Corps de l’article

Depuis une vingtaine d’années, nombreuses sont les industries ayant connues de profondes mutations suite à l’introduction d’une innovation de nature disruptive (Christensen, 1997). La remise en cause de l’orthodoxie sectorielle[1] au sens d’Hamel et Prahalad (1994) est en effet devenue monnaie courante comme en attestent par exemple les stratégies d’Airbnb dans l’hôtellerie ou de Tesla dans l’industrie automobile. Dès la fin du 20ème Siècle, la littérature en management stratégique a exploré ce phénomène en s’efforçant d’analyser les déterminants, les modalités et les implications de telles stratégies (Christensen, 1997; Markides, 2006; Yu et Hang, 2010; Christensen et al., 2018). Le concept de disruption a donné lieu à de nombreuses définitions et discussions dans la littérature académique depuis son introduction par Christensen (1997). Dans le cadre de notre recherche, la disruption est envisagée sous l’angle des business models (Christensen, 2006; Markides, 2006; Cozzolino et al., 2018). Celle-ci se définit alors comme un processus où de nouveaux business models (BM) entrent en conflit avec les BM existants (Cozzolino et al., 2018).

L’analyse de la littérature dévoile une constante dans la façon d’appréhender la disruption. En effet, celle-ci est souvent considérée comme l’apanage du nouvel entrant au détriment des entreprises établies sur le secteur qui n’ont pas d’autres options, semble-t-il, que de devoir s’adapter à la disruption au risque de disparaître du marché (Christensen et Raynor, 2003; Markides et Charitou, 2004; Danneels, 2004; Christensen, 2006; Ansari et Krop, 2012). Pour les entreprises établies, un des défis majeurs consiste à intégrer la disruption dans leur stratégie afin de préserver leur avantage concurrentiel (Christensen, 1997; Gilbert, 2006; Markides, 2013), ce qui suppose une adaptation de leur(s) BM(s) (Casadesus-Masanell et Ricart, 2010; Aversa et al., 2020). Le coeur de notre recherche consiste précisément à appréhender le processus d’adaptation des BM des entreprises établies confrontées à un environnement disruptif (Markides et Charitou, 2004; Khanagha et al., 2014; Kim et Min, 2015). Dans cette perspective, la question de recherche retenue est la suivante : quelle stratégie une entreprise établie a-t-elle intérêt à mettre en oeuvre face à une disruption ?

Afin de nourrir la réflexion engagée, cet article est structuré autour de quatre sections. La première section propose une revue de la littérature sur les stratégies de disruption en mettant l’accent sur le point de vue des entreprises établies. La deuxième section est consacrée à la présentation et à la justification de nos choix méthodologiques ancrés autour d’une étude de cas unique et longitudinale : l’entreprise établie Carrefour dans la distribution alimentaire française. Les résultats exposés dans la section 3 s’attachent à analyser la stratégie et les BM de Carrefour dans le processus de disruption incarné par l’agriculture biologique (AB). L’ultime section discute des intérêts pour une entreprise établie de piloter plusieurs BM dans un contexte de disruption, puis des enjeux et spécificités des disruptions de nature sociétale.

Ancrage théorique

Enjeux et évolution du concept de disruption

L’évolution des relations concurrentielles et de l’environnement économique depuis la fin du 20ème Siècle ont donné lieu à de nouvelles perspectives de recherche en management stratégique. Parmi celles-ci, les travaux sur la disruption (Christensen, 1997) ont suscité un intérêt majeur dans les sphères académique et managériale. Initialement, le phénomène de disruption s’est attaché à étudier comment de nouveaux entrants perturbent puis supplantent des entreprises établies via une nouvelle technologie moins performante sur les attributs privilégiés par les clients principaux. Si l’étude de ce phénomène apparaît majeure pour comprendre le monde contemporain, force est de constater que l’argument introduit par Christensen (1997) a longtemps souffert d’une conceptualisation fragile (Danneels, 2004; Markides, 2006; Yu et Hang, 2010; Christensen et al., 2018). Toutefois, l’intérêt académique pour le concept de disruption et ses enjeux stratégiques ne se dément pas (Ansari et al., 2016)[2]. Depuis les préceptes fondateurs de Christensen (1997), le concept de disruption a connu des évolutions majeures à trois niveaux : la nature de la disruption, les modalités de diffusion de celle-ci sur le marché et les implications concernant l’analyse du phénomène (cf. tableau 1).

Concernant la nature de la disruption, la littérature a montré que la disruption n’était pas systématiquement de nature technologique, contrairement à la théorie initiale. Le concept de « technologie disruptive » prévalait en effet dans les premiers écrits de Christensen (1997). Par la suite, les concepts d’innovation disruptive et de disruption vont peu à peu se substituer à celui de technologie disruptive (Christensen, 2006; Markides, 2006). Deux conceptions du phénomène étudié vont alors s’opposer. Dans la première, soutenue par Christensen, c’est le BM dans lequel la technologie est déployée qui est disruptif. L’idée que les innovations technologiques nécessitent un BM approprié pour être performantes sur le(s) marché(s) visé (s) va se généraliser (Chesbrough, 2010). Pour cette raison, la plupart des recherches sur les disruptions entretiennent un lien étroit avec les technologies, notamment numériques[3]. Dans la seconde conception, portée par Markides, la disruption peut être liée à un produit radicalement nouveau ou à un BM[4] alternatif mais sans que cela implique nécessairement une nouvelle technologie.

Tableau 1

Dimensions et évolutions du concept de disruption

Dimensions et évolutions du concept de disruption

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Deuxièmement, la littérature retient deux modalités de diffusion de la disruption : « low-end disruption » et « new market disruption » (Schmidt et Druehl, 2008; Yu et Hang, 2010; Martínez-Vergara et al., 2020). Avant 2006, la « low-end disruption » identifiée et décrite par Christensen (1997) domine dans les travaux. L’introduction de la disruption se fait ici systématiquement par le bas du marché, c’est-à-dire à destination des clients les « moins rentables » pour les entreprises établies (Christensen, 1997; Christensen et Raynor, 2003). Les clients acceptent ici la nouvelle offre de qualité inférieure au détriment de l’offre des entreprises établies. Dans un premier temps, la nouvelle offre (disruptive) repose sur une offre inférieure en termes de fonctionnalités et de performances. Dans un processus de disruption abouti, l’offre initialement dégradée poursuit une montée en gamme afin de conquérir le marché grand public. Govindarajan et Kopalle (2006) puis Schmidt et Druehl (2008) proposent une modalité alternative, nommée « new-market disruption ». Pour ces auteurs, la nouvelle offre crée et dessert un nouveau marché où les besoins des clients sont différents des clients du marché principal. Contrairement aux « low-end disruptions », les « new-market disruptions » ne sont pas toujours en concurrence avec les offres historiques et quand elles le sont ce n’est pas nécessairement sur la dimension prix (Schmidt et Druehl, 2008; Dedehayir et al. 2017). Depuis la position de ces nouveaux marchés, les offres des entreprises disruptives peuvent empiéter sur le marché principal par le bas ou le haut du marché (Govindarajan et Kopalle, 2006; Schmidt et Druehl, 2008), ou bien se détacher du marché principal et le perturber indirectement (Schmidt et Druehl, 2008). C’est précisément la confrontation entre les nouveaux et les anciens BM depuis le marché principal ou les nouveaux marchés qui matérialise le processus de disruption.

Troisièmement, dans sa conception initiale, la disruption a pour objectif la conquête du marché principal. Une caractéristique qui encourage exclusivement les analyses ex-post du phénomène, c’est-à-dire que l’identification d’une innovation disruptive ne peut dès lors se faire qu’après réalisation complète des effets perturbateurs sur le marché (Danneels, 2004; Tellis, 2006). Le point de vue de Christensen (2006) sur les implications s’est, semble-t-il, quelque peu assoupli. Dans le prolongement de Govindarajan et Kopalle (2006), Christensen affirme que le phénomène de disruption peut être étudié indépendamment des effets préalablement décrits. En effet, la diffusion de la disruption n’a pas besoin de s’être « achevée » sur le marché pour être analysée. Son étude ex-ante peut également se justifier. Dans cette optique, les auteurs appellent à considérer le phénomène de la disruption dès les premiers stades de son développement, ainsi que les cas d’échecs (Govindarajan et Kopalle, 2006; Christensen, 2006; Klenner et al., 2013; Ansari et al., 2016). En raison de la difficulté de la littérature à embrasser la variété des phénomènes de disruption, un nombre croissant de chercheurs privilégient les approches processuelles en incluant des analyses ex-ante (Ansari et al., 2016; Kumaraswamy et al., 2018; Petzold et al., 2019; Martínez-Vergara et al., 2020).

Les stratégies des entreprises établies dans le processus de disruption

Dans une approche processuelle, plusieurs travaux se sont intéressés aux mécanismes de réaction des entreprises établies face au défi d’une disruption (Dewald et Bowen, 2010; Yin et al., 2017). Notre recherche vise à explorer plus en avant les stratégies des entreprises établies en proie à une disruption en mettant l’accent sur la mutation de leur(s) BM(s). En effet, plusieurs auteurs insistent sur l’importance de considérer le BM pour étudier le phénomène de disruption (Christensen, 2006; Markides, 2006; Cozzolino et al., 2018). La stratégie d’une entreprise se conçoit alors comme les choix opérés par ses dirigeants en termes de BM(s) (Casadesus-Masanell et Ricart, 2010; Aversa et al., 2020; Gandia et Parmentier, 2020). Selon la littérature, l’entreprise établie est confrontée à faire un choix entre trois scenarii stratégiques (Christensen, 1997; Christensen et Raynor, 2003; Markides et Charitou, 2004; Markides, 2006; Khanagha et al., 2014).

Premièrement, l’entreprise établie peut choisir de privilégier un BM unique (scénario 1). Ce scénario stratégique se réalise dans deux cas de figure : lorsque l’entreprise établie a fait preuve d’inertie face à la disruption ou lorsqu’elle adapte son BM existant. En cas d’inertie de BM, l’entreprise établie s’expose au risque fréquent de se voir disparaître du marché (Christensen, 1997). Cependant, certaines recherches ont montré que l’inertie de BM pouvait ralentir le mouvement de disruption et préserver les positions concurrentielles des entreprises établies (Adner et Kapoor, 2016; Zietsma et al., 2018). L’adaptation du BM existant constitue l’autre façon de n’avoir qu’un seul BM à gérer dans ce contexte. La littérature montre que cette adaptation du BM existant peut être source de performance (Grandval et Soparnot, 2005; Asselineau et Piré-Lechalard, 2009; Doz et Kosonen, 2010). En innovant au niveau de leur BM, les entreprises établies peuvent ainsi perturber l’orthodoxie sectorielle et améliorer leur position concurrentielle (Aurégan et Tellier, 2009; Roy et Le Roy, 2011). Un tel scénario permet en quelque sorte de « disrupter le disrupteur » (Markides, 2006).

Le deuxième scénario consiste à effectuer une transition progressive de l’ancien BM vers le nouveau qui est à terme destiné à le supplanter (Markides et Charitou, 2004). Deux cas de figure sont alors possibles dans ce scénario : soit créer, soit acquérir un nouveau BM et transférer progressivement les ressources du BM initial vers le nouveau. Les premières recherches sur la disruption exhortaient en ce sens les entreprises à créer un BM dédié à la disruption (Christensen, 1997; Christensen et Raynor, 2003; Gilbert, 2006). Lorsque les entreprises établies ne sont pas capables de développer le BM disruptif, elles peuvent s’adapter en acquérant le disrupteur afin d’intégrer son BM (Christensen et Raynor, 2003; Sandström et al., 2009). Le développement d’un BM alternatif implique d’accélérer l’obsolescence du BM actuel dont l’entreprise est financièrement dépendante (Gilbert, 2006). En d’autres termes, un risque de cannibalisation apparaît entre les différents BM des entreprises établies (Khanagha et al., 2014).

Troisièmement, l’entreprise établie peut faire le choix d’une gestion simultanée de plusieurs BM (scénario 3). Markides (2006) décrit des situations concurrentielles où des BM disruptifs ont réussi à capter des parts de marché significatives sans menacer l’existence ni la supériorité des BM existants. Ces stratégies de gestion simultanées dans un contexte disruptif ont été peu explorées dans la littérature (Markides et Charitou, 2004; Markides, 2013). En dehors du contexte de la disruption, la gestion simultanée de BM est présente à travers différents concepts : diversification de BM (Gwebu et al., 2019; Aversa et al., 2020), BM hybrides (Velu et Stiles, 2013), BM tandem (Casadesus-Masanell et Tarzijan, 2012), ou portefeuille de BM (Snihur et Tarzijan, 2018; Gandia et Parmentier, 2020). Kim et Min (2015) montrent que l’ajout d’un nouveau BM peut, sous certaines conditions, avoir un impact positif sur la performance de l’entreprise établie. De même, les travaux de Berends et al. (2016) suggèrent que la gestion simultanée de plusieurs BM peut permettre d’exploiter de nouvelles opportunités. Plusieurs recherches récentes montrent que la gestion simultanée de plusieurs BM est un facteur de performance via l’augmentation des barrières à l’imitation, une meilleure réponse à l’hétérogénéité de la demande ou le bénéfice d’effets de réseaux (Snihur et Tarzijan, 2018; Aversa et al., 2020; Gandia et Parmentier, 2020).

Les perspectives de recherche soulevées par ces auteurs soulignent la nécessité d’explorer les mécanismes complexes de gestion d’un portefeuille de BM dans un processus de disruption. Notre recherche entend précisément relever ce défi afin d’éclairer les mécanismes sous-jacents et d’identifier certains facteurs clés de succès pour les entreprises établies.

Méthode de recherche

Une étude de cas : Carrefour dans la distribution alimentaire française

Notre recherche s’appuie sur l’étude unique et longitudinale du cas de Carrefour dans le secteur de la distribution alimentaire française. Plus précisément, nous examinons l’évolution du portefeuille de BM de l’entreprise entre 2011 et 2018. L’étude de cas est une méthode permettant de faire émerger des éléments théoriques nouveaux afin d’enrichir un corpus de connaissances (Eisenhardt, 1989; Yin, 1994). L’approche longitudinale est particulièrement adaptée à l’exploration d’un phénomène encore peu étudié tel que la gestion simultanée de plusieurs BM (Gandia et Parmentier, 2020; Aversa et al., 2020). Ce choix méthodologique est également pertinent pour comprendre un phénomène processuel (Van de Ven et Poole, 1990) tel que la disruption (Cozzolino et al., 2018; Snihur et al., 2018; Kumaraswamy et al., 2018; Petzold et al., 2019).

Dans notre recherche, l’entreprise créée en 1959, Carrefour fait aujourd’hui partie des entreprises établies et dominantes dans le secteur de la distribution alimentaire française. Au croisement des modes de distributions américains (libre-service) et des offres discounts de la coopérative Leclerc, l’entreprise Carrefour va implanter et imposer le modèle de l’hypermarché dans le paysage concurrentiel français (Lhermie, 2003). L’entreprise a pendant longtemps dominé le secteur français de la distribution avant de voir la coopérative Leclerc la devancer à partir de 2017 (source : Kantar). En France, Carrefour génère un chiffre d’affaires de presque 40 milliards d’euros et emploie plus de 110.000 salariés pour l’année 2018. Les parts de marchés de l’entreprise s’érodent en raison d’un ralentissement de l’activité de son parc d’hypermarchés. L’année 2017 marque un tournant stratégique puisque Carrefour devient l’entreprise de distribution numéro 1 en France de produits issus de l’agriculture biologique (AB), devant les distributeurs spécialisés et généralistes[5]. En lien avec notre question de recherche, nous nous intéressons au rôle du portefeuille de BM de Carrefour face à la menace disruptive des BM des distributeurs spécialisés en AB.

La collecte des données

Notre approche longitudinale du cas nous a amenés à collecter des données primaires et secondaires. L’ensemble de ces données sont précisées en annexe 1. Tout d’abord nous avons collecté des données secondaires afin d’identifier les évolutions de BM de Carrefour entre 2011 et 2018 et les événements en lien avec le marché de l’AB. La délimitation de cette période nous permet d’explorer les évolutions des BM de Carrefour dans un processus de disruption en cours. Nous avons utilisé la base de données Europresse afin de collecter des données dans les deux revues professionnelles françaises de référence : Libre Service Actualités (LSA) et Linéaires. Nous avons sélectionné tous les articles de presse contenant le mot clé « Carrefour » dans le titre de l’article. Nous avons complété notre base de données secondaires avec des recherches spécifiques dans des journaux généralistes ou des articles de presse plus anciens des deux revues professionnelles citées, notamment lorsque notre analyse nécessitait la connaissance d’événements antérieurs et relatifs aux processus de disruption et à l’évolution des BM de l’entreprise. Ces données ont été complétées par des études sectorielles et de marchés réalisées par des organismes statistiques et d’expertise. Notre travail repose également sur la collecte de données financières telles que les publications trimestrielles et semestrielles de Carrefour.

Parallèlement, nous avons réalisé 46 entretiens semi-directifs entre 2017 et 2019 (cf. annexe 1). Ces données primaires ont été collectées durant les entretiens avec des salariés et dirigeants du groupe Carrefour (10) mais aussi auprès de leurs parties prenantes (26) et des experts du secteur (10). L’objectif principal des entretiens était d’identifier et de comprendre les évolutions de BM de l’entreprise Carrefour, mais également d’évaluer leur lien avec les processus de disruption identifiés durant notre première phase d’analyse. La réalisation d’entretiens avec les parties prenantes externes et plus précisément les entretiens réalisés avec les acteurs de la SA coopérative Biocoop (10) étaient essentiels dans l’identification du caractère disruptif des BM de Carrefour.

Pour renforcer la validité de nos résultats, nous avons eu recours à une collecte à la fois rétrospective et en temps réel à partir de différentes sources de données. La collecte de données étant réalisée au moment des événements, le risque de biais rétrospectif est ainsi limité (Huber et Power, 1985). Le caractère asynchrone du phénomène de disruption (Kumaraswamy et al., 2018) va cependant nous conduire à intégrer des événements antérieurs à notre période d’étude afin d’appréhender pleinement le phénomène. L’étude des événements passés présente un risque important de rationalisation a posteriori (Forgues et Vandangeon-Derumez, 2001). Afin de limiter ce biais, nous avons procédé à une triangulation entre nos différentes sources de données primaires et secondaires afin d’asseoir la validité de notre analyse (Flick, 2004).

L’analyse des données

Nous avons eu recours à un processus itératif de va-et-vient entre la théorie et les données, mais également entre nos différentes sources de données. Cette approche convient à l’élaboration de la théorie à l’aide de données issues d’étude de cas (Yin, 1994). Au sein de ce processus itératif, nous identifions deux étapes dans la construction de nos résultats : la création d’une chronologie permettant l’identification de plusieurs BM, puis un codage multithématique nécessaire à une démarche de compréhension interprétative (Dumez, 2016).

Concernant la création d’une chronologie des événements, nous avons mobilisé les données secondaires pour constituer une première chronologie entre 2011 et 2018 recensant les actions stratégiques de Carrefour en lien avec le marché de l’AB (Cozzolino et al., 2018; Aversa et al., 2020). Nous avons identifié des actions allant de l’acquisition d’entreprises au recrutement d’un ancien directeur d’enseigne spécialisée. Ces actions ont ensuite été rattachées aux BM concernés et préalablement identifiés à la lumière des construits théoriques, notamment autour des trois composantes identifiées par Richardson (2008) : la proposition de valeur; la création et livraison de valeur, et la capture de valeur. Ce canevas a été mobilisé dans une étude de portefeuille de BM par Gandia et Parmentier (2020). Concernant les innovations de BM, nous nous appuyons sur la typologie de Geissdoerfer et al., (2018) qui distinguent la transformation, la création, l’acquisition et la diversification de BM. Nous avons identifié les BM et leurs évolutions résultant de processus de disruptions antérieurs tels que le low cost et le numérique, puis enrichi cette chronologie avec les données statistiques et analytiques dans le but d’évaluer l’impact de ces différentes disruptions sur la multiplicité des BM de Carrefour.

En lien avec les principes de l’étude de cas qualitative, nous avons également réalisé un codage multithématique des données collectées (Miles et Huberman, 1994). À partir de nos notes de terrain, nous avons produit un premier niveau de codage théorique par rapport aux théories appréhendant le processus de disruption au sens large (Markides, 2006; Lehmann-Ortega et Roy, 2009). Ce premier niveau de codage nous a permis d’affiner notre question de recherche et d’orienter les entretiens vers le rôle des différents BM de Carrefour dans le processus que nous avons identifié comme disruptif. Pour réduire le risque de circularité, le second niveau de codage a été complété par un codage multithématique suivant les prescriptions de Dumez (2016). Ainsi nous avons pu utiliser des thèmes de codages issus majoritairement de cadres théoriques autour du processus de disruption et des innovations de BM (premier niveau de codage élargi), et de nos matériaux primaires, notamment en ce qui concerne la gestion de plusieurs BM (Glaser et Strauss, 1967). Ce codage s’inscrit dans une démarche compréhensive « visant à mettre en évidence des mécanismes ou histoires hypothétiques » (Dumez, 2016, p. 147). La présentation de nos résultats vise en effet à comprendre et à interpréter le lien entre la multiplicité des BM de Carrefour et sa place de leader sur le marché français de l’AB.

Résultats

La constitution du portefeuille de BM de Carrefour

Carrefour s’est très vite imposée comme une firme dominante dans le secteur de la distribution alimentaire française. Après que l’entreprise ait développé, en France, puis dans le monde, ce que l’on connaît aujourd’hui sous la dénomination de l’hypermarché (1963), les formats de grandes et moyennes surfaces (GMS) se sont imposés dans le paysage de la distribution alimentaire française. Les supermarchés et hypermarchés deviennent les moyens de distribution alimentaire privilégiés des consommateurs français[6]. La grande distribution alimentaire a connu de nombreuses transformations depuis son émergence, notamment suite à l’arrivée de nouveaux acteurs. La triangulation de nos données empiriques révèle trois changements majeurs présentant des caractéristiques disruptives ayant entraîné une évolution des BM de Carrefour : le low cost, le numérique et, plus récemment, l’agriculture biologique (AB). La figure 1 ci-dessous synthétise la chronologie de ces évènements.

Figure 1

Chronologie des disruptions et portefeuille de BM de Carrefour

Chronologie des disruptions et portefeuille de BM de Carrefour

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Dès 1981, Carrefour prend des parts dans l’enseigne de hard-discount française ED (créée en 1978). Ce rachat devance l’arrivée des hard-discounters allemands Lidl et aldi sur le marché français. Les attributs de performance et le BM associé à ces magasins diffèrent grandement de l’hypermarché. Contrairement à une offre de biens pléthorique que l’on retrouve dans les très grandes surfaces de vente des hypermarchés, le modèle du hard-discount s’est constitué autour d’une offre minimaliste de biens dans des commerces de proximité ou en proche périphérie. Face au développement de ses magasins hard-discount, Carrefour devient en 2014 le premier actionnaire de l’enseigne de hard-discount Dia. Les 800 magasins Dia ont depuis 2016 peu à peu été convertis en magasins Carrefour (City, Contact, etc.), matérialisant la montée en gamme de ces BM low cost[7].

Les technologies numériques ont également été source de disruption. Après l’entrée d’Amazon sur le marché du livre, puis plus globalement sur l’offre non-alimentaire, la menace d’un modèle e-commerce sur le marché alimentaire plane sur les acteurs de la distribution. Nos données primaires soulignent qu’une offre alimentaire e-commerce brute ne s’est pas encore imposée sur le secteur en raison de son rapport coût-poids-volumes. Cependant, des BM hybrides alliant points de vente physiques et digitaux ont transformé le parc de magasins des enseignes de GMS. Parmi ces modèles hybrides, le drive est aujourd’hui le service le plus répandu. En 2018, Carrefour compte 748 drives et ambitionne d’accroître encore le nombre d’ouvertures dans les années à venir. Cette innovation de BM s’intègre plus récemment dans les magasins de proximité à travers le développement de drives piétons.

Parallèlement aux mutations décrites ci-avant, une évolution sociétale vers le « mieux manger » interroge depuis quelque temps les pratiques du secteur français. Cette évolution se manifeste à travers le développement de l’AB. La filière AB s’est en partie constituée en rejet du modèle de distribution conventionnelle. Cette nouvelle filière a d’abord entretenu un rapport antithétique avec l’industrialisation des pratiques, la chimie, le contrôle du vivant et la consommation de masse favorisée par les enseignes de GMS. L’essor des distributeurs spécialisés modifie les relations existantes entre les concurrents, les consommateurs et les fournisseurs et occasionne une évolution des BM de Carrefour.

Les caractéristiques de ces différentes disruptions sont résumées dans le tableau 2. Notre analyse met en avant le caractère cumulatif de ces différentes disruptions sur les BM de Carrefour. En effet, elles induisent une hétérogénéité du marché alimentaire et entraînent une multiplication des BM de l’entreprise Carrefour. De plus, il semblerait que la disruption de l’AB revête certaines spécificités par rapport aux deux précédentes (low cost et numérique). La disruption du marché AB a fait évoluer les pratiques de production et les relations entre les acteurs de l’écosystème, notamment les fournisseurs. La diffusion de la disruption opère au sein d’un nouveau marché distinct (marché AB) où les besoins des clients sont radicalement différents de ceux du marché conventionnel. La réponse de Carrefour à cette disruption de l’AB est assez proche des précédentes, néanmoins les modalités d’innovations de BM mises en oeuvre sont plus nombreuses : adaptation, création, acquisition de BM.

La stratégie de Carrefour sur le marché de l’AB

Une opportunité de croissance

L’analyse des données empiriques montre que la croissance du marché de l’AB a conduit Carrefour à entreprendre un changement d’orientation stratégique. Ce changement, notamment porté par un nouveau dirigeant (Alexandre Bompard) et inclus dans le plan stratégique « Carrefour 2022 » a vocation à orienter la stratégie de l’entreprise vers deux axes : le e-commerce et la transition alimentaire. Bien que la dimension e-commerce ait une place privilégiée dans la stratégie, elle apparaît moins présente que la transition alimentaire. Cette dernière se matérialise par la définition et l’annonce d’objectifs tels que l’atteinte d’un chiffre d’affaires en 2022 de 5 milliards d’euros dans le bio, soit plus du double de l’activité actuelle. Le plan se décline dans plusieurs objectifs intermédiaires au coeur du plan d’action « Act for Food ». Carrefour met ainsi en lumière les actions développées, en cours d’expérimentation et à venir pour répondre aux ambitions du groupe, allant de l’accompagnement à la conversion des agriculteurs (objectif 2020 : 500 conversions) à la réduction des emballages (par exemple : supprimer les emballages inutiles sur les fruits et légumes bio). Certains des objectifs concernent un BM particulier, quand d’autres impliquent les différents BM du groupe. Par exemple, le respect de la saisonnalité des produits est en test dans certains hypermarchés (bio-expérience) et devrait s’étendre à d’autres formats en fonction des résultats.

Les ambitions annoncées et les actions mises en place ont amené l’entreprise à adosser une mission sociale dans ses statuts. En effet, comme le suggère l’extrait d’un entretien avec un expert du secteur, la volonté de Carrefour de devenir le leader de la transition alimentaire a été votée et adoptée par les sociétaires durant une assemblée générale extraordinaire en juin 2019. Dans les statuts de l’entreprise, on retrouve à présent l’« ambition d’être leader de la transition alimentaire pour tous ». L’objectif de 5 milliards d’euros de chiffre d’affaires sur le marché de l’AB doit passer par la préservation des clients existants, la conquête de clients ayant fui les modes de distribution généralistes, et orienter les clients traditionnels vers des paniers avec une propension de produits biologiques plus importante. La conquête du marché AB souhaitée par Carrefour ne s’appuie pas sur le développement d’un BM spécifique, mais sur une stratégie de conquête qui passe par une gestion de plusieurs BM.

« Je vais vous raconter ce que Alexandre Bompard me racontait quand on faisait les premiers one To one. […] Il est arrivé (à la tête du groupe) en s’étonnant, et à juste titre, que Carrefour était sur un marché sans avoir de mission. On doit avoir une raison d’être, et l’aboutissement de ça, c’est que c’est désormais dans l’objet social de Carrefour, la transition alimentaire est inscrite dans les statuts de Carrefour. Il faut bien entendre, pourquoi Carrefour est allé vers la transition alimentaire. C’est parce que Carrefour avait besoin d’une mission. Évidemment qu’elle devait être sur l’alimentaire. Il n’y a plus de raison de faire une mission générale comme il y a 30 ans où Carrefour démocratisait les DVD, les GPS. »

Expert 1 – 29/08/2018

Tableau 2

Caractéristiques des trois disruptions dans le secteur de la distribution alimentaire

Caractéristiques des trois disruptions dans le secteur de la distribution alimentaire

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La conquête du marché AB par Carrefour

Afin de pénétrer le marché de l’AB, Carrefour a créé et acquis de nouveaux BM. Carrefour crée son premier magasin de distribution spécialisée, c’est-à-dire un magasin constitué de 100 % de produits bio sous la marque Carrefour Bio (2013). Ces petits magasins de moins de 300 m2 se différencient des BM des distributeurs spécialisés à travers l’offre de produits qui est constituée en majorité de produits de la marque Carrefour. De plus, Carrefour a acquis la plateforme e-commerce spécialisée Greenweez (2016) dont le BM se situe au croisement des modèles digitaux et des distributeurs spécialisés. Cette plateforme e-commerce revendique la première place sur le marché alimentaire bio e-commerce français. Le groupe a également acquis le distributeur spécialisé So.bio (2018). La société nouvellement acquise détenait 8 magasins lors de son rachat. Fin 2019, on dénombre douze magasins en France, dont l’ouverture du plus grand magasin bio de Paris.

Pour renforcer ses positions sur le marché AB, Carrefour va faire évoluer ses BM existants et développer son portefeuille de BM. L’entreprise modifie son BM principal, celui de l’hypermarché à travers de la diversification, c’est-à-dire en adjoignant un nouveau BM à l’existant. Après un premier test au sein de l’hypermarché de Chambourcy en juin 2018, Carrefour va développer les « bio-expériences » dans plusieurs de ses hypermarchés. Cette diversification de BM tire ses spécificités de la réplication des BM des distributeurs spécialisés dans celui de l’hypermarché. On retrouve à l’intérieur même de ces nouveaux hypermarchés un univers dédié aux produits biologiques. Cet espace réservé à l’offre de produits bio occupe une surface supérieure à 500 m2, alors qu’en moyenne la surface d’un magasin spécialisé Biocoop est deux fois moins importante. Au sein de ces espaces, l’entreprise va reproduire des pratiques propres aux distributeurs spécialisés telles que le respect de la saisonnalité des produits, la réduction des emballages, la création d’animations hebdomadaires, etc. Ces nouvelles pratiques vont se mettre en place à travers des expérimentations dans certains magasins avant de s’étendre aux autres. En synthèse, Carrefour a enrichi son portefeuille de trois BM spécifiques, diversifié son BM principal et s’est séparé de son ancien BM hard-discount. Les spécificités de ces différents BM, ainsi que leurs complémentarités sont précisées dans le tableau 3.

L’introduction et le maintien de ces différents BM dans le marché de l’AB vont permettre à Carrefour de segmenter ce nouveau marché à la manière du marché principal, c’est-à-dire avec une offre e-commerce, une offre GMS et une offre de proximité tantôt généraliste, tantôt exclusivement biologique. L’entreprise maintient une interdépendance forte entre ses BM, notamment entre les BM des enseignes Carrefour (BM1, BM2, BM3 et BM4) et les deux BM spécialisés ne partageant pas la marque Carrefour (BM5 et BM6). Comme nous le suggèrent nos répondants, les marques et les produits que l’on retrouve dans les magasins spécialisés ne sont vendus que par Greenweez et So.Bio qui proposent une offre majoritairement biologique. Cette pluralité des BM permet de répondre aux comportements d’achat multi-enseignes des consommateurs et de proposer des offres distinctes pour les trois niveaux de marché (inférieur, grand public et supérieur). Le directeur du marché bio Carrefour affirme que les offres de Carrefour Bio (BM4), Greenweez (BM5) et So. Bio (BM6) sont complémentaires et répondent à des besoins différents. Alors que l’hypermarché avait pendant un temps la capacité de fédérer tous les clients et « tout sous le même toit », aujourd’hui Carrefour répond à l’hétérogénéité de la demande en proposant une pluralité de BM. Cette multiplication des BM est caractéristique de ce qu’un de nos répondants qualifie de « couvrance », c’est-à-dire une stratégie consistant à répondre à l’hétérogénéité croissante du marché alimentaire :

« Il y a 30 ans, vos parents se retrouvaient dans une forme de vente monolithique et ça leur convenait très bien. Le consommateur ne se retrouve plus dans cette forme de vente monolithique. On y va, parce qu’elle est toujours très efficace. Sur certains sujets, elle est imbattable, mais vous allez ailleurs. Ça se mesure ce que je vous raconte par le nombre d’enseignes fréquentées, qui ne cesse de croître. C’est ça, vous voyez l’enjeu de la couvrance »

Expert 1 – 29/08/2018

À travers l’ensemble de ses BM, Carrefour va asseoir son leadership sur le marché de l’AB en y faisant migrer progressivement l’ensemble de ces BM. Pour Carrefour, le chiffre d’affaires sur le marché de l’AB est en majorité généré par son BM de grande surface (cf. tableau 4). Toutefois, c’est la multiplicité des BM en sa possession et leurs complémentarités (cf. tableau 3) qui viennent remettre en cause le leadership de Biocoop sur le marché alimentaire bio. Les propos d’un directeur de magasin Biocoop illustrent ce phénomène :

« C’est davantage la grande distribution qui est venue perturber le marché un peu tranquille des historiques du bio et non pas le bio qui est venu perturber la grande distribution. Ça se traduit un peu comme ça, dans notre cas. Ils viennent nous chamailler avec leurs plateformes e-commerces, leurs hypermarchés et maintenant leur Carrefour Bio. »

Directeur magasin Biocoop — 07/09/2017

Les implications de la stratégie de Carrefour

L’intégration des spécificités du marché de l’AB au sein des différents BM de Carrefour est récente. Cependant, on observe déjà un certain nombre d’effets de cette stratégie sur l’entreprise et son secteur. Premièrement, le BM de la grande surface s’éloigne dans une certaine mesure de la guerre des prix qui sévit sur le marché depuis l’arrivée des hard-discounters. Nos données primaires et secondaires mettent en exergue des marges brutes plus élevées sur les produits AB des enseignes de GMS, notamment sur l’offre alimentaire en vrac comme l’évoque un responsable de rayon dans un magasin Carrefour. En effet, une enquête d’UFC Que choisir de 2019[8], met en exergue des marges brutes plus importantes pour les produits biologiques que pour les produits conventionnels. L’association de consommateurs dénonce des marges brutes supérieures en moyenne de 75 % pour les produits bio par rapport à leurs équivalents conventionnels. Cette étude soutient également que l’offre de fruits et légumes des magasins spécialisés est 19 % moins chère que celles des grandes surfaces alimentaires. Ces marges brutes plus élevées ont ainsi un effet positif sur la rentabilité de Carrefour.

« (…) le vrac rapporte bien. On va dire qu’on fait des marges confortables. On ne va pas dire le contraire. Après, les marges diffèrent selon les produits. Sur certains, il y a 50 % de marge et sur d’autres 100 %. Par exemple, on a une référence de noix de cajou bio vendu en vrac et en libre-service. On achète le produit au même prix, mais on le vend 20 % plus cher en vrac. »

Responsable rayon bio – 12/10/2018

Tableau 3

Le portefeuille de BM de Carrefour à la conquête du marché bio et ses complémentarités (2019)

Le portefeuille de BM de Carrefour à la conquête du marché bio et ses complémentarités (2019)

Tableau 3 (suite)

Le portefeuille de BM de Carrefour à la conquête du marché bio et ses complémentarités (2019)

* En 2015, Carrefour détient 18 drives sur ce format sur un parc total de 453 ** La réglementation impose de différencier et protéger les produits bio des produits non-bio

Sources : données primaires et secondaires

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Deuxièmement, d’un point de vue stratégique, les choix de Carrefour interrogent la cohérence de son portefeuille de BM. Les parties prenantes interrogées (concurrents, fournisseurs, consommateurs) confient avoir des difficultés à comprendre l’importante déclinaison de formats de magasins du groupe, mais l’orientation vers le marché de l’AB est clairement perçue. À travers le plan stratégique « Act for food », on constate que des actions sont menées au sein de différents BM en vue de répondre à des objectifs communs de durabilité. Une des difficultés rencontrées par Carrefour réside dans la recherche d’une cohérence au sein de son portefeuille de BM entre des impératifs de prix bas, de volume d’activité et d’offre alimentaire qualitative avec l’AB. Sur le plan stratégique, par exemple, l’évolution du parc de magasins hard-discount de Carrefour depuis 2014 est révélatrice du défi rencontré par l’entreprise sur ce point. Carrefour s’illustre par un tâtonnement puisque l’entreprise a supprimé son format hard-discount (conversion dès 2016 des magasins Dia en Carrefour de proximité) avant de le réintroduire à travers le développement en France de l’enseigne espagnole Supeco en 2019.

Troisièmement, la multiplicité des BM a permis à Carrefour de se positionner dès 2017 comme le leader du marché français de l’AB devant l’enseigne spécialisée Biocoop et les entreprises de GMS Leclerc et Casino (cf. tableau 4). Carrefour prend ainsi l’initiative sur ses concurrents historiques, notamment le leader du marché alimentaire depuis 2017, Leclerc. Cette position de leader sur le marché de l’AB s’explique en partie par la stratégie multi-BM de Carrefour. Cependant, cette stratégie ne permet pas de mettre fin à l’érosion des parts de marché de Carrefour sur le marché alimentaire global (cf. tableau 5) comme en attestent la réduction du nombre de points de vente et la baisse du chiffre d’affaires. Ainsi, les choix stratégiques de Carrefour orientés vers l’AB ne suffisent pas à masquer les difficultés de fond rencontrées par l’entreprise. En parallèle du plan « Act for Food », le PDG de Carrefour a mis en place un plan de relance pour redynamiser les hypermarchés qui génèrent à eux seuls plus de 50 % de l’activité du groupe. Selon un cadre de l’entreprise, l’orientation vers le marché AB pourrait précisément permettre cette relance et l’amélioration de la rentabilité du groupe.

« Le déclin des hypermarchés c’est un vrai sujet. Ce matin il y a un article qui est paru [et qui] disait justement que les hypermarchés restaient de loin les formats de distribution les plus fréquentés, avec 94 % de fréquentation. Loin devant par exemple, les marchés. Quoi que l’on dise, les hypermarchés n’ont plus la croissance d’antan, mais ils restent quand même aujourd’hui le format le plus fréquenté. Pour combien de temps ? Je ne sais pas, mais c’est encore le cas. Et Carrefour n’est pas juste présent sur les hypermarchés. Nous nous développons beaucoup justement sur les autres formats, notamment Carrefour bio. Là, il y a des gros projets d’ouverture cette année. Je pense donc que c’est un mix des deux; entre la meilleure façon de démocratiser le bio et la meilleure façon de redresser les hypermarchés ou le business. Cela va dans le bon sens pour la société et en même temps ça génère du chiffre donc : pourquoi s’en priver ? Dans le cas où cela irait uniquement dans le bon sens pour la société, mais que cela ne générerait pas de chiffre d’affaires et que cela ne serait pas un marché porteur, je ne suis pas sûr qu’on y serait allé. C’est mon point de vue, mais il se trouve qu’aujourd’hui c’est plutôt bénéfique pour tout le monde. »

Responsable marché bio Carrefour – 06/10/2018

Quatrièmement, le leadership de Carrefour permet d’ériger un certain nombre de barrières à l’entrée pour ses concurrents traditionnels et plus récents (hard-discounters, e-commerce) sur un marché en croissance et au potentiel disruptif. Par exemple, dans le but de répondre à la demande croissante en produits bio, Carrefour soutient la transition des agriculteurs vers le bio. La conversion à l’agriculture biologique nécessite une période transitoire d’au minimum deux ans où les agriculteurs mettent en oeuvre des pratiques agricoles conformes à l’AB sans pouvoir bénéficier de l’appellation. Ces deux à trois années de conversion sont un risque pour les agriculteurs qui ne peuvent répercuter les coûts de la conversion sur leur prix de vente[9]. Carrefour accompagne la conversion à travers des financements et des contrats spécifiques. Les financements proviennent de la fondation Carrefour, de la FINIFAC (société financière de Carrefour) et de la plateforme Miimosa (plateforme de crowdfunding où Carrefour offre une dotation et un référencement au sein de ses magasins). En partenariat avec l’association WWF, Carrefour propose un « contrat Bio Développement » où l’entreprise s’engage auprès des producteurs en conversion sur un volume et un prix d’achat pour une durée de 3 à 5 ans[10]. L’entreprise se constitue ainsi un réseau de fournisseurs au détriment de ses concurrents comme l’illustrent les propos d’un des experts interrogés. Ceci relève d’un enjeu majeur dans un marché où l’offre n’est pas suffisante pour répondre à la demande des consommateurs. L’objectif d’accompagnement à la conversion de 500 agriculteurs à l’horizon 2022 a d’ores et déjà été atteint en 2019.

« Carrefour a longtemps été la seule enseigne de GMS à vendre de la conversion. Carrefour s’engage réellement dans le processus de conversion en prenant la production conventionnelle dès la première année, puis les suivantes en conversion, etc. Les producteurs en conversion ont vendu pendant longtemps leurs productions en Allemagne, les seuls intéressés par la conversion. Maintenant, les autres enseignes le font aussi, car elles se disent que pour avoir plus de produits, il faut mettre les producteurs en conversion. C’est plus difficile pour Biocoop qui ne vend que du bio. La première année de conversion, il demande à leurs fournisseurs de continuer de vendre en Allemagne et achète les produits en conversion la seconde année. Avec Carrefour c’est beaucoup plus facile pour les fournisseurs : “tu passes en bio, la première année je t’achète ta production, la seconde et la troisième année aussi et après on continue.” »

Expert 2 – 12/06/2019

Tableau 4

Chiffre d’affaires des réseaux leaders sur l’alimentaire global et biologique (2017, en millions d’euros)

Chiffre d’affaires des réseaux leaders sur l’alimentaire global et biologique (2017, en millions d’euros)

* 30 millions de CA dont 40 % pour l’alimentaire ** Le CA des magasins est utilisé pour déterminer le CA sur le marché bio

Sources : Les Echos études – « La distribution des produits alimentaires bio en France », 2018; LSA, 2018; societe.com

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Tableau 5

Parts de marché en valeur des entreprises de GMS sur les produits de grande consommation et produits frais libre-service

Parts de marché en valeur des entreprises de GMS sur les produits de grande consommation et produits frais libre-service

CA en millions d’euros * autres formats correspondent aux magasins Cash & Carry

Sources : Kantar; Rapports financiers Carrefour, 2015 – 2019

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Discussion

Le pilotage de plusieurs BM par une entreprise établie

L’étude de cas réalisée au sein de la distribution alimentaire française montre comment la constitution et la gestion d’un portefeuille de BM ont permis à une entreprise établie (Carrefour) de redynamiser son activité et sa rentabilité dans un processus de disruption. Plus précisément, nos résultats témoignent du rôle joué par la pluralité des BM dans la stratégie d’une entreprise établie. Ce résultat renvoie aux travaux récents de plusieurs auteurs. Kim et Min (2015) montrent notamment que l’ajout d’un BM supplémentaire pour une entreprise établie peut être source de performance grâce à la complémentarité entre les actifs des BM. Notre étude empirique abonde en ce sens dans la mesure où nous montrons comment l’entreprise établie bénéficie de synergies entre ses BM (cf. tableau 3), en particulier dans un processus de disruption. En effet, les actifs du ou des BM historique(s) menacé(s) par la disruption peuvent être en partie transférés vers le ou les nouveau(x) BM associé(s) à la disruption.

Plus récemment, la question de la complémentarité a été abordée sous l’angle des profils de clients par Aversa et al. (2020). Les auteurs montrent avec le cas d’Amazon que l’entreprise peut bénéficier de la diversification de son BM (vente en ligne, marketplace, services, abonnement Prime, points de vente physiques, etc.) à travers les complémentarités générées par les différents groupes de clients. A l’aune de nos résultats, ce mécanisme de complémentarité entre les profils de clients peut aussi bénéficier à une entreprise établie. Ainsi, Carrefour a bénéficié via la pluralité de ses BM d’une diversité de profils de clients pour peser davantage dans la filière AB et accélérer la conquête de ce marché.

Enfin, Snihur et Tarzijan (2018) et Gandia et Parmentier (2020) montrent qu’une entreprise possédant plusieurs BM doit optimiser la gestion stratégique conjointe de ses BM. Notre recherche soulève également ce point et démontre qu’il est encore plus saillant dans un processus de disruption. En effet, dans ce cas, l’entreprise établie peut être confrontée à une multiplication de ses BM inhérente à la disruption en cours. Dans cette perspective, nos résultats suggèrent d’intégrer les différents BM dans une stratégie globale et centralisée. Cette centralisation relève d’une importance majeure dans notre étude de cas qui montre comment une stratégie de portefeuille de BM permet à une entreprise établie de prendre l’avantage au sein d’un nouveau marché. Pour faciliter l’atteinte d’un tel objectif, l’entreprise est confrontée à identifier un élément fédérateur entre les BM. Une technologie commune aux différents BM peut jouer ce rôle (Aversa et al., 2020 ; Gandia et Parmentier, 2020). Notre étude de cas montre qu’un autre élément que la technologie peut remplir cette fonction, à savoir la définition d’un plan stratégique.

Enjeux et spécificités des disruptions de nature sociétale

La recherche empirique conduite interpelle également sur la nature spécifique de la disruption étudiée. En effet, celle-ci n’a pas pour origine la technologie mais trouve racine dans un caractère durable et sociétal. Sur ce point, Zietsma et al. (2018) mettent en avant les difficultés d’une technologie « propre » à transformer un secteur. A l’inverse, notre recherche montre la capacité d’un BM « durable » (celui de Biocoop) à se diffuser au sein d’une industrie en étant notamment porté par une entreprise établie (Carrefour). Selon Asselineau et Piré-Lechalard (2009), la poursuite de valeurs à la fois économiques, mais également sociales et/ou environnementales peut être à l’origine d’une disruption. Dans cette perspective, les objectifs de profit économique et de durabilité peuvent coexister au sein d’un même BM.

Cependant, ces BM semblent avoir du mal à s’imposer au sein de plusieurs industries ou, en tout état de cause, à dépasser le cadre limitatif de la niche. Plusieurs auteurs étudient par exemple le succès de l’entreprise américaine Patagonia dans le textile sportif mais mettent toutefois en avant son incapacité à dépasser le marché de niche (Grandval et Soparnot, 2005; Teulon, 2006). Cet argument interroge sur la capacité de ces BM à conquérir le marché de masse. Notre recherche laisse toutefois entendre qu’une entreprise établie serait peut-être mieux placée qu’un nouvel entrant pour réussir ce processus de mise à l’échelle, c’est-à-dire la capacité d’une ou plusieurs entreprise(s) à adresser une offre, au-delà des quelques clients initiaux, à la grande majorité des clients présents sur le marché. En effet, une entreprise établie dispose des ressources nécessaires via ses différents BM pour couvrir l’hétérogénéité des profils de clients et ainsi dépasser le marché de niche dans lequel une offre sociétale est souvent cantonnée. A l’inverse, le BM d’un nouvel entrant comporte souvent des freins endogènes l’empêchant de dépasser un certain volume de vente, soit par manque de ressources, soit pour des raisons culturelles et idéologiques (valeurs et parcours des dirigeants). On peut supposer que pour dépasser la niche, un nouvel entrant est confronté à la nécessité de coopérer avec une entreprise établie comme le suggèrent notamment Ansari et al. (2016). En l’absence d’une telle stratégie de coopération pour accélérer la mise à l’échelle, son BM et ses positions sur le nouveau marché risquent d’être menacés par les entreprises établies, comme l’illustre notre étude de cas.

Conclusion

La présente recherche avait comme objectif d’explorer la stratégie d’une entreprise établie dans un processus de disruption. L’étude de cas réalisée au sein de la distribution alimentaire française montre que le portefeuille de BM de l’entreprise Carrefour constitue une force face à l’avènement de la disruption de l’agriculture biologique (AB). Nos résultats enrichissent ainsi les recherches récentes montrant que la multiplication des BM peut être une source de performance (Kim et Min, 2015; Snihur et Tarzijan, 2018; Aversa et al., 2020; Gandia et Parmentier, 2020). Dans un premier temps, Carrefour s’adapte à l’évolution de l’environnement sectoriel (la disruption de l’AB) grâce à son portefeuille de BM. Puis, dans un second temps, la stratégie de Carrefour consiste à mettre à l’échelle l’offre de produits AB afin de renouveler son avantage concurrentiel. La conquête du nouveau marché par le biais d’un portefeuille de BM offre ainsi à Carrefour la possibilité d’en devenir leader.

D’un point de vue managérial, notre recherche apporte deux contributions principales. Premièrement et concernant les acteurs de la distribution alimentaire, l’étude empirique illustre comment le virage vers l’AB incarne une opportunité d’amélioration des marges commerciales et de consolidation de l’avantage concurrentiel des acteurs en place face à la menace numérique (Amazon notamment). Deuxièmement et de manière plus générale, la recherche renseigne sur la façon dont les dirigeants d’une entreprise établie pilotent un portefeuille de BM dans un contexte de disruption. A ce sujet, il ressort que les dirigeants ont davantage intérêt à privilégier la recherche de synergies entre plusieurs BM plutôt qu’à concentrer les ressources sur un seul BM s’ils souhaitent renforcer leur position concurrentielle sur le marché régénéré.

La portée de nos résultats empiriques demeure toutefois limitée puisqu’ils reposent sur l’analyse d’un processus de disruption en cours. Aussi, il conviendrait d’affiner l’analyse du cas dans les séquences à venir, notamment en ce qui concerne la mesure de la performance de Carrefour sur le marché de l’AB et sur le marché global. De plus, l’étude d’un cas unique présente plusieurs limites inhérentes à ce choix méthodologique, à commencer par la nature idiosyncrasique du secteur de la distribution, l’accès partiel aux données existantes, les obstacles rencontrés dans l’accès au terrain ainsi que les biais d’interprétation et la subjectivité des chercheurs lors de l’analyse des données. Ainsi, il conviendrait de confronter nos résultats à d’autres études empiriques portant sur des disruptions à différents stades de maturité et rattachées à d’autres secteurs d’activités.

Nous sommes convaincus que les enjeux relatifs à la diffusion des disruptions et la gestion des BM par les entreprises établies incarnent une priorité dans l’agenda de recherche en management stratégique. Dans un contexte où les enjeux écologiques et sociétaux sont omniprésents au sein de nombreuses industries – agroalimentaire ici, mais aussi automobile, textile, etc.- le concept de disruption (Christensen, 1997) apparaît particulièrement séduisant. En particulier, notre recherche interpelle la communauté académique sur le besoin d’élargir la base de connaissances relatives aux déterminants, aux modalités et aux implications des disruptions de nature sociétale. La montée en puissance des questions environnementales et sociales questionne les dirigeants des entreprises établies quant à la transition de leurs BM existants vers des BM durables puis au défi de leur mise à l’échelle.