Corps de l’article

Les 15 et 16 octobre 1999, à Tampere en Finlande, les chefs d'États et de gouvernements ont tenté d'examiner la possibilité de créer un espace de liberté, de sécurité et de justice (ELSJ) évoqué par le Traité d'Amsterdam modifiant le Traité sur l'Union européenne et les traités instituant les Communautés européennes et certains axes connexes (Traité d'Amsterdam)[1]. Cette réunion a abouti à l'adoption des conclusions jugées cohérentes avec cet objectif[2]. Le Conseil européen de Tampere estime que :

La procédure formelle d'extradition devrait être supprimé entre les Etats membres pour les personnes qui tentent d'échapper à la justice après avoir fait l'objet d'une condamnation définitive et remplacée par un simple transfèrement de ces personnes, conformément à l'article 6 du traité UE. Il convient également d'envisager des procédures accélérées d'extradition, sans préjudice du droit à un procès équitable[3].

Le programme de mesures destiné à mettre en oeuvre le principe de reconnaissance mutuelle des décisions pénales, adopté par le Conseil de l'Union européenne le 30 novembre 2000, mentionnait également la question de l'exécution mutuelle des mandats d'arrêt[4].

La Commission européenne a fait des propositions en ce sens; elle a ainsi présenté au Conseil de l'Union européenne une proposition de Décision-cadre relative au mandat d'arrêt européen et aux procédures de remise entre États membres (Décision-cadre), qui « apparaît comme un formidable espoir pour l’Europe »[5]. Le texte a été adopté en un temps record, et entériné le 13 juin 2002[6]. La rapidité à laquelle a été adoptée la Décision-cadre n'est pas due uniquement à la confiance qui règne dans l'Union européenne (UE), mais aussi aux tragiques attentats du 11 septembre 2001 qui ont considérablement accéléré le processus. Ainsi, seulement dix jours après les attentats, et pour être plus précis le 21 septembre 2001, le Conseil adopte un plan de lutte contre le terrorisme préconisant l'adoption du mandat d'arrêt européen. Le 25 septembre 2001, la Commission présente une proposition de Décision-cadre[7]. Les négociations ont connu un blocage imputable au gouvernement italien, qui a été dépassé au bout de cinq jours, lors de la rencontre à Rome, le 11 décembre 2001, entre le premier ministre belge et le président du Conseil italien. Elles ont abouti en un temps record à l'adoption définitive de l'instrument normatif le 13 juin 2002. La Décision-cadre du 13 juin 2002 est entrée en vigueur le 1er janvier 2004.

Qualifié de « révolution copernicienne dans le droit de l’extradition »[8], l'instrument juridique est défini comme « une décision judiciaire émise par un État membre en vue de l'arrestation et de la remise par un autre État membre d'une personne recherchée pour l'exercice de poursuites pénales ou pour l'exécution d'une peine ou d'une mesure privative de liberté »[9]. Il remplace, à partir du 1er janvier 2004, la Convention européenne d'extradition du 13 décembre 1957 et ses protocoles et les procédures d'extradition au sein de l'Union européenne[10] (la Convention du 10 mars 1995 relative à la procédure simplifiée d'extradition entre les États membres de l'Union européenne, la Convention du 27 septembre 1996 relative à l'extradition entre les États membres de l'Union européenne et le chapitre 4 du titre III de la Convention d'application de l'accord de Schengen du 14 juin 1985 relatif à la suppression graduelle des contrôles aux frontières communes)[11]. La Décision-cadre met donc fin à « l'empilement de textes dont l'Union européenne était devenue friande »[12], à tel point qu'Emmanuel Barbe a qualifié ces textes de « mille feuilles juridiques »[13]. Les conventions de 1995 et 1996 restent cependant en vigueur pour être utilisées, par exemple, par les États membres ayant exclu l'application du mandat d'arrêt européen aux faits antérieurs à une certaine date. Les autres conventions ou arrangements en vigueur au moment de l'adoption de la Décision-cadre restent également applicables entre États membres dans la mesure où ils permettent de simplifier ou de faciliter davantage les procédures de remise.

Cependant, la légalité de la Décision-cadre a été contestée par la Cour d'arbitrage belge, dans le cadre d'un recours préjudiciel devant la Cour de justice des Communautés européennes au sujet de la loi de transposition belge du 19 décembre 2003. Pour l'Advocaten voor de Wereld, la nature même de la Décision-cadre de 2002 est remise en cause puisque le mandat d'arrêt européen aurait dû être mis en oeuvre par une convention conformément à l’article 34 du Traité sur l'Union européenne[14] (TUE ou Traité de Maastricht) qui prévoit que les décisions-cadre visent à rapprocher les législations de droit pénal matériel (c'est-à-dire des éléments constitutifs des infractions pénales et des sanctions applicables) des États membres. La suppression du contrôle de la double incrimination était également remise en cause, dans la mesure où elle est incompatible avec le principe de légalité en matière pénale et le principe d'égalité et de non-discrimination.

La Cour de justice a rejeté les arguments soulevés par la Cour d'arbitrage pour confirmer la validité de la Décision-cadre, dans un arrêt rendu le 3 mai 2007[15]. Elle a jugé que si le mandat d'arrêt européen avait pu certes faire également l'objet d'une convention, le Conseil pouvait tout autant choisir l'instrument juridique de la Décision-cadre, dès lors que les conditions d'adoption d'un tel acte étaient réunies. La suppression partielle du contrôle de la double incrimination a également été jugée conforme aux principes de légalité et de non-discrimination.

La Décision-cadre s'inscrit dans un processus politique plus ancien[16], dans le cadre duquel le Traité de Maastricht, maintenu par le Traité d'Amsterdam, a réservé un pilier à part pour la coopération intergouvernementale, baptisée « troisième pilier », qui regroupe des questions de « justice et affaires intérieures »[17]. Or, le Traité de Lisbonne modifiant le traité sur l'Union européenne et le traité instituant la Communauté européenne[18] (Traité de Lisbonne), entré en vigueur en 2009, supprime la structure en piliers et intègre la coopération policière et judiciaire pénale dans le Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne[19] (TFUE), c'est-à-dire dans l'ancien Traité instituant la Communauté européenne[20] (TCE) ou « premier pilier ». La constitution de l'ELSJ est ainsi devenue une politique interne, pour laquelle l'Union dispose de compétences partagées avec les États membres, conformément au paragraphe 2 de l'article 4 TFUE. Comme le relève pertinemment la professeure Anne Weyembergh :

Le Traité de Lisbonne a eu cette immense plus-value de réaliser un espace pénal européen beaucoup plus équilibré qu'auparavant puisque, sous l'effet de la communautarisation qu'il a réalisée, il a conféré le pouvoir de co-décision au Parlement européen et une compétence (quasi) pleine et entière à la Cour de justice de l'UE[21].

Le mandat d’arrêt européen constitue la première concrétisation en matière pénale du principe de reconnaissance mutuelle des décisions judiciaires[22]. Le Conseil européen de Tampere des 15 et 16 octobre 1999[23] a qualifié le principe de « pierre angulaire » de la construction judiciaire européenne tant en matière civile qu'en matière pénale; le Traité de Lisbonne considère ce principe comme le fondement de la coopération judiciaire en matière pénale[24]. Pour faciliter l'application du principe, les articles 82 et 83 TFUE prévoient la possibilité pour l'Union européenne d'établir des règles minimales dans certains domaines de la procédure pénale, ainsi que pour la définition des infractions et des sanctions pénales applicables dans certains domaines de la criminalité particulièrement graves ou dans les domaines des politiques de l'Union ayant fait l'objet d'une harmonisation. Ces règles minimales sont adoptées par voie de directives européennes s'imposant aux États membres qui doivent les transposer dans leur droit national[25]. Le Programme de Stockholm, adopté le 10 décembre 2009, a accompagné l'entrée en vigueur du Traité de Lisbonne dans le domaine de coopération judiciaire en matière pénale, et mis notamment en avant la nécessité de renforcer la reconnaissance mutuelle[26].

La consécration du principe n'est pas anodine, car toute l'architecture de la Décision-cadre repose sur ce principe[27]. Alors que la procédure d'extradition est basée sur un système dualiste où le dernier mot revient au politique, la Décision-cadre donne compétence à l'autorité judiciaire pour se prononcer sur l'opportunité de remettre la personne selon les possibilités de refus offertes par la Décision-cadre. Ce sursaut qualitatif se laisse mesurer par la substitution des expressions « État requérant » et « État requis » du droit de l'extradition par celles d'« autorité judiciaire d'émission » et d'« autorité judiciaire d'exécution ». L'instrument normatif opère donc un changement de paradigme, dans la mesure où la « personne recherchée par la justice peut désormais être remise d'un point à l'autre du territoire de l'Union européenne dans des conditions qui se rapprochent progressivement de celles qui président à l'arrestation et à la remise d’une personne dans un cadre national »[28].

Il en ressort clairement que la Décision-cadre donne au pouvoir judiciaire le dernier mot pour décider de la remise de la personne et consacre ainsi un rôle marginal à l'exécutif, ce qui laisse apparaître que le mécanisme est « mû avant tout par une logique procédurale judiciaire horizontale »[29].

La Décision-cadre opère donc un changement de paradigme; elle donne en effet au pouvoir judiciaire le dernier mot pour décider de la remise de la personne et consacre ainsi un rôle marginal à l'exécutif. Elle autorise chaque État membre à désigner une ou plusieurs autorités centrales pour assister les autorités judiciaires compétentes, et à confier à celle(s)-ci la transmission et la réception administratives des mandats d'arrêt européens[30]. Les États membres faisant usage de cette possibilité doivent communiquer au secrétariat général du Conseil les informations relatives à l'autorité ou aux autorités désignées. En France, c'est le Bureau de l'entraide pénale internationale de la Direction des affaires criminelles et des grâces qui a été désigné comme autorité centrale. Il doit notamment être averti quand, sur mandat d'arrêt émis par une juridiction française ou d'un autre État membre, la personne recherchée a été arrêtée[31].

La majorité des États membres ont dûment transposé cette disposition. Cependant, un petit nombre d'États membres n'ont pas explicitement conféré un pouvoir d'appréciation à leurs autorités judiciaires d'émission compétentes afin d'examiner « le point de savoir si, au regard des spécificités de chaque espèce, [l'émission d'un mandat d'arrêt européen] revêt un caractère proportionné »[32].

Quelques États membres prévoient un champ d'application plus étroit pour examiner la proportionnalité[33] des mandats d'arrêt européens qui peuvent être émis par leurs autorités judiciaires (par exemple, en imposant des seuils plus élevés; en exigeant qu'une peine de quatre mois reste à purger ou en exigeant qu'un mandat d'arrêt européen doive être dans l'intérêt de la justice).

La Décision-cadre ne régit pas la remise pour des infractions punies d'une peine d'un niveau inférieur au seuil fixé en son article 2, paragraphe 1, lorsque celles-ci sont accessoires aux infractions principales qui atteignent ce seuil. Dans la pratique, certains États membres ont décidé de permettre la remise dans de tels cas, d'autres non[34].

Le mandat d'arrêt européen peut être transmis par tout moyen permettant d'en laisser une trace écrite – courrier, télécopie ou transmission électronique de documents numérisés – et d'en vérifier l'authenticité[35]. Il peut également être diffusé par le biais du système de télécommunication sécurisée du réseau judiciaire européen ou via les services de l'organisation internationale de police criminelle, Interpol[36]. Il peut être émis pour des faits punis par la loi de l’État membre d'une peine ou d'une mesure de sûreté privative de liberté d'un maximum d'au moins douze mois ou, lorsqu'une condamnation à une peine est intervenue ou qu'une mesure de sûreté a été infligée, pour des condamnations prononcées d'une durée d'au moins quatre mois. Même si ces seuils sont atteints, le Manuel concernant l'émission de l'exécution d'un mandat d'arrêt européen[37] recommande aux autorités judiciaires de respecter le principe de proportionnalité lors de l'émission des mandats d'arrêt européens[38]. Ce principe nécessite de prendre en considération la gravité de l'infraction, la peine susceptible d'être prononcée, les intérêts de la victime...

En somme, la Décision-cadre relative au mandat d'arrêt européen vise à simplifier la coopération judiciaire entre les États membres pour lutter contre la criminalité et le terrorisme sans sacrifier les droits fondamentaux de la personne réclamée[39]. Pour renforcer cette protection, la Décision-cadre du 13 juin 2002 a été modifiée par la Décision-cadre 2009/299/JAI du Conseil du 26 février 2009 portant modification des décisions-cadres 2002/584/JAI, 2005/214/JAI, 2006/783/JAI, 2008/909/JAI et 2008/947/JAI, renforçant les droits procéduraux des personnes et favorisant l'application du principe de reconnaissance mutuelle aux décisions rendues en l'absence de la personne concernée lors du procès[40] (Décision-cadre 2009/299/JAI). Le paragraphe 1 de l'article 2 de la Décision-cadre 2009/299/JAI (dite « décision-cadre in abstentia ») a inséré dans la Décision-cadre 2002/584/JAI un nouvel article 4 bis, qui pose le principe selon lequel le mandat d'arrêt européen peut être refusé par l'autorité judiciaire d'exécution si l'intéressé n'a pas comparu en personne au procès qui a mené à la décision faisant l'objet du mandat d'arrêt européen, puis définit précisément les exceptions dont ce principe fait l'objet. En conséquence, le paragraphe 2 de l'article 2 de la Décision-cadre 2009/299/JAI a supprimé le paragraphe 1 de l'article 5 de la Décision-cadre de 2002.

Par ailleurs, pour faciliter le travail des juges et pour assurer la cohérence de l'action judiciaire dans cet espace unique, le nouvel instrument fait appel au service d'Eurojust et du ministère public européen.

La question se pose dès lors de savoir si ces acteurs jouent un rôle essentiel dans la facilitation et la coordination de l'exécution des mandats d'arrêt européens.

La réponse à cette question exige de voir le rôle attribué à Eurojust (I) et au ministère public (II) par la Décision-cadre relative au mandat d'arrêt européen.

I. L'intervention d'Eurojust pour coordonner et faciliter l'exécution du mandat d'arrêt européen

La création d'Eurojust en 2002 prend place dans un espace européen en pleine évolution et qui contribue à la mutation de la coopération judiciaire pénale au sein de l'Union européenne, marquée déjà par la création d'Europol et du Réseau judiciaire européen[41].

Eurojust est une agence de coopération judiciaire de l'Union dont le siège est fixé à La Haye lors du Conseil européen de Laeken après avoir démarré ses activités à Bruxelles. Les membres nationaux ont tous été nommés avant la date limite du 15 mai 2002 prévue par la décision; le règlement intérieur d'Eurojust a été approuvé le 13 juin 2002 par le Conseil.

Cette agence ne peut pas agir de manière autonome au nom de l'Union. Son rôle consiste à donner une assistance aux autorités nationales chargées des enquêtes et des poursuites relatives à la criminalité grave affectant deux ou plusieurs États membres, ou un État tiers[42]. Cet état de lieux ne l'empêche pas d'agir d'initiative et de manière proactive. Elle intervient également pour faciliter ou soutenir l'émission ou l'exécution de toute demande d'entraide judiciaire ou de reconnaissance mutuelle, comme en témoigne la Décision-cadre relative au mandat d'arrêt européen.

L'émergence de cette unité (A) contribue à l'effectivité du mandat d’arrêt européen, dans la mesure où les compétences et les fonctions d'Eurojust visent à faciliter l'émission et l'exécution de l'instrument normatif (B).

A. L'émergence d'Eurojust

Lors du Conseil européen de Tampere, les chefs d'État et de gouvernement encourageaient « la création d'une Unité [Eurojust] composée de procureurs, de magistrats ou d'officiers de police ayant des compétences équivalentes détachées par chaque État membre conformément à son système juridique »[43]. Par la suite, cette orientation a été formalisée lors de la signature du Traité de Nice modifiant le traité sur l'UE, les traités instituant les Communautés européennes et certains actes connexes[44] (Traité de Nice); le nouvel article 31 modifie en effet légèrement l'ancien article du Traité d'Amsterdam en l'enrichissant d'un deuxième paragraphe[45] relatif à la coopération par l'intermédiaire d'Eurojust. Le Traité de Lisbonne mentionne spécifiquement Eurojust et définit sa mission comme étant « d'appuyer et de renforcer la coordination et la coopération entre les autorités nationales chargées des enquêtes et des poursuites relatives à la criminalité grave affectant deux ou plusieurs États membres »[46].

La mise en place d'Eurojust, « acteur multilatéral plus centralisé »[47], a fait l'objet de deux initiatives[48], respectivement de l'Allemagne[49] et du Portugal, de la France, de la Suède et de la Belgique[50]. La première initiative fut le résultat d'une entente entre le Portugal, alors à la présidence de l'Union, et les futures présidences : France, Suède et Belgique. Ce premier projet, appelé projet des « quatre présidences », relaya les options discutées lors de la réunion informelle des ministres de la Justice à Lisbonne en mai 2000 concernant la question des compétences, de la mission et de la structure d'Eurojust. C'est durant cette même réunion que l'Allemagne fit circuler le second projet qui prévoyait à travers la construction d'Eurojust, la mise en place de quinze officiers de liaison chargés de soutenir et de coordonner les enquêtes concernant au minimum deux États membres.

Par la suite, les « quatre présidences » déposèrent sur la table des négociations une nouvelle version, sur la base de deux projets assez distincts : l'un prévoyant, selon une logique très simple de construction, la mise en place d'une unité provisoire chargée de la coopération judiciaire; la seconde, en revanche, s'inscrit dans un processus beaucoup plus complexe, avec la mise en place d'une unité dotée de la personnalité juridique et de son propre personnel. Ces deux initiatives arrivèrent sur la table des négociations quelques jours après le projet allemand. Les négociations sur la construction de l'unité provisoire prirent très rapidement forme, notamment avec la réunion informelle qui eut lieu à Marseille, fin juillet 2000, durant laquelle les États réaffirmèrent leur volonté politique de mettre en place un tel projet[51].

Une « Unité provisoire de coopération judiciaire » - dite Pro-Eurojust - a été créée dès le 14 décembre 2000[52] par le Conseil et elle était composée d'un procureur, d'un juge ou d'un officier de police ayant des prérogatives équivalentes par État membre. Elle était chargée de deux principaux objectifs, « améliorer la coopération entre les autorités nationales compétentes relative aux investigations et aux poursuites en relation avec la criminalité grave »[53], et « stimuler et améliorer la coordination des enquêtes et des poursuites entre les États membres, en tenant compte de toute demande […] et de toute information [transmise en vertu d'autres actes adoptés] dans le cadre des traités »[54].

L'Unité provisoire Eurojust a commencé ses travaux en mars 2001.Elle laissait apparaître ses limites, puisque son action reposait sur la bonne volonté des membres nationaux et non pas sur une unité indépendante. L'unité définitive d'Eurojust a été instituée par la décision adoptée le 28 février 2002[55]; une décision du Conseil sur le renforcement d'Eurojust a été adoptée le 16 décembre 2008[56]; un nouveau règlement du Conseil[57]est entré en vigueur le 12 décembre 2019, qui abroge la décision portant création d'Eurojust de 2002[58]. Ce règlement marque un pas en avant majeur d'Eurojust, qui est devenue l'Agence de l’Union européenne pour la coopération judiciaire en matière pénale (Agence).

Eurojust est « un instrument européen a minima »[59] qui se traduit dans sa composition. En effet, l'Agence est composée du collège, du conseil exécutif[60] et du directeur administratif[61]. Le collège est responsable de son fonctionnement et se compose de tous les membres nationaux. Lorsqu'il exerce uniquement ses fonctions de gestion et non ses fonctions opérationnelles, un représentant de la Commission européenne est également membre. Il est supervisé par le président d'Eurojust et deux vice-présidents, chacun étant élu pour un mandat de quatre ans, dans la limite de deux mandats[62].

Les membres nationaux sont désignés par les États membres et doivent avoir la qualité de procureur, de juge ou de représentant d'une autorité judiciaire ayant des compétences équivalentes à celles d'un procureur ou d'un juge en vertu de leur droit national[63], mais le plus souvent, ils ont la qualité des magistrats du parquet. Ces membres nationaux ont la capacité d'agir en qualité d'autorité nationale et de se faire ainsi le relais des demandes de coopération judiciaire, ou de réaliser dans leur État des mesures d'enquête ou de poursuite[64].

Les membres nationaux agissent individuellement ou au sein d'un collège[65]. La durée du mandat des membres nationaux et de leurs adjoints est de cinq ans et est renouvelable une seule fois[66]. Ils dirigent leurs bureaux nationaux au siège d’Eurojust[67]. L'État membre d'origine définit la rémunération[68] qui est attachée, la nature et l'étendue de pouvoirs judiciaires qu'ils peuvent exercer sur leur propre territoire national[69], ainsi que leur droit d'agir à l'égard des autorités judiciaires étrangères. Les membres nationaux peuvent avoir un ou plusieurs adjoints ou assistants[70]. Comme pour ce dernier, le statut, le mode de désignation, la durée de la désignation, etc., sont déterminés par l'État d'origine. Il faut également ajouter la possibilité pour les États membres de « détacher » un magistrat ou un fonctionnaire auprès d'Eurojust pour renforcer celle-ci[71]. Les experts « détachés » font officiellement partie du personnel d'Eurojust[72].

Ces représentants ont la double qualité : ils sont, d'un côté, des membres d’Eurojust à part entière[73]et, d'un autre côté, ils entretiennent un lien particulier avec leur pays d’origine[74], ce qui constitue la force et, en même temps, la faiblesse d'Eurojust. Or, ces derniers n'ont pas les mêmes pouvoirs dans tous les États membres, car certains États ont choisi de détacher des magistrats du plus haut niveau[75], d'autres États membres ont choisi de détacher des magistrats qui, sans être au sommet de la hiérarchie, disposent d'une grande expérience[76], et quelques États ont opté pour la désignation de jeunes magistrats[77].

Il en résulte donc que la composition de l'Agence se caractérise par une certaine flexibilité, contribuant ainsi au renforcement de son efficacité[78]. Or, cette flexibilité peut être un facteur de sa faiblesse, car comme le relève remarquablement Daniel Flore :

On peut craindre qu'une éventuelle disparité des pouvoirs n'entraîne une segmentation d'Eurojust, entre les membres plus utiles (disposant de pouvoirs étendus) et les membres non utiles (ayant un peu ou pas de pouvoirs propres), mais elle pourrait surtout avoir pour conséquence que les activités d'Eurojust s'orientent davantage en fonction des capacités d'action individuelle de ses membres qu'en fonction des besoins réels du point de vue d'une politique des recherches et des poursuites européennes, et qu'il y ait un surinvestissement à l'égard des États sur le territoire desquels une action est plus facile en raison des membres nationaux concernés[79].

Cette faiblesse congénitale de l'Agence permet aussi de dire que cette entité « repose sur ce vieux modèle intergouvernemental hérité du troisième pilier, dans lequel chaque bureau national représente son propre pays »[80]. Il convient enfin de mettre en exergue le déséquilibre en termes de ressources tant budgétaires qu'humaines entre Eurojust et Europol. Cela trouve son explication dans le rôle stratégique que joue Europol dans la politique de l'UE en matière de sécurité intérieure[81].

B. Les compétences et les fonctions d'Eurojust au service de l'effectivité du mandat d'arrêt européen

L'étude de l'utilité d'Eurojust pour l'effectivité du mandat d'arrêt européen exige une présentation des compétences et des fonctions de cette agence de l'Union européenne. Les missions et les pouvoirs d’Eurojust sont restés globalement identiques au cours des changements législatifs intervenus depuis 2002. Ainsi, l'article 85 TFUE lui attribue un humble et modeste rôle, à savoir un simple support opérationnel. En effet, la mission de l'Agence de l'Union européenne pour la coopération judiciaire en matière pénale, dont le mandat d'arrêt européen constitue « l'enfant prématuré »[82], est d'appuyer et de renforcer la coordination et la coopération entre les autorités nationales chargées des enquêtes et des poursuites relatives à la criminalité grave affectant deux ou plusieurs États membres ou exigeant une poursuite sur des bases communes, sur la base des opérations effectuées et des informations fournies par les autorités des États membres et par l'Agence de l'Union européenne pour la coopération des services répressifs (Europol), par le Parquet européen et par l'Office européen de lutte antifraude (OLAF). Eurojust peut également demander aux autorités nationales d'ouvrir une enquête, mais ne peut en déclencher une de son propre chef. La mission confiée à cette Agence consiste simplement à faciliter la coopération sans pouvoir prendre de décision contraignante. Elle peut être saisie par une autorité nationale ou par la Commission, sollicitant son intervention. Il en résulte donc que les éléments de supranationalité propres au Parquet européen et à l'OLAF ne s'appliquent pas à Eurojust, qui demeure un modèle de coopération horizontale qui repose sur le principe de l'intergouvernementalité[83]. Par exemple, les avis que l'Agence émet en matière de conflits de juridiction ne lient pas les États membres, comme en témoigne la Décision-cadre. Olivier de Blaynast, qui a occupé les fonctions de représentant français à Eurojust, a même affirmé que :

Les résultats d'Eurojust en termes de coordination des politiques nationales des États membres en matière de lutte contre la criminalité organisée transfrontalière restent très faibles. Cette faiblesse traduit en elle-même les limites des résultats auxquels la coopération interétatique permet de parvenir[84].

Les objectifs assignés à Eurojust, « véritable pendant d'Europol »[85], se situent dès lors dans le cadre des enquêtes et des poursuites[86]concernant deux États membres et portant sur des comportements criminels, dans les domaines de la criminalité grave. Ces enquêtes peuvent aussi porter sur des affaires qui concernent un nombre important d'États membres et qui pourraient nécessiter une réponse européenne coordonnée. L'Agence européenne peut également apporter son soutien à un seul État membre[87] ou un État membre et un État tiers si un accord de coopération a été conclu avec ce dernier ou s'il y a un intérêt essentiel à apporter à ce soutien. À la demande d'un État membre ou de la Commission, l'Agence peut même apporter son assistance dans des enquêtes qui concernent un État membre, mais qui ont une incidence au niveau de l'Union[88]; il peut s'agir d'affaires dans lesquelles un membre d'une institution ou d'un organe de l'Union est concerné. De plus, elle facilite l'émission ou l'exécution de toute demande d'entraide judiciaire ou de reconnaissance mutuelle, comme en témoigne la Décision-cadre relative au mandat d'arrêt européen. Il s'agit aussi de confier à Eurojust le rôle d'« un arbitre des conflits de compétences entre autorités étatiques »[89] pour déterminer celle qui sera compétente en cas de procédure parallèle.

L’article 4 assimile la compétence d'intervention d'Eurojust aux comportements criminels pour lesquels Europol est compétente[90]. L'existence d'une base commune n'est pas l'effet du hasard ou le résultat d'une mauvaise réflexion, mais elle est due plus à la motivation qui anime le Conseil européen, qui est celle de lutter efficacement contre la criminalité. Cela ne peut se concevoir sans la prise en compte des organes européens, spécialement les agences oeuvrant pour la coopération policière (Europol) et celles oeuvrant pour la coopération judiciaire (Eurojust).

Le même défi de lutter efficacement contre les formes graves de criminalité explique également l'identité des comportements mentionnés à l'article 2-2 de la Décision-cadre et ceux pour lesquels Europol et Eurojust sont compétentes. En effet, l'article précité énumère des catégories d'infractions donnant lieu à la remise sans qu'il y ait examen de la double incrimination par les autorités judiciaires de l'État d'exécution, ce qui signifie qu'Eurojust peut intervenir pour coordonner la coopération entre les autorités judiciaires « d'émission » et « d'exécution » du mandat d'arrêt européen.

Dans le même ordre d'idées, le champ d'intervention d'Eurojust recoupe celui du Parquet européen[91], spécialement les infractions portant atteinte aux intérêts financiers de l'Union. Ce recoupement permet aux autorités judiciaires, qui ne participent pas au Parquet européen, de continuer à demander l'appui de l'Agence de l'Union européenne pour l'exécution du mandat d'arrêt européen dans toutes les affaires concernant des infractions portant atteinte aux intérêts financiers de l'Union. Le Parquet européen, créé par un règlement du Conseil[92] au moyen d'une coopération renforcée, ne peut en effet intervenir que dans les seuls États membres qui participent à cette coopération. Eurojust devrait donc rester compétente pour ce type d'infractions lorsque le Parquet européen n'est pas compétent ou s'il décide de ne pas exercer sa compétence.

Par ailleurs, les fonctions d'Eurojust se développent dans deux cadres, soit par l'intermédiaire des membres nationaux, soit par un collège des membres nationaux. Lorsqu’Eurojust agit par l'intermédiaire de ses membres nationaux, il exerce ses fonctions à la demande des autorités compétentes des États membres ou de sa propre initiative ou à la demande du Parquet européen. Ainsi, il est habilité à :

  1. faciliter ou soutenir d'une autre manière l'émission ou l'exécution de toute demande d'entraide judiciaire ou de reconnaissance mutuelle;

  2. prendre directement contact avec toute autorité nationale compétente de l'État membre ou avec tout autre organe ou organisme compétent de l'Union, dont le Parquet européen, et échanger des informations avec ceux-ci;

  3. prendre directement contact avec toute autorité internationale compétente et échanger des informations avec elle, conformément aux engagements internationaux pris par leur État membre;

  4. participer à des équipes communes d'enquête, y compris à leur mise en place[93].

À partir de cette liste, on peut déduire que les membres nationaux jouent le rôle d'aide et d'assistance aux autorités judiciaires « d'émission » et « d'exécution » du mandat d'arrêt européen pour la compréhension mutuelle de leurs systèmes juridiques respectifs et la facilitation des contacts entre ces autorités. Pour pouvoir jouer leur rôle, les membres nationaux disposent d'un droit d'accès aux registres tenus par leur État membre ou au moins être en mesure d'obtenir les informations contenues dans ces registres, conformément à leur droit national. Ainsi, ils peuvent avoir à leur disposition :

  1. les casiers judiciaires;

  2. les registres des personnes arrêtées;

  3. les registres d'enquêtes;

  4. les registres d'ADN;

  5. les autres registres des autorités publiques de leur État membre lorsque ces informations sont nécessaires à l'accomplissement de leurs missions[94].

Enfin, Eurojust peut fournir des analyses utiles concernant les réponses judiciaires associées au terrorisme à partir des poursuites et des condamnations faisant suite à des actes terroristes, notamment avec le Registre des condamnations pour terrorisme (Terrorism Convictions Monitor[95]). Ce registre fournit « un soutien proactif »[96] aux autorités judiciaires, qui consistent dans la mise à leurs dispositions des rapports Eurojust sur les combattants terroristes étrangers et les réunions tactiques Eurojust sur le terrorisme[97].

Cet accès permettra aux membres nationaux de coordonner des informations juridiques et pratiques au profit des autorités concernées par le mandat d'arrêt européen et aussi de fournir les informations sur les personnes faisant l'objet de ce mandat.

L'article 5 du Règlement (UE) 2018/1727 permet à Eurojust d'agir aussi en tant que collège; ses pouvoirs sont alors plus larges. Le collège est composé des vingt-sept membres nationaux et constitue l'organe directeur. Le président de celui-ci est élu par ses pairs, et sa désignation doit être confirmée par le Conseil de l'Union européenne. Il peut être assisté de deux vice-présidents. Le collège dispose de compétences particulières dans les affaires traitées par Eurojust. C'est ainsi le collège lui-même, et non pas seulement le membre national, qui interviendra au nom d'Eurojust auprès de l'État membre concerné. Il appartient également au collège de décider au cas par cas si Eurojust peut intervenir dans une affaire dont la dimension européenne n'est pas immédiatement perceptible du fait qu'elle ne concerne qu'un seul État membre.

En somme, Eurojust peut jouer le rôle de facilitateur et de coordinateur dans les affaires faisant l'objet des mandats d'arrêt européens et c'est l'article 16-2 de la Décision-cadre qui donne cette précision; il stipule en effet que si l'autorité judiciaire d'exécution est saisie de mandats d'arrêt européens émanant de plusieurs États membres, concernant les mêmes faits ou des faits différents, mais impliquant la même personne, il peut demander l'avis d'Eurojust, ce qui prouve un certain contrôle de cet organe sur l'application de l'instrument normatif, car l'Agence devra indiquer à cette autorité le mandat auquel il convient d'assurer la priorité dans l'intérêt des poursuites et des enquêtes, « d'où il résulte que la consultation d'Eurojust ne se conçoit guère que dans le cadre d'un mandat d’arrêt européen aux fins de poursuite »[98]. L'article 695-42 du Code de procédure pénale français, transpose l'article 16-2 du texte européen; il dispose en effet que si plusieurs États demandent la remise de la même personne, la chambre de l'instruction tranchera après consultation de l'Unité Eurojust[99]. L'objectif de soutien montre qu'Eurojust n'a pas, au moins pour le moment, vocation à se substituer aux autorités nationales pour mener les enquêtes ni même à jouer un rôle directeur dans la coordination.

Enfin, les délais fixés à l’article 17 de la Décision-cadre[100] ne pourront être respectés qu'à la condition d'une coopération efficace entre les États membres et Eurojust peut y jouer un grand rôle; cette entité est informée de tout retard dans l'exécution du mandat d'arrêt européen. Or, comme le relève pertinemment Daniel Flore :

On ne voit pas ce qu'Eurojust pourra faire de cette information, en fonction de ses compétences, mais il est certain que la perspective de cette publicité négative est de nature à inciter les autorités judiciaires des États membres à faire diligence dans le traitement du mandat d’arrêt européen[101].

L'article 695-43 du Code de procédure pénale[102] transpose cette possibilité; il prévoit en effet qu'Eurojust doit être avertie en cas d'impossibilité de remettre la personne en temps voulu. Cette notification à Eurojust est donc obligatoire et un état des lieux est fait chaque année dans le cadre d'un rapport annuel d'activité.

Toutefois, Eurojust n'a aucun pouvoir contraignant à l'égard des autorités compétentes des États membres[103]; son rôle se limite à une simple information ou à un avis sur la mise en oeuvre du mandat d'arrêt européen. Cette affirmation mérite d'être nuancée. En effet, l'État membre pourrait attribuer à son membre national des pouvoirs opérationnels sur son territoire, qui sont en principe réservés aux autorités judiciaires opérant sur le territoire national. Par exemple, l'État peut donner la possibilité au membre national d'émettre un mandat d'arrêt européen.

La création du Parquet européen opère un transfert de la souveraineté des États vers cet organe pour lutter contre les infractions portant atteinte au budget de l'Union européenne.

II. Le mandat d'arrêt européen et la création d'un ministère public européen

L'ancien conseiller à la Cour de cassation rappelait que le ministère public était « une institution née de la pratique, de la nécessité »[104]. Cette affirmation nous conduit alors à nous poser la question qui est celle de savoir si une telle nécessité existe au niveau européen. La réponse ne peut être qu'affirmative, car l'émergence d'un parquet européen est due à la pratique consistant dans l'apparition d'une certaine forme de criminalité qui frappe par ses caractères techniques et transfrontaliers. L'ancienne commissaire à la justice, madame Viviane Reding, déclarait : « Soyons clairs : si nous, Union européenne, ne protégeons pas notre budget fédéral, personne ne le fera à notre place »[105].

Il a donc fallu centraliser les enquêtes et les poursuites pour que la lutte contre une criminalité, qui menace le budget de l'Union européenne, monte en puissance. Or, cette mission confiée à cet organe nécessite de mettre à sa disposition des instruments qui sont en mesure de rendre son intervention efficace. C'est ainsi que,dans le but de rechercher les auteurs de ce type d'infraction, le Parquet européen peut émettre un mandat d'arrêt européen selon des modalités qui sont détaillées par la Décision-cadre du 13 juin 2002. Il y a donc une seule autorité de l'Union compétente dans la poursuite des infractions portant atteinte aux intérêts financiers de l'Union européenne, ce qui signifie une centralisation de l'émission du mandat d'arrêt européen et conséquemment une montée en puissance de cet organe. La question se pose alors de savoir l'utilité de cet instrument pour l'efficacité du Parquet européen.

La résolution de cette problématique exige de prime abord de restituer rapidement le contexte de la création du procureur européen et de présenter sa structure (A) puis d'aborder la question de son rôle dans le cadre du mandat d'arrêt européen (B).

A. Le contexte de la création du procureur européen et sa structure

La création du procureur européen n'était pas l'effet du hasard, mais elle s'inscrit dans un long processus tenté par l'Union européenne pour lutter contre la fraude. D'abord, le TUE incitait les États membres à prendre « les mêmes mesures pour combattre la fraude portant atteinte aux intérêts financiers de la Communauté que celles qu'ils prennent pour combattre la fraude portant atteinte à leurs propres intérêts financiers »[106]. C'est une application du principe d'« assimilation » dégagé par la Cour de justice de l'Union européenne (CJCE) dans la célèbre affaire du « maïs grec »[107], selon laquelle les États membres doivent « veiller à ce que les violations du droit communautaire soient sanctionnées dans des conditions, de fond et de procédure, qui soient analogues à celles applicables aux violations du droit national d'une nature et d'une importance similaires »[108]. La réponse apportée par le traité à la fraude était purement administrative et prise en charge, dans les années quatre-vingt-dix, par l'OLAF[109]. Cet office était chargé de contrôler l'utilisation des fonds européens, son rôle se limite uniquement à transmettre les résultats de ses enquêtes aux différents systèmes judiciaires nationaux et à recommander le déclenchement de poursuites[110]. C'est à la même période que la Commission européenne s'est engagée à publier annuellement un rapport sur la lutte contre la fraude, qui dresse un état de lieux de son action et invite les États membres à réfléchir aux réformes à engager pour lutter efficacement contre cette criminalité. Il a abouti à l'adoption en 1995 d'un règlement portant sur les sanctions administratives à infliger en cas d'irrégularité constatée[111]. Des solutions pénales ont également été proposées avec l'adoption de la Convention portant sur la protection des intérêts financiers de l'Union européenne[112] qui visait à harmoniser la définition de la fraude aux intérêts financiers de l'Union européenne et invitait les États membres à préparer des sanctions pénales à l'encontre de leurs auteurs.

Ensuite, le Traité d'Amsterdam a permis à la Communauté de

prendre les mesures nécessaires dans les domaines de la prévention de la fraude portant atteinte aux intérêts financiers de la Communauté et de la lutte contre cette fraude en vue d'offrir une protection effective et équivalente dans les États membres[113].

Or, en matière pénale, le traité n'a pas opéré un changement de paradigme, car seuls les États peuvent décider des instruments à mettre en place pour assouplir la coopération judiciaire entre eux.

Le besoin d'adopter des mesures pénales pour lutter contre la criminalité financière est né après la crise économique des années deux mille. La Commission européenne a présenté des travaux pour convaincre les États membres de s'intéresser aux infractions portant atteinte aux intérêts financiers de l'Union[114]. Elle a réussi plus ou moins dans sa démarche, car le périmètre d'intervention était bien déterminé et les États ne se sentaient pas menacés de leur souveraineté.

Le Traité de Lisbonne a par ailleurs porté de l'espoir à cette lutte contre la fraude, car il attribue aux institutions européennes la compétence pour prendre des directives établissant des règles minimales concernant certains éléments de la procédure pénale[115] ou la « définition des infractions pénales et des sanctions dans des domaines de criminalité particulièrement grave revêtant une dimension transfrontière »[116]. L'intervention d'un organe supranational pourra donc aboutir et d'une manière progressive à la création d'un « droit pénal de l'Union européenne », défini comme l'« ensemble des normes de caractère pénal générées par l’Union européenne »[117].

De ce qui précède, on peut déduire que la protection des intérêts financiers de l'Union européenne est devenue une sorte de « laboratoire du ius puniendis européen »[118], ce qui signifie que plusieurs expériences ont été tentées pour trouver le remède à une criminalité qui ne cesse de se développer. Elles ont permis aux États membres de construire une conviction qui est celle de centraliser les enquêtes et les poursuites au niveau de l'Union pour pouvoir lutter efficacement contre les infractions financières.

Entre 2010 et 2017, l'Office européen de lutte contre la fraude (OLAF) a recommandé le recouvrement de plus de 6,6 Mds € pour le budget de l'UE, et a présenté plus de 2 300 recommandations de mesures judiciaires, financières, disciplinaires et administratives à prendre par les autorités compétentes des États membres et de l'Union européenne, l'office lui-même n'ayant pas de pouvoir de sanction. L'OLAF émet des recommandations que les États membres sont libres de suivre ou non[119].

Pour cela, ils ont créé dans le cadre de la coopération renforcée, un procureur européen compétent en la matière.

Cette idée a été développée dans le cadre d'un projet dit de « Corpus juris »; il s'agit d'un instrument établi par des universitaires de nombreux pays européens réunis autour de la professeure Mireille Delmas-Marty[120]. Ce Corpus a mis l'accent sur l'utilité et l'opportunité de mettre en place un procureur européen chargé de la protection des intérêts financiers de la Communauté[121]. Comme l'expliquait Mireille Delmas-Marty, la création d'un procureur européen apparaît « comme le meilleur moyen d'éviter l'éparpillement des poursuites face aux atteintes portées aux intérêts financiers de l'Union européenne par une criminalité bien organisée »[122].

Le Corpus juris comprend de nombreuses dispositions relevant du droit pénal général, à tel point que certains auteurs ont pu parler de « mini-code »[123]. Il définit ainsi les éléments constitutifs des infractions qui relèvent de la compétence du procureur européen et les peines y afférentes (l'élément moral, l'erreur, la responsabilité pénale individuelle, la tentative, la responsabilité du chef d'entreprise, des circonstances aggravantes...).

L'idée a été reprise par la Commission européenne qui a proposé, lors de la conférence intergouvernementale de Nice, un projet sur la protection des intérêts financiers communautaires et sur la création d'un procureur européen[124].

Selon les arguments développés par la Commission européenne, la création d'un Parquet européen constituerait en elle-même une avancée significative dans la lutte contre l'eurofraude. Le projet présenté en 2013 vise à remplacer le système actuel, qui repose sur l'action des autorités nationales sous l'impulsion et avec la coopération conjointe de l'OLAF et d'Eurojust, par une lutte véritablement européenne contre la fraude affectant les intérêts financiers de l'Union européenne[125].

Cette proposition n'a cependant pas été adoptée, les États membres ont en effet préféré la création d'Eurojust, une unité de coopération judiciaire moins intrusive par rapport à la souveraineté nationale; elle ne pouvait à la lecture de l'article 31 TUE être assimilée à un parquet européen. Or, certains observateurs ont avancé que « Eurojust doit être conçue de façon à devenir l'embryon d'un futur ministère public européen »[126]. Ce rejet n'a pas par ailleurs empêché la Commission d'introduire un livre vert sur le sujet qui, à la différence de la première proposition, ne se concentre plus sur le procureur européen, mais élargit et approfondit le débat en abordant le contenu du droit dérivé nécessaire à son bon fonctionnement.

L'idée du Parquet européen a resurgi dans le cadre du projet de traité établissant une constitution pour l'Europe en 2005 sans pour autant connaître un succès dû au rejet de ce projet. Il faut attendre cependant le Traité de Lisbonne pour consacrer une base légale à cet organe, en l'occurrence l'article 86 TFUE ainsi rédigé :

1. Pour combattre les infractions portant atteinte aux intérêts financiers de l'Union, le Conseil, statuant par voie de règlements conformément à une procédure législative spéciale, peut instituer un Parquet européen à partir d'Eurojust. Le Conseil statue à l'unanimité, après approbation du Parlement européen[127].

Il en ressort donc clairement que la création du ministère public européen est une simple faculté et non une obligation.

Ce sursaut qualitatif, opéré par le Traité, a permis à la Commission européenne de présenter une proposition visant à créer un procureur européen dès 2013[128] :

La proposition de règlement illustrait une véritable ambition fédérale de la part de la Commission, qui s'appuyait sur les multiples consultations organisées depuis la publication du Livre vert, en particulier entre 2012 et 2013, pour démontrer tant la légitimité que la nécessité de la création de ce nouvel organe[129].

Or, la mise en oeuvre de cette idée

était singulièrement complexe, au moins pour deux raisons. La première était purement technique. Rien de plus compliqué, en effet, que de créer de toutes pièces un ministère public européen. Car il faut tout prévoir si l'on veut que ça marche : la répartition des pouvoirs entre l'échelon central et l'échelon national, la structure et le fonctionnement interne de l'organe, le droit applicable aux enquêtes et aux poursuites, la coopération transnationale, etc. La seconde difficulté était de nature politique. Il faut bien comprendre qu'au-delà des aspects juridiques et techniques, la création d'un parquet européen représentait un véritable transfert de souveraineté au profit d'une autorité judiciaire supranationale. Or les États membres n'étaient pas disposés à accepter un tel sacrifice sans obtenir quelques garanties en retour. Le projet a donc donné lieu, dès le départ, à deux conceptions assez éloignées l'une de l'autre : d'un côté, celle de la Commission européenne qui voulait un organe entièrement intégré et sans « lien national » avec les États membres; de l'autre, une approche plus réaliste portée par la France et l'Allemagne à laquelle la plupart des États membres se sont ralliés ensuite[130].

C'est au cours de la présidence luxembourgeoise du deuxième semestre 2015 que le Parlement européen adopte une résolution dans laquelle il fixe de manière très claire les enjeux d'un procureur à l'échelle européenne; il s'agit de doter l'Union européenne d'une véritable arme contre les fraudes transfrontières et les atteintes au budget de l'Union européenne. Le Parquet européen exprime donc une volonté de créer un organe plus intégré et centralisé.

Le règlement proposé demande, pour son adoption, l'unanimité des États membres au sein du Conseil, après approbation du Parlement européen. Or, cette réunion s'est soldée par un échec, car il était difficile d'obtenir un accord unanime sur la proposition de la Commission. Pour trouver une solution, la France et l'Allemagne, déterminées dans leur démarche pour faire aboutir le projet, ont proposé le recours à l'article 20 TFUE sur la coopération renforcée. Cette initiative trouve sa source dans l'article 86 TFUE qui permet à un groupe composé d'au moins neuf États membres de demander au Conseil qu'il soit saisi du projet de règlement en cas d'absence d'unanimité; elle a permis l'adoption du Règlement (UE) 2017/1939 du Conseil du 12 octobre 2017 mettant en oeuvre une coopération renforcée concernant la création du Parquet européen[131] (Règlement sur le Parquet) en octobre 2017qui est entré en vigueur le 20 novembre 2017 et il a commencé ses activités le 1er juin 2021. Cette création symbolise la fin de l'ère du « criminaliser sans punir »[132] qui caractérisait l'action de l'Union européenne en matière pénale. Elle met aussi en relief la nécessité d'uniformiser les incriminations à l'échelle de l'Union européenne, puisque la création d'un organe supranational pouvait rendre nécessaire l'élaboration de règles uniformisées et impliquer un changement dans la « stratégie normative »[133] de l'Union en matière de droit pénal.

« Autorité européenne », le procureur européen serait indépendant tant à l'égard des autorités nationales qu'à l'égard des organes de l'Union européenne[134]. Le ministère public européen, qui pourrait se saisir d'office, a une structure à deux niveaux : le niveau central et le niveau décentralisé.

D'abord, le niveau central consiste dans le bureau central, installé à Luxembourg, qui se compose du chef du Parquet européen[135] et le chef du collège des procureurs européens, des chambres permanentes, des procureurs européens et du directeur administratif.

Le collège est composé du chef du Parquet européen et d'un procureur européen par État membre. Le mandat est de six ans avec une rotation partielle tous les trois ans. Son rôle consiste à organiser la politique pénale du Parquet dans l'ensemble de l'Union en matière de poursuites, sans jamais prendre de décisions opérationnelles portant sur des dossiers particuliers; il traite dès lors les questions générales soulevées par les dossiers particuliers.

Les chambres permanentes sont composées de trois membres. Elles supervisent et dirigent les enquêtes et les poursuites dans des dossiers transfrontalières; elles assurent la mise en oeuvre des décisions qui sont adoptées par le collège et elles sont compétentes pour porter une affaire en jugement, la classer sans suite, appliquer une procédure simplifiée en matière de poursuite et charger un procureur délégué d'agir en vue de classer définitivement l'affaire ou de renvoyer une affaire devant les autorités nationales ou encore pour ouvrir une enquête.

Ensuite, le niveau décentralisé se compose des procureurs européens délégués qui sont affectés dans les États membres; chaque État membre devrait compter au moins deux procureurs européens délégués. Ils seront nommés par le collège du Parquet, sur une désignation faite par leur État membre et proposition du chef du Parquet. Ces procureurs délégués seront choisis parmi les membres actifs du ministère public ou du corps judiciaire de l'État membre qui les a désignés. Ils devront agir au nom du Parquet conformément aux dispositions du Règlement sur le Parquet et de la législation de l'État membre compétent. Ils seront chargés d'effectuer les actes d'enquête et les poursuites dans leur État membre, conformément au droit interne, et devront suivre les orientations et instructions de la chambre permanente chargée de l’affaire au niveau central. Ils seront responsables de la mise en état des affaires et soutiennent l'accusation aux audiences devant les juridictions nationales. Ils peuvent exercer les voies de recours existantes conformément au droit national.

Dans le cadre de l'exercice de ses fonctions, le Parquet européen sera amené à émettre un mandat d'arrêt européen pour la recherche et l'arrestation des personnes soupçonnées de commettre des infractions portant atteinte aux intérêts financiers de l'Union. L'instrument normatif sera mis au service d'un seul organe de l'Union dans un domaine bien déterminé par le Traité, ce qui contribue à la montée en puissance du procureur européen et conséquemment à l'effectivité du mandat d'arrêt européen dans la mesure où l'émission de ce mandat relèvera de la compétence d'un seul organe de l'Union européenne.

B. L'émission du mandat d'arrêt européen par le Parquet européen

L'opportunité de la lutte contre les infractions portant atteinte aux intérêts financiers de l'Union européenne se laisse mesurer par les effets négatifs de cette typologie de criminalité qui dépasseront largement le territoire de l'État membre où se sont produits les actes en question pour atteindre l'économie et la finance de l'Union européenne. Cet état de lieux nécessitera une réponse européenne qui sera matérialisée par la création du ministère public européen; le but étant de centraliser les enquêtes et les poursuites au niveau de l'UE représentée par un parquet. La création de ce Parquet répond donc parfaitement à cette nécessité, car il est désormais « le gendarme de l'Union européenne » chargé de la protection des intérêts financiers de l'Union. Or, pour être utile et efficace, cet organe a besoin pour exercer ses fonctions de recherches et de poursuites d'utiliser certains instruments adoptés par l'Union européenne, comme la Décision-cadre relative au mandat d'arrêt européen. Il est donc question de centraliser l'émission du mandat d'arrêt européen dans un domaine bien défini par le TFUE en le confiant au Parquet européen. L'effet retour de cette centralisation, c'est que l'instrument normatif gagnerait en effectivité, car la procédure serait plus rapide et plus simple. Mais comment procède-t-il pour délivrer ce mandat ?

Pour répondre à cette question, il paraît inévitable de présenter les fonctions de cet organe. Ainsi, le procureur européen serait chargé de rechercher, de poursuivre et de renvoyer en jugement les auteurs ou complices des infractions portant atteinte aux intérêts financiers de l'Union[136] (fraudes concernant des fonds de l'Union européenne d'un montant supérieur à 10 000 euros ou sur des cas de fraude transfrontière à la TVA entraînant un préjudice supérieur à 10 millions d'euros, corruption, blanchiment d'argent), et d'exercer devant les juridictions compétentes des États membres l'action publique relative à ces infractions.

La compétence du Parquet pourra cependant être retenue pour les infractions causant un préjudice financier inférieur à 10 000 euros, mais il faut qu'on soit en présence de certaines circonstances dont principalement[137]:

  • les répercussions du dossier à l'échelle européenne sont de nature à rendre nécessaire la conduite d'une enquête par le Parquet européen ou;

  • le statut de fonctionnaire ou d'agent de l'Union européenne ou des membres des institutions de l'Union pourraient être soupçonnés d'avoir commis l'infraction.

Par ailleurs, le Parquet sera compétent dès lors que des infractions pénales visées par la Directive auront été commises[138] :

  • en totalité ou en partie sur le territoire d'un ou plusieurs États membres;

  • par un ressortissant d'un État membre, pour autant qu'un État membre soit compétent à l'égard de l'infraction lorsqu'elle est commise en dehors de son territoire;

  • sur le territoire d'un État tiers par un agent public, pour autant qu'un État membre soit compétent à l'égard de l'infraction lorsqu'elle est commise en dehors de son territoire.

Le paragraphe 2 de l'article 86 TFUE prévoit expressément que le Parquet européen exerce l'action publique devant les juridictions compétentes des États membres et non pas devant une Cour pénale européenne chargée de trancher au fond les poursuites menées par le Parquet européen, car le Traité exclut cette idée. En cela, la création du Parquet européen ne peut être comparée au parquet fédéral aux États-Unis qui exerce l'action publique devant des juridictions pénales fédérales. Cet organe garantirait ainsi la direction et la coordination centralisées des recherches et des poursuites au niveau européen.

Selon les estimations, en 2018, la fraude transnationale a entraîné la perte de 140 milliards d'euros de recettes de taxe sur la valeur ajoutée (TVA) pour les États membres. Les chiffres pour 2020 pourraient être plus élevés en raison des effets de la pandémie de COVID-19 sur l'économie de l'Union européenne[139].

Le Parquet pourra de sa propre initiative ouvrir une enquête ou engager des poursuites d'une affaire relevant de sa compétence. Il peut aussi exercer son droit d'évocation après avoir reçu des informations sur une procédure ouverte dans un État membre. Les autorités judiciaires devront dès lors lui transmettre l'ensemble du dossier et doivent s'abstenir de procéder à de nouveaux actes d’instruction portant sur la même infraction. Il pourra être informé également par des lanceurs d'alertes.

Sur la conduite des recherches, le procureur européen devrait pouvoir accéder à tout l'éventail des mesures de recherche qui existent au niveau national. Il pourrait donc collecter et saisir toute information utile, auditionner les témoins et interroger les suspects, contraindre ces derniers à comparaître devant lui, perquisitionner, procéder à des saisies, geler des avoirs, recourir à des écoutes téléphoniques, demander la délivrance d'un mandat d'arrêt européen, qui devra se faire dans les conditions mentionnées dans la Décision-cadre sur le mandat d'arrêt européen, le placement sous contrôle judiciaire ou encore la mise en détention provisoire.

Ces remarques permettent de dire que certains actes coercitifs du procureur européen sont nécessaires pour pouvoir rechercher, poursuivre et renvoyer en jugement les auteurs ou complices des infractions portant atteinte aux intérêts financiers de l'Union, y compris la délivrance du mandat d’arrêt européen. La possibilité offerte par le règlement n'est pas l'effet du hasard, car il s'inscrit dans une politique visant à garantir l'efficacité du procureur européen. En effet, le support normatif du mandat d'arrêt européen se fonde sur la reconnaissance mutuelle des actes juridictionnels entre États membres. Cette dernière suppose la confiance mutuelle dans les systèmes juridiques nationaux et un socle fondamental commun. Elle implique de ne plus recourir à aucune décision supplémentaire de validation des actes de poursuites menés par ce dernier. Il en résulte donc que le mandat d'arrêt européen pourrait renforcer l'action du procureur européen, car il va lui permettre d'éviter les obstacles de l'ancienne procédure d'extradition, notamment concernant le contrôle de la double incrimination ainsi que le contrôle de la régularité et de la valeur probante des éléments de preuve récoltés dans le cadre de ses enquêtes; ses actes seraient ainsi valables dans tous les États membres en tant qu'actes d'une instance commune.

Toutefois, l'attribution au Parquet européen de la compétence d'émettre des mandats d'arrêt européens seulement dans le domaine des infractions portant atteinte aux intérêts financiers de l'Union européenne reflète la résistance des États de faire de ce Parquet un véritable outil de justice pénale. En effet, l'expression « mandat d'arrêt européen » laissera entendre qu'un organe européen sera seul compétent pour l'émission de ce mandat contre toutes les formes de criminalité organisée. Cette solution permettra de remédier au problème de la divergence des États quant aux autorités compétentes de l'émission du mandat.

***

Le mandat d'arrêt européen constitue un formidable espoir pour la coopération judiciaire au sein de l'Union européenne. L'instrument normatif reflète en effet la volonté des États d'appliquer le système de la reconnaissance mutuelle des décisions judiciaires en matière pénale, « faisant passer la coopération judiciaire d'un système d'interopérabilité d'espaces nationaux vers l'idée d'un espace européen »[140]. Le mandat d'arrêt européen comporte en effet des innovations importantes, parmi lesquelles figurent la généralisation de la remise des nationaux[141], la suppression partielle du contrôle de la double incrimination, l'encadrement des motifs de refus et des conditions auxquelles peut être subordonnée la remise marquent une rupture de fond avec le droit classique de l'extradition. La « judiciarisation » de la procédure, car la transmission du mandat d’arrêt européen se fera « directement d'autorité judiciaire à autorité judiciaire » et l'imposition de délais précis et brefs, encadrant la décision d'exécution du mandat d'arrêt européen ainsi que la remise de la personne[142].

Pour faciliter le travail des juges et dans un but de simplification et de rapidité, le nouvel instrument recourt à Eurojust pour améliorer la communication entre les autorités judiciaires. Or, le rôle attribué à cette entité par la Décision-cadre est en deçà de la finalité de cet instrument, car elle ne répond que partiellement aux difficultés auxquelles les autorités judiciaires « d'émission » et « d'exécution » pourraient être confrontées. Cet organe n'a en effet aucun pouvoir de contrainte. La création du ministère public européen pourrait, en revanche, porter de l'espoir en donnant plus de souffle à l'espace pénal européen.

De plus, l'intervention de cet organe pour émettre un mandat d'arrêt européen ne concerne qu'un champ de criminalité limité par le règlement, en l'occurrence les infractions portant atteinte aux intérêts financiers de l'Union européenne. Il aurait donc fallu étendre la compétence du Parquet européen dans l'émission du mandat d'arrêt européen à toutes les formes de criminalité organisée, car le titre donné au mandat d'arrêt européen nécessiterait de confier la délivrance de ce mandat à une autorité judiciaire supranationale, en l'occurrence le procureur européen. Ceci permettra de rendre plus efficace l'intervention de cet organe et contribuera à la centralisation de l'émission du mandat d'arrêt européen.

Cette proposition ne pourra s'appliquer en réalité qu'avec la mise en place d'un droit pénal unique. En effet, comme le relève la professeure Anne Weyembergh :

J’ai toujours pensé que, si un procureur devait voir le jour, le texte qui le mettrait en place donnerait une définition unique des infractions pour lesquelles il est compétent et lui fixerait aussi un cadre procédural uniforme. Mais, dès la proposition initiale de règlement présenté par la Commission en juillet 2013, le champ de compétences du procureur européen a été défini par référence à la directive PIF et donc aux lois nationales de transposition qui pourront bien entendu varier. Et quant aux règles procédurales applicables, elles sont elles aussi définies par référence aux lois nationales d’application. Avec toutes les questions que cela pose en termes entre autres de sécurité juridique pour les justiciables[143].

Il est à noter que certains États membres, suivis de la Commission européenne, ont exprimé leur volonté d'étendre la compétence de cet organe en matière de terrorisme avant que le règlement mettant en oeuvre une coopération renforcée concernant la création du Parquet européen ne soit publié au Journal officiel. Ainsi, le président de la République française, Emmanuel Macron, déclarait que

face à l'internationale du terrorisme, l'Europe de la sécurité doit être notre bouclier. Ils s'infiltrent partout en Europe, leurs ramifications sont là ; c'est donc ensemble que nous nous devons d'agir. De la prévention à la répression. C'est pourquoi nous devons instituer un parquet européen contre la criminalité organisée et le terrorisme, au-delà des compétences actuelles qui viennent d'être établies[144].

Cet appel avait déjà été lancé par Jean-Claude Juncker, président de la Commission européenne, lors de son discours sur l'état de l'Union, le 13 septembre 2017, qui proposait de donner compétence au Parquet européen pour poursuivre les « auteurs d'infractions terroristes transfrontalières »[145].

Ces remarques ne mettent pas en cause l'opportunité de la Décision-cadre pour lutter contre les formes graves de criminalité, et spécialement pour rendre l'action du procureur européen plus efficace. La Commission a ainsi dressé, conformément au paragraphe 3 de l'article 34 de la Décision-cadre, un premier bilan de la transposition de la Décision-cadre par les États membres en février 2005[146], actualisé en 2006[147]. Cette évaluation souligne que la moitié seulement des États membres a respecté l'échéance de transposition fixée par la Décision-cadre, c'est-à-dire le 31 décembre2003 pour les anciens États membres et leur date d'adhésion pour les nouveaux. Au 1er janvier 2004, huit États membres seulement appliquaient entre eux le dispositif. Tous les États membres ont aujourd'hui transposé la Décision-cadre. Le bilan dressé par la Commission met également en évidence des transpositions incorrectes par certains États membres, qui ont ajouté des motifs de refus non prévus par la Décision-cadre ou réintroduit un contrôle de la double incrimination, par exemple. La Commission estime cependant que la mise en oeuvre du mandat d'arrêt européen est un succès, notamment parce que la remise des nationaux est entrée dans les faits et que le délai moyen d'exécution est passé de près d'un an dans le cadre de l'extradition à quarante-cinq jours avec le mandat d'arrêt.

Le deuxième rapport de la Commission sur la mise en oeuvre de la Décision-cadre[148] souligne la généralisation de l'usage du mandat d'arrêt européen : en 2005, près de 6 900 mandats ont été émis par les vingt-trois États membres ayant communiqué des données à ce sujet, soit deux fois plus qu'en 2004, et 1 770 personnes recherchées ont été arrêtées sur la base d'un mandat d'arrêt européen, dont 1 532 ont été remises[149]. Il souligne également la réduction des délais de procédures par rapport à l'extradition : « la durée moyenne d'exécution d'une demande est ainsi passée d'environ un an avec l'ancienne extradition à moins de cinq semaines (précisément quarante-trois jours), voire onze jours dans les cas […] où la personne consent à sa remise »[150]. En 2005, le délai maximal de quatre-vingt-dix jours n'a pas été tenu dans seulement quatre-vingts cas, soit environ 5 % des remises. Elle déplore cependant que la plupart des défauts de transposition dans certains États membres relevés dans son premier rapport d'évaluation (rétablissement du contrôle de la double incrimination pour tout ou partie de la liste des trente-deux infractions, désignation d'un organe exécutif en guise d'autorités judiciaires compétentes en tout ou partie, altération des motifs de non-exécution obligatoires, exigences de conditions supplémentaires, etc.) n'aient pas été corrigés par les États membres[151].

Dans son troisième rapport d'évaluation[152], présenté le 11 avril 2011, la Commission européenne indique que, entre 2005 et 2009, 54 689 mandats d'arrêt européens ont été émis et 11 630 exécutés. Durant la même période, le délai moyen pour la remise se situait entre quatorze et dix-sept jours pour les personnes ayant consenti à leur remise (soit entre 51 % et 62 % des personnes recherchées) et entre quarante-deux et cinquante et un jours pour les personnes n'y ayant pas consenti[153]. La Commission indique que quatorze États membres ont modifié leurs dispositions de transposition afin de tenir compte des observations qu'elle avait formulées dans ses rapports précédents ainsi que des recommandations du Conseil. Douze autres États membres n'ont cependant pas modifié leur législation, malgré les recommandations formulées en ce sens tant par la Commission que par le Conseil[154].

Dans ce même rapport, la Commission a tenu compte des critiques formulées par certains parlementaires européens et nationaux, avocats de la défense, associations, etc., selon lesquelles les droits procéduraux des personnes poursuivies dans le cadre de procédures pénales, notamment en ce qui concerne l'absence d'un droit de représentation juridique dans l'État d'émission pendant le déroulement de la procédure de remise dans l'État d'exécution et les conditions de détention dans certains États membres combinés parfois à de très longues durées de détention provisoire pour les personnes remises. Elle estime que l'adoption des instruments prévus par la Feuille de route visant à renforcer les droits procéduraux des suspects ou des personnes poursuivies dans le cadre des procédures pénales[155], relatifs au droit à l'interprétation et à la traduction, au droit d'être informé de ses droits, au droit à l'assistance d'un conseiller juridique avant et pendant le procès, le droit pour une personne détenue de communiquer avec les membres de sa famille, ses employeurs et les autorités consulaires, la protection des suspects vulnérables et le livre vert sur la détention provisoire, permettra de remédier à ces problèmes.