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Le quartier montréalais de Milton-Parc, parfois appelé le « ghetto McGill », situé à l’est du campus de l’Université McGill, se caractérise par une forte présence étudiante[1]. Bien qu’il soit ancien, le processus de studentification du quartier prend de l’ampleur depuis les années 2000 et accentue les effets de la proximité de l’université sur le paysage urbain et les conditions d’existence dans ce quartier central. Une distance sociale s’est établie et des conflits émaillent les interactions quotidiennes entre deux populations coexistant dans le quartier : le Milton-Parc des étudiants sans cesse renouvelé par la succession des cohortes universitaires, et le Milton-Parc des riverains composé des résidents de longue date. Au fil des années, le journal étudiant McGill Daily est souvent revenu sur les vicissitudes de cette cohabitation en proposant notamment des dossiers sur les débordements de la semaine d’intégration (Shiel, 2012), le rôle de la présence étudiante dans la gentrification du quartier (Chan et Green, 2014), l’aspect problématique des usages négligents de l’espace par les étudiants (Harris et Singer, 2014) ou le problème de l’accumulation des déchets (Grenier, 2017).

La notion de studentification que nous mobilisons ici est d’abord apparue pour décrire un ensemble de transformations provoquées par l’afflux d’étudiants dans les habitations du marché locatif privé dans des villes petites et moyennes du Royaume-Uni (Smith, 2002). À partir de ces premiers usages, l’expression s’est progressivement diffusée et l’introduction d’études de cas nord-américaines et provenant de pays du « sud » a pu mettre en relief d’autres dimensions du phénomène (sur cette diffusion, cf. Alamel, 2018). Différentes transformations provoquées par l’afflux important d’étudiants sur les quartiers et les communautés ont été identifiées jusqu’ici. Logiquement, la première correspond à la réduction de la proportion d’habitants propriétaires qui sont remplacés par des jeunes étudiants qui y habitent de manière transitoire au gré des temporalités universitaires et investissent le marché locatif privé (Allinson, 2006; Sage, Smith et Hubbard, 2013; Kintonet al., 2018). La formation d’enclaves étudiantes au sein de la ville, structurées par les demandes et les besoins de ces nouveaux arrivants (Sage, Smith et Hubbard, 2012; Long, 2016) peut ensuite contribuer à exclure d’autres populations de manière analogue aux phénomènes de gentrification (Chatterton, 1999; Smith et Hubbard, 2014; Jolivetet al., 2022). Cette restructuration et l’expression des styles de vie étudiants dans l’espace public peuvent alors contribuer à la formation d’un rapport conflictuel entre les étudiants et les riverains (Sage, Smith et Hubbard, 2012; Munro et Livingston, 2012). Les travaux sur des terrains québécois et canadiens sont jusqu’ici peu nombreux mais une littérature est en émergence. Ces enquêtes portent notamment sur les connexions entre studentification, gentrification et « économie du savoir » (Mooset al., 2019; Revington, 2020; Jolivet et al., 2022). Dans cet article, nous entendons donc contribuer à la littérature sur ces enjeux à partir de l’étude du cas Milton-Parc, en nous intéressant aux effets de la studentification cette fois-ci sous l’angle des conflits de proximité et de la régulation des pratiques transgressives étudiantes. Cette notion de proximité correspond à la façon dont les habitants qualifient l’espace « quand ils affirment qu’un projet, une activité, une pratique affecte leur environnement » (Azuela, Melé et Ugalde, 2015). En nous intéressant notamment aux pratiques, notre étude porte sur ces conflits qui émergent dans le quotidien des interactions entre riverains et étudiants et les formes de régulation mises en pratique pour y faire face. Pour comprendre la relation entre ces deux populations, nous nous sommes intéressés aux moments de frictions où le quotidien et le proche sont troublés par des conflits dans les pratiques spatiales, les représentations du quartier et les formes d’appropriation de l’espace public. Cette dimension conflictuelle de la vie du quartier repose sur des conceptions morales concurrentes au sujet des « bonnes » normes qui devraient régir la cohabitation (Grafmeyer, 1999; Sénécal, 2005; Melé, 2013). Ces frictions constituent le socle expérientiel sur lequel des « problèmes publics » à l’échelle du quartier sont constitués en enjeux collectifs, se stabilisent et génèrent des entreprises de régulation (Céfaï, 2016). Or, dans le cadre d’une studentification ancienne mais en accélération comme à Milton-Parc, ce sont notamment les « transgressions » étudiantes qui occupent une place centrale dans les discussions publiques sur les difficultés de la cohabitation. À ce titre, deux catégories de comportement qui cristallisent les conflits entre ces deux populations reviennent régulièrement dans les griefs exprimés publiquement ou en entrevue par de nombreux riverains lors de notre enquête : la pratique de la fête étudiante ainsi que l’accumulation et le mauvais tri des ordures ménagères.

Mais les tentatives de régulation de ces « transgressions » - générant des conflits de proximité lesquels sont alors constitués en problèmes publics - font face à un obstacle de taille. La réalité d’un quartier « studentifié » comme Milton-Parc repose en effet sur une dynamique paradoxale. Le renouvellement rapide de la population étudiante au rythme de la vie universitaire introduit un cycle où « tout est à refaire chaque année ». Celui-ci nuit in fine à la construction de relations de longue durée permettant des transformations profondes des rapports entre étudiants et riverains. Cette absence de liens sociaux durables dans des quartiers « studentifiés » a déjà été mise en avant par plusieurs travaux (Sage, Smith et Hubbard, 2012; Avni et Alfasi, 2018; Prada-Trigo, Cornejo Nieto et Quijada-Prado, 2020). Dans une enquête sur une petite ville universitaire en Virginie-Occidentale, Woldoff et Weiss (2018) ont notamment montré comment les riverains oscillent entre la résignation face à des changements structurels et institutionnels perçus comme hors de portée et le développement de « stratégies passives » afin de réguler le « désordre » causé par la présence étudiante. En intégrant à ces développements la question de l’ordre moral du quartier, notre recherche a voulu mieux comprendre comment se structurent les pratiques de régulation dans un espace défini par le caractère éphémère et transitoire de la cohabitation.

En reprenant une typologie élaborée dans un autre contexte par Olivier de Sardan (2021), notre proposition est que les conflits de proximité produisent des « normes pratiques » informelles et tacites qui sous-tendent les rapports entre les acteurs impliqués dans ces conflits. En effet, à Milton-Parc, les relations entre les étudiants et les riverains ont pour toile de fond une certaine tolérance vis-à-vis des transgressions étudiantes et un évitement de la conflictualité, permettant de ne pas recourir dans la plupart des cas au droit et à des mécanismes de régulation plus formels. Cette tolérance prend appui sur des représentations morales du quartier perçu comme zone proprement étudiante justifiant des formes de régulation pratiques perçues comme adaptées aux styles de vie de cette population (Chatterton et Hollands, 2003). Cette tolérance et les modes de régulation qui en résultent reposent notamment sur une tendance au relativisme face à des pratiques assimilées à la « culture étudiante » ou à la « jeunesse », à même de susciter des identifications intergénérationnelles chez les riverains (Munro et Livingston, 2012).

L’enquête

Au cours du printemps et de l’été 2019, nous nous sommes rendus à de nombreuses reprises dans le quartier pour y rencontrer différentes catégories d’habitants (riverains, étudiants, commerçants, employés des différents services, etc.) impliqués dans ces conflits afin de mieux décrire la structuration de cet espace de « coopération conflictuelle ». Une vingtaine d’entretiens plus formels ont été menés avec riverains et étudiants afin de recueillir à la fois leurs représentations du quartier, leurs perspectives sur ses principaux problèmes et leurs pratiques spatiales. L’accent a été mis sur l’expérience de ces conflits de proximité, sur les manières dont ils affectent le quotidien et les stratégies mises en place pour y faire face. Finalement, afin de contextualiser les résultats de notre enquête de terrain, nous avons analysé de manière longitudinale l’évolution de quelques variables sociodémographiques (âge, niveau d’études, niveau de revenu ou mobilité résidentielle) à l’échelle du quartier à partir des microdonnées de recensement.

Dans une première section, nous brossons un rapide historique des transformations et de la studentification du quartier depuis les années 1960 afin d’éclairer les rapports au quartier de certains riverains pour qui Milton-Parc est aussi un lieu de mémoire. Dans la deuxième section, nous suivons les opérations de distinction faites par les habitants rencontrés autour des principaux problèmes qu’ils identifiaient (les nuisances liées aux fêtes étudiantes et à la mauvaise gestion des ordures ménagères). Ensuite, nous proposons de porter le regard sur les moments de frictions provoqués par les pratiques transgressives étudiantes et sur les différentes formes prises par leur régulation. Finalement, nous nous penchons sur les interventions de l’Université dans le quartier, lesquelles visent l’institutionnalisation et la pérennisation de mécanismes de régulation à l’épreuve du renouvellement constant de la population étudiante.

Milton-Parc, un quartier à préserver

Milton-Parc constitue un quadrilatère formé par les rues des Pins, Université, Sherbrooke et Saint-Laurent, et qui se situe entre la montagne du Mont-Royal, le campus de McGill, le centre-ville et le reste de l’arrondissement du Plateau-Mont-Royal. La partie étudiante du quartier (correspondant plus ou moins au label de « ghetto McGill ») s’arrête, au nord, à la hauteur de l’avenue du Parc, au-delà de laquelle l’influence de la population étudiante diminue progressivement. Dans les années 1960-1970, à l’instar d’autres quartiers anciens du centre-ville de Montréal, Milton-Parc se voit imposer une politique de rénovation urbaine par l’administration municipale. Dans la lignée d’autres projets de renouvellement de l’époque, le projet « Cité Concordia », qui prévoit de raser une partie du secteur pour y construire une véritable « ville dans la ville » (Germain et Rose, 2000), est lancé en 1972.

Ce projet mené par la Concordia Estates Limited qui achète la très grande majorité des propriétés du quartier fait face à une opposition importante rassemblée autour du Comité des citoyennes et citoyens de Milton-Parc (CCMP) créé en 1968 pour contrer les expulsions des habitants. La construction de la « Cité Concordia » est stoppée en 1976 et seuls quelques tours d’appartement et un centre commercial et de loisirs voient le jour (Hellman, 1987; plus généralement sur la dynamique de revalorisation des quartiers anciens, cf. Morin, 1987). Dans les années 1970, le secteur de Milton-Parc et l’arrondissement du Plateau-Mont-Royal tout entier connaissent la première étape d’un processus de « gentrification marginale » (Rose, 1996; Van Criekengen et Decroly, 2003; Benali, 2007). Celle-ci repose sur l’arrivée d’une nouvelle population dont les revenus ne sont pas particulièrement supérieurs au revenu moyen du quartier, mais qui se distingue surtout par son capital culturel plus important. Dans les années 1980, le phénomène s’accélère et ne se limite plus aux « pionniers gentrificateurs » du monde culturel (Ley, 2003) mais s’élargit à de jeunes professionnels qui s’y installent pour la proximité avec le centre-ville. Aujourd’hui, les diplômés universitaires représentent 55 % de la population de Milton-Parc (deux fois plus que la moyenne montréalaise).

Dans les années 2000, le processus de gentrification de Milton-Parc se conjugue avec un rajeunissement des nouveaux résidents, correspondant à une accélération des dynamiques de youthification et de studentification. La population étudiante et la proportion d’étudiants étrangers, en forte hausse, dépassent largement les capacités d’hébergement de l’université (bien que celles-ci croissent de manière importante depuis le début des années 2000 avec le développement d’une offre pour les étudiants de première année) et favorisent un débordement vers le quartier limitrophe de Milton-Parc. Dans le contexte britannique où, comme nous l’avons vu, le phénomène a d’abord été identifié, l’impact sur le marché immobilier se manifeste généralement par la division de maisons auparavant habitées par leurs propriétaires en unités occupées par plusieurs locataires (Hubbard, 2008). Ce phénomène existe dans le quartier, notamment sur l’avenue Milton, et suscite des regrets chez certains riverains qui y voient un délitement des relations de voisinage. Mais la très grande densité de cette partie du Plateau-Mont-Royal donne un aspect plus « vertical » à la studentification (Garmendia, Coronado et Urena, 2011). En effet, en première année, les étudiants occupent souvent des immeubles transformés en résidences étudiantes, puis s’installent en colocation dans des appartements ou des maisons de villes transformées en unités à plusieurs logements. L’adaptation du parc locatif à leurs préférences (Kintonet al., 2018; Holton et Mouat, 2021) s’inscrit par ailleurs dans le développement d’un marché transnational de l’enseignement supérieur qui décrit l’installation sur le campus comme une partie de l’« expérience étudiante » (Chatterton, 2010; Mooset al., 2019).

L’arrivée plus récente du « capitalisme de plateformes » (Aalbers 2019) dans le quartier – qui se manifeste par la commercialisation de logements sur Airbnb, mais aussi par les sous-locations à plus long terme de condominiums à des étudiants – a contribué à restructurer le marché immobilier et à déstabiliser les relations de voisinage. Les organisations citoyennes dénoncent l’action des entrepreneurs qui louent des logements à court et moyen terme sur ces plateformes et contribuent à la raréfaction des logements disponibles dans un contexte de pénurie et de hausse des prix (Comité de logement du Plateau Mont-Royal - CLPMR, 2019). Le développement de cette offre et une certaine « touristification du quotidien » contribuent à accentuer le caractère éphémère et transitoire de la cohabitation qui caractérisait déjà un quartier étudiant comme Milton-Parc (Bélanger et Lapointe, 2021)[2].

Comment quantifier cette studentification? En 2010, le Bureau du registraire de l’Université McGill estimait à 2 500 personnes la population étudiante du quartier (1 500 dans les résidences et 1 000 dans des logements privés). Cette estimation, qui continuait d’être reprise près de dix années plus tard au moment de notre enquête, reste imprécise. En nous appuyant sur les données de recensement sur la présence des jeunes dans le quartier, nous faisons l’hypothèse qu’elle est significativement inférieure à la réalité. En 2016, 47 % de la population a entre 18 et 29 ans (5 115 personnes). Ce taux passe à 56 % si on exclut la zone à l’est de l’avenue du Parc, plus éloignée du campus. À titre comparatif, ce taux n’atteint que 16 % pour Montréal dans son ensemble et demeure autour de 25 % pour tout l’arrondissement du Plateau-Mont-Royal. La comparaison dans le temps montre également que le quartier s’est rajeuni progressivement : 30 % de jeunes en 1991, 38 % en 2001, et 41 % en 2011.

Bien que la présence étudiante soit ancienne, l’augmentation de cette population dans les années 2000 émerge comme motif d’inquiétude pour une partie des riverains. Des consultations sont lancées en 2008 entre les représentants du Comité de citoyens, du syndicat étudiant et de l’administration universitaire et débouchent sur l’Initiative de relations avec la collectivité (IRC)/The Community Actions and Relations Endeavour (CARE). Son objectif est de mettre en place les bases d’un dialogue entre les riverains, qui se désolent « des comportements incivils, des excès et de l’indifférence aux conséquences » des étudiants, et ces derniers qui « se sentent quant à eux jugés d’avance par les résidents » (Irc-care, 2010, p. 5). À cette occasion, les principales demandes du comité comprennent celles d’abandonner l’expression « ghetto McGill » qui contribuerait à présenter le quartier comme une extension du campus, mais surtout de s’attaquer aux problèmes des nuisances générées par les fêtes, la consommation d’alcool et le bruit excessif, en particulier lors de la Frosh Week [semaine d’orientation] au début de la session d’automne.

Une des difficultés du travail de sensibilisation auprès des étudiants identifiée dans l’initiative correspond au renouvellement continu de cette population (Sage, Smith et Hubbard, 2012; Munro, Turok et Livingston, 2009). Les données de recensement sur la mobilité résidentielle confirment la perception des habitants du quartier, en particulier pour la zone la plus rapprochée du campus. Dans cette partie du quartier, 39 % des habitants sont arrivés au cours de la dernière année et 74 % dans les cinq dernières années, ce qui est beaucoup plus élevé que pour Montréal dans son ensemble (respectivement 12 % et 38 %). Au-delà de l’avenue du Parc, la mobilité demeure élevée (respectivement 31 % et 63 %), mais se rapproche progressivement des autres secteurs du Plateau-Mont-Royal. Tout est donc toujours à refaire… et la capacité à construire des ponts entre les étudiants et le reste de la communauté se heurte à ce renouvellement constant.

Bien que les interactions entre étudiants et riverains aient été au centre de notre enquête, il convient de mentionner que les étudiants ne sont pas la seule catégorie d’acteurs que les habitants associaient à des pratiques transgressives dans l’espace public. Lors de nos entretiens, plusieurs habitants ont décrit, en effet, le trouble et les craintes provoqués par les personnes autochtones en situation d’itinérance souvent rassemblées sur un terrain vague au coin des rues Milton et Parc. La controverse sur l’ouverture d’un centre de jour dans les locaux de l’Église Notre-Dame-de-la-Salette et son impact sur le quartier sont aussi un thème récurrent de nos discussions sur les défis de la cohabitation.

L’ordre moral de Milton-Parc : transgressions étudiantes et conflictualité limitée

Deux enjeux spécifiquement associés à la présence étudiante reviennent constamment dans les témoignages que nous avons recueillis. Constitués en problèmes publics et générateurs de conflits de proximité, ils cristallisent les interactions conflictuelles entre le Milton-Parc étudiant et le Milton-Parc riverain : les dégradations et les nuisances sonores produites par la pratique de la fête et la gestion quotidienne des déchets ménagers. De manière générale, les étudiants font preuve d’un attachement « électif » à Milton-Parc, lié à une « agrégation affinitaire » autour du monde étudiant (Caro, 2019). Ils tendent à y projeter une présence transitoire liée à la volonté de vivre à plein l’expérience universitaire. En contrepartie, les riverains installés de longue date et a fortiori les individus actifs dans des organisations citoyennes chargent d’une valeur symbolique l’espace du quartier et craignent des changements qui la dégraderaient. Comprendre les pratiques régulatoires mises en oeuvre par les riverains afin de « lutter » contre ces « transgressions » étudiantes suppose d’abord de les restituer dans leurs contextes respectifs. Aussi, cette section propose d’explorer les rapports différenciés à l’espace du quartier que révèlent ces conflits de proximité et les manières dont les acteurs en tirent du sens.

Le sens de la fête à Milton-Parc

[traduction] La Frosh Week, c’est assez fou! C’est assurément le seul endroit dans toute l’Amérique du Nord où les étudiants de première année peuvent boire, donc ça peut devenir un peu agité. Je n’ai jamais été à une autre Frosh Week, mais d’après mon expérience c’était assez fou. (…) Il y a tellement de personnes saoules, des centaines qui inondent les rues. Et ce n’est même pas juste dans le quartier. Il y a plein de fêtes. Normalement, c’est en début de soirée pendant sept jours de suite. Et ensuite, ils font une espèce de tour de la ville donc il y a des jeunes qui sont là, complètement défoncés, en train de traîner [rire].

Jeremy, originaire de l’Alberta, homme, étudiant en troisième année d’ingénierie

Chaque année, une semaine avant le début des cours, différents collectifs étudiants organisent avec l’appui de l’université et des facultés une série d’activités payantes : la Frosh Week. Le plus souvent très festives, elles se déroulent à la fois sur le campus et dans les quartiers environnants. Cette semaine d’intégration fait également office de rituel d’initiation à la « culture de campus » nord-américaine censée encadrer la quasi-totalité de la vie des étudiants pendant les années qui viennent. Cette culture associe l’enseignement supérieur à une coupure avec l’environnement familial et scolaire (Holdsworth, 2006). Cette rupture correspond aussi à un renouvellement des pratiques culturelles et des sociabilités désormais centrées sur l’univers étudiant dont la fête est une composante importante (Weiss, 2013).

La Frosh Week est en réalité la première de nombreuses festivités – Halloween, la Saint-Patrick, la Hype Week, les Faculty Olympics, etc. – qui rythment l’année universitaire. Ces moments forts fonctionnent comme des pics, où la présence étudiante se fait le plus sentir dans le quartier. Ils alternent avec des moments de creux qui coïncident avec les périodes de vacances ou les semaines d’examen. Les rues du quartier se remplissent alors bruyamment de jeunes étudiants souvent alcoolisés. La consommation d’alcool occupe en effet une place centrale dans ces activités et dans la culture étudiante, notamment pour de nombreux étudiants anglophones pour lesquels cette pratique était jusqu’alors légalement inaccessible. À ces festivités plus institutionnalisées, il faut également ajouter les fêtes plus informelles durant les fins de semaine dans les très nombreuses colocations étudiantes que compte le quartier. 

Pour « durer dans le quartier », les riverains doivent apprendre à tolérer les nuisances sonores et l’extension mouvante de la fête aux rues avoisinantes lors des semaines de festivités. En revanche, ces situations tendent à générer des conflits plus explicites dans le cadre des fêtes informelles dont la dimension publique ne va plus de soi. C’est notamment quand ces dernières dépassent un cadre perçu comme convenable dans le temps (heures trop tardives ou en semaine) ou dans l’espace (les rues du quartier) que la plupart des riverains nous ont fait part de leurs griefs. Les réactions à cette extension du Milton-Parc étudiant à la rue s’expriment dans deux registres : celui de la nuisance (dont le bruit est un élément important), et celui du risque patrimonial. Ce dernier se nourrit parfois d’implications non seulement générationnelles, mais également liées aux catégorisations ethniques ordinaires (Felder, 2016) qui apparaissent quasi systématiquement dans les entretiens :

Les Anglos sont comme ça. Ils ne peuvent pas boire aussi tôt que nous au Québec. Nous c’est 18 ans et eux c’est 21, alors quand ils arrivent des États-Unis ou du reste du Canada, surtout l’Ontario, l’Ouest : « waa waa » [il imite des étudiants qui crient]. Moi aussi j’ai bu, mais on n’attaquait pas les arbres, c’est ça qui est un peu écoeurant. Le matin on se réveille et puis il y a un petit arbre qui a été arraché. Ce sont les étudiants qui font ça, ce n’est personne d’autre. Enfin bon. Et ensuite, ils vont retourner en Ontario où ils vont faire du Québec-bashing [rire].

Michel, originaire du Québec, avocat retraité

Comprendre la portée symbolique des dégradations du type évoqué par Michel suppose de garder à l’esprit l’histoire des mobilisations patrimoniales autour du quartier et dans lesquelles il s’est investi depuis son installation il y a plusieurs décennies. Le registre de la « sensibilisation » à la « préservation » de l’environnement urbain constitue un répertoire – travaillé et développé de longue date par des riverains militants, engagés notamment au sein du CCMP. Dès les années 1970, nous l’avons vu, le comité s’est opposé à des expulsions prévues dans le cadre du projet immobilier « Cité Concordia ». La valorisation du patrimoine bâti, le maintien d’un quartier « à échelle humaine » et la mise en avant d’une « vie communautaire » sont défendus et deviennent les mots d’ordre d’un mouvement (Hellman, 1987). Ces derniers peuvent s’étendre à la gestion et la régulation des « excès » du Milton-Parc étudiant. Mais ces condamnations sont, paradoxalement, relativement modérées. Bien que des controverses aient émergé récemment autour des phénomènes de bizutage et de violences sexuelles à McGill, aucun des riverains interviewés ne semble, en effet, avoir puisé dans un répertoire moral pour condamner la consommation d’alcool excessive ou les moeurs étudiantes. Le fait d’avoir soi-même fait la fête plus jeune durant ses études est souvent mentionné pour relativiser la gravité des transgressions.

Alors que dans le Milton-Parc riverain, la fête étudiante est d’abord appréhendée sous l’angle du risque et de la nuisance, il semble important de plonger dans la signification qu’elle revêt au sein de la culture étudiante. La valorisation de l’« expérience étudiante » s’inscrit dans un imaginaire faisant de la « jeunesse » un moment marqué par une responsabilité limitée propice aux expérimentations et à la découverte de « soi » (Moreau, 2010). La fête joue alors un rôle d’intégration sociale tout en étant un opérateur de distinction (Chatterton et Hollands, 2003; Subramanian et Suquet, 2016).

[traduction] Tu peux à 100 % rencontrer du monde naturellement [meeting people organically]. C’est un quartier super vivant, il y a toujours du monde dehors. Même tard pendant la nuit, en particulier au début de l’année scolaire. Il y a plein d’événements comme les « tournées d’appartements » [appartment crawls]. Les gens font plein d’activités quand les clubs commencent leurs activités, tout le monde se retrouve dehors dans la rue pour passer un bon moment, en route vers une fête ou une autre. Et tout le monde se rencontre. C’est un quartier très très vivant.

Nathan, originaire de l’Ontario, étudiant de première année en théâtre

Sans sous-estimer son attrait proprement ludique ainsi que son rôle de socialisation à des modes de mise en couple et des pratiques sexuelles à l’écart de l’environnement familial (sur cette question, cf. Paul, 2022), la fête est également une occasion de faire circuler un certain nombre de ressources clés. D’abord, elle permet aux étudiants de se constituer un capital social universitaire élargi. Ensuite, elle permet à différentes associations étudiantes de lever des fonds en faisant payer les entrées des fêtes et les consommations lors des apartment crawls. Ces derniers leur permettent également de se doter de capital symbolique par le financement d’initiatives caritatives.

La pratique de la fête en contexte universitaire est évidemment encadrée par des rapports de genre, de « race » ou de statut qui dépassent la culture étudiante, mais qui y trouvent une traduction et une adaptation spécifique. Elle semble notamment permettre de distinguer la façon dont différentes populations étudiantes se positionnent face à la « culture de campus ». Dites-moi si et comment vous faites la fête, et je vous dirai quel type d’étudiant vous êtes et d’où vous êtes originaire. Parmi les étudiants interrogés, se placer spontanément sur l’échelle du festif est en effet une façon d’indiquer la manière dont on se positionne dans le monde étudiant, et dans ce cadre, de quelle façon le quartier est habité. D’abord, les divisions disciplinaires entre étudiants reviennent régulièrement dans les témoignages : on ne ferait pas la fête de la même manière selon que l’on est étudiant en gestion, en théâtre ou en physique. Il faut ensuite mentionner que les réactions à l’extension de la fête dans la rue semblent « genrées ». Selon une enquête par sondage de 2018, les habitantes éprouvent un sentiment d’insécurité plus important que les habitants, qui se manifeste par l’évitement de certaines rues (Mayoet al., 2018); ce qui témoigne d’une « accessibilité différenciée à l’espace public » (Paré et Mounier, 2021). La présence de « groupes de jeunes hommes alcoolisés » est évoquée comme motif d’inquiétude dans cette enquête, ce que le témoignage d’une jeune travailleuse que nous avons interrogée semble confirmer :

[traduction] Je ne sais pas pourquoi, mais je remarque beaucoup de jeunes hommes et d’hommes qui marchent dans le coin (…) je crois qu’il y a une maison de fraternité pas loin (…). Si tu es une femme, de ce que j’ai remarqué, tu cours le risque de te faire regarder, siffler ou de te faire draguer. Ouais, c’est quelque chose que j’ai remarqué. (…) C’est quelque chose que j’ai vécu.

Megan, employée dans l’industrie touristique (Airbnb)

Ensuite, on retrouve chez plusieurs étudiants et chez de nombreux riverains (voir le témoignage de Michel supra) cette idée que la pratique de la fête, tout du moins dans ses excès, est d’abord le fait d’étudiants venus des provinces du reste du Canada ou des États-Unis pour lesquels la vie de campus est particulièrement attractive. Mais la population étudiante de l’université s’est particulièrement internationalisée depuis plusieurs décennies, produisant une reconfiguration des clivages internes au monde étudiant. Aussi, a contrario, les étudiants d’origine asiatique, présentés comme des exceptions, ne sont pas associés à ces transgressions :

[traduction] (…) je pense que c’est surtout une affaire de culture. Parce que les étudiants chinois internationaux ne cherchent pas l’expérience hollywoodienne de l’université américaine. Ils ne cherchent pas le « beer pong » ou les fêtes. Je pense que les étudiants américains et les étudiants canadiens des autres provinces cherchent un peu ça donc ils ont tendance à vivre plus près [du campus] et à habiter dans le coin pour les fêtes de maison, les fêtes de fraternités, pour cette ambiance et pour l’« expérience universitaire » (college experience).

Bill, d’origine sino-américaine, étudiant en ingénierie

En réalité, la cartographie ethnique des « transgressions » dessinée par certains riverains ou étudiants dissimule une réalité plus complexe, ce dont témoigne la situation des fraternités, lesquelles occupent une place non négligeable dans l’« économie » de la fête étudiante à Milton-Parc. Le cinéma, la télévision ou la littérature tendent à faire de la vie en fraternité, la Greek Life, une extension parfois caricaturale du mode de vie des jeunes blancs anglophones, nord-américains, issus des classes moyennes et supérieures. Pour autant, selon les témoignages recueillis, elle semble être relativement attractive pour de nombreux étudiants étrangers et constituerait une sorte de « visa express » vers cette même vie nord-américaine perçue comme un modèle. L’expérience des fraternités est par ailleurs une façon pour les étudiants étrangers de se construire rapidement un réseau de liens affectifs et amicaux. Plus généralement, le choix de s’installer dans la « bulle étudiante » permet à ces étudiants de bénéficier de la proximité de l’institution universitaire centrale dans leurs trajectoires et de se familiariser progressivement avec un nouveau contexte urbain (Fincher et Shaw, 2009). Si nous ne disposons d’aucun chiffre, les fraternités sont apparues comme des espaces étonnamment pluriels lors de notre enquête. Cette pluralité interne couplée à la multiplicité des fraternités montre que ce microcosme est loin d’être figé ou homogène. À ce pluralisme s’ajoute une hétérogénéité des rapports à la vie étudiante elle-même. En effet, dans nos rencontres avec plusieurs « brothers », ces derniers nous décrivaient les « mauvaises » fraternités comme n’étant centrées que sur la fête, épousant les contours de la caricature. Le « bon » modèle, s’il n’implique pas de remise en cause des pratiques festives, se caractériserait par la mise en avant de l’implication dans la communauté, notamment par une démarche philanthropique. 

Les fraternités étudiantes occupent néanmoins une place plus sombre dans les représentations de la fête étudiante, celle des violences sexuelles. La mémoire des différentes affaires liées aux fraternités de McGill et d’ailleurs en Amérique du Nord depuis les années 1980 est évoquée à plusieurs reprises dans nos entretiens et fait de ces groupes un repoussoir pour une partie des étudiants[3]. Nous reviendrons dans une quatrième section sur les tentatives institutionnelles d’encadrement du milieu des fraternités intervenues dans les années 2000. Les membres des fraternités, conscients de cette image qu’ils vivent comme un stigmate, font face à un dilemme. Si le secret entourant les rites d’initiation et les pratiques festives transgressives est central dans l’organisation et l’attrait de ces groupes, cette opacité alimente les spéculations et les représentations qu’ils considèrent caricaturales de leurs pratiques. 

Ce détour par les fraternités montre que la régulation des excès du Milton-Parc étudiant n’est pas seulement le fait des riverains mobilisés pour limiter l’extension de la fête aux rues du quartier, ce que nous verrons plus bas. Elle fait aussi l’objet de transactions internes au monde étudiant. Qu’en est-il du mauvais tri des ordures ménagères, l’autre grande catégorie de transgressions étudiantes? 

Déchets et espaces communs

À plusieurs reprises lors de nos entretiens avec des riverains, ces derniers nous ont fièrement montré des placettes communes ou des jardins aménagés avec minutie. Une extension dans l’espace public du « chez-soi » riverain dont parle Margier (2013). De Hans Selye, « l’inventeur du stress », à la résidence d’un ancien consul de Pologne, les habitants illustres nous sont racontés avec fierté. Quel plaisir d’habiter un « village au centre-ville! » La petite librairie anglophone de la rue Milton est connue dans tout Montréal. Elle rappelle la présence immédiate de l’université, mais dans sa dimension pittoresque et intellectuelle. Cette librairie était d’ailleurs utilisée pour le tournage d’une série télévisée lors de notre terrain. Une visite rapide de la page du groupe Facebook de la « Fête des Voisin-e-s Milton-Parc » atteste une ambiance détendue, propre, verte et familiale. On y partage des photos de moments de convivialité ainsi que des images d’archives des anciennes bâtisses du quartier. On y organise également des opérations de « protection » du patrimoine telles que la sauvegarde de l’Hôtel-Dieu, juste au nord de l’avenue des Pins. Mais un trouble rôde. Occasionnellement, un citadin concerné partage sur cette même page Facebook des photos d’ordures ménagères. Cartons empilés sur la chaussée, éclats de bouteilles, grands sacs de poubelles débordant de canettes de bière : les réalités des transgressions étudiantes ne sont jamais bien loin. Plus encore que les dégradations lors des moments festifs, la question des déchets ménagers rappelle quotidiennement la situation suivante : dans la gestion des espaces en commun, le Milton-Parc riverain doit composer avec le Milton-Parc étudiant et ses usages tout à fait différents de l’espace public.

La question des déchets ménagers en quantité excessive, non triés, malodorants, parfois dangereux et débordants, fait partie des principaux griefs exposés par les riverains, qu’ils soient mobilisés dans le tissu associatif local ou non. Si ces déchets sont un motif récurrent de plaintes, les habitants mentionnent des pics en début d’année universitaire et lors des fins de session en avril ou le 1er juillet. Ce débordement du Milton-Parc étudiant dans la rue peut également être à la source d’interactions négatives dans des espaces communs plus hybrides tels que les entrées d’immeubles. La gêne provoquée par les déchets peut par ailleurs s’étendre à la totalité des rues concernées et peut transformer les pratiques quotidiennes du quartier :

[traduction] Parfois, quand je vais me balader le jour des vidanges, ou deux trois jours avant, je ne marche pas sur Aylmer parce que c’est trop dégueulasse et je fais le tour par l’autre côté. Aylmer c’est vraiment le pire. Et il y a une tendance que j’ai remarquée. Il y a des gens qui viennent s’installer dans le quartier sans vraiment réaliser que c’est un quartier étudiant et que le bruit et les ordures sont un problème.

Andrew, commerçant

Si les plus anciens habitants du quartier ont expliqué être confrontés au problème depuis longtemps, il est possible que l’accélération de la studentification de Milton-Parc depuis deux décennies ait contribué à son accentuation. Quel sens les riverains donnent-ils à cette situation? Le régime explicatif principalement mobilisé porte sur le cycle de vie des étudiants. Les personnes interrogées ont, en effet, d’abord tendance à pointer du doigt l’« immaturité » des nouvelles cohortes installées dans le quartier après une première année souvent passée en résidence universitaire. Le décalage entre la jeunesse des nouveaux arrivants, pas encore socialisés aux responsabilités de la vie adulte et l’indépendance relative dans laquelle la vie étudiante les projette expliquerait leur incapacité initiale à trier et composter correctement leurs déchets, dans les temps prévus, et sans importuner le voisinage (Hubbard, 2008).

Le second registre, que l’on retrouve par exemple dans les différentes prises de position du CCMP et de ses porte-parole est celui de la négligence (Grenier, 2017). Du fait de leur courte présence dans le quartier, les étudiants se désintéresseraient des espaces communs et seraient donc plus susceptibles d’adopter des pratiques spoliatrices face au patrimoine (Sage, Smith et Hubbard, 2012). Or, rappelons-le, pour le Milton-Parc riverain, les espaces publics – chaussée, trottoirs, ruelles, parcs – sont un lieu d’investissement collectif majeur dont la charge esthétique et symbolique n’est pas à sous-estimer. Limiter la densification et encourager le « verdissement » sont des mots d’ordre fréquemment mobilisés dans les entrevues. Dans ce contexte, les rues, les trottoirs, les espaces verts et les espaces communs hybrides (halls d’immeubles) sont des lieux de mémoire qu’il est légitime de « protéger », ce qui implique nécessairement des formes d’appropriation (Margier, 2013).

Les pratiques transgressives étudiantes et la perception d’une dégradation de la propreté du quartier suscitent des réactions de « protection » chez les riverains. Le risque que ces problèmes entament la valeur patrimoniale du quartier dans la durée apparaît au coeur des conflits de proximité entre riverains et étudiants (Sénécal, 2005; Melé, 2005). Par ailleurs et sans bien sûr prétendre à la représentativité, au cours de nos entrevues, les riverains les plus engagés sur les enjeux de patrimonialisation étaient également les plus mobilisés dans la gestion des transgressions étudiantes.

De manière générale, ce rapport aux espaces du quotidien contraste sensiblement avec celui des étudiants. En dehors des moments de fête, pour ces derniers, les espaces publics et même les espaces communs des immeubles – lieux hybrides ni totalement publics ni totalement privés – semblent plutôt perçus comme des lieux de passage dont le statut est relativement incertain, pris en charge par « d’autres » et qui servent avant tout de « bases arrière » aux différentes colocations (Holdsworth, 2009). Toutefois, il serait à l’inverse trop rapide de généraliser le rapport de la population étudiante aux enjeux de propreté du quartier. Nos données ne permettent pas de définir plus précisément quels profils seraient les plus associés à ces pratiques. Dans les entrevues, plusieurs étudiants parmi les plus âgés ont fait état d’un rapport aux espaces publics se rapprochant de celui manifesté par les riverains (sur l’évolution de l’attachement au lieu des étudiants, cf. Holton, 2015). Mais plus généralement, derrière cette question des déchets se dresse une opposition normative importante dans le rapport au quartier. D’un côté, un rapport patrimonial, hygiénique et protecteur à la ville, de l’autre un rapport plus fuyant, marqué à la fois par son utilitarisme et par son incertitude.

Réguler et gérer les transgressions étudiantes

Parce qu’elles génèrent des conflits de proximité, ces « transgressions » étudiantes suscitent des tentatives de régulation. Ces dernières prennent une variété de formes, se font à différentes échelles et mobilisent une pluralité d’acteurs concernés par ces enjeux. La gestion des frictions dans les interactions quotidiennes entre étudiants et riverains n’est pas seulement structurée par des normes formelles, notamment les réglementations municipales et universitaires, mais aussi par des « normes pratiques » qui permettent justement d’éviter le recours au droit (Olivier de Sardan, 2021). Si le registre informel et le recours à ces « normes pratiques » informe d’abord les relations de voisinage entre riverains et étudiants, ils s’étendent parfois même aux interventions policières. Ces conventions « pré-juridiques » se caractérisent non seulement par leur modération mais aussi par leur progression. Bien sûr, elles sont modulées selon les contextes et les circonstances. Elles sont, néanmoins, vécues comme pouvant potentiellement désamorcer les conflits et générer davantage d’observance chez les étudiants. Cette manière de réguler les moeurs par la tolérance (Jacquot et Morelle, 2018) prend appui sur les représentations du quartier comme zone étudiante mentionnées en introduction.

Le voisinage, premier cercle de la régulation

Nous pourrions nommer le premier niveau de normes pratiques (plutôt que juridiques) visant à réguler les conduites des étudiants : « la diplomatie de la cage d’escalier ». Elle consiste, dans la plupart des récits recueillis, à prévenir ou, quand elles éclatent, gérer les transgressions étudiantes au moyen d’interactions informelles à mi-chemin entre les rapports (supposément) égalitaires et amicaux. Celles-ci supposent une relation de voisinage et l’encadrement adulte des déviances adolescentes par le rappel ou l’admonestation. Ces stratégies visant à désamorcer les conflits potentiels fonctionnent notamment lorsque les uns et les autres « jouent le jeu ». S’opère alors un échange à travers lequel les étudiants déclarent accepter certains reproches qui leur sont faits ainsi que certaines limitations imposées par le voisinage, afin d’aménager des « tolérances » futures :

[traduction] Il y a une famille qui vit de l’autre côté, juste au-dessus. On essaie d’aller sur le toit et ils vont dire « ce n’est pas votre place là », même si c’est juste au-dessus de notre [appartement]. Mais on laisse faire parce qu’ils sont une famille et qu’on fait du bruit toute l’année, donc on essaie… on essaie de maintenir une bonne relation [rire] afin de ne pas leur marcher sur les pieds, même si c’est quand même probablement ce qu’on fait toute l’année.

Jeremy, étudiant de troisième année en ingénierie

À l’inverse et comme le montre l’extrait suivant, pour pouvoir « durer dans le quartier », les habitants doivent savoir composer avec la présence étudiante et accepter d’user de ces stratégies comme mode prioritaire de régulation des transgressions étudiantes :

[traduction] Il y a une tendance que j’ai remarquée. Les gens vont s’installer dans le quartier sans vraiment réaliser que c’est un quartier étudiant et que le bruit et les ordures vont être un problème. En septembre, quand les étudiants reviennent et en avril avant qu’ils partent, il y a beaucoup de bruit, beaucoup de fêtes, ces gens-là vont déménager dans le quartier et commencer à se plaindre et tu vas les voir faire des « va-et-vient » pour faire signer une pétition. (…) Et trois ans plus tard ils sont partis. Je vois ça tout le temps, je me dis « tu ne t’étais pas renseigné avant d’emménager? »

Andrew, commerçant

Pour les riverains, s’installer durablement dans le quartier suppose d’accepter la présence étudiante en s’engageant dans des rapports négociés ou en adoptant une attitude passive face aux débordements. Toutefois, les transactions à l’échelle du voisinage ne suffisent pas toujours à contenir l’émergence des conflits, notamment lorsque ces derniers sont liés aux pratiques festives les plus intenses (surtout en début d’année universitaire). De fait, l’intériorisation des normes assimilées à la vie « adulte » d’une part, et à la vie du quartier de l’autre ne se fait pas immédiatement chez chaque nouvelle génération étudiante. Ainsi, les habitants interviewés (et certains étudiants) mentionnent que la nécessité d’aller parfois au-delà des négociations en face à face est rendue nécessaire par l’important turn-over étudiant. La construction de la confiance nécessaire pour soutenir ces rapports négociés rencontre les limites imposées par le caractère éphémère de la cohabitation. Face à ces situations sur lesquelles le voisinage n’a pas prise, deux institutions qui seront l’objet des prochaines sections sont alors convoquées pour déplacer le cadre de la régulation et pallier les insuffisances occasionnelles de la diplomatie de la cage d’escalier : la police et l’université.

Quand la police s’invite à la fête

[traduction]

– As-tu eu des interactions avec la police pendant ce genre de fêtes là?

– Non, en général, jamais. Je n’ai jamais eu de plaintes sur le bruit et jamais avec la police. Je pense que c’est comme un genre d’entente avec les voisins, ils sont tous de mon âge et ils participent. Ouais, je n’ai jamais vraiment eu d’interactions avec la police dans le quartier, sauf une fois, une fois ça a vraiment dérapé.

– Qu’est-ce qu’il s’est passé?

– La maison était trop petite, et le monde commençait à déborder dans la rue. Donc, il y avait des gens qui buvaient et fumaient dans la rue et des personnes ont été arrêtées. C’était un peu hors de contrôle.

Jeremy, étudiant de troisième année en ingénierie

Selon le règlement sur le bruit de l’arrondissement du Plateau-Mont-Royal, s’il est sollicité, le Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) peut être amené à faire payer une amende en cas de tapage nocturne. Théoriquement, le règlement prévoit une progression en trois temps du montant des amendes : entre 300 $ et 500 $ pour une première infraction, de 500 $ à 1 000 $ pour une première récidive et de 1 000 $ à 2 000 $ pour toute récidive additionnelle. Les interactions entre l’institution universitaire et certains riverains par l’intermédiaire du poste de quartier 38 du SPVM sont courantes. Celles-ci sont favorisées en amont par des contacts entretenus avec le Comité des citoyens Milton-Parc, des patrouilles à pied et des campagnes de « sensibilisation[4] ». Pourtant, les témoignages d’étudiants laissent entrevoir une tolérance bien plus ample que l’application stricte du règlement municipal. La progression des sanctions laisse place à une progression des rappels à l’ordre, couramment appelée les « three strikes » [trois prises], où les étudiants responsables de tapages nocturnes ne sont amenés à payer une première amende ou emmenés en détention provisoire qu’au bout d’un troisième avertissement. Cette seconde « norme pratique », qui permet de repousser l’échéance du recours à la loi même lorsque l’institution policière est convoquée, est liée à l’appréciation des situations par les agents du SPVM[5]. La souplesse de la gestion policière des festivités étudiantes du quartier est expliquée par nos témoins – étudiants et riverains – par la nécessaire indulgence que requiert l’apprentissage de la vie adulte autonome. Lorsque des sanctions sont prises, celles-ci sont décrites comme des rites d’apprentissage. Un habitant explique ainsi :

Avant, il n’y avait pas de policiers à vélo ou à pied. Maintenant, c’est constant depuis peut-être trois ou quatre ans dans le quartier durant les pires semaines. Ils sont carrément à vélo ou à pied pour aller directement à la rencontre des étudiants ou donner des contraventions. Parce que beaucoup d’étudiants ne savent pas que c’est interdit de boire dans la rue quand ils arrivent. Bon ça remplit un peu les coffres de la ville à ce moment-là [rire].

Samuel, architecte

De même, là aussi, cette indulgence est également justifiée par une naturalisation des activités festives au moment de l’entrée dans l’âge adulte. Un étudiant explique à ce titre :

[traduction] J’ai trouvé très surprenant que c’étaient toujours les voisins de ce côté-là qui appelaient la police pour se plaindre du bruit. Bien sûr que ça arrive parfois, on est un groupe de gars, on organise des fêtes. Ça peut arriver qu’on soit trop bruyant. On essaie de limiter ça, en particulier sur le trottoir. (…) Je dirais qu’en général, on a d’assez bonnes relations avec la police.

Jordan, étudiant en gestion et membre d’une fraternité

Aucun des étudiants interviewés ne semble contester la légitimité du recours à la police comme outil de régulation des festivités « débordantes ». Néanmoins, lorsqu’un riverain fait appel à la police sans avoir auparavant procédé à un avertissement et entrepris de négocier, là aussi, celui-ci est décrit comme ne sachant pas habiter le quartier. Dans le même esprit, les résidents de longue date ironisent aussi sur les réactions épidermiques des nouveaux arrivants qui n’ont pas encore incorporé la réalité étudiante du quartier :

[traduction] Je pense que la plupart d’entre eux vont attendre et endurer jusqu’à ce que ça devienne sérieux avant d’appeler la police. Je ne pense pas que si tu es très sensible, tu devrais vivre ici. La plupart des gens à qui je parle et qui sont des résidents de longue date font des blagues à propos de ça.

Andrew, commerçant

Ainsi, cette régulation par la mobilisation de normes anté-juridiques est visible à la fois dans les pratiques du voisinage et celles de la police, bien que cette dernière puisse in fine recourir à des contraintes et des sanctions formelles. Là aussi, l’approche relativement douce a pour condition de possibilité un ordre moral qui constitue en problème, non pas la pratique « transgressive » étudiante en tant que telle, mais sa répétition. Pour apparaître légitime aux yeux des étudiants et des riverains, le recours à la loi doit être présenté comme un outil à mobiliser en dernière instance.

Faire entrer l’université dans le quartier

Les modes de régulation des pratiques transgressives présentés jusqu’ici ont en commun d’être confrontés à la nature contingente de la présence étudiante, à son incessant renouvellement. À ce titre, ni les négociations entre voisins ni les interventions ponctuelles des policiers ne sont en mesure à elles seules d’endiguer durablement les effets des pratiques transgressives estudiantines. Ainsi, afin de marquer le quartier dans la durée et d’anticiper de probables conflits entre riverains et étudiants, l’institution universitaire et le syndicat étudiant interviennent afin de prendre des mesures qui permettraient de limiter les fêtes débordantes et la mauvaise gestion des ordures ménagères chez les nouveaux étudiants afin que « tout ne soit pas à refaire chaque année ».

Comment l’Université a-t-elle progressivement été amenée à intervenir dans le quartier et à jouer un rôle majeur d’intermédiaire dans les relations entre les riverains et les étudiants? Dans les années 2000, après plusieurs scandales de bizutage et de violences sexuelles dans le cadre des rituels d’initiation des équipes sportives ou d’autres organisations étudiantes, la responsabilité des autorités universitaires dans la perpétuation de ces pratiques est pointée du doigt. Les discours sur le rôle de ces transgressions comme « rites de passage » laissent place à une judiciarisation de plusieurs affaires et à une responsabilisation des acteurs institutionnels.

La première politique sur « le bizutage et les pratiques d’initiation inappropriées » de l’Université McGill a été adoptée en 2007 peu de temps après la médiatisation de l’abus sexuel dont a été victime une recrue de l’équipe de football lors de son initiation. Cette politique a interdit des pratiques qui pouvaient correspondre à des abus physiques, du harcèlement ainsi que des activités dangereuses et que l’on pouvait déjà retrouver énumérées parmi les « offenses non académiques » dans le code de conduite destiné aux étudiants. D’autres interdictions, plutôt de nature morale (l’usage d’un langage vulgaire insultant ou la consommation d’alcool), visent des comportements perçus comme pouvant instaurer un climat « à risque ». L’année suivante, afin de répondre aux protestations exprimées par les riverains au sujet des nuisances liées à la semaine d’orientation à l’automne, des consultations sont lancées qui mènent à l’accord IRC-CARE construit autour de la responsabilisation des représentants institutionnels des Milton-Parc étudiant et Milton-Parc riverain.

En 2015, une autre affaire de bizutage lors d’une activité d’initiation de l’équipe de basketball est révélée au public. À ce moment, le vice-recteur à la vie étudiante et à la formation, Ollivier Dyens, témoigne d’une inflexion dans la logique d’intervention de l’université auprès des équipes sportives. « Être sévère n’est pas toujours la solution » [Being more harsh is not always the solution], affirme-t-il (Stingler, 2017). Depuis, les interventions maintiennent un aspect punitif, mais incluent désormais des dispositifs qui se rapprochent davantage des principes de la « réduction des méfaits » dans un contexte où le contrôle des activités tenues hors du campus est en pratique impossible.

C’est dans ce contexte que différentes stratégies ont été mises en place par l’administration avec la collaboration de la Students’ Society of McGill University (SSMU) afin de réduire les nuisances pour les riverains de Milton-Parc. Ces mesures incarnent le passage d’une logique de stigmatisation à une logique de gestion des risques qui cible les « excès » (Quirion, 2002). Dans l’esprit de l’accord IRC-CARE entre l’administration universitaire, la SSMU et le CCMP, le syndicat est appelé à jouer un rôle d’« intermédiation » entre les étudiants et les autres parties prenantes, de modération des « excès » des étudiants, et de prévention en amont de l’émergence de conflits (Navez-Bouchanine, 2000).

En particulier lors de la Frosh Week, au début de la session d’automne, la SSMU assure une présence dans les rues du quartier afin d’effectuer un travail de sensibilisation auprès des étudiants et d’éviter que s’enracine la perception d’un quartier qui serait l’extension du campus. Ce travail comprend également la distribution d’informations sur les risques de la consommation d’alcool et de drogues. Plus largement, afin d’éviter la concentration des activités festives de la semaine d’orientation dans le quartier, les associations étudiantes ont pu être encouragées à organiser une partie de leurs événements sur le campus ou à se déplacer vers le centre-ville. La SSMU peut également intervenir plus directement sur certains groupes d’étudiants, notamment les fraternités, dont le syndicat est souvent le garant institutionnel de l’organisation de leurs activités. L’enjeu de la délivrance des permis de vente d’alcool (qui sont au coeur des pratiques de financement des fraternités) peut catalyser les tensions entre la SSMU et ces organisations associées aux transgressions. Par exemple, au moment de notre enquête, sur fond d’hostilité de l’exécutif de la SSMU, l’obtention de ces permis pour les apartment crawls, emblématiques du Milton-Parc étudiant, est remise en question parce qu’ils ne respectent pas la réglementation. Ce permis est en effet accordé pour un lieu précis, or le caractère mouvant de cette pratique la place dans la non-conformité.

L’enjeu de l’accumulation de déchets au moment du départ des étudiants au printemps suscite une activité qui s’inscrit dans la même logique. Depuis 2018, le projet Trash 2 Treasure [« De déchet à trésor »] a été lancé par le bureau des affaires communautaires de la SSMU en collaboration avec la Société pour l’action, l’éducation et la sensibilisation environnementale de Montréal (SAESEM)[6]. Ce projet consiste à ramasser et à acheminer vers des ressources communautaires différents biens que les étudiants ne souhaitent pas conserver au moment de quitter le quartier. Les bénévoles vont chercher les pièces de mobilier dans les appartements des étudiants qui se sont inscrits en ligne, mais assurent également une veille sur les « dépôts sauvages » qui peuvent encombrer les trottoirs. L’activité est financée par l’arrondissement du Plateau-Mont-Royal qui fait le choix de déléguer la gestion de ce problème conjoncturel à des intermédiaires proches de la réalité étudiante. Il s’agit d’une solution à faible coût qui permet de réduire la mobilisation des services municipaux pour faire face à la situation.

Les interventions de l’Université dans le quartier, et en particulier, l’intermédiation accomplie par la SSMU auprès des étudiants s’inscrivent ainsi dans une logique de désamorçage des situations potentiellement conflictuelles. C’est surtout ici que les formes de régulation à visées plus « durables » ont été entreprises. Or, les propositions sur les mesures à mettre en place pour limiter les effets négatifs de la studentification décrites dans la littérature évoquent très peu le rôle potentiel des organisations étudiantes dans la régulation des pratiques transgressives à l’origine des conflits de proximité. À Milton-Parc, ces truchements paraissent pourtant centraux dans les interventions institutionnelles produisant des effets concrets et durables malgré le « roulement » propre aux relations de voisinage.

Expliciter l’implicite pour mieux régler les conflits de proximité dans un quartier studentifié?

Synthétisons. Nous avons proposé dans cet article que les conflits de proximité entre étudiants et riverains produisaient des normes pratiques, informelles et tacites, centrales dans la régulation des « transgressions » étudiantes à l’origine de ces conflits. Cette composante informelle de la gestion des « transgressions » étudiantes est rendue possible par un ordre moral caractérisé par une certaine indulgence et une identification rétrospective entre riverains et étudiants. Pour les riverains, elle est également permise par un apprentissage des bons comportements à adopter afin de savoir « durer dans le quartier ». Ainsi, il faut apprendre à créer des liens en amont avec les étudiants qui ne soient ni totalement paternalistes, ni totalement égalitaires; il faut également savoir faire preuve de progression dans les admonestations et ne recourir à la loi qu’en dernière instance. Ce recours à des normes pratiques anté-juridiques s’étend même aux modes d’intervention policière, qui mobilisent davantage le dispositif du rappel à l’ordre. Nous avons néanmoins vu que face à la contingence de la présence étudiante et au renouvellement constant des cohortes, la principale réponse a été institutionnelle. Elle a consisté à faire entrer l’université dans le quartier afin de mettre en place des campagnes récurrentes de sensibilisation s’adressant aux nouveaux étudiants.

Mentionnons pour conclure deux résultats de notre enquête et une piste pour de potentielles interventions. D’une part, l’approche adoptée a illustré l’importance et le rôle de l’informel dans la résolution des conflits de proximité produits par la studentification de certains quartiers. D’autre part et plus largement, analyser les pratiques transgressives des étudiants de l’Université McGill et leur régulation permet d’étendre le champ des études urbaines montréalaises en y incluant l’étude de l’économie de la « déviance » au sein des classes supérieures. Jusque-là, la plupart des travaux se sont intéressées aux comportements de jeunes issus de groupes marginalisés à travers des recherches portant sur l’itinérance ou la catégorie racialisée de « gangs de rues ». Nous-mêmes – plus habitués à des terrains politiquement « chauds » – avons initialement eu des difficultés à prendre au sérieux ces transgressions étudiantes au sein d’un quartier aisé et les conflits locaux qu’elles dévoilent. Or, constater et accepter le caractère limité (mais réel) de ces conflits fut justement la clef de notre enquête. Sans homogénéiser les classes dominantes, c’est précisément cette relativisation de l’enjeu, également constatée sur le terrain et mentionnée par les acteurs eux-mêmes, qu’il faut peut-être prendre comme indicateur de « quelque chose » de propre à l’économie de la transgression dans sa dimension ordinaire au sein des classes dominantes. À ce titre, porter le regard sur des transgressions qui sont relativisées plutôt que stigmatisées permet de contribuer à mieux comprendre la topographie normative inégale des espaces urbains.

Nous avons vu que l’une des solutions permettant de contrer les effets négatifs de la studentification (déchets et nuisances) a été de faire intervenir l’institution universitaire par des campagnes de sensibilisation auprès des étudiants. Avec toutes les précautions qu’imposent ce genre de suggestions, une piste ouverte par notre enquête pourrait être d’étendre les modes d’intervention institutionnels aux nouveaux riverains. Il s’agirait notamment de faciliter le partage des « normes tacites » entre habitants expérimentés et nouveaux venus n’ayant pas forcément acquis les dispositions adéquates pour savoir « durer » dans un quartier étudiant du centre-ville d’une grande ville nord-américaine des années 2020. Il s’agirait autrement dit de créer des espaces de formation, de sensibilisation ou d’échange où les savoirs locaux implicites au regard des comportements à adopter face aux étudiants pourraient être diffusés et rendus explicites.