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Lorsque des femmes reporters enquêtent sur la prostitution féminine au tournant des années 1920 et 1930, elles se saisissent d’un sujet principalement construit, jusque-là, par le regard masculin. Ce sont surtout des hommes qui se trouvent à l’origine du discours du xixe siècle sur la prostitution, à commencer par le médecin Alexandre Parent-Duchâtelet[1]. Dans les représentations littéraires, culturelles et médiatiques, la prostituée est une figure saisie par le prisme du regard masculin, de La dame aux camélias d’Alexandre Dumas aux dessins de Théophile-Alexandre Steinlen[2]. La presse ne fait pas exception : la prostitution y est le plus souvent dépeinte, à la fin du xixe siècle, par le relais de journalistes masculins, et ce, surtout dans le registre de la blague, des faits divers ou de la fiction. Le reportage, pourtant déjà en train de s’inventer, ne s’empare pas immédiatement du sujet. Une certaine réserve, imposée par « le délit d’outrage aux bonnes moeurs pour publication obscène » (décret du 2 août 1882), tempère la liberté de presse en la matière[3]. On préfère commenter les débats sur la règlementation de la prostitution plutôt que d’en donner à voir les réalités[4]. De plus, en dépit de l’essor du mouvement abolitionniste en France après 1876, porté à la fois par les sociétés de moralité, les féministes et l’extrême-gauche (FN, p. 315-344), les écrivains du dernier tiers du xixe siècle demeurent largement fidèles aux postulats de Parent-Duchâtelet[5] et critiquent rarement le système réglementariste[6], exception faite de certaines voix minoritaires comme celle d’Octave Mirbeau[7].

Du côté du reportage, dont le personnel est encore très majoritairement masculin dans l’entre-deux-guerres[8], la prostitution ne devient l’une des topiques de la représentation des dessous des grandes villes qu’au xxe siècle, et de façon plus marquée à partir des années 1920, de pair avec la multiplication des enquêtes qui entendent révéler les dessous de la société[9]. Une pléthore de reporters exploitent cette veine, tels Joseph Kessel et Francis Carco. Ces derniers abordent le sujet à la fois dans des romans (pensons à Belles de jour [1928] de Kessel ou à Jésus-la-Caille [1914] de Carco) et des reportages consacrés aux bas-fonds urbains. Kessel et plus encore Carco font office de figures tutélaires de la mise en scène des établissements et de la faune de la nuit parisienne, dont les prostituées font partie. Tous deux construisent une posture de mauvais garçon aux fréquentations douteuses, appréciant la proximité du danger, des figures équivoques dont ils sollicitent les confidences. Ils instaurent des représentations stéréotypées des bas-fonds et un ethos de reporter repris par maints journalistes moins connus[10], à l’instar de Jean Guyon-Cesbron et de Marcel Montarron, qui produisent des reportages sur la prostitution dans l’hebdomadaire de faits divers Détective[11]. Albert Londres, quant à lui, marque les esprits par son enquête sur la « traite des Blanches » en Argentine (Le chemin de Buenos-Aires, 1927). Son regard sur la prostitution, comme le note Marie-Ève Thérenty, est toutefois plus proche de la « part masculine » du phénomène, c’est-à-dire de la perspective du proxénète et du client, que de celle de la prostituée[12], un constat qui peut être généralisé à la majorité des reportages masculins sur cette question, comme en témoignent les principales enquêtes sur la prostitution publiées dans Détective de 1928 à 1936[13]. Tout comme Carco et Kessel, Guyon-Cesbron et Montarron sont plus près des hommes du « milieu » que des figures féminines, et ce, même s’ils rapportent quantité d’histoires vécues par des prostituées et malgré que le regard porté sur celles-ci soit fréquemment empreint d’empathie – allant parfois jusqu’à s’indigner de la dureté de leur condition[14]. En outre, de par son genre, le reporter ne peut approcher l’activité prostitutionnelle que de l’extérieur, c’est-à-dire dans un rôle masculin, que ce soit celui, avoué, du journaliste curieux, ou encore ceux du médecin coutumier de la visite sanitaire (métier véritable d’Henri Drouin[15]) et du client. Se faire passer pour tel est en effet un moyen commode d’approcher les prostituées et d’entrer dans les établissements[16], bien que cela ne garantisse pas l’accès à une connaissance intime de la vie de la prostituée.

En suivant les pas de leurs collègues masculins, les femmes journalistes ne bénéficient pas de cette ouverture qu’offre le rôle de client, et doivent répondre à un double défi : il s’agit, d’une part, d’approcher un milieu qui leur est a priori interdit – les femmes, hormis celles qui y travaillent, entrent difficilement dans les maisons closes – et dont la fréquentation, qu’il s’agisse de la prostitution de rue ou des établissements nocturnes, pourrait les compromettre ou les mettre en danger. Maryse Choisy, par exemple, « parfois manque d’être séduite et parfois d’être violentée » (MET, § 7) au cours de son enquête chez les filles. Au danger s’ajoute l’obstacle des moeurs : la liberté de circulation des femmes dans l’espace urbain est encore relativement restreinte. Si la jeunesse étudiante s’approprie les rues et cafés de Montparnasse dès les années 1920, la visibilité accrue des femmes dans les cafés, les bars et les terrasses, surtout la nuit, continue de heurter la part bien-pensante de la population jusqu’au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale[17]. Ces obstacles seront toutefois renversés par des journalistes qui n’entendent pas se soumettre à la morale bourgeoise et ne rechignent pas à adopter un déguisement ainsi qu’une identité d’emprunt pour parvenir à leurs fins (MET, § 3).

D’autre part, un second défi réside dans la volonté de voir autrement que les journalistes masculins. Entre 1928 et 1936, les femmes reporters dont il sera question – Maryse Choisy, Magdeleine Paz, Marise Querlin, Luc Valti (pseudonyme de la comtesse Catherine Cutuvali) et Adrienne Verdière Le Peletier[18] – abordent la prostitution sur la base d’un déjà-dit omniprésent dans les discours littéraires et médiatiques, tel qu’on vient de l’évoquer. Elles en ont conscience, comme en témoigne Maryse Choisy, qui ne se prive pas de signaler ses prédécesseurs pour affirmer son ambition de dire mieux, de faire plus vrai : « Si dans vingt siècles on juge nos moeurs d’après les romans de Carco, les archéologues de cette époque auront une idée aussi fausse de Montmartre que nous en avons des courtisanes helléniques[19]. » Citer les reportages antérieurs n’est pas le propre des femmes reporters : il s’agit d’un lieu commun de ce genre journalistique, où chacun·e ambitionne de soulever un peu plus le voile qui masquerait la « réalité vraie ». Néanmoins, la remarque souligne la volonté de se différencier, d’inventer une manière féminine de faire reportage sur la prostitution. Cette visée est sans doute tout autant un objectif explicite que – insistons-y – le fruit de la nécessité d’approcher les prostituées de façon différente des hommes, en raison des usages et des limites morales, mais aussi du fait de la position marginale des femmes journalistes et du besoin de se tailler une place dans un métier et un genre journalistique très majoritairement masculins, dont les codes ont été établis surtout par des hommes (MET, § 19 et 20). Cette quête de nouveauté passe par un regard qui s’attarde désormais à la figure de la prostituée elle-même et à ses expériences les plus intimes, comme on le montrera ; les reportages étudiés s’articulent autour d’elle et relèguent les acteurs masculins (souteneurs, amis, clients, souvent empreints de ridicule[20]) à un rôle secondaire.

On tentera ainsi de décrire les modalités spécifiques du regard posé par les femmes reporters sur la prostituée en dépliant les significations sociales et médiatiques de cette figure. Ce faisant, on articulera les représentations des prostituées à la question de leur criminalité ambiguë, de leur position vacillante à la frontière du crime et de la légalité surveillée. De quel(s) crime(s) la prostituée est-elle jugée coupable ? Comment la femme reporter approche-t-elle cette criminalité ambivalente ? Que lui permet-elle de dire de sa position professionnelle et, plus généralement, de la condition sociale des femmes dans la France de l’entre-deux-guerres ?

On verra d’abord que les reportages féminins s’intéressant à la figure de la prostituée ne font pas table rase du passé : ils réitèrent des stéréotypes de l’imaginaire de la prostitution et obéissent à certains codes du reportage masculin, telles sa visée taxinomique et sa quête d’exotisme social. Cette peinture sociale, qui articule la hiérarchie des formes de la prostitution à des degrés variables de criminalité et de surveillance, n’est pas sans préserver un regard distancié qui, à première vue, maintient une frontière entre la prostituée et la femme reporter. Cependant, on montrera ensuite que la spécificité du regard jeté par les femmes reporters sur la prostitution apparaît dans leur attachement à relater des expériences proprement féminines vécues par les prostituées, ce qui fait de la prostituée une femme comme les autres et donne prise à un propos engagé. Enfin, on examinera la relation de proximité réflexive tissée entre la femme reporter et la prostituée, qui actualise la métaphore ancienne de l’écrivain en « fille de joie[21] ».

Réglementer, classer, entendre la prostituée

À la question « la prostituée est-elle une criminelle ? », la réponse ne peut être qu’ambiguë. Au xixe siècle se met en place, en France, un système réglementariste – encore en vigueur dans l’entre-deux-guerres – qui tolère la prostitution à condition de l’encadrer étroitement. Ce système vise à réprimer la liberté des comportements sexuels et à marginaliser la prostituée (FN, p. 19). Il repose sur le confinement de la prostitution dans les maisons de tolérance (composées des prostituées et de la tenancière), « milieu clos, invisible des enfants, des filles et des femmes honnêtes » (FN, p. 24 ; l’auteur souligne), et sur la surveillance étroite de ce milieu par l’administration, notamment via l’enregistrement, qui permet de distinguer « filles soumises » (ou encartées) et « filles insoumises ». Alain Corbin ajoute : « L’histoire du réglementarisme sera celle d’un effort inlassable pour discipliner la fille publique » (FN, p. 25 ; l’auteur souligne).

Le règlementarisme, comme Corbin l’a montré, se renouvelle dans le néo-règlementarisme qui s’impose, en dépit des contestations, à la veille de la Première Guerre mondiale. Les réformes mineures apportées dans les années 1900-1910 consistent à encadrer cette nouvelle forme d’établissement que constitue la maison de rendez-vous (FN, p. 470-472). Née à la fin du xixe siècle, celle-ci triomphera dans l’entre-deux-guerres ; elle est plus ouverte et plus discrète que la maison close, alors en déclin. Une autre réforme réside dans l’humanisation du traitement des vénériens (FN, p. 473-474), auparavant associé à la punition et à la détention. Enfin, sur le plan légal, on pénalise la traite de prostituées mineures et celle de prostituées majeures non consentantes, dans la foulée des débats internationaux sur la « traite des Blanches ». La prostitution et la traite de femmes majeures et consentantes sont implicitement légalisées (FN, p. 432-433). Bref, l’essentiel du système règlementariste demeure en place dans l’entre-deux-guerres : la mise en carte des prostituées, la partition entre filles soumises et insoumises, le principe de la visite sanitaire obligatoire perdurent et continuent de marginaliser la prostituée.

Un corps sous contrôle

En vertu de ce système, la véritable criminelle est la prostituée qui échappe au contrôle, la fille de la rue, « l’insoumise », dans l’argot de l’époque, celle que Maryse Choisy décrit comme une « goule » avoisinant souteneurs et clochards sur les berges de la Seine, rôdant non loin d’un agent « [c]hassant à bicyclette », prêt à l’emmener « au Dépôt » (MF, p. 154-155) – c’est-à-dire le Dépôt de la préfecture de Police de Paris, où les prostituées arrêtées sont interrogées et triées avant d’être remises en liberté, enregistrées ou emprisonnées à Saint-Lazare. Ce qui rendrait la prostituée plus criminelle encore, ce serait de n’être pas « mise en carte » (enregistrée par l’administration) et d’avoir opéré de façon clandestine dans l’espace public, ou encore, pour celle qui serait enregistrée, d’avoir manqué à ses devoirs, par exemple celui de s’être pliée aux visites médicales règlementaires. La crainte des maladies vénériennes, que l’on associe à la prostitution clandestine en recrudescence, marque le discours de certains reporters masculins, qui sont partisans d’un renforcement du règlementarisme et du pouvoir administratif et médical[22]. Du côté des femmes reporters, on insiste plutôt sur les contrôles incessants auxquels les prostituées doivent se soumettre ; ceux-ci font l’objet d’évocations récurrentes dans les reportages, où la visite au Dépôt, la description des interrogatoires et de la « visite sanitaire » constituent un topos. Chez Magdeleine Paz, la scène donne à voir le défilé des filles arrêtées, « un troupeau », « un bétail, parqué » qui « marche à la mort », c’est-à-dire qui attend de longues heures d’être jugé « devant M. le Sous-Chef[23] ». Paz, par ces métaphores animales, met en relief le peu d’égard qui est porté aux filles par l’administration, leur traitement expéditif, à la chaîne. Adrienne Verdière Le Peletier, quant à elle, indique le caractère absurde de cette criminalisation routinière en mentionnant que plusieurs insoumises, prêtes à être arrêtées en tout temps, traînent avec elles une petite valise contenant un pyjama, un peignoir, voire une couverture, afin de passer confortablement la nuit au Dépôt[24]. Maryse Choisy souligne par un autre moyen l’absurdité administrative lorsqu’elle constate, d’une part, la rigueur exigée des filles dans la présentation de papiers en règle et, d’autre part, l’aberrante pauvreté de leurs connaissances en matière d’hygiène sexuelle, qui ne peut qu’encourager la transmission de la syphilis. L’administration ferait mieux, propose-t-elle, de consacrer ses ressources à leur fournir « une plus intelligente éducation sexuelle » (MF, p. 34).

Les scènes récurrentes de rafle, de contrôle, d’interrogatoire et d’examen médical insistent sur la surveillance non seulement étroite mais intime dont les prostituées sont l’objet et contribuent à rendre leur position ambiguë : fréquemment arrêtée, contrôlée et envoyée à Saint-Lazare si elle commet une infraction au règlement, la prostituée n’est peut-être pas une criminelle au même titre qu’une empoisonneuse, mais elle n’est certes pas une femme libre. Elle n’est libre ni dans son rapport à l’espace urbain – le code de la Préfecture de police de Paris lui interdit de « “se montrer sur la voie publique avant l’allumage des réverbères, en aucune saison avant sept heures du soir et [d’]y rester après minuit” » (FV, p. 45) – ni dans son rapport à son propre corps. Marise Querlin souligne que la prostituée mise en carte qui, par malheur, tombe enceinte ne peut facilement recourir aux services (alors clandestins) d’une avorteuse, en raison des visites médicales mensuelles obligatoires, où le médecin constate souvent la grossesse, comme le lui explique une prostituée nommée « Pomme » : « On n’a pas toujours eu le temps de s’occuper de ça avant, pas ! [sic] […] Si on est repérée, le mois suivant, il [le médecin] regarde si on a toujours le gosse dans le tiroir… S’il est pas là, il faut prouver que l’avortement a été naturel… Les flics peuvent vous embêter[25]… » La prostituée est contrôlée jusque dans la dimension la plus intime de son rapport à son propre corps, et ce, davantage qu’aucune autre femme sans doute. En mettant en scène des témoignages de prostituées, les femmes reporters donnent à voir, de façon inédite, cette facette de leur existence.

Lieux et visages attendus de la prostitution

La prostitution se situe ainsi dans une zone étroite entre criminalité et tolérance, et c’est à ce titre qu’elle intéresse les reporters, curieux·ses des marges sociales. Si la prostituée clandestine est tout particulièrement objet d’inquiétude et de régulation, encore dans l’entre-deux-guerres, c’est parce que, échappant au milieu clos de la maison, elle risque de se confondre avec la femme honnête, dangereuse équivoque à laquelle le système réglementarisme doit remédier[26]. Toutefois, et cela contribue à les différencier de leurs collègues masculins, les femmes reporters s’intéressent tout autant, sinon davantage, à la fille en maison, s’employant à pénétrer les établissements – notamment les nouvelles maisons de rendez-vous – de l’intérieur (en se faisant passer pour des femmes de chambre ou des prostituées, nous y reviendrons) afin de peindre un panorama complet de la prostitution dans la variété de ses lieux et de ses types. Elles reprennent en cela le fil d’une longue tradition qui remonte à la fin du xviiie siècle (PAF, p. 56) et qui se poursuit dans la littérature panoramique et les enquêtes sociales du xixe siècle, tout en modernisant ses catégories (PAF, p. 251-252)[27].

Comme le souligne Marie-Ève Thérenty (MET, § 3-4), Un mois chez les filles est exemplaire de cette volonté de classement et de peinture sociale, avec sa série de chapitres qui proposent, chacun, la visite d’un des lieux de la prostitution. Choisy y parcourt l’échelle des pratiques prostitutionnelles, de la rue au Chabanais – célèbre et luxueux bordel parisien – en passant par le promenoir du music-hall l’Olympia, les maisons closes de Paris et de la province et des lieux connexes, comme l’« agence d’amour » (qui camoufle l’amour tarifé dans les annonces des hebdomadaires illustrés ; MF, p. 165). Si elle embrasse un milieu plus précis, l’enquête de Luc Valti fait preuve d’une même volonté panoramique : Femmes de cinq heures mène son lecteur (ou sa lectrice) à travers quatre maisons de rendez-vous et une « agence matrimoniale » de divers quartiers parisiens. Le reportage de Valti situe d’emblée cette prostitution de luxe dans l’échelle de la sexualité tarifée et réglementée : l’avant-propos différencie les demi-mondaines observées des « dames Tellier et Cie, leurs collègues inférieures[28] ». La maison de rendez-vous est certes soumise au même contrôle policier que la maison close (FC, p. 1), mais elle présente selon Valti une prostitution plus distinguée, en « toilette de ville » (FC, p. 4). Les femmes qui y travaillent sont les « contrebandières » parmi « l’équipe des marchandes d’amour » (FC, p. 4). Valti achève de se spécialiser dans la prostitution de haut vol avec Femmes de vos nuits, reportage consacré aux « modernes Aspasies[29] » qui opèrent dans le Paris mondain.

Magdeleine Paz, quant à elle, se situe un peu à part. Femmes à vendre tient autant de l’étude sérieuse (reposant sur des statistiques, des extraits de lois) que du reportage axé sur la chose vue. Paz évoque néanmoins plusieurs espaces concernés par la prostitution : elle ouvre son enquête dans les locaux de la visite sanitaire (FV, p. 9), où elle discute avec des filles, avant de s’intéresser aux lieux où sont emmenées les prostituées arrêtées, le quai de l’Horloge, puis la prison Saint-Lazare. Cet ensemble de reportages est complété par trois enquêtes où la figure de la prostituée apparaît au détour d’un autre sujet principal. Les ventres maudits de Marise Querlin est une enquête sur les filles-mères, qui amène la reporter à traverser une clinique d’accouchement, une chambre de jeune femme, divers asiles privés et publics pour les femmes enceintes, les filles-mères et leurs enfants, de même que le terrain de la prostitution de rue et les lieux d’enfermement (Saint-Lazare, prison de Rennes). Verdière Le Peletier produit un reportage sur la misère au féminin à Paris, ce qui la conduit à évoquer la prostitution de rue, le Dépôt et Saint-Lazare, de même que des oeuvres dédiées aux filles-mères. Enfin, L’amour en prison de Choisy propose la visite de lieux d’incarcération, dont Saint-Lazare.

Le caractère incontournable de la visite à Saint-Lazare dans les reportages sur la prostitution féminine est parlant ; il fait écho à la critique récurrente de cette institution dans le discours abolitionniste depuis la fin du xixe siècle (FN, p. 165). Au même titre que le Dépôt, la célèbre prison de femmes fait ressortir la marginalité et la criminalisation routinière des prostituées, qui cherchent à les confiner en des lieux fermés entre lesquels elles gravitent : si ce n’est le bordel ou la maison de rendez-vous, ce sera l’asile ou la prison[30]. La prostituée se trouve à osciller entre l’enfermement ou l’illégalisme (la rue, avec sa liberté mais aussi sa misère). Plus métaphoriquement, l’image de Saint-Lazare évoque l’enfermement social des prostituées dans un système certes fait de lois, mais aussi de normes – nous y reviendrons –, cet enfermement invisible surdéterminant le balisage spatial de la prostitution. Les lieux périphériques de la prostitution que sont les oeuvres et les prisons, pour être secondaires, n’en révèlent pas moins une portion significative de la trajectoire sociale des prostituées.

Au catalogue des lieux s’ajoute celui des types de filles (MET, § 4), qui fait écho aux échelons des pratiques prostitutionnelles. La maison close en fournit une miniature : elle renferme un microcosme social, une variété de types censée résumer les visages de la Femme, de la « belle blonde » à la « belle juive », sur le modèle de « La Maison Tellier » de Maupassant, repris par maints récits de la fin du xixe siècle (PAF, p. 252-253). Ce topos est exploité par les femmes reporters, qui empruntent aux représentations littéraires cet effet de liste des prostituées, de même que la hiérarchie étagée de la maison close ou de la maison de rendez-vous, que décrit Luc Valti :

[Le] menu fretin du sous-sol, « le lest » comme l’appellent les habitués qui connaissent les dessous de cartes, parle du premier [étage] avec un extrême dédain. […] Ce sont les professionnelles, rompues aux méthodes du métier. Le premier est réservé aux femmes du monde. […] Jamais les dames du premier n’ont de contact avec les demoiselles du sous-sol.

FC, p. 7-8

La maison réitère ainsi une « répartition en classes » (PAF, p. 254), qui se décline dans une série de silhouettes très typées.

Bien que les descriptions de prostituées ne soient pas toutes péjoratives, elles sont rarement tendres ; les caractéristiques physiques mises en relief renvoient, notamment chez Choisy, à l’animalité des filles (« Tout son visage n’est qu’un menton. Menton de porc ou de chèvre » ; MF, p. 200), ou encore à leur consommation potentielle en faisant référence à des aliments ou au gras : « Grasse, grasse, grasse fille. Ses seins sont en saindoux. Un saindoux sur le point de fondre. Ses joues sont en suif. Ses cuisses sont des coussins de beurre » (MF, p. 85). Ces représentations produisent un effet de mise à distance de la part de la femme reporter, qui retrouve dans la prostituée des caractéristiques qui la déshumanisent et lui impriment la marque des activités sexuelles. Adrienne Verdière Le Peletier, de même, décrit les prostituées, sur le plan psychologique, comme des êtres assez disgracieux, brutaux, peu sensibles. La vraie prostituée est vulgaire, elle est corrompue et elle fait contraste, dans l’antichambre du Quai des orfèvres où les filles attendent d’être interrogées, avec les « jeunes ouvrières, […] petites employées [et] domestiques qui se sont laissées entraîner par des camarades au bal-musette ou dans de mauvais lieux » (PJ, 25 janvier, p. 2). Il y a ainsi, à première vue, « une infranchissable distance », note Magdeleine Paz, entre la prostituée et la femme reporter, placée pour un temps « au bord d’un pays inconnu, au milieu d’un peuple inconnu » (FV, p. 20). Cette distanciation est typique de la poétique du reportage (masculin comme féminin), toujours en quête d’un milieu inhabituel, dépaysant, exotique.

Voix et témoignages de filles

Pourtant, cette distance, les femmes reporters n’hésitent pas à l’abolir. La représentation de la prostituée se complète de la transcription de sa parole récoltée sur le terrain. À première vue, il ne s’agit pas d’une spécificité notable du reportage au féminin, puisque le reportage masculin laisse aussi une grande place aux histoires rapportées des prostituées. On peut toutefois remarquer que le contexte de collecte de ces histoires varie : tandis que les hommes récoltent le plus souvent ces récits de vie dans des établissements publics – attablés dans un bar ou un dancing, par exemple – ou se les font raconter de seconde main – par des policiers, des guides ou des membres de la pègre –, les femmes reporters se mettent en scène en train de les récolter, incognito, dans des lieux plus intimes, là où les prostituées sont entre elles, où les locutrices sont uniquement féminines et la parole, peut-être plus spontanée. Cette parole transcrite en discours de style direct donne à entendre le parler populaire des filles ; elle tisse à grands traits leurs récits de vie, entend dévoiler leurs sujets de conversation habituels, leurs petits et grands malheurs, comme dans ce dialogue qui ouvre le reportage de Magdeleine Paz :

— Et moi, ma vieille, moi qu’a resté plus de huit mois sans travailler !
— Sans blague, t’as donc gagné à la loterie ?
— Tu parles d’un gros lot : j’ai fait une fausse-couche de sept mois. Je sors de Baudelocque[31]. J’avais de l’albumine, le petit est venu empoisonné…
— Pas possible. Et qu’est-ce que c’était ?
— Un garçon.
— C’était ce que tu voulais ?
— Penses-tu, moi qui voulais une petite fille…

FV, p. 7

Cette oralité certes littéraire, qui a en partie pour fonction d’accentuer l’exotisme social, et qui est fréquente dans la littérature des bas-fonds (par exemple chez Carco), a cependant aussi pour effet d’inscrire la voix et la perspective intime des prostituées à même les reportages, ce qui est novateur. Auparavant, la presse n’a que peu ou pas donné à voir la prostitution de l’intérieur, même lorsque le sujet était traité par un quotidien féministe comme La Fronde, où l’on défendait l’abolition du contrôle de la prostitution[32]. Malgré la représentation stéréotypée et souvent péjorative que les reportages véhiculent, il faut souligner cette volonté de donner à entendre les voix des prostituées parlant de leur condition.

Paz non seulement ouvre son enquête sur ces voix mais la clôt par le collage de fragments de récits autobiographiques rédigés en prison par de « jeunes détenues » (FV, p. 146), afin de mettre en évidence la naïveté, le désespoir et la misère des filles qui se sont livrées à la prostitution ; ces récits doivent former « le plus terrible des réquisitoires contre la société » (FV, p. 146). Femmes à vendre représente bien la polyphonie caractéristique du reportage au féminin, qui cherche à donner voix aux opprimés[33]. Chez Valti, la volonté de faire entendre la voix des prostituées se redouble d’un vif intérêt pour leur psychologie, éclairée par la focalisation interne (FC, p. 81). En contrepoint des stéréotypes littéraires réitérés par les femmes reporters, ces procédés contribuent à rendre sensible le point de vue des prostituées et ébranlent les représentations habituelles.

En outre, malgré les descriptions et types attendus qui produisent une distanciation avec les prostituées, la plupart des femmes reporters adoptent une posture sensible, voire solidaire et dénonciatrice, et critiquent le système règlementariste : Paz le fait sans détour, en indiquant son inefficacité et son caractère inhumain. Choisy plaide pour la fermeture des maisons closes (MF, p. 244) et décrit le travail en maison comme un « esclavage » (MF, p. 231) ; le terme apparaît aussi chez Paz, pour qui la prostitution est un « esclavage de classe » et un « esclavage de sexe » (FM, p. 23). Même Verdière Le Peletier expose les absurdités administratives du système, bien que son reportage se distingue par sa position en faveur du maintien de la règlementation[34]. L’opinion de Magdeleine Paz est de loin la plus radicale, qui opère un complet renversement de perspective. À la question « La prostitution, en soi, est-elle un délit ? » (FV, p. 36), elle répond par la négative, en s’appuyant sur l’avis d’un avocat général à la Cour de cassation dans un scandale ayant impliqué des jeunes filles de bonnes familles : « “Tout acte de la vie sexuelle, prostitution comprise, est l’exercice d’un droit que chacun possède d’user, et même d’abuser de sa personne” » (FV, p. 37). La prostitution ne peut être un crime, ni même une pratique encadrée légalement, puisque chaque femme devrait être libre d’user comme elle le souhaite de son propre corps. Dès lors, poursuit-elle, le traitement coercitif de la prostitution serait non seulement « arbitraire », mais « parfaitement illégal » (FV, p. 40) ! La position de Paz est abolitionniste, féministe[35] et moderne ; elle prône pour chacun·e la liberté sexuelle, celle-ci étant tributaire d’un changement structurel, c’est-à-dire de la libéralisation du système réglementariste qui, en l’état, n’est qu’une réponse inadéquate à l’idée reçue considérant la « lubricité masculine » comme une « fatalité […] [face] à laquelle la société se [devrait] de faire sa part » (FV, p. 41).

« Regarder en femme »

Les femmes reporters se situent ainsi majoritairement, quoiqu’avec une force variable, tributaire sans doute de leur position politique respective[36], dans le sillage des critiques du règlementarisme. Prendre position n’est pas un choix en décalage avec la pratique du reportage de l’époque, au contraire : dans l’imaginaire républicain qui préside à la fondation du journalisme d’information, le reporter est l’un des gardiens de la liberté et de la démocratie. Il entre dans son devoir d’observer les mécanismes sociaux et de dénoncer les problèmes systémiques. Mais l’engagement des femmes reporters sur la question prostitutionnelle est plus spécifique, semble-t-il ; il appartient à une vision féminine, et souvent féministe, du social, issue de la position occupée par les femmes reporters dans la société et dans le champ journalistique. En outre, même si la critique du règlementarisme n’est pas neuve, puisque le système est remis en question dès la fin du xixe siècle[37], elle n’est ni aussi prégnante ni aussi ferme dans les reportages au masculin, et paraît signaler une spécificité de l’approche féminine de la question. En effet, à titre indicatif, parmi l’ensemble des reportages masculins consultés, représentatifs du traitement de la prostitution dans l’hebdomadaire Détective, seule l’enquête de Louis Roubaud met en avant une volonté nette de réforme, en refusant cependant de trancher entre abolitionnisme et réglementarisme[38]. Les autres reporters sont tous partisans d’un règlementarisme légèrement critiqué, révisé et amélioré[39], ou alors sont sans avis explicite sur la question, le sujet étant manifestement traité pour son exotisme social avant tout[40]. Il faut toutefois peut-être rapporter en partie cette différence de traitement au contexte de publication : plusieurs des reportages féminins sont publiés directement en volume et, de ce fait, ne sont pas contraints par la ligne éditoriale d’un périodique. L’opinion politique est sans doute plus susceptible d’y être exprimée librement.

Quoi qu’il en soit, l’engagement exprimé dans ces enquêtes semble lié au regard que portent les femmes reporters sur certains aspects de la condition féminine que les prostituées mettent en relief, et qui font d’elles moins des criminelles que des victimes – comme toutes les femmes, peut-être.

Si la prostituée est condamnée à une existence-limite, aux frontières de la légalité et de la criminalité, ce serait en effet de par sa condition féminine, ce que les femmes reporters ne manquent pas de relever. Au xixe siècle, Parent-Duchâtelet insistait sur la marginalité des prostituées, qu’il décrivait comme « “un peuple à part”, composé de femmes qui se placent d’elles-mêmes en dehors de la société, “différant autant par les moeurs, les goûts et les habitudes de la société de leurs compatriotes, que ceux-ci diffèrent des nations d’un autre hémisphère”[41] ». L’intérêt des reporters pour la prostitution obéit a priori à ce postulat, en vertu de la quête d’exotisme social centrale dans le reportage : le ou la journaliste souhaite donner à voir à son lecteur des pans de la société qui lui échappent, et la prostituée, insérée dans la faune des « bas-fonds urbains[42] », est une figure clé de cet imaginaire de l’exotisme ou de l’étrangeté sociale. Cependant, le regard particulier des femmes reporters, s’il peut donner l’impression de reconduire cette ségrégation, tend simultanément à la remettre en cause, pour retrouver dans la prostituée l’exacerbation de la condition féminine et de certaines inégalités de genre socialement construites.

Une femme comme les autres

La remise en question de la marginalité de la prostituée prend d’abord appui sur une image paradoxale, qui la campe en femme bien ordinaire. Magdeleine Paz convoque cette idée au seuil de son reportage. Tandis qu’elle attend dans la salle où les prostituées doivent subir la visite sanitaire – ce qu’elle tait momentanément –, elle décrit la foule qui l’entoure :

Tous les âges, toutes les conditions. De grosses mémères en chaussons, sanglées dans des blouses de Vichy, le cabas à la main, les pieds au large, le chignon à moitié ficelé. Des jeunettes à l’air appliqué – tailleur strict, souliers sportifs, feutre coquin. […]

Les femmes qui m’entourent sont de toute évidence des dactylos, des ménagères, des midinettes, des bourgeoises en rupture d’emploi. Que diraient-elles si elles savaient qu’au milieu d’elles, dix minutes durant, j’ai cru me trouver parmi un lot de prostituées officiellement soumises à la visite sanitaire.

FV, p. 8-9

Paz joue l’observatrice naïve pour mettre en évidence la disparité entre le travail prostitutionnel des femmes observées et leur apparence anodine. Sa description indique que la prostituée peut facilement se confondre avec des femmes de toutes conditions sociales – quoique principalement celles exerçant de petits métiers –, et qu’elle partage certaines préoccupations avec elles, illustrant son sens moral et sa sensibilité : l’une évoque sa visite à sa grand-mère (FV, p. 13), l’autre s’endort le soir venu « en rêvant d’un front lisse d’enfant » (FV, p. 20). Maryse Choisy véhicule de même une image positive des filles qui travaillent en maison de rendez-vous. Elle insiste sur leur bienséance bourgeoise, leurs idées politiques modérées et leurs rêveries sentimentales :

Au repos ce sont des petites bourgeoises bien sages. Elles cousent elles-mêmes les épaulettes de leurs chemises, ne disent jamais merde, ne lisent pas les auteurs défendus. Elles ont un excellent esprit, ne complotent pas contre la République, parcourent « l’Écho de Paris » ou « La Croix », détestent les bolcheviques, vont à l’église. Elles rêvent de se retirer à la campagne. Elles rêvent quelquefois au fiancé timide.

MF, p. 47

Ces représentations des prostituées en femmes ordinaires et leur absence de signe distinctif[43] n’ont pas pour visée de nourrir une inquiétude sociale. Elles sont symptomatiques du renversement opéré par les femmes reporters ; celles-ci prennent le contrepied du discours règlementariste, qui porte la crainte de la possible confusion entre la prostituée et la « femme honnête[44] ». Elles insistent par ailleurs sur des qualités morales qui vont à l’encontre de stéréotypes tenaces forgés au siècle précédent, selon lesquels la prostituée serait instable, livrée aux vices, paresseuse, menteuse, colérique (FN, p. 39). L’anthropométrie judiciaire, par exemple, retrouve dans la prostituée des signes physiques de dégénérescence, dont l’observation se baserait sur une comparaison « entre des contingents de criminelles, de filles publiques, de paysannes et de femmes honnêtes » (FN, p. 442). À cela s’ajoutent des traits psychologiques (intelligence inférieure, gourmandise, oisiveté, mensonge, impudeur, etc.) (FN, p. 444). Or, Choisy insiste : c’est non parmi les femmes honnêtes que la fille se distingue, mais au milieu des criminelles en prison dont elle décrit les types : la « fille » est « beaucoup plus pudique, beaucoup plus réservée que les autres[45] ».

Pour les femmes reporters, l’arrachement de la prostituée aux marges criminelles et sa ré-inclusion au sein du corps social viennent contredire et nuancer les représentations péjoratives relevées précédemment, tout en portant un sens politique : la prostituée est une femme comme les autres, à commencer par la reporter elle-même, et c’est en vertu de cette correspondance que la seconde se montre empathique à la condition de la première. « Tout ce qui est féminin en moi s’émeut de cette féminité en détresse », écrit Luc Valti devant une jeune prostituée (FC, p. 29), formule que l’on peut rapprocher de ces mots de Paz : « Je n’ai su que regarder en femme, en mère, en être humain : chaque fois qu’il m’a fallu juger, je n’ai trouvé qu’une mesure, c’était la condition humaine » (FV, p. 29). Si les reportages masculins ne sont pas dépourvus d’empathie à l’égard des prostituées, celle-ci ne va pas jusqu’à établir de la sorte une proximité réflexive entre journaliste et prostituée.

Au regard sensible de la femme reporter, la prostituée révèle une autre taxinomie, celle du malheur amoureux, de la détresse et de l’injuste condamnation sociale. Cette série se lit dans l’accumulation de micro-récits de vie, qui expliquent comment les prostituées le sont devenues, non sans détailler certaines scènes intimes de la vie féminine (accouchements, avortements, rencontres sexuelles), absentes des reportages masculins. On peut résumer en quelques scénarios et figures ces récits à fonction explicative rapportés par les femmes reporters qui, en jetant la lumière sur les causes de la prostitution, semblent vouloir renverser les idées découlant de l’anthropologie criminelle, selon lesquelles la prostituée serait, par nature, un être « dégénéré », « victime d’une hérédité morbide » (FN, p. 441). Or, il y a moins des prostituées-nées, pour les femmes reporters, que des femmes amenées à la prostitution par la société. Cette position ne leur est pas propre. En effet, presque tous les reporters lus – hommes ou femmes – se rejoignent quant aux causes de la prostitution : dans l’entre-deux-guerres, il semble entendu que la condition de prostituée n’est pas innée, comme on pouvait le prétendre au siècle précédent, mais qu’elle est notamment le produit d’une précarité socio-économique[46]. Les reportages féminins illustrent toutefois ce fait de façon assez particulière à travers les topoï que l’on va évoquer, et qui tendent à défendre une libéralisation des moeurs, à l’opposé de toute approche moralisatrice de la prostitution.

L’amour, la « fille-mère » et l’hypocrisie bourgeoise

D’après les récits que rapportent les reporters, la prostituée, avant de le devenir, est d’abord une amoureuse naïve, une victime de l’homme. L’amour malheureux, la trahison masculine, les convenances sociales condamnant la sexualité et la grossesse en dehors du mariage pousseraient les femmes à la prostitution. C’est le sens du récit des aventures de « Jocelyne », que recueille Valti. Ayant gagné la confiance de cette femme travaillant dans une maison de rendez-vous, Valti est appelée à son chevet. Jocelyne vient de subir un avortement et se trouve au plus mal. La journaliste assiste à l’opération menée par une « grasse commère » (FC, p. 97) – l’avorteuse – afin de sauver la malheureuse : « — C’est le mauvais moment, petite fille. Cinq minutes de patience et ce sera fini. Je vous l’avais dit qu’on s’y prenait un peu tard et que vous auriez à souffrir » (FC, p. 98). Par après, Jocelyne confie son histoire à Valti : elle avait obtenu une place de secrétaire chez un écrivain connu, qui entreprit de la séduire et y parvint. « Nous savons bien, nous, femmes, la raison de certaines résistances désespérées, et comme l’amour finit pour nous en mauvais mélo… comme celui-ci, ajoute-t-elle, en montrant d’un geste dédaigneux ce lit d’expiation » (FC, p. 101). Sans argent et sans métier, promue (ou déchue) de secrétaire à amante, enceinte de surcroît, Jocelyne cache son jeu à son amant, pour n’en être pas abandonnée, et entre en maison de rendez-vous afin de payer son avortement.

On retrouve dans ce scénario de la femme amoureuse devenue prostituée par la faute de l’homme le renversement d’un topos romanesque des années 1830-1840, selon lequel la prostituée est, au contraire, « rédimée par l’amour », qui la purifie, à l’instar de la « dame aux camélias » de Dumas (PAF, p. 89 et 115-116). L’oeuvre de Dumas constitue d’ailleurs un intertexte détourné de manière ironique chez Choisy, à propos d’une jeune prostituée du Chabanais enlevée par un « noble lord » avec promesse de mariage : « Et, en Angleterre, tout finit par un mariage. (Même Armand Duval épouse la Dame aux Camélias, dans la version anglaise de Dumas fils)[47] » (MF, p. 195). Si fin heureuse il y a parfois, dans les reportages, c’est moins par amour que par contrat marchand.

L’histoire de la fille séduite, enceinte puis abandonnée, livrée à la misère, ou forcée à la prostitution ressort de l’enquête de Marise Querlin, Les ventres maudits. Querlin rapporte les propos de Madelon, une fille de province placée comme domestique, séduite par un valet qui lui promet le mariage, l’emmène à Paris, se ruine puis la convainc de se prostituer (VM, p. 177-179). Enceinte d’un client, Madelon incarne un type spécifique de la prostituée, celui de la « fille-mère », quasi criminelle aux yeux de la société qui tolère mal la maternité hors du mariage ; le sens même de l’expression « fille-mère », qui désigne alors la femme (et surtout la jeune femme) célibataire ayant donné naissance à un enfant, renvoie à ce statut infâmant. Malgré l’opprobre qui plane, Querlin décrit la prostituée en mère aimante : « [A]u coeur des filles, il y a le respect de l’enfant. Et plus d’amour pour lui parfois que chez des mères moins misérables… » (VM, p. 183). Si la prostituée peut être rédimée par l’amour, c’est uniquement par l’amour maternel. Verdière Le Peletier le dit aussi : « Qui sait si le bambin qui va naître ne sera pas pour quelques-unes comme une réhabilitation ? » (PJ, 24 janvier 1932, p. 4) Le portrait de la prostituée en mère aimante, purifiée par le « noble sentiment de la maternité » (PJ, 28 janvier 1932, p. 1), est récurrent. Chez Querlin, il contraste avec celui de la jeune fille de bonne famille qui accouche avec froideur, sans un regard pour l’enfant que l’on mène à l’Assistance publique (FM, p. 18-25). En ce sens, le portrait de la prostituée maternelle semble affirmer que la prostituée est avant tout une femme, qu’elle serait en fait plus proche de son instinct que les jeunes filles des classes sociales supérieures qui, elles, sont corrompues. Le type de la prostituée en mère aimante peut sembler contradictoire : d’une part, il repose sur une conception essentialiste et archétypale de la femme, mais d’autre part, il semble servir une visée progressiste et une défense de la prostituée. Parce qu’elle a au fond une bonne nature, la prostituée ne peut qu’être une victime de la société.

En effet, le reportage de Querlin se propose une visée performative, tout comme celui de Paz : Querlin appelle une réforme sociale pour un meilleur soutien aux mères célibataires. Elle dénonce l’hypocrisie des moeurs qui entraîne les situations malheureuses qu’elle observe, et appelle un changement d’attitude à l’égard des « filles-mères » et des naissances hors mariage : « Pourquoi, par exemple, ne pas officiellement donner le titre de madame à toutes les mères, mariées ou non ? Pourquoi ne pas supprimer cette affreuse formule : “né de père inconnu” ? » (VM, p. 148)[48]

Ainsi, qu’ils traitent de la mère célibataire ou, plus généralement, de la prostituée victime, les récits de vie rapportés par les reporters semblent désigner une seule cause profonde à la prostitution, une cause sociale. Si la prostituée, une fois enceinte, est conduite soit à commettre un autre genre de crime – l’avortement –, soit encore à connaître la condition réprouvée de « fille-mère » ou à abandonner son enfant, c’est en raison des tabous et des normes de la société. Là où les reportages masculins insistent davantage sur les salaires des ouvrières et les causes économiques de la prostitution, les femmes journalistes accusent plutôt les moeurs et les lois qui régissent la famille bourgeoise, la rencontre amoureuse et les relations sexuelles. La prostituée malheureuse est décrite comme une victime sociale et elle se rapproche, dans cette forme de malheur, de toutes les femmes séduites et abandonnées évoquées par Querlin, parmi lesquelles figurent aussi bien des « jeunes filles du monde cachées, lycéennes en rupture de baccalauréat, irrégulières de toutes sortes qui viennent accoucher clandestinement » (VM, p. 4).

La question de la prostitution s’entrelace étroitement, dans ces représentations, à ces autres enjeux féminins et objets de débats contemporains que constituent l’avortement, les naissances et la sexualité hors mariage. En examinant les tentatives juridiques de la Troisième République pour supprimer les petites annonces, publiées dans la presse, camouflant des offres sexuelles et portant atteinte aux « bonnes moeurs », Hannah Frydman montre elle aussi l’intersection entre ces questions : les annonces voilées pour des méthodes de contraception et des services d’avortement suscitent les mêmes craintes et la même volonté de répression que la prostitution, dans un contexte pronataliste où l’on craint la contagion, le dépeuplement et la décadence de la France, problèmes tous associés à la sexualité des femmes hors du mariage[49]. En traitant de la prostitution, les femmes reporters en viennent ainsi plus largement à dénoncer l’hypocrisie des moeurs concernant la sexualité hors mariage. C’est l’amour adultère et gratuit (ainsi que l’amour homosexuel) qui est le plus réprimé et le plus mal vu, et non la prostitution :

La réprobation de la femme dite honnête et de la femme d’argent [Choisy nomme ainsi la courtisane moderne] pour celle qui aime en dehors des lois (la prostitution est légale chez nous !) est fort compréhensible. La courtisane ne fausse pas le sport sexuel. Si elle ne se marie pas, au moins elle n’accorde à l’homme rien pour rien.

Elle ne gâte pas le marché. Tandis que chaque amoureuse gratuite baisse d’autant les actions de la femme qui refuserait sa main à baiser en dehors des épousailles.

MF, p. 226-227

La prostitution est rangée aux côtés du mariage : il s’agit d’une institution sociale, d’un marché, et le cours de celui-ci est affecté par l’amour libre. Les femmes reporters soulignent également tout le poids des conventions et du conservatisme bourgeois en matière de sexualité, qui pèse davantage sur les femmes et les minorités sexuelles : on tolère la maison close pour les hommes, mais pas pour les homosexuel·le·s, où la rencontre ne peut « se passer que sous l’étendard hypocrite d’un bar » (MF, p. 199). Les femmes reporters abordent ces enjeux en renversant les termes de la question et en dénonçant l’hypocrisie sociale : il ne s’agit pas de craindre, de condamner et de réprimer la sexualité hors mariage et ses conséquences, dont les femmes sont les premières à payer les frais, mais de construire une autre vision des rapports sexuels, tarifés ou non.

Un « esclavage de classe »

Il est indéniable que ces représentations de la prostituée en femme ordinaire et en victime réitèrent des stéréotypes associés aux femmes : elles seraient victimes de l’amour (et des hommes) parce qu’elles sont faibles et sentimentales[50]. De plus, la récurrence de la figure de la fille-mère, si elle met en lumière des inégalités sociales et l’hypocrisie des moeurs bourgeoises qui condamnent la sexualité hors mariage, ne manque pas non plus de renvoyer à une figure féminine archétypale entre toutes, celle de la Mère, dont le rôle offrirait une douce rédemption. Néanmoins, la reconduction de stéréotypes et de rôles genrés est pour les femmes reporters le moyen permettant de ré-inclure la prostituée dans la société, un geste certes paradoxal, mais qui sert la remise en question du règlementarisme. Parce que la prostituée est une femme comme les autres, elle mérite un traitement humain.

Surtout, la condition de la prostituée permet d’éclairer la corrélation entre inégalités socio-économiques et sexualité tarifée. Maryse Choisy pointe les maigres salaires associés aux petits métiers féminins, qui conduisent les midinettes ou les couturières à se prostituer : « Et l’on s’étonne que dans une organisation sociale où la femme qui travaille meurt de faim, il y ait des courtisanes » (MF, p. 89). Dans bien des cas, c’est la condition socio-économique qui mène à la prostitution, selon Choisy. Jusque dans sa description de la prostituée du bas de l’échelle, l’insoumise des berges de la Seine, elle pose ce constat – la prostitution n’est que le symptôme de dysfonctionnements dans la société ; il faut blâmer non la fille, mais la « foule qui permet [son] existence » (MF, p. 154). On l’a dit : cette désignation des causes socio-économiques se retrouve aussi chez les reporters masculins, à la différence qu’elle ne détermine pas chez eux de prise de position abolitionniste.

Même Verdière Le Peletier, qui, dans l’association qu’elle établit entre misère et prostitution, reprend l’opposition typique entre le bon et le mauvais pauvre[51] – entre « la gêne qui lutte avec courage » et « la misère qui s’abandonne » (PJ, 19 janvier 1932, p. 1) –, note que la misère rend les femmes vulnérables aux sollicitations sexuelles. Se déguisant en clocharde pour mener son enquête, elle constate que, dans cet accoutrement, les hommes n’hésitent pas à la tutoyer et à lui manifester leurs intentions sexuelles. Magdeleine Paz développe le lien entre prostitution et condition socio-économique : le phénomène prostitutionnel « dérive […] des conditions et des rapports économiques qui déterminent l’état social », écrit-elle, et « 96 % des prostituées sortent de la classe ouvrière ou paysanne » (FV, p. 23). À cela s’ajoute une autre inégalité, « [l’]état d’infériorité de la femme », qu’elle interprète non comme un état naturel, mais comme un fait social nécessitant une modification profonde des « conditions et des rapports économiques » (FV, p. 24). Paz entrelace ainsi féminisme et lutte anticapitaliste, elle qui voit par ailleurs dans le mariage une « “[f]orme ‘aimable’ et légale de la prostitution”[52] ». Comme le mariage, mais plus fortement encore parce que les femmes qui s’y adonnent sont majoritairement issues de classes sociales dominées, la prostitution, pour Paz, est une marchandisation du corps, une aliénation sexuelle et économique[53]. S’intéresser à la prostituée est donc aussi le moyen de s’intéresser plus fondamentalement à la condition féminine, à la maternité, au rapport au corps, à la capacité des femmes des années 1920 et 1930 à modeler leur propre destin et à ce qui, dans la société, y fait obstacle.

De la reporter en prostituée

Les reportages au féminin véhiculent en somme de nombreuses contradictions et ambivalences, dont l’origine semble double. Ces contradictions s’enracinent, d’une part, dans la position en porte-à-faux que le système réglementariste accorde à la prostituée, dans une société où la frontière entre tolérance et criminalité est vite franchie. D’autre part, elles découlent de la manière ambiguë dont les femmes reporters se situent face aux représentations stéréotypées de la prostitution, que souvent elles réitèrent et que pourtant elles renversent. C’est dire la prégnance de l’imaginaire associé à la prostituée : la marginalité où on l’a repoussée au xixe siècle est à la fois le moteur de l’intérêt que les femmes reporters lui portent et le principe contre lequel elles luttent, dans leur tentative de réintégrer la fille au sein de la société. Entre l’observation curieuse et le regard empathique ou dénonciateur, les femmes reporters manifestent des degrés variables d’engagement, du plus fort (Paz) au plus faible (Valti) ; cependant, leur inclusion réciproque – et de la fille, et de la journaliste – dans une même condition féminine se remarque avec constance. C’est sur ce dernier point qu’on insistera enfin, pour esquisser la proximité symbolique qui relie la prostituée et la journaliste, proximité qui contribue à spécifier le reportage féminin sur la prostitution en mettant en relief la marginalité et la mobilité identitaire qui caractériseraient la femme reporter.

Voici Maryse Choisy dans un bal du « milieu », dansant avec un maquereau, qui propose de la faire entrer « dans une maison où [elle gagnera] davantage ». Elle ajoute : « Il a dit ça exactement comme les journalistes protecteurs qui font la cour, disent : “Je vous ferai entrer au Matin ou à la N.R.F”. Tous les mondes se ressemblent » (MF, p. 144). Autrement dit, qu’elle fréquente les bas-fonds urbains ou le monde des lettres, une femme peut être recrutée à l’aide des mêmes arguments. « Un journaliste n’est qu’une grue spirituelle », note-t-elle encore (MF, p. 44). Comme Marie-Ève Thérenty le souligne, Choisy actualise une métaphore répandue au xixe siècle, qui associe journalisme et prostitution (MET, § 27-28). Récemment, Éléonore Reverzy a consacré à cette métaphore une étude approfondie ; elle montre que la relation spéculaire entre journaliste et prostituée s’enracine, à partir des années 1830, dans la professionnalisation du métier d’écrivain, l’essor de la culture médiatique et du capitalisme d’édition : « […] l’écrivain qui vend son oeuvre est une prostituée ; le journaliste, écrivain prostitué par excellence parce qu’il est dénué de sincérité, ne cesse de se vendre au plus offrant ; l’un comme l’autre se trouvent à la merci d’un éditeur ou d’un directeur de journal qui tirent profit de leur pensée, comme un souteneur exploite les filles de joie » (PAF, p. 10).

La prostituée devient ainsi un « personnage sursignifiant » (PAF, p. 66) dans lequel se cristallise la dimension autoréflexive du journalisme. Dans le roman, la figure de la prostituée renvoie à l’exposition de la littérature, à la réclame. Elle est la métaphore du marché de la littérature qui s’est instauré et se trouve intériorisée par les écrivains (PAF, p. 121 et 180). La prostituée renvoie aussi, alors, à la littérature sérielle, anonyme, répétitive, réemployant sans cesse les mêmes topoï (PAF, p. 257), littérature dont le reportage fournit au xxe siècle un avatar moderne. La réactualisation de la métaphore chez les reporters n’est, en ce sens, pas étonnante.

L’image de la journaliste en prostituée acquiert cependant dans le corpus qui nous occupe un sens plus littéral. Nous avons laissé de côté le caractère « vécu » des reportages étudiés, mais il importe d’y revenir : la majorité de ces enquêtes – à l’exception de celle de Paz et de L’amour en prison de Choisy – relèvent de ce qu’on peut appeler le reportage d’identification ou d’immersion identitaire[54]. Les femmes, pour étudier la prostitution au plus près, sans doute aussi pour se distinguer de leurs homologues masculins, ont usé d’une même stratégie : Valti, Verdière Le Peletier, Choisy et Querlin ont toutes revêtu de fausses identités. Les trois premières se sont fait passer précisément pour des prostituées afin de pénétrer les milieux étudiés, jeu de rôle qu’elles mettent en scène dans leurs enquêtes, selon des modalités que Marie-Ève Thérenty a décrites et sur lesquelles nous ne reviendrons pas. On peut toutefois ajouter une dernière clé de lecture, à la lumière de l’étude de Reverzy, qui permet de mieux mesurer la portée symbolique de la relation réflexive entre prostituée et femme reporter.

C’est que le jeu de rôle lui-même, en plus de transformer la femme reporter en prostituée, est une pratique qui signale un trait partagé entre la fille et la reporter, à savoir leur commune mobilité identitaire. Aux rôles de prostituée (FC, p. 87 ; MF, p. 36-45 ; PJ, 24 janvier 1932), de travesti[55], de danseuse dans un dancing lesbien (MF, p. 110), de femme de chambre en maison de rendez-vous (MF, p. 46-55), d’infirmière (VM, p. 1-5) et de clocharde (PJ, 19 janvier 1932) endossés par les femmes reporters répond l’identité tout aussi fluctuante de la prostituée. Déjà dans la description que Parent-Duchâtelet popularise au xixe siècle, la prostituée est associée au mouvement, à l’instabilité (FN, p. 21). Son travail implique d’adopter diverses identités, de jouer des rôles dans des situations variées afin de répondre aux fantasmes des clients, ce que les reportages de Choisy et Valti mettent en relief :

Parce qu’elle fut femme de chambre chez une grande demi-mondaine, Manon joue à la femme du monde au bordel. Chaque bordel a sa femme du monde comme il a sa négresse.

[…] Les hommes ne demandent qu’à être dupés. Lorsqu’ils ont payé cent francs pour être aimés d’une femme du monde, ils seraient navrés que la comédie fût mal jouée.

Manon joue très bien la comédie. […] Elle est tour à tour la marquise qui remonte aux Croisés (par le trottoir), une comtesse espagnole, une pairesse anglaise, une princesse russe.

MF, p. 56-57

Valti elle-même, qui joue déjà un rôle en se faisant passer pour une prostituée, doit se glisser dans un rôle de second niveau, en quelque sorte, à la demande de la tenancière, qui a promis à son client une « femme du monde curieuse et avide de sensations » (FC, p. 25). De par ces jeux de rôle incessants, la maison close, microcosme social, est bien dans les reportages cette « boîte à fictions » que décrit Éléonore Reverzy, cet « espace où la fiction prolifère, s’amplifie, tant dans l’imagerie qu’elle déploie, que dans les scénarios qui s’y élaborent » (PAF, p. 295). Plus encore, tout le réseau des maisons devient une vaste boîte à fictions, puisque de l’une à l’autre, les mêmes prostitué·e·s circulent, reconnu·e·s malgré leurs identités variables (MF, p. 210-211).

En ce sens, le milieu prostitutionnel constitue sans doute pour les femmes reporters un réservoir de récits sans pareil. Mais surtout, il semble que parler des prostituées ce soit aussi, pour elles, une manière métaphorique de dire leur propre condition, dans son feuilleté de dimensions, de la plus générale à la plus particulière : condition féminine, qui les amène à critiquer les inégalités socio-économiques, la morale et les bonnes moeurs inéquitables envers les hommes et les femmes, et le règlementarisme ; condition de femme marginale, ensuite, du moins en regard de certaines normes (Choisy se dit divorcée [MF, p. 111] et Valti se dépeint en femme âgée et peu séduisante [FC, p. 52]), comme au sein du milieu très masculin du journalisme ; condition de femme reporter, enfin, à l’identité fuyante, mobile et insaisissable. « Remarques : pourrait personnifier pour les amateurs une femme arabe ou hindoue. […] Observations : Se méfier, étrange, étrange et peut-être un peu folle », indique la patronne d’une agence de rencontre sur son registre, en guise d’observations au sujet de Maryse Choisy (MF, p. 172). C’est sous le signe de cette commune étrangeté, dans leur remise en cause des identités fixes et des règles sociales, que la prostituée et la reporter se rejoignent, moins hors-la-loi qu’hors-norme.