebboune, le MSP a exprimé à maintes reprises son refus au projet de la nouvelle constitution. Dans un message politique très critique, le parti islamiste appelle à ne pas voter pour ce projet de nouvelle constitution. Pour autant, cette stratégie de rupture avec le système algérien n’a pas amélioré la perception d’une grande majorité de la population algérienne à l’endroit du parti.

Les effets multiples d’une entrée dans la politique : la fin d’une utopie

La sécularisation d’une idéologie : l’islam en mode mineur

La participation du MSP au pouvoir a conduit celui-ci à altérer son identité religieuse et par conséquent à connaître une dynamique de sécularisation.

Au moment de sa création en 1990, le parti comporte une dimension religieuse centrale que l’on retrouve non seulement dans son programme et son discours, mais également dans le nom du parti : le Mouvement pour la société islamique. D’un point de vue organisationnel, les membres continuent à mener des activités religieuses, parallèlement à celles menées dans le milieu politique. Tout change à partir de 1997 : le processus de sécularisation s’amorce avec une loi portant sur les partis politiques interdisant à ceux-ci de s’organiser sur une base ethnique ou religieuse. Cette disposition législative pousse le MSI à « désislamiser » son nom. Il ne se nomme plus Mouvement pour la société islamique, mais Mouvement pour la société et la paix. Même si cette décision peut sembler symbolique, elle constitue le point de départ d’un mouvement de sécularisation plus profond que l’on peut observer au sein d’autres mouvements de la tendance islamiste dans le monde musulman (Maroc, Tunisie, Turquie, etc.). Les cadres ne sont plus des religieux ou des prédicateurs porteurs d’une vérité religieuse, ils sont désormais des professionnels de la politique, défendant des convictions et programmes politiques. Les membres ne sont plus des disciples qui font l’objet d’une socialisation et d’une formation religieuse, mais des militants, assistant à des réunions et des séminaires politiques. Ce processus de sécularisation des islamistes du MSP s’accentue avec la confiscation par le pouvoir des activités religieuses. Le régime prend désormais le contrôle de l’ensemble des activités religieuses du pays, étatise l’ensemble des mosquées et fonctionnarise les imams.

Le programme du parti se sécularise également. Si l’organisation religieuse al-Irshad qui a servi d’ossature organisationnelle à la création du MSI — puis au MSP — appelait à l’instauration d’un État plus islamique et à l’introduction de la charia (la voie) dans les différentes législations du pays, le MSP/MSI abandonne l’idée d’une islamisation de l’État et de la société. Pour s’en convaincre, il suffit de se pencher sur ses différents programmes, tant à l’échelle locale que nationale. Aucune mention à l’islam n’y apparaît comme en témoigne le programme pour la présidentielle de 2019 intitulé « le rêve algérien ». Le programme politique prévoit

Des alternatives à même de réaliser la bonne gouvernance, selon les normes internationales en la matière qui reposent sur une vision politique consensuelle ouvrant la voie à la participation de tous […] la formation d’un gouvernement du consensus, dont le Chef sera issu d’un autre parti, la création d’une commission indépendante d’organisation des élections, une révision approfondie de la Constitution pour devenir la loi suprême d’un État de droit et l’organisation d’élections législatives et locales anticipées pour opérer un changement dans le paysage politique qui réponde à la volonté populaire [9].

C’est pourquoi l’institutionnalisation du MSP et sa sécularisation consécutive à sa politisation ont conduit les cadres à abandonner le dogmatisme qu’ils défendaient dans les années 1970 pour des convictions politiques qu’ils veulent faire partager au plus grand nombre.

Au regard du processus de sécularisation qui a affecté le MSP depuis son institutionnalisation et son entrée en politique, ce qui est frappant à l’analyse du mode d’organisation, du discours et de l’idéologie du MSP, c’est le peu de place accordée à l’islam en tant que religion. L’islam n’y est plus présenté comme la solution. Ainsi, le programme politique du MSP à l’occasion des élections législatives de mai 2007 ne fait pas référence à l’islam en tant que religion ou idéologie transcendante et globalisante, mais en tant qu’héritage culturel et éthique :

L’Algérie est terre d’islam et d’arabité. Le peuple, d’origine amazighe, fait partie intégrante du Grand Maghreb, du monde arabo-musulman et de l’espace africain […]. Le MSP n’a ménagé aucun effort pour préserver l’Islam d’être terni, l’État de s’effondrer, le pays d’être démembré et la société d’être déchirée […]. L’Algérie, libérée par tous, se construit par tous […]. L’objectif, avec l’aide de Dieu, est d’associer toutes les compétences nationales à l’édification de l’État algérien.

Pour les islamistes du MSP, à l’instar d’autres partis algériens, surtout d’obédience nationaliste, l’islam constitue le cadre culturel de l’identité algérienne. Il constitue un invariant de l’algérianité que vient par ailleurs confirmer la constitution du pays qui stipule que l’islam est religion d’État. C’est pourquoi l’objectif du MSP n’est pas d’introduire plus d’islam dans la société, mais de conforter les règles déjà existantes garantissant le caractère islamique de l’État et de la société algérienne. Le MSP ne milite donc pas pour une islamisation de la société, mais s’oppose à tout projet qui contreviendrait à l’identité musulmane du pays. Cela étant, il est aisé de comprendre les raisons pour lesquelles le MSP s’est mobilisé contre la refonte du Code de la famille ou opposé à la légalisation de la vente d’alcool dans le pays. À la fin des années 2000, le parti s’était d’ailleurs opposé à la diffusion de l’émission de télé-réalité libanaise Star Academy, mettant en scène de jeunes hommes et de jeunes femmes « dépravés ». Le parti s’est également élevé contre le processus d’évangélisation de certaines régions de l’Algérie, notamment la Kabylie. Cela dit, il serait faux de penser que ces positions ne sont que défendues par les islamistes. Ses revendications sont aussi portées par les partis « laïcs » conservateurs qui restent persuadés que l’islam constitue l’un des piliers indéfectibles de l’identité algérienne. C’est pourquoi le MSP milite pour un « minimum » d’islamité en Algérie « en deçà duquel il ne faut pas descendre ». Pour un ancien député du MSP que nous avions interviewé en 2006 : « Il n’est donc plus nécessaire d’islamiser l’État et la société. L’Algérie est un pays musulman. Les Algériens sont des musulmans. Il y a dans ce pays l’appel à la prière. Les mosquées sont pleines. À quoi cela servirait-il d’islamiser une société dont l’islam est la religion d’État ? C’est inutile »[10]. Ainsi, les islamistes du MPS s’accommodent parfaitement de la religiosité de leurs concitoyens et ne font pas de cette question un thème de campagne.

La religion musulmane n’est plus pensée comme une norme qu’il faudrait imposer à la population, mais plutôt comme une valeur à partir de laquelle les responsables du MSP devraient retraduire une partie de leurs programmes et discours. L’Islam n’est plus conçu comme un système politico-religieux : les militants et cadres du MSP n’appellent plus à la création d’un État et d’une société islamiques, mais ils voient désormais en l’islam une éthique pouvant inspirer la philosophie du parti. Le processus « d’éthisation » de l’Islam mis en avant par les islamistes se manifeste par exemple dans leur volonté de moraliser la vie politique et de lutter contre la corruption. Les références à l’islam sont essentiellement éthiques et philosophiques.

Des prédicateurs qui deviennent des professionnels de la politique : entre conquête du pouvoir, usure et corruption

L’entrée en politique des membres du Hamas qui s’investissaient bénévolement auparavant dans des activités de prédication leur permet désormais de vivre de la politique. Autrement dit, ils sont dorénavant rémunérés et deviennent des salariés du parti pour leur activisme politique. C’est ainsi qu’ils se transforment en professionnels de la politique. Cette professionnalisation ne se manifeste pas seulement dans l’obtention d’une rémunération en échange d’une activité politique, mais aussi dans l’apprentissage et la maîtrise « d’un savoir-faire spécialisé par une socialisation spécifique ainsi que par des processus de reconnaissance et de consécration par les pairs » (Lévêque 1996). Dès lors, le métier d’islamiste s’apprend et des formations pour se professionnaliser se mettent en place au sein du MSP.

En devenant des professionnels de la politique, le MSP se transforme en « entreprise » visant non seulement à conquérir et à se maintenir au pouvoir, mais aussi à redistribuer les postes sur lesquels ils ont mis la main à ses membres. Près d’un quart de siècle associé au pouvoir a développé « une vocation routinière, au gré des aléas de l’alternance démocratique » (Braud 2008). C’est pourquoi la perspective de devoir un jour gérer les affaires publiques influence grandement le MSP tant dans sa stratégie que dans son programme politique. Pour tenter de conquérir le pouvoir et de le conserver, le MSP a mis en oeuvre une double stratégie, commune à l’ensemble des partis politiques. La première consiste à défendre un programme suffisamment large pour attirer un électorat qui n’a pas l’habitude de voter pour les islamistes du MSP en s’employant à séduire un large public. La seconde consiste à tenter d’étendre sa base électorale tout en maintenant une image de parti conservateur, fidèle à l’éthique de l’islam afin de conserver le soutien de son noyau dur, constitué de la « bourgeoisie pieuse » et des classes populaires traditionalistes.

Mais sa volonté de conquête du pouvoir et son ambition de se maintenir à des postes à responsabilités n’ont pu l’empêcher de connaître une érosion électorale. Force est de constater que le parti a connu un déclin de sa base électorale depuis son intégration à la coalition gouvernementale. Les différents scrutins, tant locaux que nationaux, viennent confirmer cette tendance lourde à l’érosion. En effet, alors qu’en 2007, lors des élections législatives, il remporte 52 sièges, en 2012, à l’occasion des mêmes élections, il n’obtient que 33 des sièges. Cette usure du pouvoir semble être liée à celle du président algérien Bouteflika. Si ce dernier a longtemps bénéficié d’un fort soutien populaire, attribuable à sa capacité à sortir le pays de la crise sécuritaire dans laquelle l’Algérie se trouvait et par une politique de redistribution intense, il est, à partir de 2012, de plus en plus critiqué pour son immobilisme et pour sa volonté de continuer à vouloir se maintenir au pouvoir.

Cette stratégie de rupture avec le pouvoir à est un moyen de se refaire une « virginité politique » certes, mais elle est également un moyen de prendre ses distances avec les pratiques de corruption qui ont affecté nombre de hauts cadres et de ministres du parti. Pour preuve, les différents scandales financiers qui ont touché Aboujedra Soltani qui fut longtemps ministre et président du parti islamiste. Ainsi, c’est moins l’usure du pouvoir qui explique le déclin électoral du MSP, pourtant défenseur de la moralisation de la vie politique algérienne, que le fait qu’il ait été associé à un régime connu pour ses pratiques de corruption dont certains islamistes ont été les acteurs principaux. Amar Ghoul, l’une des figures emblématiques du MSP jusqu’à sa rupture avec son parti et qui fut longtemps ministre des Travaux publics sous les différents mandats de Bouteflika, a été condamné à de nombreuses années de prison pour de nombreuses affaires de corruption, de prises illégales d’intérêts et de trafics d’influence.

Conclusion : un parti comme les autres : la perte de l’exception islamiste

En se lançant en politique, le mouvement religieux qui fut à l’origine du MSP a connu des transformations profondes. Il s’est sécularisé. Il a cessé de défendre des revendications religieuses. Ce processus n’est pas synonyme de disparition de la référence à l’islam, mais seulement du décentrement de celle-ci qui ne constitue plus « l’alpha et l’oméga » du programme et du discours du MSP. Plus fondamentalement, la transformation d’une association religieuse en structure partisane a conduit le MSP à appréhender son discours et sa stratégie de façon différente : il ne s’agit plus de dispenser et défendre une vérité absolue, mais de tenter de conquérir le pouvoir et d’essayer de s’y maintenir par le biais d’un soutien électoral. Par conséquent, le MSP est devenu un « parti comme les autres », une « structure partisane banale », dont la vocation première est d’exercer le pouvoir et mettre en oeuvre son programme politique. Considérer ce qu’il est possible de faire, faire preuve de pragmatisme, tenir compte des rapports de force, être capable de faire preuve de relativisme, tels sont désormais les éléments principiels du MSP, loin de l’utopie qu’il défendait lorsqu’il était une association religieuse.