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Cet ouvrage, qui se situe dans le champ de recherche de l’histoire des services de santé mentale et des institutions psychiatriques canadiennes et québécoises, a été élaboré par deux historiennes qui s’avèrent incontournables dans ce domaine, Marie-Claude Thifault, professeure titulaire à la Faculté des sciences de la santé de l’Université d’Ottawa et titulaire de la Chaire de recherche sur la francophonie canadienne en santé, et Marie LeBel, professeure au programme interdisciplinaire de l’Université de Hearst.

C’est dans le cadre du projet de recherche sur la Déshospitalisation psychiatrique et accès aux services de santé mentale. Regards croisés Ontario-Québec, 1950-2012 (IRSC, 2012-2016) que l’idée de ce livre est née et a pris forme. Ainsi, parallèlement aux publications scientifiques directement issues du projet de recherche, les deux historiennes, conscientes de la richesse et de l’intérêt de leurs bases de données, ont envisagé un livre accessible au grand public, qui invite à appréhender l’expérience du mal-être psychique et la complexité inhérente à la réinsertion et à la réadaptation sociale des malades après la fin du modèle de l’institution asilaire.

Dès le titre, deux termes traduisent les axes et les apports de l’ouvrage : la notion de « dérives », dont la portée heuristique est soulignée, et l’épithète « sensible ». Les deux chercheures se focalisent sur les « dérives » des parcours de vie, la perte de contrôle et les écarts involontaires dans l’existence de six personnes, quatre femmes et deux hommes, originaires de l’Ontario français et confrontés à des troubles psychiques graves.

Leur approche par parcours de vie (Gaudet, 2013), associée à la méthode microhistorienne, a recours au travail dans les archives médicales, influencé par Alain Corbin et Hervé Mazurel (2022) et leur perspective novatrice sur l’historicité des sens et des sensibilités, par Natalie Zemon Davis et son attention au silence des sources, par Roy Porter et son approche from bellow, et par Arlette Farge, sensible « à la manière de transmettre ce qui fut » (1989). Elles introduisent aussi d’autres sources telles que des paroles de témoins, et des documents plus « sensibles », dont des autobiographies publiées à compte d’auteur.

Thifault et LeBel font cohabiter la fidélité, l’objectivité et la validité inhérentes à la scientificité avec la quête du sensible et la présence de la matière-émotion. Elles font le choix de la mise en récit des parcours de vie psychiatriques en vue de comprendre, sur le long cours, l’impact de la maladie mentale de type chronique sur la vie des personnes qui la subissent et sur celle de leurs proches. Ce construit narratif, inspiré des travaux de Paul Ricoeur, d’Arthur W. Franck et de Rita Charon, des théories du care et des storytelling, est une écriture exploratrice, heuristique, et aussi une écriture sensible.

Les récits des six parcours psychiatriques de Pauline, Solange, Normand, Gina, Jimmy et Maryline (dont les noms sont fictifs pour préserver leur anonymat) dévoilent une histoire sensible, qui nous rapproche de l’enfance blessée, des dérives associées à la dépression, à la schizophrénie et au trouble bipolaire, des idéations ou des tentatives suicidaires, du trouble de personnalité dépendante, du processus psychotique chronique, du mal de vivre. Des épisodes de souffrance psychique y côtoient des stratégies de résistance

La construction narrative choisie est perméable à l’analyse et détermine l’interaction entre récit et réflexion. Les problématiques abordées sont, entre autres, la difficulté inhérente à la consolidation de l’autonomie du patient, la coordination afin de construire avec des familles peu outillées, à qui on demanderait de porter le poids du care, et la dimension sociolinguistique, dont l’offre des soins en français à des patients francophones du Nord ontarien.

Ce livre constitue une contribution originale et importante à la recherche sur l’histoire de la santé mentale; il fait converger la rigueur scientifique et l’approche sensible, juxtapose des problématiques sociales et politiques, et porte attention à l’intime, à la blessure. Il permet de mieux comprendre l’évolution des soins psychiatriques, des représentations et de la constitution du milieu thérapeutique, ainsi que l’importance de la parole des patients. Nous y rencontrons des problèmes transnationaux, des problèmes touchant l’univers de l’intime et ceux qui concernent la société, comme la stigmatisation associée à la maladie mentale et la difficile construction d’un modèle qui remplacerait celui basé sur l’internement du malade et qui serait susceptible de l’aider à reconstruire sa vie.

De nos jours, particulièrement après la crise associée à la pandémie de COVID-19, la santé mentale est perçue et vécue comme un problème majeur, et la fragilité et la vulnérabilité sont très présentes dans les discours, dans les médias et dans la création littéraire et artistique de nos sociétés. Cet ouvrage apporte un regard, des interrogations et une sensibilité qui ont une portée universelle.