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Avec la pandémie de SRAS-CoV-2 (COVID-19), il a beaucoup été question ces derniers mois des conséquences de la crise sur l'exécution des contrats commerciaux. Une des problématiques majeures a notamment été la situation dans laquelle le débiteur ne pouvait plus honorer son obligation de paiement. Dans ce contexte, divers concepts ont été invoqués afin de répondre à ces défauts de paiement et plus largement d’exécution contractuelle, comme la force majeure ou la théorie de l'imprévision, ou hardship[1]. Le droit international, et plus particulièrement le droit international public, n’a pas échappé à ce phénomène.

Les situations dans lesquelles un État ne peut plus se conformer à ce qui a été convenu avec un ou plusieurs autres États, en cas par exemple d’emprunt, d'indemnisation, de paiement de quota à une organisation internationale ou d'exécution d'une sentence arbitrale, se sont en effet multipliées[2]. En raison d’une pandémie par principe imprévue, les États ont dû restructurer leur budget. Ils ont dû non seulement injecter des fonds dans les hôpitaux, le matériel médical, la rémunération des médecins, mais également mettre en place un plan de relance économique et soutenir les entreprises pendant toute la durée de la pandémie. De la même manière, un nombre toujours croissant de personnes se trouvant au chômage doit être soutenu financièrement, en plus de diverses autres dépenses nécessaires au maintien du tissu social. Dans ces conditions, il n’est pas incongru qu’un État puisse décider qu’il préfère ne pas rembourser ses dettes envers d’autres États et conserver ses avoirs pour la sauvegarde des intérêts de ses propres citoyennes et citoyens. Ce budget « imprévu » peut en effet être fatal pour les pays fortement endettés[3] comme le Sri Lanka, dont la dette extérieure représente 48 % de son budget, le Liban (41 %), l’Angola (43 %) ou encore le Salvador (38 %)[4]. De nombreux pays se sont ainsi retrouvés en situation de défaut de paiement, puisqu'incapables d'honorer leurs engagements financiers internationaux au cours de l’année 2021[5].

Bien que l'État, de bonne foi, soit bien souvent incapable d'honorer son obligation de paiement au moment opportun, il ne l'indique que très rarement à l'autre partie contractante, et ce, même s'il est conscient que le retard de paiement peut générer des intérêts. Ainsi, l'instrument international tel qu'il avait été convenu ne peut plus être appliqué expressis verbis. Le traité doit donc être renégocié pour être adapté précisément à la situation actuelle et future[6]. Les bases sont fermes et immuables à la volonté des parties. Ce sont davantage les conditions d'exécution et les taux d'intérêt qui doivent être revus. Par conséquent, nous ne traiterons pas de l’hypothèse d’une modification du traité, mais uniquement de son adaptation aux nouvelles réalités. Toutefois, l’adaptation implique forcément une nouvelle négociation : la « renégociation ». Par exemple, s’il y a lieu de modifier le taux d’intérêt prévu au traité, les parties négocieront une augmentation de trois points ou de deux points, etc. Comme nous le verrons plus loin, la Convention de Vienne sur le droit des traités ne permet pas l’adaptation; il n’existe donc aucun précédent à notre sujet d’étude. Cependant, la modification de certaines modalités implique obligatoirement un droit à la renégociation. En d’autres termes, il faut vérifier qu’un tel droit existe bien et, si la réponse est affirmative et que les circonstances fondamentales ont changé, c’est alors qu’intervient la vérification de l’existence d’un droit à adapter un instrument juridique.

Une telle situation est communément appelée hardship. Le meilleur exemple est l'article 6.2.2 des Principes d'Unidroit relatifs aux contrats du commerce international[7], qui établit qu'un changement fondamental de circonstances provoquant un déséquilibre dans le contrat et générant une onérosité excessive pour l'une des parties, et conséquemment obligeant les deux parties à renégocier le contrat[8]. Cependant, nous considérerons le hardship de manière beaucoup plus large, en supprimant le concept d’onérosité excessive de la définition des Principes d'Unidroit pour décrire le hardship comme un déséquilibre du contrat causé par un changement fondamental de circonstances. La définition adoptée correspond au principe général du commerce international attesté par le principe Trans-lex n ° IV.6.7.[9] et implique une obligation positive de renégociation.

S’il est évident que, lorsque les deux parties conviennent de simplement suspendre temporairement le traité[10] ou de renégocier les termes conventionnels, aucune difficulté n'est soulevée, que se passe-t-il lorsque l’une des parties refuse de renégocier ou considère simplement qu'il n'y a pas de changement fondamental des circonstances ? Une obligation de renégociation peut-elle être imposée au créancier, si les circonstances ont effectivement changé? La Cour internationale de Justice (ci-après « CIJ ») peut-elle adapter le traité aux nouvelles réalités? Les droits nationaux répondent assez bien à ces questions à travers des règles clairement établies et une jurisprudence assez fournie en matière de force majeure et d’imprévision. Néanmoins, ces mécanismes ont-ils un équivalent fonctionnel pour les traités internationaux?

Pour répondre à cette question, il convient d’analyser les différentes sources du droit international, à savoir la Convention de Vienne sur le droit des traités[11] (ci-après « CV » ou « Convention de Vienne »), les règles coutumières ainsi que le Projet d'articles sur la responsabilité de l'État pour fait internationalement illicite[12] (ci-après « Articles CDI »). Après avoir éliminé les mécanismes similaires, mais inopérants pour notre hypothèse, tels que la force majeure (I), nous verrons que la seule base légale pour renégocier un traité est la clausula rebus sic stantibus, laquelle, toutefois, n’est pas prévue par la Convention de Vienne. C’est en effet uniquement sur ce fondement du droit international général qu’un mécanisme de renégociation du traité pourra être invoqué dans le cadre de la Convention de Vienne (II).

I. LES MÉCANISMES INOPÉRANTS

Bien que la Convention de Vienne ne désigne expressément ni la force majeure ni le hardship, les dispositions des articles 61 et 62 CV semblent cependant proposer des concepts similaires. Or nous verrons que ni la force majeure prévue par le premier article (A) ni le « faux » hardship prévu par le second (B) ne sont adaptés à notre hypothèse.

A. La force majeure

L’affirmation selon laquelle le mécanisme de force majeure n'existe pas en tant que tel dans la Convention de Vienne[13] peut être étayée par le fait que l'article 61 CV ne parle que d'une impossibilité d'exécution de l'objet[14]. Il s’agit là d’une forme restrictive de la notion de force majeure, dont la définition ne couvre pas tous les cas possibles, vu qu'il faut la « disparition ou destruction définitive » d’un « objet essentiel à l’exécution » du traité[15]. Par conséquent, dans l'hypothèse d'une obligation financière impossible à remplir en raison de la crise du SRAS-CoV-2, il n'est pas possible de parler de la disparition ni de la destruction de l'argent. La capacité financière continue en effet d'exister en soi, mais c’est du fait des circonstances que les ressources financières de l’État doivent être réorientées, en particulier dans le domaine de la santé, plutôt que d'être utilisées dans le remboursement des sommes dues.

Il n’en demeure pas moins que la notion de force majeure est également reconnue par le droit international coutumier, codifiée à l'article 23 des Articles CDI et conçue de manière plus large[16]. Néanmoins, il n'y a pas lieu d'analyser son contenu étant donné que, selon le dernier rapporteur spécial en charge des Articles CDI, James Crawford, la force majeure n'est pas applicable du seul fait que l’exécution de l'obligation est plus difficile en raison de la crise économique :

Force majeure does not include circumstances in which performance of an obligation has become more difficult, for example due to some political or economic crisis.  Nor does it cover situations brought about by the neglect or default of the State concerned, even if the resulting injury itself was accidental and unintended[17]

La jurisprudence internationale va dans le même sens. Dans les affaires des Emprunts serbes[18] et des Emprunts brésiliens[19], la Cour permanente de Justice internationale (ci-après « CPJI ») a en effet estimé que, quelle que soit la gravité de la situation financière d'un État, il ne peut y avoir d’impossibilité matérielle pour faire face à des obligations financières. De ce fait, dans l'affaire des Emprunts brésiliens, la CPJI a estimé que la force majeure ne saurait justifier une impossibilité pour un État de rembourser sa dette :

Force majeure. — Le bouleversement économique causé par la grande guerre n'a pas, au point de vue des principes juridiques, libéré de ses obligations le Gouvernement brésilien. Pour ce qui est des paiements or, si l'on considère la promesse comme visant un paiement de valeur or, on ne saurait invoquer l'impossibilité du fait que l'on ne peut obtenir des pièces d'or. Il est possible de se procurer l'équivalent de la valeur or[20].

Dans l’affaire du Rainbow Warrior, un tribunal arbitral a également soutenu que :

New Zealand is right in asserting that the excuse of force majeure is not of relevance in this case because the test of its applicability is of absolute and material impossibility, and because a circumstance rendering performance more difficult or burdensome does not constitute a case of force majeure[21].

Ces interprétations paraissent toutefois discutables. En effet, en application du principe général ubi lex non distinguit nec nos distinguere debemus, il est difficilement concevable que les obligations de paiement ne relèvent pas des hypothèses de la Convention de Vienne sur la suspension du respect des obligations conventionnelles[22]. Il est vrai que l'article 32 CV dispose qu’il est nécessaire de prendre en considération les travaux préparatoires de la Convention pour l’interprétation, lesquels indiquent que la proposition d'inclure expressément l'hypothèse d'obligations monétaires dans la Convention a été rejetée[23]. Or, il est également vrai que le moyen d'interprétation des travaux préparatoires n’est que complémentaire et ne s’applique que si le sens de l’instrument à interpréter est « ambigu » ou « obscur ». Une interprétation de bonne foi, prévue par l'article 31 CV comme une règle générale, ne permet pas de considérer le terme « obligation » comme étant obscur. Il s'agit en réalité de n'importe quelle obligation conventionnelle internationale. Néanmoins, même si la force majeure est appliquée aux obligations financières, il faudra distinguer entre l'impossibilité et la difficulté de remplir l'obligation. Ainsi, dans l’Affaire de l'indemnité russe, le tribunal arbitral a jugé que :

II est incontestable que la Sublime-Porte prouve, à l'appui de l'exception de la force majeure […] que la Turquie s'est trouvée de 1881 à 1902 aux prises avec des difficultés financières de la plus extrême gravité, cumulées avec des événements intérieurs et extérieurs (insurrections, guerres) qui l'ont obligée à donner des affectations spéciales à un grand nombre de ses revenus, à subir un contrôle étranger d'une partie de ses finances, à accorder même un moratoire à la Banque Ottomane, et, en général, à ne pouvoir faire face à ses engagements qu'avec des retards ou des lacunes et cela au prix de grands sacrifices. Mais il est avéré, d'autre part, que, pendant cette même période et notamment à la suite de la création de la Banque Ottomane, la Turquie a pu contracter des emprunts à des taux favorables, en convertir d'autres, et finalement amortir une partie importante, évaluée à 350 millions de francs, de sa dette publique (Réplique Russe, p. 37). Il serait manifestement exagéré d'admettre que le payement (ou la conclusion d'un emprunt pour le payement) de la somme relativement minime d'environ six millions de francs due aux indemnitaires russes aurait mis en péril l'existence de l'Empire ottoman ou gravement compromis sa situation intérieure ou extérieure. L'exception de la force majeure ne saurait donc être accueillie[24].

Quoique la pandémie de COVID-19 n’ait probablement pas empêché le remboursement des dettes contractées, elle a probablement pu le rendre plus difficile. C'est pourquoi la force majeure ne nous permet pas de résoudre le problème posé par notre hypothèse, à savoir l’adaptation du traité aux circonstances. À défaut de pouvoir utiliser ce mécanisme, voyons si le recours au hardship s’avère plus opportun.

B. Le hardship dans la Convention de Vienne

L'article 62 CV prévoit, comme cause d'extinction ou de suspension du traité, un changement « fondamental » de circonstances qui n'était pas « prévu » au moment de la conclusion du traité[25]. Certaines conditions s'appliquent : ces circonstances qui ont changé doivent, en outre, être celles qui constituaient la « base essentielle du consentement » des parties à être liées par le traité, et ce changement doit avoir pour effet de modifier « radicalement » la portée des obligations qui restent à être exécutées[26]. Cette suspension d’une obligation de paiement peut certes aider un État débiteur, mais elle ne résout pas les nombreux problèmes tels que la période de suspension ou les intérêts moratoires. La Convention de Vienne ne prévoit, de plus, aucune obligation de renégociation des termes du traité. La CIJ a ainsi confirmé dans sa décision Gabcikovo que l'article 62 CV constitue une exception très limitée au principe Pacta sunt servanda, qui reste l'axiome fondamental du droit des traités :

Le fait que l'article 62 de la convention de Vienne sur le Droit des traités soit libellé en termes négatifs et conditionnels indique d'ailleurs clairement que la stabilité des relations conventionnelles exige que le moyen tiré d'un changement fondamental de circonstances ne trouve à s'appliquer que dans des cas exceptionnels[27].

L'article 62 CV étant « une voiture qui n'a jamais quitté son garage »[28] [notre traduction], ou qui en a, pourrait-on dire, « brisé la porte » en sortant[29], il convient de rechercher d’autres mécanismes au sein de la Convention de Vienne qui permettraient d’assurer la survie du traité en situation de crise.

I. LE MÉCANISME OPÉRANT

Pierre angulaire du droit des traités, l’adage Pacta sunt servanda a pour corollaire implicite le principe rebus sic stantibus. Or, celui-ci pourrait être une réponse séduisante à l’impécuniosité des États (A) puisqu’il obligerait les parties à renégocier le traité (B).

A. L'affirmation de la clausula rebus sic stantibus

Conçue à l'époque romaine et redécouverte par Hostiensis, un cardinal catholique du XIIIe siècle, la maxime Pacta sunt servanda constitue la clef de voûte tant du droit des traités que du droit commun des contrats[30]. Plus de sept siècles plus tard, il peut cependant être tentant de considérer que, dans une économie de marché, les contrats et les traités ne sont plus des actes moralement contraignants. En effet, il semble de plus en plus admis en droit international que ces actes consistent aujourd’hui en de simples opérations qui doivent être réalisées, quelles que soient les circonstances. Il est également plus courant qu'on juge nécessaire d'adapter les obligations convenues aux nouvelles réalités lorsque des changements de circonstances surviennent. Comme l’ont souligné plusieurs auteurs, le « contrat-obligation » du Code Napoléon tend désormais à devenir un « contrat-opération »[31].

Avec cette conception socioéconomique du contrat, qui vise à privilégier le pragmatisme au détriment du dogmatisme, la finalité du contrat est en effet de rendre celui-ci opérationnel et de l'adapter à l'objectif socioéconomique poursuivi par les parties. Or, cela se fait au-delà de la réalité juridique, qui constitue la rencontre des volontés. En d'autres termes, l'économie du contrat représente le contenu matériel et non psychologique du contrat. Ensuite, contrairement au principe Pacta sunt servanda de la Convention de Vienne, il ne s'agit pas de se concentrer sur l'exécution de l'obligation convenue dans le traité, mais plutôt sur la réalisation de l'opération socioéconomique projetée. Sur la base de notre hypothèse de départ, le plus important n'est pas qu'à une date convenue l'État paie sa dette, mais plutôt que la dette soit remboursée. Bien évidemment, dans un cadre parfait, l’emprunt serait remboursé à la date fixée par les parties. Néanmoins, en cas d’imprévu, la solution à notre problème semble plutôt résider dans un autre principe doctrinal, celui élaboré par Gentili au XVIe siècle à partir de la maxime omnis conventio intelligitur rebus sic stantibus.

Ce principe rebus sic stantibus est considéré comme complémentaire au principe Pacta sunt servanda en droit international public, en particulier parce qu’il lui apporte une certaine souplesse. Chaque traité comprend ainsi une clause implicite rebus sic stantibus, comme l'a écrit Oppenheim :

every treaty implied a condition that, if by any unforeseen change of circumstances an obligation provided for in the treaty would imperil the existence or vital development of one of the parties, it should have a right to demand to be released from the obligation concerned[32].

Le professeur Kiss a d’ailleurs soutenu qu'une clause expresse rebus sic stantibus n'est aucunement nécessaire dans les traités, tout simplement parce qu'elle est implicite par nature. Pour étayer son argument, il évoque comme exemple une ancienne décision d'un tribunal de commerce français[33] : « Dans tout traité international, la condition résolutoire est toujours sous-entendue pour le cas où les conditions essentielles du traité ne pourraient plus être exécutées par l'une des parties contractantes[34]. »

À cet égard, il est possible de relever que la France a utilisé la clause rebus sic stantibus pour son retrait du commandement militaire intégré de l'OTAN en 1966, indiquant qu'en raison des changements de circonstances intervenus depuis la conclusion du Traité de l'Atlantique Nord de 1949, les accords subséquents − et non le traité de l'Organisation de l’Atlantique lui-même −, étaient devenus caducs et ne créaient donc plus de force obligatoire à l'égard de la France[35]. À son tour, Basdevant, dans ses arguments devant le CPJI dans l'Affaire des Zones franches, a également soutenu la même thèse avec une certaine vigueur : « C'est une règle reconnue du droit international que les obligations internationales résultant d'un traité sont rendues caduques par le changement des circonstances, lorsque, du moins, ce changement a un caractère suffisamment important[36]. »

Un raisonnement similaire a été développé par un tribunal arbitral, au sujet de contrats internationaux, en s'appuyant notamment sur la lex mercatoria :

Toute transaction commerciale est fondée sur l’équilibre des prestations réciproques et nier ce principe reviendrait à faire du contrat un contrat aléatoire, fondé sur la spéculation et le hasard. C’est une règle de la lex mercatoria que les prestations restent équilibrées[37].

Il nous semble néanmoins que les principes visés dans ces différentes décisions ne sont pas rigoureusement identiques : Basdevant parle d'une « règle » qui s'applique toujours; Kiss défend l'idée d'une clause implicite, qui est alors une présomption contractuelle réversible; le tribunal de commerce français est en faveur d'une clause de résolution implicite; et enfin, la lex mercatoria, une fois son existence admise, n'est pas par définition destinée à être appliquée dans des relations mettant en jeu les intérêts d'un État. En réalité, le principe rebus sic stantibus, quelle que soit sa base − qu'il soit normatif ou coutumier − n'a pas nécessairement pour finalité de mettre fin au contrat ou au traité, mais plutôt de permettre la modification des termes du contrat pour l'adapter aux nouvelles circonstances[38]. Il peut ainsi ressembler au hardship dans notre conception.

Cela dit, il reste à déterminer s'il s'agit alors d'une règle coutumière ou d'une présomption contractuelle. Le Rapporteur spécial pour le projet de la Convention de Vienne a opté pour une règle coutumière[39], ce qui impliquerait la nécessité de l'opinio juris des États. La Cour de justice de l'Union européenne a d’ailleurs expressément reconnu le caractère coutumier du rebus sic stantibus[40]. La CIJ, de son côté, s'est également prononcée en faveur d'une règle coutumière[41]. Quant à la Cour de La Haye, il semble qu’elle partage l’avis de la CIJ :

La Cour n'a pas à s'attarder sur la question de l'applicabilité en l'espèce de la convention de Vienne de 1969 sur le droit des traités. II lui suffira de rappeler qu'à plusieurs reprises déjà elle a eu l'occasion de dire que certaines des règles énoncées dans ladite convention pouvaient être considérées comme une codification du droit coutumier existant. La Cour est d'avis qu'à bien des égards tel est le cas des règles de la convention de Vienne afférentes à l'extinction et à la suspension de l'application des traités, énoncées à ses articles 60 à 62[42].

Les juges de La Haye ajoutent :

La Cour rappellera que, dans l'affaire de la Compétence en matière de pêcheries, elle a dit que l'article 62 de la convention de Vienne sur le droit des traités ... peut, à bien des égards, être considéré comme une codification du droit coutumier existant en ce qui concerne la cessation des relations conventionnelles en raison d'un changement de circonstances (CIJ Recueil 1973, p. 63, par. 36)[43].

Récemment, le gouvernement britannique a également considéré que la clausula rebus sic stantibus était une règle de droit international[44]. Toutefois, il ne suffit pas d’affirmer son existence[45]. Encore faut-il voir en quoi cette clause de « résolution » entraîne une obligation de renégocier le traité sans y mettre fin.

B. L'obligation de renégocier

Le hardship entraîne une obligation de renégocier certains paramètres du traité pour les adapter aux nouvelles circonstances. Cette obligation trouve sa source tant dans le droit coutumier (2) que dans les principes généraux de droit reconnus par les nations civilisées et prévus par l’article 38 du Statut de la CIJ (1).

1. Les principes généraux de Droit

Rien ne s’oppose à la reconnaissance du hardship comme un principe général de droit reconnu par les « nations civilisées » au sens de l’article 38 du Statut de la Cour internationale. En effet, étant entre autres[46] consacré tant par les Principes d'Unidroit relatifs aux contrats du commerce international que par les jurisprudences judiciaire[47] et arbitrale[48] au niveau mondial, le hardship correspond bien, sans aucun doute, à un principe général de droit. Les principes généraux reconnus par les nations civilisées sont généralement ceux qui, en droit de l’arbitrage, correspondent à l’attente légitime des parties[49]. En d’autres termes, ils sont une sorte de Ius Commune, vu la grande acceptation qu’ont eue les Principes d'Unidroit un peu partout dans le monde. Cette idée de principe général est d'autant plus renforcée par le fait que la notion de hardship et son devoir corollaire de renégocier se retrouvent aussi dans la coutume internationale.

3. Droit coutumier

Paul Reuter, en son temps, avait considéré que la Convention de Vienne pouvait servir de fondement justifiant l’obligation de renégociation dans le cadre de l'article 62 CV : « Plutôt que de dire que le changement fondamental de circonstances entraîne de piano [sic] caducité du traité, il serait plus conforme à la vérité de dire qu’il entraîne, pour les parties intéressées, obligation de négocier[50]. »

En somme, le principe rebus sic stantibus serait une règle qui devrait nécessairement aboutir à une renégociation et non pas simplement à une résiliation, nonobstant le fait que le texte final du droit des traités n’a pas repris un des projets initiaux, à savoir l’ancien article 23(1) qui avait prévu un « vrai » hardship[51]. La renégociation serait ainsi dictée, soit par une règle implicite de la Convention de Vienne comme le pensait Reuter, soit par l’obligation générale de bonne foi des parties en droit international général. Toutefois, il faut d'abord souligner qu'il n'y a pas d'obligation générale a priori de négocier en droit international[52]. Cela a été clairement affirmé par la CIJ dans l'affaire de l'Accès à la mer[53]. De plus, l'article 33 de la Charte des Nations Unies, qui prévoit l’obligation pour les parties à un différend de le résoudre pacifiquement, n'est pas applicable dans notre hypothèse, à moins qu'il n'y ait un danger pour la paix internationale[54].  Dans une telle situation,  « the obligation imposed by the UN Charter is to settle disputes by “peaceful means”. One such means is negotiation, but there are many others, and there is no obligation to negotiate in preference to pursuing other means of peaceful settlement of disputes[55]. » Pourtant, le principe de bonne foi existe de manière générale[56] :

L'un des principes de base qui président à la création et à l'exécution d'obligations juridiques, quelle qu'en soit la source, est celui de la bonne foi. La confiance réciproque est une condition inhérente de la coopération internationale, surtout à une époque où, dans bien des domaines, cette coopération est de plus en plus indispensable. Tout comme la règle du droit des traités Pacta sunt servanda elle-même, le caractère obligatoire d'un engagement international assumé par déclaration unilatérale repose sur la bonne foi[57].

Quant à la Convention de Vienne sur le droit des traités, nous pensons que, nonobstant la position de Reuter, elle reste cette voiture qui n’a jamais quitté le garage[58]. Néanmoins, il est tout aussi vrai que la même convention énonce, dans le troisième considérant de son Préambule : « Constatant que les principes du libre consentement et de la bonne foi et la règle Pacta sunt servanda sont universellement reconnus[59]. » Cela dit, dans l’affaire de l’Accès à la mer, la CIJ a considéré que:

En droit international, l’existence d’une obligation de négocier doit être établie de la même manière que celle de toute autre obligation juridique. La négociation fait partie de la pratique courante des États dans leurs relations bilatérales et multilatérales. Cependant, le fait de négocier une question donnée à un moment déterminé ne suffit pas pour donner naissance à une obligation de négocier. En particulier, pour qu’il y ait obligation de négocier en vertu d’un accord, il faut que les termes employés par les parties, l’objet, ainsi que les conditions de la négociation, démontrent une intention des parties d’être juridiquement liées. Cette intention, à défaut de termes exprès indiquant l’existence d’un engagement juridique, peut être établie sur la base d’un examen objectif de tous les éléments de preuve[60].

Nous ne pensons pas que l'existence d'une obligation de bonne foi soit niée dans notre hypothèse d'une éventuelle adaptation du traité aux nouvelles circonstances. En effet, la Cour indique qu'une obligation alléguée doit avoir une source, et celle-ci doit être prouvée. Dans le cas du hardship, cela implique, premièrement, l'existence d'un traité; deuxièmement, le principe de la bonne foi; troisièmement, la règle coutumière du rebus sic stantibus; et quatrièmement, le principe nécessaire et corollaire de la bonne foi, à savoir l'obligation de renégocier si les circonstances qui ont donné lieu au traité ont fondamentalement changé. La Cour de La Haye ne dit pas le contraire, dans son arrêt Gabcikovo :

Ce que la règle pacta sunt servanda, telle que reflétée à l'article 26 de la Convention de Vienne de 1969 sur le droit des traités, exige en l'espèce des Parties, c'est de trouver d'un commun accord une solution dans le cadre de coopération que prévoit le traité[61].

Le devoir de coopération susmentionné est également inhérent au principe Pacta sunt servanda, comme l'a répété la CIJ dans l'affaire des Baleines :

La Cour observe que le paragraphe 30 du règlement et les lignes directrices relatives à la communication des propositions de permis et à leur examen par le comité scientifique (lesquelles font actuellement l’objet de l’annexe P) doivent être considérés à la lumière du devoir de coopération avec la CBI et le comité scientifique qui s’impose à tous les États contractants, devoir qui a été reconnu par les deux Parties et l’État intervenant[62].

Et lorsqu'un traité n'est plus fonctionnel dans les nouvelles circonstances, le devoir de coopération implique l'obligation de discuter les nouvelles modalités du traité. Cela s'explique par le fait que la grande majorité des traités sont relationnels et non transactionnels[63]. Comme l’affirme Macneil, dans le cadre des traités relationnels, au lieu de se faire concurrence, les parties cherchent à coopérer pour un bénéfice mutuel[64]. Cette coopération n'est pas seulement un moyen pratique d'aller de l'avant, mais également une obligation juridique propre au principe Pacta sunt servanda. Dans son avis consultatif concernant l'affaire de la Présence continue de l'Afrique du Sud en Namibie, la CIJ souligne que le texte est susceptible d'évoluer en même temps que l'ensemble du système juridique et que, pour interpréter les notions se trouvant dans le texte en l'espèce, il faut « prendre en considération les transformations survenues dans le demi-siècle et l'interprétation ne peut manquer de tenir compte de l'évolution que le droit a ultérieurement connue grâce [...] à la coutume[65] ». Cette position a d'ailleurs été confirmée par l'arrêt des Baleines[66].

Dans l'ensemble, la bonne foi et le principe subséquent du devoir de coopération requièrent que, s’il existe un changement de circonstances fondamentales, les parties ont l'obligation de renégocier le traité pour l'adapter aux nouvelles circonstances. Cela ne contredit pas la position prise par la CIJ dans l’affaire de l'Accès à la mer, qui nie l'existence d'une obligation générale de négocier. « Notre » obligation de renégocier a donc une source spécifique, il s’agit du traité lui-même. Il est vrai que le raisonnement exposé peut sembler compliqué. Si nous reprenons les différentes étapes, nous arrivons au résultat suivant. D’abord, il faut bien évidemment un changement de circonstances fondamentales, tel que prévu par l’article 62 CV, dont le contenu revêt d'un caractère de coutume internationale[67]. La CV ne prévoyant aucun mécanisme de hardship, nous nous en remettrons à la coutume internationale, et ce, sur la base de l’article 31.3 c) CV − qui prescrit la prise en considération des règles du droit international au moment d’interpréter un traité. La coutume internationale prévoit dans tout traité une clause implicite de rebus sic stantibus qui donne naissance à une obligation conventionnelle implicite du traité à s'adapter, et dont les sources sont le principe de la bonne foi et le devoir de coopération.

Cela dit, il n’est pas possible de clore le sujet sans prendre en considération quelques dernières objections possibles aux arguments soutenus jusqu’à présent dans les lignes antérieures. En premier lieu, il faut s’interroger si la CV est de nature impérative ou supplétive, car dans le premier cas, il n’est pas possible d’avoir d’autres règles que celles prévues par la Convention[68]. Toutefois, le texte international indique clairement son caractère supplétif, puisque les normes impératives sont les seules auxquelles nous ne pouvons pas déroger[69]. En deuxième lieu, à notre avis, il est possible qu'une règle coutumière soit en conflit avec une règle conventionnelle, étant donné que contrairement à la coutume, la CV ne permet pas le hardship. Il faudrait donc résoudre cette divergence. Premièrement, comme nous l’avons mentionné précédemment, la CV est de nature supplétive; le fait que le hardship ne soit pas prévu ne vaut pas une interdiction dudit mécanisme. De toute manière, nous ne pouvons guère nier le principe général selon lequel tout ce qui n’est pas expressément interdit est permis. Deuxièmement, même dans le cas où nous ne partageons pas cette opinion, nous pourrions toujours adapter le traité sous le couvert du droit international général, puisque l’article 62 CV reflète des normes coutumières. Ce « plan B » n’est toutefois pas la solution idéale. Nous souhaitons que le hardship soit « intégré » à l’article 62 CV à travers la voie d’interprétation, comme nous l’avons mentionné antérieurement[70]. Ceci nous amène, en troisième lieu, à nier l'affirmation selon laquelle, en raison de son article 42, la CV serait un texte impératif. Cet article suggère qu’il est interdit d’éteindre ou de suspendre un traité en dehors des cas prévus par la Convention. En réalité, et il importe d'insister, un hardship n’a rien à voir avec la suspension ou l'extinction d’un traité. De ce fait, formellement, la disposition est inapplicable à notre sujet. Même au nom de la curiosité intellectuelle, si nous voulions supposer l'applicabilité de l’article 42 CV, elle ne devrait pas être problématique. En effet, la terminaison/suspension prévue par la Convention est bien évidemment permise si le traité en question la prévoit également. De plus, nous avons démontré que le rebus sic stantibus est implicite à une quelconque convention internationale, y compris à la Convention sur le droit des traités. Par conséquent, cette régulation ne peut pas être invoquée au détriment de la position que nous défendons, d’autant plus que l’article 42 CV n’a pas un caractère coutumier[71].

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Il n’est pas possible d’affirmer, de manière générale et abstraite, dans quels cas le défaut d'un État de remplir son obligation de paiement serait justifié par la crise du SRAS-CoV-2. En effet, les réactions des États à la crise étaient et demeurent trop différentes. Considérant que certains États font preuve d’efficacité et réussissent à maîtriser assez rapidement la crise[72], que d'autres minimisent la gravité de la situation[73], que leur taille varie[74], et que le vieillissement de la population[75] et les régimes alimentaires sont diffèrent pour chacun[76], il est très difficile de prédire quel État pourrait déroger à son obligation conventionnelle sans engager sa responsabilité. À cela s'ajoute que l'interprétation des faits varie. Par exemple, s'agissant de la « faillite » de l'Argentine, deux tribunaux arbitraux ont statué très différemment sur les mêmes faits. De manière similaire, en 2005, le tribunal arbitral dans l’affaire CMS a considéré que l'Argentine avait contribué à la crise financière qui l'avait affectée[77], tandis que, dix-huit mois plus tard, un autre tribunal dans l’affaire LG&E considérait, à partir des mêmes faits, que l'Argentine n'avait pas contribué à ladite crise[78].

Il fait consensus qu'il y a un changement fondamental de circonstances dû à la pandémie de SRAS-CoV-2, puisque celle-ci ne pouvait, par définition, être prévue au moment de la conclusion du traité (à supposer qu'elle soit intervenue avant la crise) et que ces circonstances ont donc désormais radicalement changé. En outre, pour tout traité comportant une obligation pécuniaire, il ne fait aucun doute qu'en droit coutumier, les circonstances constituent une base essentielle de consentement des parties à être liées par le traité, et ce changement a pour effet de modifier considérablement la portée des obligations à remplir en vertu du traité. Le problème consiste à mesurer l'impact financier de la crise sur la capacité de paiement de l'État débiteur. Si en théorie, un État a toujours des fonds disponibles, la distribution de ceux-ci peut s'avérer complexe. Par exemple, si un État doit choisir entre remplir une obligation de paiement en vertu d'un remboursement financier ou consacrer ses avoirs à la protection de la santé de la population, il est compréhensible que cette dernière option prévale, d’autant plus que l’État doit respecter une autre obligation internationale, à savoir le droit à la santé[79]. Conséquemment, si les éléments de preuve sont suffisants, l'État peut invoquer l'obligation de bonne foi de l'autre État afin de renégocier les conditions de paiement. Cependant, si l'homologue s'y oppose et considère qu'il n'y a pas eu de changement fondamental de circonstances[80], la CIJ pourrait être priée de constater ce changement de circonstances et d'ordonner à la partie adverse de renégocier le traité. Dans le cas où ces renégociations n'aboutiraient pas, ce serait la CIJ qui aurait le pouvoir, en vertu de la règle coutumière du rebus sic stantibus, d'adapter le traité aux nouvelles circonstances. La voie qui nous semble la plus appropriée est celle d'une action ex aequo et bono, énoncée à l'article 38(2) du Statut de la Cour internationale de Justice[81], qui prévoit une adaptation et une révision éventuelle du traité par la CIJ[82]. Cette procédure ne dénie en rien le caractère juridique du hardship, s’agissant non de résoudre un différend en droit, mais d’adapter certains paramètres du traité (délais, taux d’intérêt, etc.) qui sont des questions factuelles soumises à l’équité. Bien sûr, il est probable que, préliminairement, il faudra résoudre une question juridique, soit déterminer s’il existe ou non un hardship en droit. Or, le fait qu’il s’agisse d’une procédure d’amiable composition n’empêche pas la ou le juge équitable d’appliquer des règles de droit, notamment en ce qui concerne les procédures. D'ailleurs, même sur le fond, il peut les appliquer si sa démarche est justifiée et conforme au principe d'équité. À l'inverse, une procédure en droit ne permet pas l’adaptation d’un contrat ou d’un traité. Il convient de noter que, compte tenu des délais de procédure de la CIJ, une telle action en justice n'est pas la meilleure option. La solution idéale serait la généralisation des clauses d’arbitrage dans les traités avec, si possible, une disposition prévoyant « l’arbitre d’urgence »[83]. Les arbitres seraient en effet assez bien placés pour ordonner l'adaptation du traité aux circonstances actuelles et futures dans des délais plus raisonnables que la CIJ. L'opération économique visée par le traité serait sauvée, et les parties en mesure d'obtenir les avantages escomptés, mais pas dans les conditions d'origine attendues. Toutefois, comme le dirait le bon magistrat à Eve – dans l’oeuvre de Balzac[84] −, un mauvais arrangement vaut mieux qu'un bon procès.