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Edgar Morin a célébré son centenaire en 2021, et il a pour l’occasion accordé quelques entrevues, notamment lors de l’émission La Grande librairie (disponible en ligne), mais aussi pour le magazine de vulgarisation scientifique Sciences humaines (no 342, décembre 2021, p. 26-31). Plus que jamais, ses ouvrages et ses retranscriptions d’entretiens continuent d’être publiés et réédités. C’est le cas du livre Enseigner à vivre. Manifeste pour changer l’éducation, d’abord paru en 2014 chez Actes Sud dans la collection « Changer l’éducation », puis réédité en format de poche aux Éditions Babel en 2020. Penseur multidisciplinaire, Edgar Morin avait déjà consacré plusieurs titres aux questions d’éducation et, plus généralement, sur l’acquisition des savoirs. Pensons à son ouvrage paru en 2000 et devenu classique, Les sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur, ou encore à Éduquer pour l’ère planétaire. La pensée complexe comme méthode d’apprentissage dans l’erreur et l’incertitude humaines (Balland, 2003), coécrit avec Raúl Domingo Motta et Émilio-Roger Ciurana.

Enseigner à vivre se subdivise en six parties thématiques voulant d’abord éclairer l’idéal du « bien-vivre », uniquement réalisable dans un contexte démocratique, contre toute forme de contrainte ou d’obscurantisme, car « l’éducation à vivre doit favoriser, stimuler une des missions de toute éducation : l’autonomie et la liberté de l’esprit » (Morin, 2020, p. 38). À propos de la liberté d’expression et de conscience, Edgar Morin (2020) cite des exemples de personnalités ayant payé le prix fort pour avoir exprimé des opinions contraires à des idéologies politiques ou à des doctrines religieuses.

Les chapitres suivants mettent en évidence la multiplicité des crises auxquelles nous faisons face dans nos sociétés mondialisées, y compris à l’intérieur des écoles. Le troisième chapitre prône une « éducation à la compréhension » de l’Autre (p. 53). Plus centrés sur la pédagogie, les chapitres centraux portent spécifiquement sur le comprendre, sur la soif d’apprendre, sur le rôle de l’école et de l’éducateur. Mais trop souvent le monde éducatif est géré comme une entreprise : « la vulgate techno-économique dominante chez les politiques et les entrepreneurs tend à imposer ses critères d’efficacité, de rentabilité et compétitivité au système enseignant du secondaire et de l’université » (p. 67).

Selon Edgar Morin (2020), les savoirs sont éminemment subjectifs et peuvent quelquefois devenir illusoires ; autrement dit, l’erreur est pratiquement inévitable lorsqu’on apprend, et il importe d’en être conscient et de ne pas cacher cette réalité aux apprenants : « car toute connaissance, à commencer par la connaissance perceptive jusqu’à la connaissance des mots, idées, théories, croyances, est à la fois une traduction et une reconstruction du réel » (p. 16). Avec son sens inné de la formule efficace et précise, Edgar Morin (2020) est pleinement conscient des risques de dérives lorsqu’on veut apprendre ou simplement s’informer en consultant les sources les plus facilement accessibles ou les plus biaisées, et ce serait l’erreur commise machinalement par beaucoup d’écoliers qui se fient aveuglément à l’Internet : « [d]e plus, l’enseignement public dans son ensemble se trouve pris à contrepied par les médias et il ne sait souvent comment réagir, sinon par le mépris, à la fascination que suscitent les écrans chez les enfants et, plus largement, à la “culture de masse” qui imprègne non seulement enfants et adolescents, mais la société dans son ensemble » (p. 46).

Dans la dernière moitié de ce livre important, Edgar Morin (2020) veut revaloriser « la vocation d’enseigner » (p. 120), raviver la passion des enseignants du secondaire (p. 67) et redynamiser le plaisir d’apprendre chez les adolescents, mais il déplore du même souffle la résistance des décideurs (et de beaucoup de professeurs) envers l’interdisciplinarité et il dénonce les errements aberrants de certaines théories littéraires les plus absconses, qui découragent les étudiants voulant lire et se cultiver : « chez les enfants et les jeunes, quelle merveilleuse curiosité pour toutes choses, souvent déçue par un enseignement qui coupe la réalité du monde en tranches séparées, où même la littérature devient rébarbative à l’ère sémiotique » (p. 120). On y trouve un bel éloge de la transdisciplinarité, car « l’hyperspécialisation empêche de voir le global (qu’elle fragmente en parcelles) ainsi que l’essentiel (qu’elle dissout) » (p. 76). Les dernières pages réaffirment la place fondamentale de l’humanisme, de la francisation, de l’identité collective et de la nation, dans le contexte particulier d’une France cherchant parfois à relégitimer son idéal de laïcité.

Si on devait le classer parmi la cinquantaine de livres parus sous la signature d’Edgar Morin, Enseigner à vivre. Manifeste pour changer l’éducation se rangerait parmi les ouvrages plus aisément accessibles, ceux qui conviendraient autant aux bibliothèques publiques, collégiales et universitaires, contrairement à des travaux plus exigeants comme les six tomes de La méthode, et ce, en dépit du fait que l’on retrouve ici plusieurs thématiques de ceux-ci, comme la complexité de l’humain et les contradictions inhérentes à chaque individu. On imaginerait bien ce livre concis comme une lecture obligatoire dans un cours de philosophie au cégep. Pour les futurs enseignants, Enseigner à vivre sera assurément reçu comme une inspiration faite de sagesse, d’universalisme et de poésie, un peu comme lorsqu’on lit des penseurs intemporels comme Alain, Rainer Maria Rilke ou Saint-Exupéry.