Corps de l’article

Le reportage commence, comme tant d’autres dans Police Journal, par une visite nocturne dans un bar. Le narrateur anonyme d’« Entrevue avec une dondaine » (novembre 1944) erre dans la nuit montréalaise :

J’avais soif.

Il était tard le soir.

Rue Sainte-Catherine.

Dans l’est.

Près de la rue Saint-Laurent.

Ayant épuisé leur bière, toutes les tavernes étaient fermées.

Je décidai de monter dans une boîte de nuit[1].

Une fois à l’intérieur, et après avoir commandé sa « grosse Molson », le narrateur masculin remarque, à une table adjacente, une femme plus âgée en compagnie de « trois jeunes filles dans la vingtaine ». Selon la logique de telles scènes topiques de Police Journal, le statut de travailleuses du sexe des quatre femmes est vite présumé. La femme d’âge mûr invite notre narrateur à se joindre à elles, et la conversation en vient rapidement à la fermeture récente des bordels de Montréal. L’homme prétend, faussement, qu’il est originaire de la ville de Québec et, lorsque son interlocutrice lui demande s’il connaît des prostituées dans cette ville, il continue de mentir en répondant par l’affirmative. La femme saisit l’opportunité :

— Tu vas travailler pour moi, dit-elle. Tu vas t’en aller à Québec et solliciter les putains québécoises de venir travailler à Montréal. Nous manquons de filles par ici. Je vais te payer royalement…
J’interrompis.
— Vous manquez de filles. Je ne comprends pas… les bordels ne sont-ils pas tous fermés ici ? J’ai lu dans les journaux…
— Zut, mon petit. Les lupanars sont tous ouverts. Moi, j’en ouvre un nouveau la semaine prochaine. Voilà pourquoi il me faut de nouvelles filles[2].

Dans les pages de Police Journal, hebdomadaire sensationnaliste publié à Montréal entre 1942 et 1954, la visite d’un bar la nuit constitue un dispositif narratif récurrent à travers lequel une série de narrateurs masculins découvrent et révèlent les secrets de la prostitution à Montréal. Dans les bars et lors de rencontres avec les prostituées, les hommes découvrent des phénomènes qui semblent démentir les affirmations et les promesses hypocrites de politiciens lâches et de policiers corrompus.

Cet article envisage le phénomène de la prostitution féminine tel qu’il a été mis en scène dans différents articles de la presse sensationnaliste montréalaise du début des années 1940 à la fin des années 1960. Nous commencerons par un examen de Police Journal, axé sur le crime. Le périodique a mené une croisade contre l’omniprésence de la criminalité et de la corruption à Montréal et partout au Québec dès son lancement en 1942. Nous examinerons ensuite des « journaux jaunes » des années 1950 (comme Montréal Confidentiel et Ici Montréal). Hybrides, à la fois journaux et magazines, les journaux jaunes se spécialisent dans les potins, les faits divers et la couverture de comportements considérés à l’époque comme de mauvaise moralité. Dans les pages de Police Journal, la prostitution est le symptôme d’une incapacité collective à contrôler la moralité publique et le fait d’organisations criminelles bien coordonnées. Pour les journaux jaunes des années 1950, en revanche, la prostitution est au centre de mini-récits démontrant l’ingéniosité et le courage de la travailleuse du sexe en tant que professionnelle individualisée.

En nous concentrant sur des périodiques de faible prestige culturel et de ressources limitées, nous évitons sciemment une analyse du traitement médiatique de la prostitution dans la presse grand public de Montréal. Dans la première moitié des années 1940, alors que le phénomène de la prostitution en temps de guerre se déplaçait au centre du débat politique et social au Québec, sa couverture dans la presse dominante et populaire était abondante (bien que tempérée par la résistance, de nombreux périodiques, à discuter de manière explicite de questions telles que les maladies vénériennes)[3]. De même, les campagnes politiques contre le vice et la criminalité à Montréal dans la décennie qui a suivi la Seconde Guerre mondiale sont largement couvertes par la presse dominante. Si cet article ne se veut pas une étude exhaustive de la couverture de la prostitution dans l’ensemble de la presse québécoise, il ne s’agit pas non plus d’une histoire sociale de la prostitution qui utiliserait simplement les journaux et les magazines comme sources d’information ou comme baromètres de l’opinion publique (ou officielle). Notre objectif, beaucoup plus modeste et restreint, est de suivre la prostitution comme thème en mouvement à travers des mutations qui se produisent au sein des sphères les moins légitimes de la culture de l’imprimé au Québec au cours des décennies 1940 et 1950[4].

En limitant notre analyse à un type de périodiques ouvertement sensationnalistes, nous nous intéresserons à la façon dont la presse puise, pour des questions sociales comme la prostitution, le matériau de ses propres formes de narration et de mise en scène. Dans les pages du Police Journal des années 1940, comme nous le verrons, la prostitution fournit le matériel de base à plusieurs types de discours journalistiques. L’un d’entre eux consiste en de brefs reportages, cherchant souvent à retranscrire l’atmosphère de virées nocturnes masculines dans des lieux de commerce sexuel. Le deuxième, et le plus courant, est le regard panoptique sur la ville de Montréal ou la province de Québec, d’un point de vue qui tente de traduire l’omniprésence de la prostitution dans ces territoires. Dans ces différentes formes, les voix des travailleuses du sexe et les détails de leurs conditions d’existence reçoivent une attention minimale. Il est à noter que le terme « prostituée » n’apparaît que rarement dans les pages du Police Journal ; les références aux travailleuses du sexe les désignent le plus souvent simplement comme des « filles » ou des « femmes », tout en les situant dans des contextes qui rendent leur statut professionnel et moral très clair.

Dans la presse jaune des années 1950, en revanche, apparaît une fascination pour les techniques et les stratégies de la travailleuse du sexe, qui entraîne l’émergence de nouveaux récits centrés sur l’ingéniosité professionnelle (et, à l’occasion, la victimisation) qui, bien que sensationnalistes, ont néanmoins doté la travailleuse du sexe d’un certain degré d’agentivité. La différence entre ces deux corpus se manifeste également dans le fait que, dans la presse jaune, la travailleuse du sexe est très souvent la narratrice de ses propres actes, alors que dans les pages de Police Journal, la voix de la femme est rarement présente, en dehors des rhétoriques journalistiques qui l’encadrent dans la voix d’un narrateur masculin.

Police Journal

Police Journal est un périodique hebdomadaire, publié entre 1942 et 1954 et imprimé sur du papier peu coûteux. L’ouvrage de référence La presse québécoise, des origines à nos jours décrit son lectorat comme « des amateurs de sensations fortes[5] ». Les photographies et les illustrations sont rares dans Police Journal, et une partie importante de chaque numéro est consacrée à des oeuvres de fiction sérielles. La maison d’édition responsable du magazine, les Éditions Police-Journal, est surtout connue pour les centaines de romans en fascicules qu’elle publie des années 1940 aux années 1960, mettant en vedette des personnages tels qu’Albert O’Brien, « le détective national des Canadiens français » et l’Agent IXE-13, « l’as des espions canadiens ». Plusieurs de ces personnages sont apparus pour la première fois dans des romans-feuilletons dans Police Journal même[6].

Police Journal n’est pas le seul hebdomadaire montréalais des années 1940 à offrir un traitement sensationnaliste de la prostitution. Il y a eu aussi Le Moraliste (1942-1946), qui a été étudié en détail par l’historien Mathieu Lapointe[7]. Notre décision de nous concentrer sur Police Journal ici est basée sur le fait que, survivant jusqu’en 1954, il a eu la plus longue durée de vie de tous les tabloïds hebdomadaires sensationnels de son temps et offre donc un corpus de taille importante dans lequel les mutations dans le traitement de la prostitution et des thèmes connexes peuvent être identifiés.

Confinement, contagion, culpabilité

De son lancement en 1942 jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale en 1945, un peu moins de la moitié des titres du Police Journal traite d’une soi-disant épidémie de prostitution au Québec. Une lecture attentive des articles du périodique portant sur la prostitution au cours de cette période confirme l’idée, suggérée par Helga Kristín Hallgrímsdóttir et ses co-auteurs, que le traitement journalistique de la prostitution en période d’anxiété morale est dominé par trois types de récits : ceux du confinement, ceux de la contagion et ceux de la culpabilité[8]. Nous utiliserons chacune de ces catégories comme outil pour fournir un cadre conceptuel aux articles sur la prostitution au Québec publiés dans Police Journal au cours de la période 1943-1945.

Si « confinement » n’est pas une traduction parfaite du « containment », qui est la première des catégories proposées par ces auteurs – le mot français n’a pas les connotations de contrôle forcé qui est implicite dans le mot anglais – il suggère néanmoins que la prostitution est souvent l’objet d’un contrôle dans l’espace urbain. À tous les niveaux, pour Hallgrímsdóttir et ses co-auteurs, le « défi » posé par la prostitution pour les gouvernements n’est pas simplement de réglementer une pratique dont des comportements ont été criminalisés, mais implique l’impératif plus large de « maintenir l’esthétique morale appropriée de l’espace urbain[9] ». Comme nous le verrons, Police Journal semble beaucoup moins préoccupé par les actes dans lesquels les travailleuses du sexe et leurs clients sont engagés que par la façon dont la prostitution marque les lieux urbains (et suburbains) de signes de dégradation.

Comme d’autres voix soutenant la réforme morale, Police Journal condamne les bordels du « Red Light » de Montréal et les organisations criminelles qui en sont propriétaires. Les riches travaux des historiens de la prostitution et de la régulation de la sexualité à Montréal ont retracé les paramètres géographiques changeants des quartiers « Red Light » de la ville depuis le xviiie siècle et les vagues d’intervention de l’État et de condamnation morale auxquelles ces quartiers ont été soumis[10]. Lorsque le « Red Light » est fermé par la police en février 1944, sous la pression des autorités militaires canadiennes, le résultat est la dispersion de la prostitution à travers la ville. Par la suite, le périodique consacre une grande partie de sa couverture à des reportages sur les efforts des prostituées et de leurs associés pour trouver de nouveaux espaces dans lesquels exercer leur profession. Très vite, le magazine s’indigne de ce qui semble être une sexualisation générale de l’espace urbain, dans la mesure où l’activité sexuelle – qu’il s’agisse de transactions financières ou non – contamine la totalité des espaces culturels et récréatifs des villes y compris les plages de Montréal[11].

Dans « La prostitution se réorganise » (18 mars 1944), l’éditeur fait le récit d’une rencontre dans une taverne avec un homme identifié seulement comme « un ivrogne loquace », mais qui se révèle être un informateur. Cet informateur avoue être le père d’une prostituée qui avait auparavant travaillé dans l’un des bordels du quartier « Red Light ». Il mentionne une récente visite à sa fille, nommée Béatrice, et explique qu’avec la fermeture des bordels, elle ne sait plus où exercer son métier. Alors que le récit de l’informateur se poursuit, il raconte que pendant qu’il jouait avec les enfants de Béatrice (ses propres petits-enfants), une proxénète est arrivée pour parler à cette dernière. Apprenant sa situation difficile, la proxénète invite Béatrice à emmener ses clients dans l’une des maisons privées qu’elle a commencé à utiliser pour le commerce sexuel :

Béatrice lève de grands yeux étonnés sur son interlocutrice :
— C’est curieux, ça, dit-elle.
— Non, reprit la proxénète, je ne vous chargerai pas un seul sou en argent. Je ne vous demanderai qu’un petit service. Vous allez occuper ma maison de la rue Clarke.
— Mais quels services pourrais-je vous rendre ? demanda la naïve Béatrice.
— Il y a des centaines de « clients » qui viennent chaque jour se cogner le nez aux portes de mes maisons closes. Ils viendront à votre nouveau logis rue Clarke. Tout ce que vous avez à faire sera de leur donner une carte en leur disant de se rendre à l’adresse indiquée sur la carte.
— Ah ! dit Béatrice indécise.
— Ce n’est pas grand-chose comme vous voyez, reprit la vendeuse de chair humaine. J’ai logé la plupart des filles dans des maisons de gens à la mode. Pas des maisons de chambres attitrées, non, c’est trop dangereux. Des vraies maisons privées. Et j’ai ouvert un petit bureau discret. Sur la carte que vous donnerez au « client » est inscrite l’adresse de ce bureau. Quand le client viendra il sera dirigé vers une des maisons privées où travaillent dorénavant mes filles[12].

Parmi les nombreux aspects de cet article qui méritent d’être notés, l’un est l’enchâssement du dialogue entre les deux femmes dans les observations d’un homme rapportant lui-même la conversation à son rédacteur en chef. Ces relais et intermédiaires masculins sont typiques de la couverture de la prostitution par le périodique, qui enfouit généralement la voix des femmes dans des structures complexes de discours rapportés. Le dispositif d’une rencontre avec un informateur masculin anonyme, qui est soit un habitué du monde nocturne montréalais, soit un innocent offusqué par ce qu’il vient de découvrir, est récurrent.

La réorganisation du travail du sexe à Montréal à la suite de la fermeture des bordels deviendra un sujet constant de la couverture de la prostitution par Police Journal après 1944. Les prostituées passent des bordels aux maisons privées, puis aux hôtels. Dans l’immédiat après-guerre, des établissements proposant des « chambres touristiques » (« tourist rooms ») deviennent des lieux incontournables de la prostitution[13]. Dans d’autres développements, plus inattendus, la prostitution a été découverte dans des terrains de camping de banlieue accueillant des touristes[14] et même sur les Plaines d’Abraham dans la ville de Québec[15].

À la fin des années 1940, pour Police Journal et d’autres observateurs, la prostitution est indissociable d’une épidémie générale et incontrôlable de la sexualité publique, atteignant désormais des lieux comme le Mont-Royal ou les salles de cinéma[16]. L’échec de la stratégie de confinement, bien sûr, est la condition préalable à la contagion croissante de la prostitution, le deuxième des cadres conceptuels proposés par Hallgrímsdóttir et coll. comme caractéristique de la couverture médiatique du phénomène. Le recours le plus littéral aux idées de contagion dans Police Journal pourrait sans surprise être constaté dans l’inquiétude exprimée concernant la syphilis et d’autres maladies sexuellement transmissibles. L’exploitation d’une telle inquiétude comme prétexte à la régulation morale et judiciaire des femmes et de leur comportement sexuel au cours de la première moitié du xxe siècle a été étudiée en détail par Andrée Levesque, Marilyn Hegarty et d’autres historiens de la prostitution. En 1944[17], Police Journal cite un brigadier-général de l’Armée canadienne qui affirme qu’en ce qui concerne la propagation des maladies vénériennes chez les soldats, « [n]ous détenons le championnat incontestable de tout l’empire britannique[18] ».

Néanmoins, les formes de contagion qui préoccupent Police Journal sont moins celles d’une maladie transmissible que d’une promiscuité sexuelle croissante où les frontières entre la prostitution et l’activité sexuelle des femmes sont brouillées. Alors que la guerre touche à sa fin, la couverture de Police Journal trahit un changement de perception, de sorte que la stigmatisation de la prostitution s’attache à toutes les femmes participant à la vie publique et ne se conformant pas aux positions attendues d’épouse, de mère ou de jeune fille innocente. La difficulté de distinguer la prostituée de l’ouvrière à la recherche de divertissement ou participant à la sociabilité nocturne produit une confusion morale à laquelle Police Journal paraît très sensible.

Nulle part l’inquiétude de Police Journal face à cette « confusion morale » n’est plus évidente que dans son traitement des « filles de la victoire », l’équivalent au Québec des soi-disant « Victory Girls » – ces femmes, aux États-Unis et ailleurs, stigmatisées pour s’être livrées à des relations sexuelles avec des soldats. En 1944, le rédacteur en chef de Police Journal présente un texte prétendument envoyé au magazine sous le nom « Le Saint », d’après le « célèbre bandit de la fiction britannique ». Dans son introduction, le rédacteur en chef met en garde les lecteurs contre une situation morale qui se détériore et dénonce les nombreux secteurs de la population dans lesquels les frontières entre légalité et illégalité se sont estompées. La lettre du « Saint » explique aux lecteurs les nouvelles menaces pour la morale que représentent « les filles de la Victoire ». Ce qui frappe dans cet extrait, ce n’est pas seulement l’intensité de sa misogynie mais la comparaison faite entre la vraie prostituée, consciente de sa valeur et possédant une certaine connaissance des mesures d’hygiène, et la « fille de la victoire », dont l’offre de relation sexuelle sans rémunération est considérée à la fois comme la forme la plus basse d’avilissement, comme une source de concurrence injuste pour la prostituée professionnelle et comme la cause la plus probable de maladies sexuellement transmissibles.

Mais il n’y a pas que les filles qui se vendent.

Il y a celles qui se pâment devant les soldats, qui se grisent des marins et qui ont le vertige devant les aviateurs ; il y a les filles de la victoire, comme on les appelle, les guidounes sans cervelle qui donnent avec passion leurs caresses aux militaires.

Ce sont des femmes gratuites et à tout le monde qui porte le magique uniforme.

Savez-vous comment on appelle ces filles-là dans le Red Light ?

On dit d’elles avec dédain que ce sont des « free lunchs », des « Culs de Charité ».

Les guidounes de la victoire sont de grandes propagatrices de maladies vénériennes. La plupart du temps ces petites sottes ne connaissent même pas les règles les plus élémentaires de l’hygiène féminine[19].

D’une manière qui évoque une histoire beaucoup plus longue d’injures misogynes, cet extrait a du mal à équilibrer ses descriptions contradictoires des femmes – comme innocentes et manipulatrices, conscientes de leur valeur dans les économies sexuelles, mais motivées par une passion irrationnelle. Si ces descriptions perpétuent des stéréotypes qui remontent à des siècles, les contradictions sur lesquelles elles reposaient se sont retrouvées amplifiées en temps de guerre. Écrivant sur le contexte des États-Unis pendant la Seconde Guerre mondiale, Marilyn Hegarty a décrit la « normalisation » du désir sexuel masculin qui se manifeste dans des initiatives telles que l’éducation sexuelle pour les hommes servant dans l’armée, la fourniture de contraceptifs et la tolérance des maisons de prostitution. Dans le même contexte, Hegarty suggère que « [l]a normalité des désirs sexuels des femmes était […] réduite au silence par le fait de présenter le désir féminin comme un problème psychologique ou une pathologie sociale[20] ». On s’attendait à ce que les femmes circulent dans une sphère publique hautement sexualisée, mais les forces de l’ordre moral et judiciaire les ont dénigrées comme boucs émissaires du chaos social et sexuel causé par les perturbations du temps de guerre.

Si Police Journal est davantage motivé par le besoin de titres et de récits sensationnalistes que par toute position morale cohérente, son inquiétude face à une sexualité débridée qui n’est pas formellement liée à la prostitution est plus marquée que celle qui alimente son opposition à la prostitution elle-même. En 1943, Police Journal appelle à la fermeture des bordels et à l’arrestation des femmes qui y travaillent – suggérant que ces femmes soient envoyées travailler dans les usines de guerre sous l’oeil vigilant d’organisations de charité. À la fin de la guerre et dans les années qui suivent, l’angoisse face à la multiplication de lieux d’activité sexuelle ne pouvant être facilement contrôlés (comme les théâtres ou les parcs), augmente d’un cran[21].

Il ne faut pas oublier que, dans le système juridique canadien, l’acte de prostitution lui-même n’est pas reconnu comme criminel. Au contraire, les travailleuses du sexe sont vulnérables aux lois concernant le vagabondage, qui cherchent à réglementer leur présence dans l’espace public. Les cibles de l’action policière concernent toute femme qui « étant une vulgaire prostituée ou coureuse de nuit, erre dans les champs, dans les rues publiques ou dans les grands chemins, les ruelles ou les lieux d’assemblées publiques ou de rassemblements, et ne rend pas à son sujet un compte satisfaisant[22] ». La liste des lieux décrits ici présente une ressemblance frappante avec le dénombrement des lieux d’activité sexuelle identifiés par Police Journal dans les articles qui ont suivi la fermeture des bordels de Montréal en 1944. De même, l’exigence qu’une femme trouvée dans les lieux publics « rende à son sujet un compte satisfaisant » est absurde compte tenu de la prolifération des voix masculines (des journalistes, des agents de police, des fonctionnaires du gouvernement et des religieux) qui étaient trop désireux de laisser les femmes sans voix et de les marquer du signe de la criminalité.

Bryan Donovan a montré comment les deux guerres mondiales du xxe siècle ont provoqué un changement dans la perception populaire de la prostituée, passant de « victime vulnérable à prédatrice porteuse de maladie[23] ». Je suggère que, dans Police Journal, les deux perceptions ont continué d’être entrelacées. À cet égard, le discours condamnatoire du magazine, que Hallgrímsdóttir et ses co-auteurs considèrent comme un trope rhétorique clé dans la couverture médiatique de la prostitution, a vacillé dans sa clarté et ses cibles[24]. Bien que Police Journal considère la prostitution en temps de guerre et les maladies transmises sexuellement comme des menaces pour l’hygiène sociale, son plus grand dédain envers la corruption gouvernementale, l’incompétence de la police et la criminalité organisée lui permet de présenter la vraie prostituée, ne serait-ce que par intermittence, comme un objet de pitié et de sympathie. Cette sympathie est souvent exprimée dans un langage qui renvoie à la fin du xixe siècle et qui construit une représentation de la jeune prostituée comme la victime de souteneurs séduisants et de complots criminels visant à piéger de jeunes femmes innocentes.

« Filles vendues à l’encan », publié dans le numéro du magazine du 10 avril 1943, est le long récit, crédité à « un rédacteur régulier de “Police Journal” », de la vente aux enchères de jeunes femmes à des fins de prostitution. Ce reportage, comme d’autres, commence dans l’obscurité de la nuit :

Neuf heures du soir.

Ce bout de la rue Clark, dans le quartier interlope, est noir, et l’obscurité favorise les desseins macabres des super-gigolos.

Une petite lumière est allumée au plafond du portique d’un lupanar.

La première automobile luxueuse stoppe.

Un homme en descend, mais il n’entre pas au lupanar ; il sonne à la porte voisine.

Une demi-heure plus tard au même endroit il y a une dizaine de voitures de grand luxe stationnées.

À l’intérieur de la maison voisine du lupanar, des hommes causent.

Puis une femme fardée pénètre dans la pièce :

— Messieurs, dit-elle, je vais faire entrer les filles une à une et vous ferez vos prix. Celui qui donnera le montant le plus élevé aura la fille tout naturellement.

S’il n’y a aucune raison de douter de la véracité de ce rapport, ni de sous-estimer l’exploitation des femmes qu’il décrit, force est de constater qu’il se construit comme la mise en scène d’un cortège de femmes s’offrant au jugement d’hommes prédateurs. Par le lent dévoilement du spectacle des corps de femmes à vendre, ce bref texte s’appuie sur une longue tradition – remontant à la fin du xixe siècle – de récits de femmes en captivité. Ces récits, produits de vagues de panique face à « l’esclavage blanc » et d’un trafic international de femmes, remplissaient des livres dont les chapitres étaient structurés de manière à atteindre leurs moments forts dans des scènes comme celle décrite ici dans Police Journal. Ces chapitres, à leur tour, étaient souvent publiés, accompagnés d’images pornographiques, dans des magazines « pulp » et d’autres médias imprimés[25].

Au fur et à mesure que l’article de Police Journal se poursuit, il offre le spectacle dégradant de la soumission d’une femme au processus d’appel d’offres :

Et l’encan commence.
— 50 $ dit un homme.
— Tout le monde rit de cette somme dérisoire.
— 200 $
— 500 $
La fille est adjugée à un super-gigolo portant un sobriquet de bonbon, qui paye 800 $.

En l’absence de toute image d’accompagnement, ce texte prolonge néanmoins dans le temps – à travers la séquence des enchères ascendantes – le spectacle de la jeune femme s’affichant devant les yeux d’hommes curieux, jusqu’à l’apogée narrative qui arrive lors de la conclusion de la vente. Ensuite, comme si l’atmosphère mélodramatique et nocturne de ce récit pouvait jeter le doute sur sa provenance et sa véracité, l’article change de ton pour introduire le capitaine Charles-H. Sheraton, « de l’agence de détectives William J. Burns », que l’éditeur dit avoir rencontré à l’Exposition universelle de New York de 1939. Sheraton, présenté comme le responsable du nettoyage moral de la ville de Bridgeport (Connecticut) en 1920, avait décrit au rédacteur en chef du Police Journal les mesures nécessaires pour le nettoyage réussi d’une ville corrompue. Sheraton y parvint avec l’aide de centaines de soldats démobilisés de la Première Guerre mondiale, qu’il avait organisés en corps militaire privé pour l’opération. Selon le journaliste, ce n’est qu’avec une opération d’une telle ampleur et la même précision militaire, que Montréal pourra avoir le nettoyage moral dont elle a tant besoin.

De tels fantasmes militaristes, bien sûr, laissent peu de place à l’expérience et au vécu des femmes engagées dans le travail du sexe. Dans « Filles vendues à l’encan » les femmes ne sont présentes que comme symboles d’un destin terrible nécessitant une mobilisation militaire de masse pour son éradication. On peut dire plus généralement que ce qui distingue le traitement médiatique de la prostitution par Police Journal des vagues ultérieures de journalisme sensationnaliste est l’accent mis sur l’ampleur du phénomène. Dans la période précédant 1944, du point de vue du Police Journal, cette ampleur est un effet de la coopération complexe des criminels, des gestionnaires de lieux et des fonctionnaires corrompus qui ont permis au système contrôlé des bordels de prospérer. Après 1944, dans Police Journal, l’ampleur de la prostitution à Montréal est vu comme effet de son omniprésence incontrôlée, de sa dispersion dans tous les coins de la ville. La spécificité de la travailleuse du sexe elle-même s’est dissoute dans un continuum d’identités et de comportements. Les frontières entre la travailleuse du sexe professionnelle et la femme sexuellement active en dehors du mariage hétérosexuel voué à la reproduction sont peu perceptibles.

Nulle part ce diagnostic d’une dissolution des frontières et d’un échec de contrôle n’est plus clair que dans un article de 1944 accusant le procureur général du Québec, Léon Casgrain, de naïveté pour avoir cru que la fermeture des bordels résoudrait le problème. Au contraire, selon Police Journal, la destruction d’espaces confinés a permis à la prostitution de s’implanter partout. Dans de tels reportages, nous nous trouvons devant le dispositif rhétorique du copia verborum, la liste qui cherche sa force dans l’abondance de phénomènes qu’elle nomme [26] : « Et maintenant les prostituées sont dispersées par centaines aux quatre coins de la ville et de la province : dans les fonds de cours, dans les ruelles, autour des grands hôtels, dans les rues, dans les auto-bordels près des usines de guerre dans la campagne cu-bécoise [sic][27]. »

Journaux jaunes

Un article non signé dans le numéro du 21 mars 1953 de Allô Police, jeune hebdomadaire, alors, d’actualités judiciaires, avertit les touristes s’aventurant dans la nuit montréalaise d’éviter de révéler à des étrangers la somme d’argent qu’ils portent sur eux :

Dans les restaurants, bars, grills ou cabarets de toute autre désignation, il existe des personnes, hommes et femmes, qui font un métier de vous étudier, regarder votre porte-monnaie, si vous avez l’occasion de l’étaler pour payer à la note. On regarde aussi avec quelle sorte de billet vous réglez le barman. Dans ce cas, il s’agit surtout de femmes qui, si elles ne font pas elles-mêmes le travail, communiqueront les renseignements à leur employeur (ordinairement leur ami de coeur)[28].

Les auteurs des vols décrits ici pourraient être des hommes ou des femmes, mais l’avertissement d’Allô Police aux victimes potentielles ne manque pas de lier le risque de vol à une anxiété morale plus large concernant le danger que représentent les femmes dans les lieux de divertissement nocturne de Montréal. Les femmes qui participent à cette économie du vol, nous dit l’article, pourraient s’appeler « Filles P.M. », à la fois parce qu’elles accomplissent leur travail la nuit et parce que l’objet de leur travail est précisément le « porte-monnaie » du client sans méfiance. Aucun terme correspondant n’a été appliqué aux hommes pratiquant de tels crimes, et « Filles P.M. », si l’étiquette avait perduré, aurait pu rejoindre un lexique d’autres étiquettes – telles que « filles de joie », « filles aux manières légères », « filles de rue » et « filles de vie » – par lesquelles les femmes travaillant dans la nuit montréalaise auraient vu leurs activités genrées, sinon explicitement sexualisées.

Un article sur le phénomène des journaux jaunes, publié par la revue Vrai en 1957, a visé en partie à dénoncer l’hypocrisie des personnes respectables (comme les journalistes travaillant pour des publications d’information plus établies) qui agissent – souvent en secret – en tant qu’éditeurs et rédacteurs de périodiques sensationnalistes faisant régulièrement l’objet de censure pour des raisons à la fois politiques et morales[29]. Ross Higgins, Line Chamberland et Viviane Namaste font partie des historiens qui ont perçu, dans le journalisme sensationnaliste des journaux jaunes, une mise à l’épreuve implicite des normes morales du Québec dans la période d’après-guerre et un recalibrage de ces normes qui anticipe les transformations sociales associées à la « Révolution tranquille[30] ». Alors que l’on constate, dans les journaux jaunes des années 1950, une attention croissante à ce que l’on pourrait appeler des comportements non conformistes, notamment en ce qui a trait à la sexualité, le défi est de distinguer entre l’engagement de ces publications en faveur du changement social ou culturel et un déploiement plus manifestement cynique du sensationnel pour des raisons purement financières. Ce défi, bien sûr, est posé par pratiquement tous les périodiques sensationnalistes, qui peuvent se présenter comme – alternativement ou simultanément – des baromètres de la transformation sociale, des exploiteurs de curiosité lascive et des guides pédagogiques des comportements émergents.

Parmi un échantillon d’une cinquantaine de numéros de journaux jaunes publiés au Québec dans les années 1950, nous avons sélectionné, pour examen, un certain nombre d’articles dans lesquels la prostitution est le thème central. L’aspect le plus frappant de ces articles est qu’ils sont, pour la plupart, déconnectés d’un projet plus large de réforme morale. Il y a une certaine banalisation de la prostitution – un sentiment qu’elle est moins le symptôme d’une condition collective qu’une caractéristique attendue des économies criminelles et sexuelles dans les grandes zones urbaines. Si ces articles offrent une mise en contexte plus large de la prostitution, c’est celle des risques et des sensations de la nuit urbaine en général[31], plutôt que, comme dans Police Journal, un état historiquement spécifique de crise morale.

Une différence supplémentaire entre les articles examinés ici et ceux parus dans Police Journal réside dans la tendance du journal jaune des années 1950 à décrire, en détail, les actions des travailleuses du sexe elles-mêmes. Ces actions ne sont généralement pas celles de la rencontre sexuelle. Dans de nombreux exemples, il s’agit plutôt des routines professionnelles et des stratégies employées par les prostituées pour inciter les clients à payer pour un acte sexuel. Dans d’autres cas, ce sont les actes d’auto-préservation par lesquels des prostituées en danger échappent à des personnes cherchant à les contrôler. Dans tout ce corpus, la travailleuse du sexe possède une agentivité qui était absente de la couverture de Police Journal, et bien que cette agentivité nourrisse de toute évidence le voyeurisme des lecteurs, elle la détache également des problématiques de confinement, de contagion et de culpabilité qui avaient marqué ce traitement médiatique antérieur.

La couverture du numéro du 6 novembre 1954 de l’hebdomadaire Ici Montréal est, comme celles de nombreux numéros de journaux jaunes (et du Police Journal), dominée par un seul titre : « Prostitution et chauffeurs de taxi ». Celui-ci active un préjugé ancien qui fait de la prostituée et du chauffeur de taxi des collaborateurs nocturnes au sein du commerce sexuel urbain. Alors qu’une décennie plus tôt, dans « Taxis et putes », Police Journal s’était concentré sur le chauffeur de taxi en tant qu’intermédiaire dans le commerce sexuel, reliant des clients potentiels à des prostituées[32], l’article d’Ici Montréal est plus typique du journal jaune des années 1950 en se concentrant sur la travailleuse du sexe elle-même. Contrairement à la une, l’article est porté par un titre reliant le reportage à des questions de réglementation municipale – « Premier casse-tête pour la nouvelle administration – la prostitution dans les taxis ». Cependant, le texte, qui décrit l’utilisation des taxis comme lieux de rapports sexuels, a peu à dire sur les dimensions juridiques du phénomène et se concentre principalement sur les raisons pour lesquelles les prostituées trouvent les taxis efficaces :

Les prostituées y trouvent un double avantage. En outre de pouvoir exiger davantage parce que le prix de la chambre est moindre, leurs sorties sont ainsi moins contrôlées et il leur est possible d’en camoufler plusieurs, de sorte qu’elles peuvent garder pour elles le fruit de plusieurs promenades sans que le patron le sache.

Dans un club de nuit situé tout près de l’hôtel de ville et qui reste ouvert toute la nuit, les respectueuses offrent donc un double service. Si le client semble avoir la palette, on le conduit vers l’hôtel le plus rapproché. Si elle juge que c’est un « tout nu » qu’elle a entre les mains (c’est ainsi qu’on nomme ceux qui n’ont pas de « foin »), elle lui offre ce service « express »[33].

Le journal jaune des années 1950 préfère ainsi la description par des initiées des techniques ou pratiques à l’indignation morale d’un observateur extérieur au milieu. Qu’il soit intentionnel ou non, ce choix sert à faire de la travailleuse du sexe une figure individualisée méritant le respect ou l’admiration, ne serait-ce que parce que plusieurs de ces articles racontent l’ingéniosité avec laquelle ces femmes accomplissent leur travail. « Commerce doublement clandestin : La vodka vient au secours des prostituées montréalaises[34] » raconte les stratégies des travailleuses du sexe pour attirer les touristes américains rencontrés dans les bars et cabarets jusqu’aux « chambres touristiques » en leur promettant de la vodka, un alcool rare au Québec à l’époque. « Sur le boulevard St-Laurent : Prostituées complices des voleurs », paru dans Montréal Confidentiel, décrit la pratique par laquelle les travailleuses du sexe invitent des hommes dans des chambres où ils seront accostés par des voleurs masculins feignant l’indignation jalouse :

La fille de vie se tient dans un cabaret de nuit où elle observe les clients. Elle s’arrange de tirer à sa table un homme qui semble avoir de l’argent sur lui. L’invité vient à la table de la jeune fille, amorce la conversation. Le couple prend quelques consommations, ce qui dure généralement plus d’une heure.

Alors que l’homme semble un peu grisé et que la fille de joie s’est assurée qu’il avait de l’argent sur lui, elle l’invite à l’accompagner à sa chambre.

Le monsieur accepte. On monte le boulevard St-Laurent jusqu’au nord de la rue Ste-Catherine. Le couple entre dans une chambre qui est censée être la sienne. Quelques minutes plus tard, un homme, qui a la clé, entre dans la chambre. Il fait semblant d’être insulté[35].

En partie parce qu’il décrit un scénario répété plutôt qu’un moment singulier, ce texte de Montréal Confidentiel évite l’élaboration d’une atmosphère mélodramatique typique de ces récits de rencontre nocturne courants dans Police Journal. De plus, la description sans fioritures d’une séquence d’actions satisfait l’intérêt voyeuriste du lecteur pour les compétences professionnelles du petit criminel. Les mini-récits comme celui-ci ne sont pas présentés comme des symptômes d’une condition morale dégradée. Ce sont plutôt des exemples parmi d’innombrables autres d’une ingéniosité tactique qui fait partie de l’inépuisabilité de la vie urbaine.

« Les Call-Girls de la Rue St-Hubert », également publié dans Montréal Confidentiel, mentionne d’abord que « [d]epuis que les maisons de désordre ont été fermées dans la métropole, un nouveau système a succédé à l’ancien. C’est celui des call-girls qui reçoivent à la maison[36] ». Jusque dans les années 1960, la « call-girl », qui communique par téléphone avec des clients potentiels, est une figure de fascination pour la presse sensationnaliste, pour qui elle symbolise des formes modernes de prostitution : à la rue, elle préfère désormais de nouveaux outils technologiques[37]. Alors qu’il ressasse des clichés sur la prostitution comme celui de l’« institution vieille comme le monde », l’article du Montréal Confidentiel interroge la mécanique d’un système dans lequel les travailleuses du sexe reçoivent des clients à leur domicile grâce à des appels téléphoniques gérés par des intermédiaires : « Leurs clients leur sont envoyés par une personne dont on ignore le nom et qui tient les ficelles de ce système[38]. » Les risques d’un tel système, affirme l’article, proviennent du fait que les clients peuvent être confus quant aux adresses leur ayant été données ; plusieurs clients auraient par erreur frappé aux portes des Pères blancs d’Afrique, un ordre religieux situé rue Saint-Hubert, à la recherche de travailleuses du sexe. Comme les touristes ivres attirés par la promesse de vodka ou les hommes accostés après avoir suivi les femmes dans des chambres qu’elles prétendaient être leurs résidences, les clients confus se trouvent réduits au statut d’imbéciles masculins méritant leur sort, plutôt que de victimes à prendre en pitié.

Dans un autre ensemble d’articles apparaissant dans les journaux jaunes des années 1950, les femmes engagées dans le travail du sexe sont présentées comme les victimes de groupes ou d’individus profitant de leur travail. « L’amour du métier : Une prostituée se fait tapocher et fait manquer à la police une solide enquête contre la pègre[39] » raconte l’histoire d’une femme travaillant comme prostituée qui, cherchant à échapper à ceux qui la contrôlent, informe la police de sa situation et du rôle de la pègre dans le contrôle de la prostitution sur le boulevard St-Laurent : « Ses déclarations allaient permettre aux détectives de porter un coup aux gens de la Main qui contrôlent la prostitution dans ce secteur de la ville. » Battue par les criminels qui ont profité de son travail, elle cesse de coopérer avec la police, essaie de s’évader et se trouve obligée de faire de l’auto-stop, blessée, de Pointe-aux-Trembles à Montréal[40].

La même année, un titre à la une d’Ici Montréal, imprimé à l’encre rouge foncé – trait distinctif du périodique –, rapporte qu’« [u]ne épouse est forcée de recevoir les clients recrutés par son mari[41] ». L’histoire d’une femme analphabète de 29 ans avec deux enfants, forcée de se livrer au travail du sexe pour subvenir aux besoins de son mari, est inhabituellement dépourvue d’un ton sensationnel. L’article raconte que la situation de la femme a été découverte par un travailleur social et qu’elle a coopéré avec les enquêteurs de la police et témoigné au procès dans lequel son mari a comparu. Si la reconnaissance par le périodique de l’innocence de cette femme et de l’injustice de sa situation sont évidentes, il faut rappeler que le même journal jaune, comme ses concurrents, s’est simultanément engagé dans la condamnation et la dénonciation d’actes homosexuels ou de pratiques sexuelles des élites sociales et culturelles[42]. Le traitement empathique de ces prostituées contraintes et forcées semble être l’expression, avant tout, d’un populisme observant avec complaisance l’intelligence et l’instinct d’auto-préservation des travailleuses du sexe des classes inférieures.

Conclusions

Il est devenu courant, dans les études sur la prostitution, de noter la manière dont la figure de la travailleuse du sexe prend rapidement une forme métaphorique, comme symptôme de conditions sociales plus larges ou comme emblème de questions morales. Dans le résumé efficace de Deborah Epstein Nord, la prostituée

peut se présenter diversement comme un emblème de la souffrance sociale ou de l’avilissement, comme une projection ou un analogue du moi aliéné de le flâneur masculin, comme un instrument de plaisir et un partenaire dans les frénésies urbaines, comme un moyen rhétorique et symbolique d’isoler et de mettre en quarantaine les maux urbains au milieu d’une métropole autrement florissante, ou en tant qu’agent de connexion et de contamination… Ce qui reste constant, cependant, c’est l’altérité de la prostituée, son utilisation comme trope, son éphémère et son jetabilité ultimes[43].

Ailleurs, la prostituée peut être la figure la plus emblématique du désordre moral ou de l’effondrement social, dont la persistance et la résistance à l’éradication sont considérées comme symptomatiques des échecs de l’ordre social[44]. On peut trouver tous ces cadres d’intelligibilité dans le traitement médiatique de la prostitution dans la presse sensationnaliste de Montréal que nous avons examinée ici. Insister trop fortement sur la fonction métaphorique de la prostituée, cependant, c’est ignorer la façon dont cette figure a été nommée, exploitée et représentée dans les discours légaux ou de compréhension pseudo-scientifique auxquels la presse emprunte volontiers. J’insiste sur ce point, non seulement pour mettre en relief un réalisme social qui nous rappelle la vie et les corps réels derrière toute compréhension métaphorique de la prostitution, mais aussi parce que la figure de la prostituée s’insère, dans la presse examinée ici, dans de multiples discours journalistiques dont le degré de métaphorisation est très variable.

Dans le traitement de la travailleuse du sexe que l’on trouve dans Police Journal, elle est à la fois la cause et l’objet de projets de régulation morale et du journalisme qui prétend parler en son nom. L’insaisissabilité des lieux de commerce sexuel – à la fois omniprésents et cachés – oblige Police Journal à rechercher de tels espaces, dans l’obscurité de la nuit, ou dans des espaces publics (comme les cinémas et les parcs) qui ont été contaminés par un tel commerce. La catégorie de la travailleuse du sexe elle-même perd sa spécificité, comme si elle était incapable à elle seule d’absorber les injures et les condamnations que le journal exprime contre toutes les femmes qui cherchent ou performent leur indépendance[45].

Dans l’ensemble des articles du Police Journal, on pourrait dire que la criminalisation de la prostitution est faible. La femme dans l’espace public est dénoncée, moins pour sa possible violation d’un ordre juridique que pour sa contestation des certitudes catégoriques d’un ordre moral patriarcal. C’est par rapport à cette criminalisation qu’une différence clé par rapport au traitement de la travailleuse du sexe dans les journaux jaunes des années 1950 devient évidente. Dans ce dernier cas, la travailleuse du sexe est une criminelle, mais son statut en tant que tel n’invite à aucun jugement moral. Certes, le lecteur est invité à satisfaire une curiosité doublement voyeuriste, dirigée à la fois vers le monde des techniques criminelles secrètes et les comportements des femmes « déviantes ». Cependant, la forme anecdotique des articles des journaux jaunes leur permet rarement de déployer ces formes narratives mélodramatiques dont les conclusions pourraient offrir des leçons d’ordre moral.

Dans Allô Police, Montréal Confidentiel et Ici Montréal, nous trouvons quelque chose comme un degré zéro de métaphorisation, une résistance à traiter la prostitution comme autre chose qu’un parmi tant d’autres domaines du travail urbain, avec ses risques, ses formes de savoir-faire et ses possibilités d’invention et d’ingéniosité. La travailleuse du sexe est criminalisée, dans le journal jaune, mais son comportement criminel lui-même est typiquement une question de technique et de tactique. Ce comportement est traité d’une manière qui résiste à tracer des lignes de démarcation entre la prostitution et un ordre moral dégradé. Un effet malheureux de cette résistance à une métaphorisation plus large, peut-être, est que la travailleuse du sexe n’est presque jamais présentée comme victime d’un ordre patriarcal misogyne ou comme poussée à la prostitution par des conditions sociales (telles que la pauvreté ou des formes d’exclusion sociale fondées sur la race ou l’origine ethnique). Tout ce que l’on peut dire, c’est qu’à tout le moins, on lui accorde une agentivité dans laquelle des signes de résistance peuvent être notés[46].