Corps de l’article

Sur la couverture du numéro de mars 1983 de La Vie en rose (page suivante) des mains tricotent des chaussettes à travers les barreaux d’une boîte de conserve. Au crayon noir, le dessin de Marie-Josée Lafortune apparaît sur une couverture bleu. Le dégradé, du haut vers le bas, commence par évoquer un ciel clair avant de foncer vers le bas de la page en un bleu royal plus dense. Quelques pages plus loin, on trouve les premières lignes du dossier « Femmes en prison » : « Elles sont si peu que nous ne les voyons pas […][1] ». Il est vrai que les détenues représentent un très faible pourcentage de la population carcérale. « “Too Few to Count[2] », écrit Marie-Andrée Bertrand dans les années 1980, citant, sans la nommer, une autre chercheuse féministe[3]. Cela n’empêche pourtant pas que les journaux d’information se soient très tôt intéressés à l’incarcération au féminin au Québec. Les images et les discours sur les femmes en prison apparaissent dès la création de centres pour femmes, de la prison rue Fullum à Montréal dans les années 1870 jusqu’à Tanguay en passant par la Maison Gomin à Québec[4]. De façon plus large, le phénomène de la femme criminelle attire l’attention des médias. Que l’on pense à Violette Nozière, à Myra Hindley, à Monica la mitraille ou à Karla Homolka[5], la sphère médiatique a donné une importance considérable aux récits entourant la vie de femmes criminelles. Pour des raisons que nous détaillerons plus loin, la représentation médiatique de la femme criminelle possède un potentiel sensationnaliste qui dépasse en effet celui de ses homologues masculins.

Figure 1

Couverture du numéro sur « Les femmes en prison » de la revue La Vie en rose, mars 1983

Couverture du numéro sur « Les femmes en prison » de la revue La Vie en rose, mars 1983

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Dans les journaux, l’image de la criminelle, figure inouïe et fascinante, se distingue toutefois de l’image des femmes en prison. Criminelles et prisonnières incarnent en effet, nous y reviendrons, les deux faces d’une même médaille, le caractère exceptionnel des premières contribuant à rendre improbable l’existence statistique des secondes. Or, c’est précisément le renversement de ces deux pôles qui est frappant dans les reportages de La Vie en rose en 1983. Derrière le dessin de Marie-Josée Lafortune et cette couverture bleue, les textes de Lise Moisan, Francine Pelletier et Françoise Guénette ne nourrissent ni l’enflure autour des représentations de femmes criminelles ni le discours voulant que les femmes enfermées soient de pures victimes[6], incapables de poser des gestes jugés condamnables par la loi. L’écriture de reportages au féminin dans la revue se tient délibérément loin des discours les plus répandus sur les femmes en prison, et c’est cette singularité des reportages à l’intérieur du numéro « Les femmes en prison » qui retiendra notre attention.

Le corpus se compose pour l’essentiel de deux grands reportages : « L’histoire de Danielle D.[7] », par Lise Moisan et Francine Pelletier, et « Mercredi à Tanguay[8] » par Lise Moisan et Françoise Guénette. L’ensemble du numéro est toutefois placé sous le thème des femmes et de la criminalité. Il est donc pertinent de se demander également quel regard posent les rédactrices et les conceptrices de la revue sur les stéréotypes qui se greffent à l’image de la femme criminelle. Les reportages s’intègrent en outre à un ensemble plus large de textes sur les femmes en prison dans les journaux d’information dont nous tenterons de cerner les contours.

Afin d’examiner la façon dont les femmes reporters conçoivent le reportage à La Vie en rose, nous ferons un détour vers d’autres numéros de la revue. Il faut souligner qu’il existe, dès la création de la publication, une vision féministe de l’écriture journalistique. La deuxième partie de l’analyse vise à montrer en quoi cette pratique portée par des voix féminines se distingue du reportage traditionnel. Réfléchir à la façon dont les journalistes de La Vie en rose s’approprient le reportage est au coeur de cette étude. L’hypothèse concerne la manière dont la revue représente les femmes en prison à travers une poétique féministe du reportage. Les reporters de La Vie en rose disent préconiser une écriture de terrain qui fait voir et entendre une réalité autrement occultée par les journaux d’information. La mise en parallèle des discours généraux sur les femmes en prison et du dossier de La Vie en rose permettra d’envisager la spécificité des grands reportages dans la revue.

Calamity Jane Pedneault

Dans les années 1980, la dimension sensationnelle de l’image médiatique de la femme criminelle tire encore toute sa force du contraste qu’elle oppose à l’image traditionnelle de la femme de nature douce, bienveillante et maternelle dans les journaux. Plus encore que l’enflure médiatique des discours autour des femmes criminelles, ce qui doit être souligné ici, c’est la différence marquée dans les journaux entre les discours sur la criminelle et les discours sur les femmes en prison. La représentation de ces dernières se situe en effet à l’opposé de la célébrité des criminelles. La nuance est déterminante pour saisir les reportages que nous examinerons, lesquels ne portent pas sur le crime au féminin, mais bien sur les détenues.

La figure de la criminelle ne peut toutefois être évacuée de la réflexion, puisqu’elle apparaît dans le numéro de La Vie en rose. Sa présence ponctue l’ensemble des pages. De façon étonnante, elle se retrouve le plus souvent dans l’espace réservé aux membres de la rédaction de la revue. Le procédé donne ainsi l’impression que la criminelle signe des messages et des encarts adressés à ses consoeurs au fil des pages. On la croise notamment dans la « chronique délinquante » d’Hélène Pedneault intitulée « Y a-t-il une criminelle dans la salle [9] ? » À la place d’une chronique, on lit une lettre signée Calamity Jane Pedneault et adressée à Monica la Mitraille : « L’action me manque un peu mais je vis dans l’espoir de voir naître un jour une véritable criminelle, authentique, qui n’aurait pas froid aux yeux et au reste, sans coeur, calculatrice. » (FP, p. 16) La criminelle est présentée comme une amie, une alliée, une partenaire de la lutte féministe.

La réponse à la lettre apparaît d’ailleurs lorsqu’on tourne la page. Monica la Mitraille signe une note sous la reproduction d’un fait divers racontant l’histoire de Phoolan Devi : « reine incontestée du crime en Inde à qui l’on attribue quelque 70 meurtres, dont le massacre de 21 paysans, le jour de la Saint-Valentin. » (FP, p. 17) Devi se serait vengée des habitants d’un village qu’elle accusait d’abriter des hommes ayant tué son amant et l’ayant violée. Le jeu éditorial donne l’impression que Monica la Mitraille a elle-même découpé La Presse. On peut lire, sous la coupure de journal, le billet suivant signé des initiales M-l-M : « Tu vois Calamity, tout n’est pas perdu. » (FP, p. 17) Ainsi, la criminelle n’est pas le sujet des articles du dossier : elle se glisse dans les interstices des rubriques. Plutôt que d’être soumise à une analyse, la femme criminelle détient ici une telle agentivité qu’elle participe à la rédaction du numéro de la revue.

C’est encore du point de vue de femmes écrivant que se présente le deuxième article d’Hélène Pedneault dans le numéro : « Agatha et les autres : celles pour qui le crime paie[10] ». La journaliste fait une place aux femmes qui fabriquent des crimes dans la fiction, comme Dorothy L. Sayers, Patricia Highsmith, Patricia McGerr, Patricia Wentworth, mais surtout Agatha Christie : « […] ses livres sont remplis de personnages de musée (“arsenic et vieilles dentelles”…) engoncés dans leurs principes, dans un monde où les ragots sont tout-puissants autour d’un five-o’clock-tea sacré[11]. » Pedneault poursuit son texte en notant les particularités de chaque écrivaine, mais surtout ce qui distinguerait la pratique des femmes qui font du crime leur champ d’exploration : « Agatha, note-t-elle, par exemple, est une marieuse invétérée qui réussit toujours à glisser une histoire d’amour romantique entre 2-3 cadavres[12]. » Dans son mémoire sur La Vie en rose, Laurence Nolet souligne que le texte de Pedneault s’appuie sur la mise en valeur d’une subjectivité, d’un processus d’identification et d’une « expérience personnelle de lectrice » : « Elle ne prétend pas détenir une vérité quant à la valeur des oeuvres[13]. » Cette conscience d’une subjectivité par rapport aux oeuvres appartient à une perspective critique qui orientera aussi la pratique du reportage dans la revue, comme nous le verrons plus loin.

La figure de la criminelle est également représentée dans une série de vignettes intitulée « Les malfaiseuses de l’histoire ». Le numéro reprend et détourne ainsi l’encart classique du personnage de « criminel recherché ». La revue est émaillée de six portraits, créés par six illustratrices différentes, offrant toutes à leur manière un détournement parodique de l’affiche du criminel recherché : Anna Freud, par l’illustratrice Danielle Blouin, « tuant le père » ; deux sorcières au bûcher, par Anne St-Denis, dont l’une dit qu’elle y est parce qu’elle a inventé les tampons ; Judith du livre biblique deutérocanonique, par Sylvie Roche, tranchant la tête du général Holopherne pour sauver son peuple ; La Corriveau, par Ginette Loranger, qui dit dans un phylactère que « dans c’temps là, les valiums existaient pas » ; Marguerite de Bourgogne, reine de Navarre, par Marie-Josée Lafortune, dont François Villon aurait dit qu’elle mettait « ses amants dans des sacs pour les balancer dans la Seine, après les avoir dûment consommés » et, enfin, la voleuse de job, par Andrée Brochu, qui fait un hold-up avec des souliers à talons hauts en demandant à un « bonhomme » de lui céder son emploi[14]. Humoristiques, les vignettes représentent des figures de femmes célèbres dont les crimes sont tous en réalité des gestes visant à se libérer des contraintes d’un monde patriarcal.

Que ce soit par le jeu éditorial (qui fait de certaines criminelles des membres de la rédaction), par le point de vue choisi, par la sérialité des figures représentées ou par la tonalité humoristique générale, l’image de la criminelle singulière, froide, monstrueuse et violente est court-circuitée dans la revue. La causticité mordante et bravache de la mise en scène crée un effet de camaraderie entre les criminelles, les féministes et les écrivaines de roman policier. Or, le ton gouailleur de ces sections cède le pas à un discours très différent dans les reportages. Ces derniers témoignent plutôt d’une plongée dans le réel autrement en rupture avec les discours sur les femmes en prison dans les médias.

Les femmes en prison : un oxymore médiatique

Car si elles sont depuis longtemps « omniprésentes dans les représentations du crime en contexte québécois et ailleurs dans la francophonie[15] », comme le notent les chercheuses Christina Brassard et Kathryne Fontaine, les femmes ne sont pas traitées avec la même attention quand il s’agit de décrire leur réalité en milieu carcéral. La différence entre la surreprésentation de certaines figures criminelles exceptionnelles et le peu d’études sur les femmes en prison est significative. Pendant longtemps, la femme ayant commis un crime apparaît comme une sorte d’aberration ou d’impossibilité, que le système judiciaire lui-même tend à reconduire. En 1969, la criminologue Marie-Andrée Bertrand rappelle que la femme est encore perçue comme « [p]artiellement irresponsable et sans défense » : « elle est considérée alors comme une victime d’où, évidemment, son inaptitude à commettre certains délits (le viol par exemple que seul le code vénézuélan [sic] reconnaît)[16] ». Bertrand ne parle pas d’une inaptitude avérée ; elle réfère à une pensée courante et tenace à l’époque qui fait de la femme une personne incapable de poser des gestes violents.

Dans son travail sur la représentation de la criminalité chez les femmes, Joane Martel explique que le crime dans les journaux est raconté chaque fois de telle sorte que « la contrevenante incarne la femme déchue, celle qui contrevient aux lois naturelles qui dictent sa nature féminine[17] ». La criminalité dans la presse quotidienne est saisie, dit-elle, « comme un enchaînement d’actes violents extrêmes résultant non pas de processus socioculturels, mais de l’individu même[18] ». Bien que les crimes commis par les femmes retiennent très fortement l’attention des médias, ces comportements restent donc perçus comme un dérèglement des normes sociales associées au genre féminin. Dans son analyse de la célébrité de Karla Homolka, Alex Gagnon montre aussi que les femmes criminelles, depuis Violette Nozière jusqu’à Myra Hindley en passant par Homolka, portent jusque dans leur corps la marque distinctive de leur anomalie : « [à] l’instar du regard glacial de Nozière et de Hindley, qui ont résumé, pour leurs contemporains, la monstruosité de leur être, les yeux sinistres de Karla Homolka deviennent dans l’imaginaire social des années 1990, le symbole métonymique de son être monstrueux et mystérieux[19]. »

Si la criminelle est perçue comme une figure déchue par rapport à la norme, les femmes en prison sont, pour leur part, encore souvent représentées comme passives et sans responsabilité par rapport aux crimes. Gwenola Ricordeau revient sur le caractère essentialisant des travaux sur les femmes et le crime dans l’histoire :

La criminologie a longtemps tenu les femmes pour inoffensives. Elle affirmait qu’elles commettaient moins d’actes illégaux, qu’elles recouraient moins à la violence (notamment interpersonnelle) que les hommes et donc que les infractions qu’elles commettaient portaient moins préjudice à la société que celles commises par les hommes[20].

On considère, note Corinne Rostaing, les femmes « comme des cas spécifiques, fortement différenciés du cas général[21] ». Cette vision essentialiste contribuerait à l’invisibilisation des femmes dans les recherches sur la prison, mais aussi de façon plus large dans l’espace social. Mona Chollet rappelle, citant Isabelle Horlans, que les hommes dont les crimes ont acquis une notoriété importante sont perçus différemment en prison et, surtout, suscitent un intérêt différent :

En prison, les hommes dont les crimes ont été médiatisés ont tous leurs admiratrices, et il arrive qu’ils distinguent l’une d’elles en l’épousant, au grand dépit de ses rivales. […] Tout cela pourrait s’expliquer par le culte de la célébrité, assez puissant pour éclipser toute notion de bien ou de mal. Mais on ne constate pas l’inverse : les meurtrières très médiatisées laissent en général les hommes de marbre, remarque Isabelle Horlans[22].

Les femmes, lorsqu’elles sont en prison, semblent ainsi basculer dans un monde qui les efface. L’intensité des projecteurs qu’on braque sur les femmes criminelles dans les médias ne se traduit pas en une attention rigoureuse envers les expériences des femmes en milieu carcéral. Au contraire, la façon dont sont représentées les femmes criminelles – l’insistance sur un écart marqué par rapport aux normes de genre – est profondément liée au peu de sérieux accordé à la réalité des femmes en prison[23]. Autrement dit, si le pouvoir de fascination de la criminelle provient notamment d’un écart avec la norme féminine, l’image de la prisonnière peine à apparaître dans le champ des représentations, précisément parce qu’elle y correspond.

Jusque dans les années 1980, les journaux reflètent ce phénomène. Dans La Presse, le titre d’un reportage sur une visite à la prison Tanguay se lit comme suit : « Même en prison, une femme reste… une femme[24]. » Qu’une femme puisse cesser d’être une femme en commettant un délit et en entrant dans un pénitencier est une idée étrange, mais révélatrice. L’article montre que le syntagme « femmes en prison » incarne un oxymore, au sein duquel « crime » et « femme » forment une opposition qui se confirme dans le reste de la sphère médiatique. En 1963, on lit sur la couverture de l’hebdomadaire Le Petit Journal une série de petits paragraphes disposés en alternance avec des images de femmes jardinant : « Ces femmes/qui… se baladent au soleil/qui… font du jardinage/qui… entretiennent les pelouses/qui… cultivent des fleurs/SONT EN PRISON[25] ! » Les majuscules, les trois petits points et les points d’exclamation sont les marques typographiques d’un effarement appuyé. Les femmes en prison suscitent l’étonnement. Elles sont une sorte d’impossibilité sociale.

Lorsqu’on remonte le temps pour trouver les tout premiers reportages sur les femmes en prison, on constate que leur invisibilisation est encore plus marquée. En 1885 dans La Presse, moins de dix ans après la création de la première prison pour femmes à Montréal, le journaliste Auguste Achintre accède à l’intérieur du lieu de détention rue Fullum pour faire un article. Les premières lignes du reportage sont une longue et belle description de la rue, une entrée en matière qui ne laisse rien présager du sujet :

À l’extrémité des anciennes limites de la ville, que la récente annexion de son faubourg, Hochelaga, vient de faire disparaître, au milieu de la rue Fullum, entre les rues Ste-Catherine et Ontario ; dans ce quartier excentrique, où des échappées de campagnes, des jardins potagers, des maisonnettes à physionomies souriantes, se mêlent à de grands murs d’usines et de manufactures, dont les hautes cheminées salissent le ciel de leur haleine ; près de l’église St-Vincent de Paul d’un côté, les ateliers du Pacifique de l’autre, parmi ces terrains creusés, retournés, bouleversés, par toutes sortes de constructions nouvelles, s’élève l’hospice Ste-Darie, plus communément nommé : prison des femmes[26].

Une fois à l’intérieur, le reporter Auguste Achintre entremêle à la description des lieux des détails sur l’horaire des détenues ainsi qu’une représentation très particulière de leurs gestes. Le reporter circule entre les espaces et décrit au passage les tâches typiquement féminines qu’on leur confie :

Toutes ces mains en mouvement, la lueur et le faible cliquetis des aiguilles à travers le coton ou la laine, au milieu du silence réglementaire, donnent à ce groupe de femmes un aspect fantastique. On se croirait devant une foule d’hallucinées, dont les doigts fiévreux chercheraient à imiter, toutes ensemble, un geste unique[27].

L’écriture semble ici imiter le pouvoir dépersonnalisant de la prison. Chaque détenue est réduite à une partie de son corps – à ses mains. Le reporter ne voit pas des femmes entières, mais seulement des morceaux d’elles. Ces mains se démultiplient dans le texte, flottant dans l’espace. Elles ne se meuvent qu’à répétition, qu’en agitant les aiguilles dans un cliquetis répétitif.

Le caractère complètement irréel de cette scène rejoint la dimension spectrale de la suite du reportage. Sous la plume du reporter, les soeurs drapées de blanc et les novices drapées de noir deviennent des personnages éthérés : « […] se mouvant silencieuses et glissant plutôt qu’elles ne marchent, font l’effet de fantômes, d’ombres charmantes, n’inspirant ni terreur ni effroi, mais une curiosité bienveillante[28]. » Le texte finit sans autre explication sur la nature des délits, sans entretien avec les femmes sur place, sans représentation des problèmes qui existent dans la prison. La chute de l’article retourne le journaliste au bruit de la ville, l’expérience de la prison s’efface, le reportage n’était peut-être qu’un rêve.

De la fin du xixe siècle jusqu’aux années 1980, la difficulté de saisir la réalité des prisonnières demeure ainsi récurrente. Les trois exemples de reportages cités le montrent bien : les femmes à l’intérieur des prisons suscitent davantage l’incrédulité qu’une attention sérieuse. L’enjeu n’est pas que les journaux fassent l’impasse sur l’existence des prisons pour femmes – les articles donnés en exemple coexistent avec beaucoup d’autres textes –, mais la description de celles-ci pose problème. Tout se passe comme si les femmes à l’intérieur des lieux de détention n’avaient pas de réalité[29].

« Nous ne prétendons pas cerner la réalité »

Cette « réalité » est au coeur de la réflexion des journalistes féministes de La Vie en rose ou, disons plutôt, c’est le principe de l’objectivité qui les préoccupe. Marie-Andrée Bergeron insiste sur cette dimension quand elle analyse le discours éditorial d’ensemble de la revue. Dès le premier numéro en 1980, Bergeron montre que les militantes fondent le projet « d’observer l’actualité sous la loupe féministe[30] ». La revue propose très tôt d’exercer un regard sur les événements, mais un regard autre, distinct, façonné par des préoccupations féministes. En formulant une critique féroce des médias et plus encore de la notion d’objectivité, le discours des femmes de La Vie en rose rejoint un grand nombre d’autres discours militants de l’époque. Mais ce qui confère à la revue un statut particulier, c’est qu’elle ne présente pas seulement des textes d’idée : des essais, des analyses ou des articles d’opinion. Tout en critiquant la construction de l’information, la revue continue d’investir le parangon des genres du journalisme d’information : le reportage. Et même le grand reportage.

L’analyse de Bergeron nous mène donc vers une question riche. Car, si la prétention à l’objectivité est vertement mise en cause par les femmes de la rédaction, la pratique du reportage n’est pas pour autant rejetée, au contraire. La revue crée très tôt une section réservée aux grands reportages. En posant ce double constat, il devient particulièrement intéressant de se demander quelle pratique du journalisme émerge chez les reporters de La Vie en rose. Dans les premières années d’existence de la revue, on retrouve des textes qui s’appuient sur un travail de terrain minutieux, un travail qui n’est pas en rupture nette avec la façon dont on conçoit le travail journalistique dans les autres médias à la même époque. La revue sera d’ailleurs reconnue par le reste du monde journalistique québécois. Ses reporters seront accueillies dans d’autres journaux, comme le note Bergeron :

ses collaboratrices seront bientôt considérées comme des journalistes qui ont la légitimité d’investir les tribunes qui leur sont offertes dans l’espace médiatique, des tribunes autres que celles qu’elles ont elles-mêmes créées et qui auront fait leur fortune, une fortune symbolique, bien entendu[31].

Couverture du numéro sur « Les femmes et l’information » de la revue La Vie en rose, automne 1981

Couverture du numéro sur « Les femmes et l’information » de la revue La Vie en rose, automne 1981

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Il faut noter la présence d’un précieux métadiscours sur ces enjeux, c’est-à-dire sur le journalisme d’information, tout particulièrement dans deux numéros : dans le tout premier, celui de mars 1980, et dans celui sur les femmes et l’information, à l’automne 1981. Ce métadiscours éclaire le rapport que les journalistes entretiennent avec le reportage.

Dans le premier éditorial, intitulé « un projet dérisoire[32] », on retrouve un refus net des termes qui définissent les médias d’information : « La Vie en rose n’aura pas de télex, pas d’envoyée spéciale à Kaboul, ni à Téhéran[33]. » Ce n’est pas seulement le grand reportage tel qu’on l’a célébré dans l’histoire du journalisme, celui des correspondants de guerre, qui est rejeté. C’est plus profond. C’est la réalité d’un monde construit, représenté, relayé par le grand reportage dans sa forme traditionnelle qui pose problème :

Nous ne prétendons pas cerner la réalité ou lui faire suivre une ligne ; nous nous contenterons de regarder et de commenter le monde qui nous entoure sans chercher refuge derrière les paravents sacrés de l’objectivité et de la représentativité. Nous ne chercherons pas à véhiculer des certitudes ; simplement nous indiquerons les pistes qui se présentent à nous[34].

Avec ce titre ironique, « un projet dérisoire », le premier éditorial n’évacue pourtant pas le projet d’observer le réel, qui est le propre du travail des reporters. La revue rejette plutôt toutes prétentions à l’objectivité, toutes prétentions à « cerner la réalité » ou à « lui faire suivre une ligne ». Le projet journalistique s’énonce ici à rebours du discours typique de l’information, dont la puissance de formatage est mise en cause. D’emblée, le comité de rédaction veut donc ouvrir le champ d’exploration du reportage, à la fois du point de vue des sujets et de l’écriture.

La Vie en rose propose en outre une réflexion plus approfondie sur la construction de l’information dans les médias dans le numéro d’automne de l’année suivante, en 1981. Le titre « Quand Janette et les autres ne veulent plus rien savoir : les femmes et l’information[35] » est placé en grand sur la couverture au-dessus d’un économe qui fait tomber des épluchures de pommes de terre sur les premières pages des grands journaux d’information. L’annonce du dossier en table des matières pose la question suivante : « Et les femmes là-dedans, fabricantes et/ou consommatrices de nouvelles et d’images[36] ? » Le numéro est résolument tourné vers les premières, c’est-à-dire celles qui ont voix au chapitre. On recueille leurs déceptions, leurs commentaires, leurs regards. Le dossier a ceci d’intéressant qu’il ne place pas la revue en dehors du tumulte médiatique décrié : « La Vie en rose est une revue d’information[37]. »

L’éditorial annonce ainsi la façon dont les faits seront racontés : « À La Vie en rose, nous n’avons pas le culte de l’objectivité. Des partis pris déclarés nous en avons, même plusieurs… Un parti pris féministe pour commencer[38]. » Que la dimension féministe inhérente au projet de la revue soit liée à la critique de l’objectivité est fondamental pour comprendre le renouvèlement du rapport que les journalistes entretiennent au terrain. Les reporters de la revue ne sont pas les seules de l’époque à remettre en question ce regard « neutre », cette « objectivité », qui oriente et construit la réalité et l’information non seulement dans les médias traditionnels, mais aussi dans de nombreux champs de création de savoirs. Chloé Savoie-Bernard décrit la façon dont l’essayiste Suzanne Lamy critique la notion d’objectivité : « Lamy, dans “L’autre lecture”, montre ce désir d’objectivité, qu’elle pense ici d’ailleurs en lien avec un “égalitarisme”, comme une construction qui reproduit une position androcentriste[39]. » La perspective féministe de Lamy et des reporters de La Vie en rose rejoint aussi le champ de la sociologie et de la criminologie. On retrouve en effet ces préoccupations chez des chercheuses des années 1980. Dans Les femmes et la criminalité, Marie-Andrée Bertrand raconte qu’à cette époque :

les chercheuses féministes ont compris que pour éviter les raisonnements circulaires, ne pas se laisser piéger par le code pénal et par sa représentation de la femme, il fallait tout reprendre au commencement : non pas se demander « quels sont les crimes commis par les femmes ? » mais « comment les crimes sont-ils construits ? par qui ?[40] »

Ce n’est pas un petit changement qui s’opère. Le discours des écrivaines comme Suzanne Lamy, celui des criminologues et celui des reporters de La Vie en rose appartient à un changement de paradigme profond qui affectera à la fois la sphère littéraire, sociologique et journalistique. Car, si l’idée d’une vérité objective, neutre, universelle est désormais exclue, les écrivaines, les chercheuses et les journalistes ne renoncent pas pour autant à décrire la réalité.

L’éditorial du numéro sur les femmes et l’information se poursuit de manière à préciser ce que le reportage des femmes de La Vie en rose sera :

Si nous publions cette revue, c’est d’abord pour rendre visibles les révoltes, les luttes, les gestes isolés ou collectifs de femmes, ici et ailleurs […]. Parti pris de déroger à la norme journalistique, au bon ton neutre et distancié des diseurs de nouvelles. Nous voulons décoder l’information officielle […] nous voulons la resituer sous notre angle de vision, en fonction de nos intérêts, de notre réalité[41].

Resituer l’information en fonction d’une autre expérience du monde. Voilà une notion qui fait écho, presque mot pour mot, avec un concept développé durant la même décennie par la chercheuse Donna Haraway. Le texte sur « les savoirs situés[42] » résonne en effet très fortement avec la citation. En élaborant le concept de « savoirs situés », Haraway propose elle aussi une critique implacable de la notion d’objectivité, non seulement dans les médias, mais en sciences également. Elle s’en prend à ce point de vue d’où l’on pourrait prétendre « tout voir de nulle part[43] ». Les féministes de La Vie en rose convergent vers la pensée d’Haraway quand elles préconisent un reportage subjectif, incarné, raconté d’un point de vue qui s’énonce au lieu de se voiler.

Contrairement à l’objectivité, la notion de réalité et le genre du reportage ne sont d’ailleurs pas connotés négativement dans la revue. Les termes reviennent constamment sous la plume des journalistes pour parler de leur travail. Dans l’introduction de la section « Quand Janette et les autres ne veulent plus rien savoir », on retrouve le vocable : « Ce dossier est un reportage ; nous voulions recueillir des impressions et des commentaires de femmes sur les médias, vus de l’extérieur et de l’intérieur[44]. » Les femmes ne critiquent pas le reportage en tant que tel, mais les principes qui fondent le système de l’information.

Les sujets des grands reportages de La Vie en rose reflètent les préoccupations énumérées ici. Les journalistes choisissent, comme elles l’annoncent, des objets et des perspectives qui échappent aux grands médias, mais qui n’en demeurent pas moins des réalités sociales qu’elles abordent par le biais du reportage, donc en menant des recherches et en restant tout près des faits. Particulièrement dans les premières années, au cours desquelles le rythme de publication donne plus de temps aux journalistes, les dossiers de grands reportages incarnent un réservoir important d’écritures de terrain. Il faut dire que La Vie en Rose, qui sera publiée de 1980 à 1987, paraît quatre fois par année entre 1980 et 1982, puis six fois en 1984, avant de devenir un mensuel qui existe jusqu’en 1987[45]. On peut supposer que l’accélération du rythme de publication aura laissé moins de temps aux longs et grands reportages. De 1980 à 1984, en dehors des dossiers sur la prison et l’information, on trouve des reportages sur les infirmières, sur le rôle des femmes dans les processus de paix, sur les danseuses nues, sur l’amour, sur les élections et les partis politiques, sur les ouvrières dans les usines de vêtement, sur le rapport que les femmes entretiennent avec la nourriture, sur le viol, sur les cordes à linge, etc.

Les sujets sont nombreux et toutes les femmes peuvent devenir des reporters. De consommatrice d’information, les lectrices de La Vie en rose sont en effet invitées à entrer dans le processus de fabrication de l’information : « Devenez journaliste », peut-on lire en 1984 dans la revue. Il faut d’ailleurs noter que la rédaction est particulièrement intéressée à lire des reportages faits par les lectrices. On veut montrer cette autre réalité :

[…] nous recherchons particulièrement de bons reportages (sur vos conditions de travail, votre vie quotidienne, des événements culturels, une initiative des femmes de votre région, etc.), des entrevues avec des femmes remarquables, des analyses ou commentaires politiques, des comptes rendus critiques de livres ou de recherches, etc. […] Bref, écrivez sur ce qui vous intéresse : des enfants au sport, des élections municipales à vos relations amoureuses ou amicales[46]

La Vie en rose se veut un espace propice pour des groupes féministes divers, mais aussi un lieu, comme le note Bergeron, pour « “collecter les voix”[47] ». C’est aussi l’un des traits frappants dans le dossier sur les femmes en prison.

« J’ai été en dedans »

Dans le dossier « Les femmes en prison », les grands reportages sont rédigés non pas à la première personne du singulier, mais à la première personne du pluriel. Dans l’ensemble de la revue, on privilégie très fréquemment l’écriture collaborative. Marie-Andrée Bergeron précise que ce « nous » n’est pas une réalité uniforme, abstraite et lisse. Il se compose d’une pluralité :

Ne s’agit-il pas en effet de considérer le monde et l’actualité en fonction d’un « Nous » – l’instance d’énonciation – qui, contrairement au « public » que visent les médias de masse, exerce un esprit critique. En effet, ce « Nous » n’est ni « passif » (il réagit donc activement), ni « indifférent » (il se sent donc concerné), ni « amnésique » (il se souvient). C’est aussi l’emploi du pronom « nous » qui marque le texte de la subjectivité journalistique qu’on y revendique[48].

Le choix de la première personne du pluriel confère par ailleurs aux reportages du dossier sur les femmes et la prison une singularité supplémentaire. L’équation typique des reportages sur les femmes en prison se trouve en effet inversée : d’un journaliste seul entrant dans le monde des femmes en prison on passe à un groupe de femmes journalistes proposant d’interroger des détenues, chacune présentée au singulier. Le pluriel flou affublé aux femmes en milieu carcéral disparaît. Dans le dossier sur les femmes et la prison, le pluriel que l’on préconise dans le discours éditorial n’est pas une marque rhétorique. Les reportages sont, de fait, signés par plusieurs journalistes.

Même s’ils ont des points communs, les deux grands reportages du dossier, « L’histoire de Danielle D. » et « Mercredi à Tanguay », sont assez différents pour qu’il soit utile de les présenter séparément. Le premier est un entretien avec Danielle D., une femme ayant séjourné dans différents centres de détention de l’âge de treize à dix-huit ans. Le texte est présenté sous la forme d’un verbatim, mais sans les questions des journalistes. L’entretien est mené par Lise Moisan et la rédaction est signée par Francine Pelletier.

« L’histoire de Danielle D. » repose sur la mise en scène d’une parole vivante. L’objectif est de faire entendre la voix de Danielle D. dans tout le reportage. C’est elle qui raconte son histoire : « Les problèmes ont commencé après qu’on ait déménagé à Joliette. C’est snob Joliette mais c’est tough en même temps. J’me suis fait des chums de gars pas mal plus vieux que moi et… j’ai commencé à voler de la bière et des cigarettes dans les épiceries[49]. » Au-delà du contenu de l’article, c’est donc la parole de Danielle D. qui crée avant tout le sens. Reconstituer des inflexions de voix dans le texte, privilégier l’élision pour faire entendre au lieu de faire lire l’histoire de Danielle D., conserver les hésitations et les tâtonnements dans les phrases, tous ces éléments confèrent à l’énonciation elle-même un pouvoir signifiant. Ce sont les marques d’un type d’article qu’on pourrait appeler le « reportage-oratoire[50] », texte où la parole prend toute la place.

Que raconte-t-elle, cette voix ? Sans doute nous renvoie-t-elle d’abord et avant tout à une pauvreté que l’on donne généralement sous la forme statistique dans les reportages. Cette fois-ci, elle est incarnée. La condition sociale de l’ancienne détenue existe en effet non seulement dans l’usage d’un certain lexique, mais aussi dans le rythme de la parole. La séquence de petites phrases qui commencent le texte est déterminée par une suite causale dénuée de perspective. Dans ces premières lignes, la narratrice Danielle D. semble privée de pouvoir de décision ou d’analyse. La parole restitue une expérience où la misère contribue à créer ce point de vue étouffant, sans profondeur de champ. Dans les premières pages du reportage, les événements s’enchaînent sans pause : « On m’a ramassée pour vagabondage. On m’a renvoyée à Tanguay pour quelque temps. Ensuite, il y a eu le Carrefour St-Jérôme, d’où je me suis sauvée avec deux autres filles[51]. »

Or, le reportage ne s’arrête pas là. La parole ne nous dit pas seulement que Danielle D. n’a longtemps eu ni les moyens, ni le temps, ni le soutien pour que son histoire soit autre chose qu’une suite implacable de mésaventures, d’infortunes, de mauvaises décisions, de mauvaises rencontres. Plus le texte avance, plus la narratrice prend de la hauteur sur son récit : « Qu’est-ce qui aurait pu me faire éviter tout ça ? Un foyer nourricier sans doute. À St-Jérôme, il y avait une éducatrice qui voulait me prendre. On s’aimait beaucoup toutes les deux. Mais on a fait un tas de pression sur elle et elle n’a pas pu[52]. » « L’histoire de Danielle D. » commence comme si la narratrice était la victime d’un milieu difficile, mais il se transforme ainsi peu à peu.

De fait, en cédant la parole à leur interlocutrice, les journalistes lui donnent suffisamment d’espace pour exprimer son regard sur les événements, pour analyser ce qui a orienté son parcours, pour parler de ses erreurs, de sa colère, d’une forme de réussite aussi : « Je n’ai jamais accepté de me faire structurer les idées par d’autres. La liberté d’esprit, c’est ce qu’il y a de plus important avec l’espace physique. J’ai toujours eu besoin d’air et d’espace. Toutes mes fugues ont eu lieu en automne[53]. » L’espace alloué à la voix contribue à une forme de transformation dont l’origine est la prise de parole elle-même. Le fait d’accorder cette place à la vision de cette ancienne détenue est un choix textuel déterminant. Contrairement à un article classique, où le reporter résume, paraphrase et reconstruit le récit à sa manière, Danielle D. demeure en charge de la narration. Même si le verbatim fait nécessairement l’objet d’un montage et d’un travail de sélection préalable par les journalistes, le reportage présente Danielle D. en narratrice de sa propre histoire. Cette dernière n’est pas piégée par une autre voix, par la prise en charge de l’article qui proviendrait d’un tiers.

À rebours de la passivité qu’on impute aux détenues, l’article parle de désirs, de résistances et de colère. Les questions de Lise Moisan et le travail d’écriture de Francine Pelletier confèrent une agentivité à Danielle D. Elle n’est pas seulement objet du reportage, interrogée, photographiée, mise en scène dans la revue. Si Moisan et Pelletier restent les architectes de l’article, Danielle D. apparaît néanmoins, dans l’écriture, comme seule narratrice des événements.

Le deuxième grand reportage, « Mercredi à Tanguay », est surtitré « Comment vivent-elles en dedans ? » Le reportage entier est rédigé à la première personne du pluriel. C’est donc en groupe qu’on a l’impression d’entrer dans la prison : « Nous franchissons la porte de fer hérissée de pointes et déclinons fermement nos identités à la dame derrière la vitre et la console[54]. » L’équipe derrière le long reportage de neuf pages est grande. À la recherche, on trouve Danielle Bellehumeur, Nicole Bernier, Johanne Doucet, Lucie Lemonde, Louise Pinard et Hélène Pedneault. Aux entrevues, on trouve Lise Moisan, Danielle Bellehumeur et Hélène Pedneault. Enfin, à la rédaction, on trouve Françoise Guénette. La visite de la prison en elle-même commence le matin et se termine en fin d’après-midi. C’est un article de facture journalistique a priori classique. La majeure partie du texte laisse peu de place aux opinions des reporters ; il repose essentiellement sur un travail de recherche minutieux, sur des entretiens et sur des observations de terrain. Si ce n’était du « nous » et de la conclusion, qui est un vibrant plaidoyer contre la prison, on pourrait avoir l’impression que le texte vient de n’importe quel journal. Or, en plus de cette énonciation au « nous » représentant un groupe de féministes, des détails plus discrets, néanmoins cruciaux, transforment l’usage qui est fait du reportage.

Les reporters annoncent qu’elles feront un portrait détaillé de Tanguay : « De la prison, nous aurons “tout” vu, semble-t-il, puisqu’on nous a laissées circuler et parler si facilement. Tout, sauf l’intangible, la transparente prison psychologique dont les femmes, elles, nous ont parlé. Et nous les avons crues[55]. » Et nous les avons crues. Cette phrase contribue à rapprocher les reporters de leurs interlocutrices. Car ces femmes n’entretiennent pas un rapport « neutre » avec le réel. Elles nous l’ont dit plusieurs fois : les reporters décident de croire ce qu’on leur raconte, donc d’accorder de la valeur à la parole des détenues. Les questions et les informations relayées seront de fait constamment mises en relief avec le point de vue des femmes à Tanguay.

Très tôt dans l’article, les journalistes tentent de déconstruire l’image de la femme criminelle véhiculée par les médias : « Pour une Danielle Williams, beaucoup de madames anonymes. En fait, la majorité des femmes actuellement emprisonnées le sont pour des crimes non violents, souvent d’ordre économique, comme le vol à l’étalage, la fraude, et le non-paiement d’amendes[56]. » À l’intérieur de la prison, les journalistes décrivent les installations, mais surtout les contraintes vécues par les femmes dans l’espace : « Contrairement à Kingston, où le périmètre extérieur est très sécuritaire mais la circulation interne des détenues assez fluide, les détenues de Tanguay n’ont pas le droit de se promener d’un secteur à l’autre. Ceux-ci sont parfaitement étanches et les portes verrouillées[57]. »

La déconstruction des images de la prison se poursuit devant les gardiennes de prison : « Contrairement aux stéréotypes de tous ces films montrant les gardiennes de prison comme de grandes hommasses aboyantes, les “screws” de Tanguay nous semblent très moyennes de taille et très civilisées, même si leur familiarité avec les détenues sonne souvent faux[58]. » Cette familiarité n’est pas une source de bien-être pour les femmes à Tanguay, racontent les reporters. Marlène, l’une des détenues, leur explique qu’il faut se soumettre à une forme de maternage étrange sous peine de subir des punitions : « “La surveillante c’est ta moman ou ta grande soeur. Toi, t’es une enfant et il faut que tu dises comme elle, même si tu penses autrement”[59]. » Une portion importante du texte est également réservée aux relations entre les détenues : « on limite par tous les moyens la possible “contagion” du lesbianisme à l’intérieur des prisons. On interdit donc aux femmes d’être deux dans la même cellule[60]. » Les reporters travaillent à mettre en dialogue, par le biais du texte, des interlocuteurs qui ne peuvent pas vraiment se parler directement. Tandis que Richard Pelletier, directeur de la prison depuis 1982, explique que les relations homosexuelles ne se font pas dans le consentement, les détenues à qui l’on pose la question rétorquent que c’est faux : « “Ils pensent que c’est violent […], mais c’est faux. Y a pas de pression ici, même subtile. Les filles sont libres de choisir qui elles veulent”[61]. »

Au lieu de conclure l’article par ce topos du journaliste émergeant de la prison et retrouvant la liberté perdue par les prisonniers, les reporters de La Vie en rose préfèrent clore leur texte en interrogeant deux anciennes détenues sur les difficultés et les stratégies qu’elles ont mises en place lors de leur sortie de prison. En cherchant à s’éloigner des clichés sur le milieu carcéral et en choisissant de croire ce que les détenues disent, les journalistes proposent un reportage qui ouvre le champ des représentations à d’autres images et à d’autres discours.

Le refus de l’objectivité ne les éloigne pas des faits. Au contraire, l’ancrage féministe des textes fait émerger une autre approche du terrain, révèle d’autres prises de parole, d’autres dimensions de la réalité. En rupture avec le petit reportage sensationnel tout près du fait divers, mais en rupture aussi avec le grand reportage traditionnel, celui des guerres et du « télex », l’écriture des reporters de La Vie en rose s’inscrit en fait tout près du réel, des corps et de la vie ordinaire des femmes en prison. Elle fait du même coup vaciller les stéréotypes sur le sujet, ne serait-ce qu’en admettant la réalité complexe du milieu de la prison et des femmes qui y vivent.

Le cliquetis des mains

Revenons au tout début pour conclure cette réflexion : revenons à cette image sur la couverture du numéro de mars 1983 de La Vie en rose, à ces mains qui tricotent des chaussettes à travers les barreaux d’une boîte de conserve. En 1885, le regard du reporter de La Presse, Auguste Achintre, s’attache lui aussi à créer une image des mains des détenues dans son texte. Or, dans les années 1980, la poétique du reportage qui s’élabore entre les pages de La Vie en rose se nourrit d’un féminisme qui change radicalement le regard posé sur les femmes en prison. Les reporters accordent de l’importance au point de vue des détenues. Nulle trace des mains tricotant à l’intérieur des longs reportages du dossier.

Sur la couverture du numéro de mars 1983, le dessin des mains qui tricotent des chaussettes n’est pas le signe d’une féminité rassurante, docile et désincarnée comme chez Achintre. Ce ne sont pas des membres flottants. Ce ne sont pas des femmes sans nom et sans visage. Au contraire, elles font partie d’une représentation délibérément critique : elles se trouvent derrière les barreaux d’une boîte de conserve. L’objet, en renvoyant à la cuisine, à la préparation des repas, à la gestion de la conservation longue des produits, dit aussi que ce sont les contraintes balisant le sujet féminin normatif qui forment une prison. Les reportages ne fonctionnent pas seulement de manière à déjouer le stéréotype de la détenue : ils se veulent aussi un effort pour dépasser la représentation traditionnelle du sujet féminin. Le parti pris féministe des journalistes de La Vie en rose contribue ainsi à faire émerger une poétique du reportage qui donne un corps, une voix et une singularité aux femmes en prison. En travaillant sur les femmes et la presse, Marie-Ève Thérenty souligne que les femmes journalistes ont largement contribué à enrichir le répertoire « de pratiques, de postures et de poétiques innovantes[62] » au point de transformer durablement certains genres journalistiques. On peut supposer, en reprenant le constat de Thérenty, que la pratique du reportage dans La Vie en rose a exercé une influence au-delà de la publication elle-même, sur le vaste champ des écritures du réel au Québec.