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Le présent ouvrage est sans contexte une contribution importante à la compréhension des débats récents autour de la laïcité québécoise. L’originalité de la démarche sur laquelle ce compte rendu se concentre est contenue dans la notion de religiosité. Dans un chapitre qui interroge l’attitude des chrétiens progressistes de la revue dominicaine Maintenant à l’égard des débats sur les façons de vivre la foi chrétienne en contexte de sécularisation, Martin Roy définit la religiosité comme « le degré d’intensité et d’engagement avec lequel le croyant d’une religion donnée vit et pense sa foi particulière » (p. 91). Ainsi, elle « réfère au religieux vécu, c’est-à-dire aux appropriations personnelles, aux comportements, aux significations subjectives et aux dimensions expérientielles de la religion » (François Gauthier, 2017, p. 181).

L’apport important de l’ouvrage réside dans l’exploration des liens multiples et complexes, parfois contradictoires, entre la religiosité et la laïcité. En effet, si des publications récentes ont posé la question du regard que des croyant.e.s portent sur la laïcité, le présent ouvrage va plus loin et questionne la façon dont la religiosité façonne la compréhension et l’évaluation de la laïcité. Le texte de Stéphanie Tremblay (« La laïcité dans l’imaginaire des Québécois de culture catholique ») en fournit un parfait exemple : elle montre comment la religiosité est une ressource à partir de laquelle les individus dessinent les contours d’une religiosité socialement acceptable. Or les débats sur la laïcité n’ont de cesse de discuter le profil d’une religiosité compatible avec les valeurs québécoises. Sur ce point, nous comprenons mal pourquoi les deux directeurs de l’ouvrage affirment que, dans les débats sur la laïcité, « la religion, le religieux, la religiosité… il en fut bien peu question » (p. 6). En effet, la principale disposition de la loi sur la neutralité de l’État adoptée au printemps 2019 porte justement sur la régulation des signes religieux par des personnes en position d’autorité. Dans leur exploration de « l’appui à la loi 21 au prisme des variables sociodémographiques », faisant écho au texte de Stéphanie Tremblay, É-Martin Meunier et Jacob Legault-Clair proposent de lier le « régime de laïcité » en vigueur avec un « régime de religiosité » entendu comme « la configuration dominante du religieux et de l’exercice des religions instituées au sein d’un type de société donné » (p. 56).

Ainsi la religiosité est comprise et évaluée par une personne à travers le prisme de sa propre religiosité. Cette opération relève de l’expérience intime, entremêlant les registres de l’émotion, du sentiment et du raisonnement. Ceci est particulièrement saillant dans le texte de David Koussens et Loïc Bizeul (« Saint-Pierre-Apôtre de Montréal, une paroisse “inclusive” à l’épreuve des débats sur la laïcité ») : renvoyant aux travaux classiques de la psychologie sociale sur les relations intergroupes, les deux auteurs mettent en lumière le mécanisme par lequel la religiosité clivée des personnes homosexuelles est la matière première à partir de laquelle elles appréhendent la religiosité d’autres groupes minoritaires directement concernés par la laïcité.

Les différentes conceptions de la laïcité se trouvent articulées à des régimes de religiosité différenciés appelés à cohabiter et qui, à l’occasion, entrent en tension. Ceci est au coeur du chapitre de Jean-François Laniel (« La moitié religieuse de la laïcité québécoise. Vers une sociologie complexifiée de la sécularisation ») puisque ce qu’il désigne comme une « culturalisation du catholicisme québécois » (p. 117) est sous-tendue par un travail de définition d’une religiosité légitime. S’attardant sur le « rapport Parent », il écrit : « On reconnaît là la foi personnaliste, qui privilégie l’intériorité libérée de la religiosité plutôt que l’adhésion aux dogmes et aux pratiques religieuses de l’Église » (p. 127). Pour autant, cette libération de la religiosité (ici entendue comme l’attachement scrupuleux aux différents rites) est elle-même une forme de religiosité qui valorise « le forum internum ». Outre cette réévaluation de la religiosité dont témoigne également le texte de Martin Roy, l’héritage de la Révolution tranquille débouche sur des mises en parallèle de situations vécues par des groupes religieux : la religiosité des croyant.e.s des groupes religieux minoritaires actuels est comparée à celle des catholiques d’avant la Révolution tranquille. Difficile de ne pas entendre ici les propos d’un Guy Rocher qui, dans son mémoire présenté à la Commission Parlementaire sur le projet de loi 60 en 2013, rappelait à propos des religieux québécois dans la première moitié des années 1960 : « pour beaucoup, cela a voulu dire se départir de tout signe apparent de leur appartenance religieuse, que ce soit le vêtement ou tout autre symbole […]. Ces femmes et ces hommes ne devraient pas tomber dans l’oubli, comme c’est le cas; ils devraient plutôt servir d’exemples à ceux et celles qui aujourd’hui demandent, voire exigent, que l’on accepte le port de signes religieux dans les institutions d’enseignement, et dans toutes les institutions publiques ». L’idée est bien que la trajectoire de la religiosité catholique des années 1960 peut constituer un modèle pour d’autres groupes religieux dans le Québec contemporain.

La contribution de Guy Jobin (« De la spiritualité dans les institutions québécoises ») présente un autre aspect concernant les liens entre laïcité et religiosité : à partir de l’exemple des établissements de santé, il met à jour un processus de « médicalisation de l’expérience spirituelle » (p. 182) où le système de soins « accueille la spiritualité dans sa culture particulière, […] dans ses cadres épistémologiques et cliniques » (p. 182). Cette absorption du spirituel par le paradigme biomédical apparaît comme la mise au pas de la religiosité dans une institution laïque.

Le livre dirigé par Laniel et Perreault esquisse donc une sorte de phénoménologie de la laïcité où la religiosité des individus informe leur conception de la laïcité. Soulignons néanmoins une limite de taille à l’exercice : le livre ne traite pas tant de la « religiosité des Québécois.e.s » que de celle des « catholiques québécois ». Si les deux professeurs justifient ce choix comme le souhait de rééquilibrer les études du religieux au Québec et de donner à voir la « religiosité de la majorité », une « religiosité banale, partagée, courante, peu ou prou confessante » (p. 6), le risque n’est-il pas de provoquer un malentendu et de laisser penser que les religiosités minoritaires ne participeraient pas de la religiosité légitime du Québec?