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Que voilà un essai qui sort carrément de l’ordinaire! Nous n’avons pas l’habitude de lire un économiste né ailleurs mais qui a fait toute sa carrière à l’INRS pendant plus de quarante ans avec un CV impressionnant (conseiller d’agences nationales et internationales, enseignant dans de grandes universités américaines, européennes et latino). Et qui parle du miracle québécois comme société, dont certains qualifiaient les citoyens de « Nègres blancs » (Vallières, c’est bien connu, mais aussi Gérard Bergeron dans Le Canada français après deux siècles de patience, au chapitre VII intitulé « Les Québécois en Amérique du Nord : le Nègre blanc »).

Quelques mots sur la trajectoire biographique de Polèse afin de mieux comprendre d’où il vient pour parler de miracle québécois. C’est un immigrant allophone qui décide néanmoins de s’intégrer à la majorité francophone du Québec. Il s’agit de son histoire familiale en somme : né durant la Deuxième Guerre mondiale aux Pays-Bas, d’une mère juive, il a passé son enfance en Hollande jusqu’à l’âge de neuf ans, puis a immigré à New York où il a été scolarisé du primaire jusqu’au doctorat. Il maîtrise trois langues : le néerlandais, l’allemand parlé à la maison, et l’anglais. Il a aussi trois religions (catholique par son père, juif par sa mère et protestant par baptême), bien que ses parents fussent non pratiquants, sinon anticléricaux. L’horreur nazie n’était pas une abstraction. La perte non plus : d’un pays, d’une langue, d’un statut social. Son père était francophile, ayant travaillé à Paris dans les années 1920. Les vacances familiales se passent à Montréal et à Québec et il choisit le français plutôt que l’espagnol comme langue seconde au high school de New York. Il habite depuis quarante ans à NDG, est marié à une québécoise de Lévis avec laquelle il a eu deux enfants qui sont « en train de bâtir le Québec d’aujourd’hui ». Il dit de lui qu’il est un Québécois venu d’ailleurs, mais que le Québec est sa patrie.

Comment Polèse en est-il venu à voir le Québec comme un miracle? C’est qu’il n’a jamais cessé de s’intéresser au destin de sa société d’adoption. « Aucun Québécois de souche, je pense, n’aurait osé donner un tel nom à un ouvrage sur le Québec », dit-il (Ibid.). Et pourtant, il n’hésite pas à le faire, en trois parties : la profondeur de l’abîme, le grand virage, à la recherche des racines du miracle.

Ce qu’on lit constamment en la matière provient d’une vision défaitiste de cette société, laquelle serait marquée par ses défaites (la Conquête, l’échec des Patriotes et des deux référendums, etc.) et incapable de s’assumer entièrement. À ceci Polèse oppose le parcours qu’il dit remarquable de ce peuple singulier, dans ses défaites comme dans ses victoires. Qu’à cela ne tienne : le miracle est un processus à double volet. C’est d’abord celui de la cohabitation de deux peuples sur un même territoire dans un processus de renversement de la domination qui les divise et les partage. Puis, c’est celui d’une « révolution culturelle » qui transforme les institutions, change les moeurs et la culture de cette société.

Voyons voir. En 1960, Lesage disait que le Québec était en retard d’une génération sur le reste du Canada en matière de scolarisation, de niveau de vie, de santé et de bien-être. Puis il y eut l’angoissante découverte de l’insécurité linguistique, due au fait que les immigrants optaient massivement pour l’anglais. Cette société continuait néanmoins à languir dans un état d’infériorité généralisée. Or, en une soixantaine d’années, tant l’infériorité économique que l’insécurité linguistique – la loi 101 consolidant la tendance inverse – sont vaincues tandis que se met en place une forme active et diligente du vivre-ensemble avec les anglophones québécois. C’est ça le miracle, dit Polèse!

Trois facteurs expliquent ce renversement des tendances lourdes. D’abord le rôle de l’État comme force de promotion du bien-être collectif au lieu d’être comme aux États-Unis une sorte de bonhomme sept heures dont il faut absolument se méfier. En second lieu, le processus qui a mené l’Église d’une position dominante dans l’éducation et la santé à une position marginale, la disparition des collèges classiques en étant la forme la plus significative. En troisième lieu, Polèse pointe le recours aux solutions pragmatiques lorsque les conflits sociaux commencent à s’enflammer un peu trop. Ceci appelle quelques précisions.

Au-delà de la « phase noire » entre Canadiens français et Canada anglais qui a nom la déportation des Acadiens, la pendaison de Riel – la symbolique la plus puissante de ce processus – et qui se poursuit avec le règlement 17 en Ontario, les lois Greenway au Manitoba, etc., sur quoi Polèse s’appuie-t-il pour argumenter sa proposition historique originale de la transformation du Québec? Il le fait à partir de la métaphore de la chenille qui prend beaucoup de temps à devenir un papillon en trois grandes étapes! Pour lui le cheminement du Québec peut être découpé en trois grandes périodes qui servent de cadre d’interprétation :

  1. l’émergence d’un peuple (les deux cents premières années);

  2. la période de repli : le coconnage de 1840-1960;

  3. le grand virage, à savoir l’éclosion à partir de 1960.

Au départ, l’argumentation réside dans le modèle social le plus généreux de l’Amérique du Nord qui se matérialise dans l’État providence : assurance maladie, garderies subventionnées, assurance médicaments, droits de scolarité plus bas qui distinguent le Québec des États-Unis. Puis l’auteur fait un lien entre ce modèle et le caractère paisible des deux révolutions, la tranquille et la linguistique. Société égalitariste axée sur la Scandinavie pour le modèle social et sur l’Église pour le sens communautaire. La tradition communautaire survit à l’effondrement de l’Église à partir des valeurs d’égalité et d’entraide. Cela fait-il de l’Église une complice de la Révolution tranquille? Elle fut, de plus, l’unique rempart contre l’assimilation des anciens Canadiens français. Voilà qui dit l’essentiel de ce livre aussi étonnant qu’inhabituel dans sa perspective générale.