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Voilà un ouvrage d’actualité qui a le mérite de traiter de politique provinciale plutôt que de politique fédérale ou du seul Québec; le fait est assez rare pour qu’on le souligne. Les provinces les plus couvertes sont le Québec, l’Alberta et l’Ontario, qui font l’objet de deux chapitres comparatifs, auxquels on doit ajouter trois chapitres respectivement consacrés à l’Ontario, à l’Alberta et au Nouveau-Brunswick, tous essentiellement structurés autour d’interrogations relatives au populisme. Deux autres chapitres traitent, l’un du rôle du Centre Manning dans la circulation et la diffusion des idées conservatrices, et l’autre du cas plutôt marginal (on serait tenté de dire « infra-politique ») de l’extrême droite et de l’intégrisme catholique sur Internet au Québec.

Le concept de populisme sert de fil conducteur à cinq des sept chapitres. Les auteurs en adoptent une définition assez souple, le décrivant tantôt comme un « style politique » (suivant les travaux de P.-A. Taguieff), tantôt comme une « idéologie peu substantielle » (suivant cette fois Kaltwasser et Mudde), les deux acceptions se conjuguant aisément. Dans cette perspective, le populisme peut comporter une dimension socioéconomique, s’exprimant par la dénonciation des élites économiques et bureaucratiques déconnectées du « peuple »; il peut comporter aussi une dimension identitaire, s’exprimant par l’hostilité aux minorités et à l’immigration, comme dans bien des pays européens. Dans les cas qui nous intéressent, les auteurs observent que la dimension socioéconomique, d’inspiration libertarienne, était bien présente en Alberta avec Jason Kenney et en Ontario avec Doug Ford, les « élites » honnies regroupant les administrations précédentes (néo-démocrate en Alberta, libérale en Ontario) et le gouvernement fédéral. En revanche, la dimension identitaire, anti-immigration, y est nettement moins forte, sinon absente, le consensus autour du multiculturalisme étant assez fort et le prix électoral à payer pour tenir un tel discours, probablement trop élevé. (À la fin de son chapitre sur l’Ontario, S. Chouinard semble un peu déçue de ce constat et elle écrit que « certaines communautés ethniques sont touchées de façon disproportionnée par les compressions mises en oeuvre par ce gouvernement » [p. 61]. Suppose-t-elle que le gouvernement Ford aurait une politique budgétaire différente si la composition ethnique de la population ontarienne était autre?) Dans les cas du Nouveau-Brunswick et du Québec, la dimension identitaire est en revanche présente. Elle s’exprime par l’hostilité au bilinguisme dans le premier cas et S. Chouinard retrace minutieusement la trajectoire de deux formations politiques (la Confederation of Regions et la People’s Alliance of New Brunswick) qui ont connu des succès mitigés, certes, mais ont clairement posé leurs marques à cet égard. Au Québec, bien sûr, cette dimension identitaire est apparue de manière ouverte dans les débats sur le volume annuel de l’immigration et, surtout, dans ceux entourant la loi sur la laïcité. On ne peut sans doute tirer de cela de trop savantes conclusions, mais il est clair que, comme F. Boily l’écrit en conclusion, le modèle « classique » du populisme incarné par plusieurs partis européens, chez qui l’hostilité virulente à l’immigration et aux minorités se combine à une attitude illibérale et « anti-système », ne semble trouver nulle part au Canada un sol bien fertile.

Dans le chapitre 7, F. Boily fait appel à la notion assez vague de « centrisme autoritaire », suggérée par l’économiste libertarien Tyler Cowen, afin de comparer les réponses des gouvernements albertain, ontarien et québécois à la pandémie. L’autoritarisme renvoie ici au contrôle fort que peuvent exercer les gouvernements sur la vie privée des individus lorsqu’ils invoquent la protection de la vie et de la santé, tandis que le centrisme suggère que ce contrôle est bien accepté par la majorité (le mainstream) et ne peut donc être identifié ni à la gauche collectiviste ni à la droite libertarienne. L’idée de comparer, dans les gouvernements des trois provinces en question, la capacité de maintenir leur popularité dans ces circonstances, est à cet égard intéressante. Ainsi, comme l’observe Boily, Doug Ford et surtout François Legault ont rencontré un net succès à cet égard, confirmé par les sondages très favorables dont ils ont bénéficié. En d’autres termes, Ford, qui s’était défini par un positionnement populiste de droite pendant la campagne électorale, a su se recentrer et rencontrer le mainstream favorable au centrisme autoritaire. Idem pour Legault, dont le gouvernement a sans doute mis en place les mesures les plus autoritaires (dont le couvre-feu), mais dont le positionnement était nettement moins marqué à droite. En revanche, Kenney est resté plus captif de l’orientation libertarienne qui animait une aile de son parti, plus hésitant à se déplacer vers le centre; et alors que les éléments hostiles aux mesures sanitaires ont été rapidement marginalisés par Ford et Legault, ils ont placé Kenney dans une position intenable.

Comme pour tous les ouvrages d’actualité (les analyses s’arrêtent à l’automne 2020), il est intéressant de se demander si les observations qu’il contient seront validées. La réélection de Ford, la démission de Kenney, la popularité dont continue de jouir Legault semblent confirmer que l’acquiescement au centrisme autoritaire a duré bien au-delà du printemps 2020. Mais l’attitude nettement moins coercitive des gouvernements devant les dernières vagues de COVID suggère que celui-ci s’est passablement dissipé depuis. Les formes de populisme observées dans l’ouvrage se maintiendront-elles? Au Québec, la dimension identitaire demeurera un enjeu bien présent; dans l’Ouest canadien, la réaction au centrisme autoritaire s’est cristallisée dans un populisme socioéconomique particulièrement virulent dont on pourra mesurer lors de prochaines élections les effets politiques.