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Dire qu’une image est « composite » est peu précis car en français l’adjectif n’est pas synonyme de « composé ». On parle de style composite en architecture, mais dans le domaine des images bidimensionnelles, composite est dérivé de l’anglais compositing, une technique qui consiste à mélanger numériquement plusieurs couches pour fabriquer une image réaliste sans en voir les raccords internes. Selon la graphiste de compositing Solen Collignon, « C’est un art de faire croire au public qu’il n’y a jamais eu d’intervention sur l’image[1] » (2020). Si le compositing numérique vise globalement au réalisme illusionniste, une œuvre d’art composite n’a pas forcément le même objectif, que l’artiste utilise directement ou indirectement les outils infographiques de composition dans sa production. L’œuvre composite a-t-elle conservé des traces, volontaires ou pas, d’un assemblage ou d’une hétérogénéité initiale, et ces traces sont-elles signifiantes ? Il s’agit ici d’analyser les évolutions du composite comme outil critique, qui concerne aujourd’hui aussi bien le collage numérique que des œuvres métamorphiques plus ou moins fusionnelles et synthétiques, y compris lorsque le compositing est transposé à d’autres médiums d’expression que la photographie.

Remarques liminaires

Toutes les formes de photographie composite, depuis l’invention de cette écriture mécano-lumineuse au XIXe siècle, ont cherché comment faire passer du fictionnel pour du documentaire. On ne reviendra pas ici sur l’histoire du trucage photo ou sur la créativité cinématographique en ce domaine, ni sur les motivations scientistes, commerciales ou sociopolitiques initiales de certains opérateurs qui ont tiré bénéfice d’un médium à vocation documentaire en lui appliquant divers artifices inavoués dans le but de duper les gens. Mais on rappellera cependant deux éléments. D’abord, les manipulations photographiques proposant une fausse empreinte du réel, avec ou sans intention cachée, avec ou sans complicité du spectateur, sont restées relativement marginales pendant un siècle – utilisation de deux négatifs dans une seule image ; effacement, ajout, remplacement d’une partie par une autre ; photo spiritiste, portrait composite, etc. –, mais leurs terrains d’application se sont élargis et elles se sont sans cesse perfectionnées avec l’évolution technique du médium jusqu’au photonumérique aujourd’hui – images de propagande, fausses preuves, retouche… Certes le compositing détruit définitivement le caractère de preuve que la photographie a longtemps pu revendiquer (le Ça a été barthésien), mais globalement, il ne fait que mettre à la portée de tous la possibilité de rendre indistincte la limite entre fait avéré et fake dans une image. On le constate très facilement aujourd’hui lorsqu’on fait avec son smartphone une photo qui transforme visuellement le sujet dès la prise de vue, selon divers artifices mis à disposition du photographe par une machine programmée[2].

On rappellera en second lieu que les pratiques de l’art ont toujours joué avec les frontières entre fait et fiction, hybridant sans cesse ces derniers. Nous rejoindrons ici Françoise Lavocat lorsqu’elle constate que « le désir de passer et de repasser les frontières, de conjuguer le fictionnel et le factuel se manifeste dans toutes les époques et dans toutes les aires culturelles, ou presque. C’est justement le meilleur indice que ces frontières existent » (Lavocat 2016, 12). Certes, mais dès 1951 Hannah Arendt formulait clairement le gros problème que cette porosité engendre : « Le sujet idéal de la domination totalitaire n’est ni le nazi convaincu ni le communiste convaincu, mais les gens pour qui la distinction entre fait et fiction (c’est-à-dire la réalité de l’expérience) et la distinction entre vrai et faux (c’est-à-dire les normes de la pensée) n’existent plus » (Arendt 1972, 224). On sait le rôle important que la photographie a joué au XXe siècle par rapport à la documentation d’événements tragiques, et notamment de ceux qui se sont déroulés dans des camps d’extermination ; mais certains contestent aujourd’hui plus que jamais le caractère de preuve des images des camps, et pas seulement ceux du passé, en essayant de prouver que ce sont des images retouchées après-coup ou montées de toutes pièces qui rendent compte de faux événements. Force est hélas de constater que la méfiance contemporaine inspirée par la banalisation des techniques de manipulation invisible des images, donne prise à ce type de théories du complot, y compris contre toute évidence des faits photographiés et des témoignages archivés incontestables.

Entre le possible effacement tragique de la frontière fait/fiction énoncé par Arendt et la fécondité du métissage perpétuel de l’imaginaire et du documentaire dans le récit visuel ou textuel contemporain, les conditions et le contexte de cette confusion rendue possible par le paradigme photographique dans son ensemble, deviennent encore plus déterminants à l’époque du compositing. Avant d’être utilisé par les artistes, ce dernier a d’abord concrétisé tous types de produits communicationnels ou commerciaux au service des appareils socioculturels et de l’industrie du loisir en général. Les techniques de compositing accompagnent la circulation rapide d’images éphémères d’un média ou d’un médium à un autre, selon des gestes devenus ordinaires. Les appareils économiques et industriels dominants entretiennent cette confusion permanente entre fait et fiction dans les images pour mieux cibler, normer et fidéliser les besoins de chacun. On partagera donc plus que jamais cette inquiétude exprimée par Paul Ricœur dès les années 1980 à propos de la réception des récits, et qui s’est aujourd’hui élargie au storytelling omniprésent : « Si le contraste entre histoire et fiction disparaissait, l’une comme l’autre perdrait leur marque spécifique, à savoir la prétention à la vérité du côté de l’histoire et à la “suspension volontaire de la méfiance” du côté de la fiction[3] » (Ricœur 2003, 312).

Ces remarques liminaires constituent le cadre général d’analyse de quelques œuvres composites qui ne sont pas forcément photographiques finalement ; mais elles présentent toutes un espace construit à partir de techniques photonumériques, et envisagé comme théâtre d’opérations critiques ou lieu d’interférences narratives diverses[4].

Fusion et identité

Le principe du composite fusionnel est connu depuis les débuts de la photographie, et il a été très tôt mis à profit selon des techniques de superposition ou de juxtaposition, la transparence du négatif ou du positif jouant un rôle clé. Ce compositing premier a été repris par les artistes photographes modernes sous différentes formes, pas toujours pour fabriquer de l’homogène avec de l’hétérogène mais pour présenter en tout cas un espace plastique qui tenait compte d’une perception inédite de l’espace-temps (Minkowski, Poincaré 1970, Einstein)[5]. À partir de 1916, influencés par les nouvelles théories du continuum espace-temps[6] et de la psychanalyse (Freud 2001), des photographes utilisent la superposition en transparence telle qu’elle était auparavant exploitée en dehors du champ de l’art. En plaçant trois miroirs joints bord à bord entre l’objectif et son sujet, le Vorticiste anglo-américain A.L. Coburn fusionne en transparence plusieurs images de l’écrivain Ezra Pound pour exprimer sa personnalité plurielle selon un effet kaléidoscopique. Wanda Wulz emploie la surimpression pour donner corps à une projection métamorphique de sa propre psyché, selon un principe surréaliste (autoportrait Moi + chat, 1932). Par ces images composites, Coburn et Wulz rendent visible une forme de relation corps/esprit liée à la conception dynamique de l’inconscient par Freud à la même époque (2019)[7]. Mais c’est à partir des années 1970 que les artistes utilisent ce type de techniques pour interroger sur un plan davantage sociopolitique cette question de l’identité individuelle ou collective, toujours à cette frontière fait/fiction. Il s’agit alors stratégiquement de faire une alliée de la confusion décrite plus haut, en spéculant sur les régimes de temporalités de l’image, à cette limite ou les effets de montage/assemblage se déclarent ou pas.

Sur ce point on retiendra trois exemples symptomatiques de l’utilisation du composite photographique à la fin du siècle dernier : Imposition (Michael Snow, 1976), la série des Andere porträte de Thomas Ruff (Autres portraits, commencée en 1994) et celle des méta-portraits de LawickMüller (2000).

Dans la première œuvre, Snow a interrogé la représentation bidimensionnelle par rapport à son référent en fondant, dans un espace simultanément homogène et hétérogène, quatre prises de vue de la même pièce selon le même point de vue : à une photo d’un salon vide, il a superposé celle d’un canapé vide et celles où ce dernier est occupé par un même couple d’abord habillé puis nu… Les couples nu et habillé font la même chose au même moment dans un quadruple salon. Imposition montre une scène plurielle mais pas vraiment, car il n’y a qu’un seul rectangle blanc tendu par les personnages au spectateur ; le compositing installe ainsi un doute quant au caractère unitaire ou démultiplié de l’instant photographique, donnant l’illusion que le présent fait des plis dans un espace narratif sans durée[8].

Concernant le second exemple, constatons d’abord que Thomas Ruff, avant de réaliser ses Andere porträte, a très tôt joué avec les limites visuelles du composite. Dès 1987 dans Haus nº1, il ajoute par collage infographique une plausible seconde fenêtre sur la toiture d’une maison. Ici la proposition semble inverser celle qui consistait autrefois à faire passer une fiction pour un fait : le bâtiment est délibérément présenté par Ruff comme anormalement symétrique, et finalement perçu comme truqué et fictionnel par un spectateur dont il s’agit d’activer la méfiance. Lorsqu’il réalise les Andere porträte, le référent des images de Ruff n’est carrément plus le réel, mais d’autres images (ses propres Porträte, produits parallèlement). L’artiste superpose deux portraits en transparence selon le même principe plastique que l’anthropologue anglais Francis Galton dès la fin des années 1870 hors-champ de l’art. Ce dernier avait inventé le composite portrait (fig. 2) par surimpressions multiples pour cataloguer des types humains moyens en fonction de l’origine sociale, religieuse ou géographique des individus[9].

Entre altérité et altération, Ruff inverse ce concept pour exprimer deux désirs paradoxaux : d’une part, il conserve volontairement (au contraire de Galton) les traces résiduelles de la superposition pour signifier le refus d’une assimilation des humains à un modèle unique de « non-être ». Mais d’autre part, il utilise le noir et blanc (à partir de deux Porträte en couleurs) pour exprimer dans ces composites une forme de désir de disparition de l’individu et la peur de se faire remarquer dans la société allemande de l’époque :

Figure 1

LawickMüller, Athena Velletri, Anna, de la série PerfectlySUPERnatural, 2000, tirage cibachrome, 100 x 67 cm. © LawickMüller. Avec l’aimable autorisation des artistes et de la galerie Patricia Dorfmann, Paris.

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Figure 2

Francis Galton, Composite portraiture of the jewish type, photographies montées sur carton (réalisées avant 1880), dans Karl Pearson, The life, letters and labours of Francis Galton, University of Albany, 1924, planche XXXV.

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En Allemagne, les années 1970 furent marquées par les actions de la Fraction Armée Rouge, de la “bande à Baader”, avec le climat d’affolement et d’obsession sécuritaire qui s’ensuivait. La série Porträte s’inscrit en contrepoint de cette situation. Big Brother nous regarde, et nous tentons de soutenir son regard. Si nous ne nous trahissons par aucun geste, si nous ne manifestons aucune émotion, peut-être nous ignorera-t-il ?

(Ruff 1997, 28)

Notre troisième exemple, l’ensemble photonumérique PerfectlySUPERnatural réalisé en 2000 par le couple d’artistes allemands LawickMüller, regroupe des « métaportraits » composites où toute trace résiduelle de fusion entre les deux images a disparu. Dans chaque portrait se fondent l’un à l’autre le visage d’un jeune adulte et celui d’une sculpture grecque antique. Kostas ou Anna sont ainsi augmentés par les traits idéaux de divinités de pierre. On pourrait penser qu’ici le rêve eugéniste de Galton se réalise pour le pire et sans recul critique de la part des artistes : Anna ressemble enfin à l’Athéna de Velletri et Kostas à l’Apollon d’Olympie… Mais chaque portrait séquencé présente une froide beauté minérale ; Anna et Kostas ressemblent à des dieux fantômes déshumanisés. LawickMüller caricaturent les modèles retouchés des magazines selon un programme de postproduction, préfigurant les selfies aujourd’hui modifiables grâce à diverses applications téléchargeables sur nos smartphones.

Si Snow utilise le compositing et l’image du corps pour structurer un espace-temps complexe dans Imposition, Ruff et LawickMüller l’emploient pour commenter l’identité formatable de l’individu aujourd’hui. Mais dans les trois œuvres, le compositing caractérise fortement l’image contemporaine telle qu’Edmond Couchot la définit :

De même que l’image numérique est une image à la puissance image, porteuse d’une quasi-infinité d’images, le temps numérique serait un temps à la puissance temps, porteur d’une quasi-infinité de temps différents et singuliers, itérables et modifiables à volonté.

(1985, 44)

Transposition, simulacre et recomposition algorithmique de l’image

Le compositing prolonge, déplace et élargit les possibilités expressives de l’assemblage/montage, et la filiation entre photocollage moderne et image composite contemporaine est évidente. Les logiciels de retouche et de montage infographiques offrent aux graphistes et aux artistes une infinité de variations nouvelles en ce domaine. Par exemple, réaliser le Googlegramme 11S-NY qui présente les Twin towers (2005) aurait été quasi impossible pour Joan Fontcuberta sans un traitement infographique des huit mille images-datas qui composent le diptyque. Le logiciel Photomosaïc a permis d’assembler ces images, prélevées sur Internet en suivant les mots-clés Dieu, Yahve et Allah en anglais, français et espagnol, afin de reconstituer deux photographies documentaires sur l’attentat du 11 septembre 2001. L’important ici est de rappeler que si l’artiste est concepteur du protocole de représentation, il n’est que partiellement auteur de l’image complexe, à deux niveaux : premièrement, le choix des images est effectué par le moteur de recherche à partir de simples mots-clés ; deuxièmement, c’est un autre logiciel qui détermine l’ordre des documents sur la grille en fonction de leurs contrastes de valeur. Mais l’essentiel est que Fontcuberta oriente la lecture des images référentes en signifiant une relation directe entre « dieu » et « attentat terroriste ». Les documents réunis sur la grille constituent l’équivalent d’un métatexte ou d’un hypertexte pour une œuvre littéraire[10]. Chaque Googlegramme propose ainsi au spectateur un espace critique où ce dernier peut constituer une infinité de récits et de contre-récits selon les relations qu’il tisse arbitrairement entre les images. Fontcuberta commente la réalité médiatique sur un plan sociopolitique ; il n’y a pas ici de vérité à découvrir, mais de l’interprétation à structurer à partir d’images dialectiques[11]. Les Googlegrammes montrent que

la multiplication des énoncés, leur répétition, le raccourcissement des cycles de diffusion, la guerre pour l’attention créent une forme de saturation de l’attention, qui tue l’espace même de la narration et favorise une logique du clash. S’installe alors une course poursuite, entre escalade du soupçon et prolifération des histoires à tous les niveaux de la vie sociale. À chacun son histoire… […] Désormais, viralité et rivalité vont de pair, virulence et violence, clash et guerre des récits.

(Salmon 2019, 331‑32-quatrième de couverture)

Fontcuberta met à nu une dérive en cours du « tournant narratif » de la fin du XXe siècle[12]. Au difficile décryptage des récits et contre-récits qui se succèdent sans cesse, et à l’impossible saisie des images éphémères, s’ajoute aujourd’hui la difficulté de faire confiance à la photographie comme empreinte d’un référent réel. Nous ne reviendrons pas ici sur le compositing comme moyen d’élaborer l’illusion, pour aborder sa relation complexe avec l’image de synthèse lorsque cette dernière cherche à simuler la photographie. Dans sa série Orogenesis (2002-04, fig. 3)[13], Fontcuberta (2005) propose des images de paysage qui ne sont pas des photocollages numériques comme les Googlegrammes, mais qui présentent cependant des effets de collages rapidement repérables malgré l’apparente homogénéité spatiale.

Figure 3

Joan Fontcuberta, Orogenesis : Friedrich, 2002. Caspar David Friedrich, Le voyageur contemplant une mer de nuages,1818, huile sur toile, 94,4 x 74,8 cm, Kunsthalle, Hamburg.© Joan Fontcuberta. Avec l’aimable autorisation de l’artiste.

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Les Orogenesis ont été produites avec le logiciel Terragen[14], qui permet de visualiser un paysage en 3D à partir de n’importe quelle image 2D, notamment pour des raisons militaires au départ (par exemple, une carte est transformée en un paysage plausible correspondant). Fontcuberta a utilisé Terragen pour transposer non pas des cartes mais des peintures et des photographies de paysages ou des parties du corps. Le logiciel ne sait faire que des paysages en traduisant un goût moyen selon des modèles et des effets standardisés[15]. Il interprète, sélectionne, transpose et transforme les surfaces de l’image originelle, quelle qu’elle soit, pour ensuite texturer et habiller photographiquement chacune en fonction de données pré-établies (ciel, eau et roche essentiellement), le tout étant assemblé et recomposé selon une logique spatiale tridimensionnelle. Bien qu’elles soient des images de synthèse, avançons ici l’hypothèse que dans les Orogenesis opère de manière sous-jacente un processus de compositing. Certes, il est indirect et beaucoup moins visible que dans les Googlegrammes ; mais il est plus déstabilisant aussi, car la machine logicielle et Fontcuberta nous présentent dans les Orogenesis une réalité piégeuse et séduisante.

Globalement, l’artiste catalan utilise le compositing en remplaçant/déplaçant[16] ou en déterritorialisant/reterritorialisant[17] les images dans un contexte visuel nouveau, narratif ou pas. Il dénonce la facilité de tromper le spectateur à l’aide des moyens de communications au service des pouvoirs politiques, économiques et médiatiques. Il s’agit pour lui de signifier que si « nous ne pouvons pas participer à la pratique de la censure de l’information sur le world wide web, [… il s’agit de] rester attentif aux pratiques du Big Brother de service qui décide des contenus politiquement indésirables ou qui peuvent compromettre la “sécurité nationale” ou les intérêts des principaux sponsors » (Fontcuberta 2006, 36).

D’un médium à l’autre, l’image transcomposite

Nous avons abordé jusqu’ici des photographies qui n’en sont plus vraiment, et des images caractéristiques d’une post-photographie critique. Mais par ailleurs, rappelons que les ressources du composite photographique ont très tôt servi une forme d’assemblage pictural qui n’a pas abouti au Cubisme ou à la factographie[18] du Constructivisme russe. Dans un grand pastel intitulé Memories (ou Lawn tennis, papier marouflé sur toile, fig. 4), Fernand Khnopff a par exemple transposé dès 1889 plusieurs photos de sa sœur – prises au club de tennis –, dans un espace pictural très réaliste et spatialement unitaire.

Figure 4

Fernand Khnopff, Memories (ou Lawn tennis), pastel sur papier marouflé sur toile, 127 x 200 cm, 1889, Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique.

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Ici sont déjà associées les notions de composition picturale et de compositing photographique. Dans ce tableau à la fois homogène et hétérogène, le composite a permis à Khnopff d’activer sur de nouvelles bases les artifices de montage de la composition picturale. Memories génère en effet un espace-temps du souvenir pluriel de sa sœur, et la répétition du même s’opère ici selon un régime de temporalité intuitif et inédit en peinture.

La transposition du composite à la peinture concerne aujourd’hui la démarche d’artistes multi-médiums comme Laurent Grasso. Chez lui il est plutôt question d’interférences narratives entre des images puisées dans l’histoire et dans l’actualité, quelles que soient leur médium d’origine. Ses dispositifs d’exposition, comme celui d’« Uraniborg » (2012) utilisent la transversalité tous azimuts, et Grasso a montré à cette occasion des peintures intitulées Studies into the past (série évolutive depuis 2009, fig. 5) que je qualifierais de « transcomposite », terme capable de définir la transposition d’une image composite à d’autres médiums.

Figure 5

Laurent Grasso, Studies into the past (soleil double), 93 x 120 cm, huile sur bois, coll. part. © Laurent Grasso, Courtesy of the Artist & Perrotin. Photo : Claire Dorn.

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Dans ses Studies into the past, l’artiste associe, d’une part, des événements selon un processus transtemporel issu de la science-fiction. D’autre part, les tableaux sont réalisés à la manière de maîtres anciens et tout se passe comme si Giotto, Uccello, Botticelli… avaient pu les peindre en ayant connaissance d’images scientifiques ou scientistes postérieures qui, de Galilée, Kepler, Brahé et Flammarion à nos jours, représentent les phénomènes cosmiques ou les catastrophes naturelles. Laurent Grasso a par exemple utilisé, dans son œuvre Rétroprojection (2007), une représentation d’éclipse de soleil provenant de l’Astronomie populaire (Flammarion 1880)[19]. Et il pourrait peut-être utiliser aujourd’hui cette image de la lune réalisée en 2018 par Andrew McCarthy à partir de 150 000 clichés, et telle qu’on ne la verra jamais à l’œil nu (Zhang 2019). La mise en abîme du composite caractérise maintenant la représentation d’un réel sans référent facilement identifiable où se mélangent le factuel et le fictionnel, le passé et le présent. Et même si ceci n’est qu’indirectement apparenté à notre sujet, on soulignera que pour Grasso, c’est l’exposition elle-même conçue comme œuvre qui devient un espace composite dans lequel le spectateur est lui-même immergé[20].

Grasso exploite le potentiel du transcomposite dans ses peintures pour créer une fausse mémoire historique et des fictions cosmiques ou politiques… Ceci lui permet de réfléchir sur la limite ténue entre croyance et réalité des choses. L’artiste s’intéresse à la perception du visible et du caché en général, et en particulier à la relation entre perception visuelle mécanique et croyance. Il utilise principalement les capacités de survivance ou de revenance des images qu’il utilise[21] et on constatera qu’aujourd’hui, ce type de procédés transcomposites renforce le fait que « les images ne sont ni les purs fétiches intemporels que prône l’esthétique classique, ni les simples chroniques figuratives que prône l’histoire de l’art positiviste. Elles sont des montages de temporalités différentes, des symptômes déchirant le cours normal des choses » (2000, quatrième de couverture), selon les termes de Didi-Huberman.

Certaines peintures de Studies into the past sont intitulées Soleil double, mais c’est aussi le titre donné par Grasso à un bas-relief en marbre et à une double exposition présentée en 2013-14 à New York et Paris. Dans ces expositions, Grasso présente un film de onze minutes tourné en seize millimètres et transféré sur support vidéo. Il s’intitule lui aussi Soleil double, selon un principe de circulation des motifs d’un médium à l’autre. Le film présente une promenade dans le Palais de la Civilisation Italienne, un manifeste de l’architecture fasciste édifié en 1939 par Mussolini à Rome pour accueillir une exposition universelle en 1942 qui n’aura jamais lieu. Au-dessus du Palais, il y a encore un deuxième soleil dans le ciel, ajouté en postproduction, qui renvoie à l’hypothèse du soleil jumeau, baptisé Némésis en référence à la déesse grecque destructrice (Sacco 2020). Le soleil double, métaphore de la vie et de la mort, signifie la menace permanente d’une ruine du monde. Le film de Grasso est quasi documentaire, et le compositing numérique lui permet de brouiller légèrement, d’un médium à l’autre, le lien entre narration falsifiante et narration véridique[22]. Il participe au développement d’un concept fondateur du travail de l’artiste : dialectiser le factuel et le fictionnel pour révéler l’ubiquité permanente du réel.

La part du composite dans l’image métamorphique

Nous terminerons notre propos en nous attardant sur la manière dont les artistes utilisent les ressources métamorphiques du compositing sans chercher à faire disparaître les effets de montage. Au tournant des XXe et XXIe siècles, le métamorphisme numérique qu’utilisait par exemple Orlan dans ses Self-hybridations (1994-2008, quatre temps successifs[23]) avait pour cadre un art corporel à travers lequel l’artiste milite contre tout processus de normalisation physique ou socioculturelle. Dans ces images, des photographies du visage d’Orlan, déjà transformé par la chirurgie esthétique, fusionnent avec celles de divers objets anthropomorphiques anciens, essentiellement des représentations féminines, et qui commentent indirectement l’histoire de l’ethnologie occidentale. Sans chercher l’illusion réaliste en masquant systématiquement tous les raccords internes, la déformation et la transformation composite visent ici à dénoncer l’esthétiquement correct, en un mélange ou beauté et monstruosité ne s’opposent pas. En 2009, Orlan écrivait que :

La première série d’hybridation, la précolombienne, est aussi une hybridation entre la photographie digitale et la sculpture, la série africaine, entre les débuts de la photographie et les nouvelles technologies de l’image. Pour ces séries, j’ai utilisé un logiciel de graphisme très spécialisé. La dernière série, hybride peinture et photographie digitale. C’est très important pour moi puisque toute ma vie j’ai essayé de casser les barrières, les murs entre les générations, les sexes, les cultures et les pratiques artistiques.

(2009)

La part du composite peut devenir à la fois prépondérante et seconde, directe ou indirecte, dans un protocole artistique contemporain, signe de la banalisation des techniques qu’il met à disposition de chacun. C’est le cas dans Improbable genèse (fig. 6), une installation d’images animées et projetées dans un espace sombre, que j’ai réalisée en 2018 avec François Landriot. Le point de départ de cette œuvre est un ensemble de six composites photographiques transformés en dessin avec des outils numériques pour faire la série Le récit de la peau (2017). Les composites ont été produits à partir de photos documentaires prises pendant la reconstitution taxidermique[24] d’un rhinocéros blanc récemment euthanasié dans un zoo. Ces grands dessins sur calque mettaient en scène la question de la survie animale dans le cadre d’un projet collectif[25].

Figure 6

Jean Arnaud et François Landriot, Improbable genèse, triple projection vidéo (18, 17 et 16 min.). © Jean Arnaud/François Landriot.

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Ce transcompositing initial est décisif car il a fourni le matériel graphique d’Improbable genèse, mais il a ensuite été relayé par un travail de morphing qui présente une lente transformation d’un dessin en un autre selon une morphogenèse sans fin. Cette métamorphose graphique a été mise en boucle dans les trois projections. Le modelage progressif de ces objets étranges, à la fois rocheux et animaux, ne parvient jamais à constituer la forme complète du rhinocéros. Cette œuvre transcomposite animée propose une expérience empathique de la matière et des formes, interrogeant poétiquement le spectateur sur les conditions du vivant à travers les mutations d’une sorte de golem[26].

Les œuvres abordées dans ces pages montrent qu’aujourd’hui les techniques de compositing deviennent des outils dont on ne cherchera plus à savoir s’ils sont suffisamment maîtrisés pour donner une illusion satisfaisante de réel. Les artistes les utilisent selon un dialogisme qu’ils construisent avec précision selon leur intention, en jouant avec des effets documentaires et fictionnels infiniment variables. Il s’agit de proposer un espace d’expérience critique au spectateur en l’interrogeant sur l’instabilité, la transitivité et le pouvoir des images dans le monde actuel, au-delà de la confusion médiatique entretenue par les appareils socioculturels dominants.