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Du travail de terrain mené à Drummondville en 1936-1938 par Everett Hughes et son épouse Helen MacGill Hughes découleront d’abord une série d’articles, à partir de 1938, puis la monographie de 1943, French Canada in Transition [dans cet article : FCIT par abréviation], considérée comme un classique de la sociologie canadienne (Low et Bowden, 2016, p. 120). Nous approfondirons dans cet article, sur base d’archives inédites[1], les conditions d’enquête des Hughes. Everett Hughes, « maître sociologue » de l’école de Chicago (Fine, 1993, p. 267)[2], est ici étudié du point de vue de « sa méthode favorite : le travail de terrain intensif » (Becker, 2000a, p. 151). Le travail de terrain de FCIT a été peu étudié sur le plan des conditions de l’enquête. Il faut sans doute rattacher cela au sort plus général des autres grandes études de communautés, évoquées par Howard Becker (2000b, p. 258) comme [traduction] « pour la plupart oubliées ou traitées simplement dans des notes de bas de page convenues[3] ».

Pour Henri Peretz (2002, p. 20), dans sa préface à la traduction de Street Cornet Society de William Foote Whyte, la première question à se poser est celle du choix du lieu de terrain. Dans un autre article (Vienne, 2019-2020), j’ai expliqué que Drummondville représentait pour Hughes la possibilité de confronter à la réalité du terrain un type-idéal sociologique précis parmi d’autres types-idéaux allant du rural à l’urbain, et impliquant idéalement l’étude monographique par une équipe de chercheurs d’une série de communautés situées sur ce continuum. Drummondville, nous dit Hughes, « devait être la première d’une série d’études de communautés ». Il s’agissait d’effectuer [traduction] « l’étude d’une ville industrielle de taille moyenne où les natifs étaient tous [Canadiens] français et les patrons étaient tous anglais[4] ».

Les Hughes, en tant que couple et équipe de recherche à la fois, un aspect important sur lequel il faudra revenir plus loin, ont commencé par « visiter » un certain nombre de sites éventuels au Québec pour leur terrain, comme probablement lors de l’été 1934, où ils avaient effectué, en compagnie de Robert E. Park, leur mentor de l’Université de Chicago, un voyage en caravane à faire du camping dans l’Ontario et le Québec[5]. Les Hughes décident ensuite d’opérer une « reconnaissance » dans la ville de Drummondville à l’été 1936, cette « visite » urbaine supplémentaire s’avérant concluante comme choix de site. Ni Hughes ni Buford Junker (1960), qui insérera dans son manuel sur le travail de terrain certains extraits inédits du terrain des Hughes[6], ne s’arrêtent sur le choix du terme anglais (reconnaissance), qui est pourtant remarquable comme alternative du terme « visite » utilisé plus haut[7]. La « reconnaissance », soit selon la métaphore militaire usuelle, soit selon celle propre aux ingénieurs civils, implique clairement une sorte de pré-terrain, d’incursion sur le site (en éclaireur) avant le démarrage du terrain substantiel, donc avant « l’engagement » sur le terrain pour reprendre un autre terme militaire[8]. Il s’agit dans cette phase, précise Junker (1960, p. 22), de localiser les sources d’informations et d’établir les contacts de départ.

Quant à la nécessité d’un terrain, Hughes l’exprime bien en disant qu’il s’agissait [traduction] « d’aller dans cette ville [Drummondville] parce que c’était là que les choses survenaient. [Elles ne survenaient] [p]as dans une bibliothèque[9] ». On aura reconnu la célèbre formule de Park, quant à l’idée d’aller se salir les mains dans la réalité, et de sortir de la bibliothèque (ou du cabinet de travail)[10]. Le travail de terrain possède en effet une qualité irremplaçable, celle de « nous présenter leurs écrits [ceux des ethnographes] comme une conséquence du fait qu’ils ont pénétré (ou étaient pénétrés par) une autre forme de vie, et du fait qu’ils ont “vraiment été là-bas” » (Geertz, 1986, p. 73). Le terrain, nous dit Hughes (1971, p. 497), représente la possibilité d’un « véritable apprentissage » pour accéder aux connaissances humaines, faisant de cette méthode celle qui s’avère selon lui « suprême » (paramount) parmi toutes les autres (Hughes, 1971, p. 498).

Le travail de terrain sera plus tard défini par Hughes comme [traduction] « l’observation in situ des êtres humains », ce qui implique selon ce dernier « de les trouver où ils se trouvent, de rester avec eux dans un certain rôle qui, tout en leur étant acceptable, puisse autoriser à la fois l’observation intime de certaines parties de leur comportement, et leur description d’une façon qui soit utile aux sciences sociales sans nuire pour autant à ceux qui sont observés » (Hughes, 1971, p. 496). Revenons brièvement sur cette phrase, où l’on peut identifier quatre idées essentielles. La première consiste à « trouver » les êtres humains jugés pertinents pour l’enquête. Cette question a été réglée plus haut par l’identification de Drummondville. Reste encore à y entrer, ce que l’on examinera ci-dessous. Hughes évoque ensuite la question du rôle par lequel le ou les sociologues vont se faire connaître des observés, un rôle qui doit être acceptable pour ceux-ci. Cet article va donc se concentrer sur cette question du – ou des – rôles impliqués par l’enquête de terrain. Les éléments précités doivent encore, c’est le troisième point, permettre une enquête fructueuse en informations recueillies et permettant l’avancement des sciences sociales. Enfin, ce qui est crucial et sera traité dans un autre article, le rôle choisi – ou pourrait-on élargir, l’enquête elle-même à ses différents stades (dont celui de la publication et du type de public qui y aura accès) – ne doit pas « nuire » aux enquêtés, même si ce terme est quelque peu laconique[11].

Dater le terrain des Hughes

Les Hughes décident de vivre « quelque temps » (Hughes, 1971, p. 568)[12] dans cette ville pour y conduire leur étude empirique[13]. Si Everett Hughes n’est pas plus disert sur la durée exacte du terrain, sa femme Helen en revanche mentionne très brièvement qu’ils ont vécu ensemble « un été » à Drummondville (MacGill Hughes, 1977, p. 67). Que le couple ait travaillé ensemble un été ne doit pas faire oublier qu’Everett Hughes a bouclé une grande partie du reste du travail de terrain, de façon sans doute plus discontinue, comme on le verra plus loin. Passer un été sur place implique aussi un certain coût financier. Hughes explique à ce sujet que le financement du terrain avait été rendu possible par un subside accordé par le Social Science Research Council américain, prenant la forme d’un « grant-in-aid » incluant des frais de voyage et de résidence[14].

La question de la durée précise du travail de terrain est essentielle quand on évoque les conditions d’enquête, pour évaluer notamment s’il ne s’agit pas d’une enquête trop courte en temps passé sur place, de celles du type « recherche éclair » (cf. le « hit & run researcher » que décrit par exemple Daniel Bizeul 1998, p. 766), ou de ce que Fine (1999, p. 533) appelle une ethnographie « sur brûlis » (« slash-and-burn ethnography »), à savoir des enquêtes de durée de moins d’un an, sans « multiplication des données dans le temps et dans l’espace », de celles qui peuvent par conséquent susciter la controverse avec les anthropologues selon leurs propres critères de terrain de longue durée (Cefaï, 2003, p. 505-506, 541 et 557).

Becker (2004, p. 72) précise que chez les anthropologues, parmi les nécessités minimales en matière de travail de terrain, on s’accordera sur une durée supérieure à douze mois, et qu’un terrain [traduction], d’« un mois ou deux dans le courant de l’été » comme cela a parfois été le cas dans le passé, serait aujourd’hui impensable. Les sociologues étudiant des communautés passent en général des années sur place, ce qui permet de saisir les changements qui surviennent (Becker, 2006, p. 84 et 86). À cet égard, les Lynd, pour produire Middletown, ont passé dans les années 1920 plus d’un an sur le terrain avec leurs collaborateurs (Lynd et Lynd, 1931, p. 505). Sur son terrain de « Cornerville », William F. Whyte a pour sa part passé trois ans et demi, en démarrant son terrain à peu près à la même époque que les Hughes[15]. En comparaison de ces critères définis plus tardivement par des chercheurs de la génération suivante, le terrain des Hughes apparaît donc assez court[16].

Pour plus de précision sur la durée du terrain des Hughes, il faut se livrer à un petit travail d’enquête sur le matériau présenté dans l’ouvrage, étant donné l’omission des années et des jours de la semaine, sauf exception, dans les observations rapportées dans FCIT. En complément des données présentées par Hughes dans la « reconnaissance » de terrain insérée dans l’ouvrage de Buford Junker, il faut recouper les données empiriques de FCIT et les évènements locaux relatés par la presse locale[17]. La première chose certaine est que la reconnaissance a lieu en juillet 1936, lorsque le couple Hughes puis Everett Hughes en solo effectuent cinq jours d’enquête sur place, datés précisément[18]. Le premier jour d’enquête est mentionné explicitement comme leur première visite à Drummondville, où une amie les a conduits (Junker, 1960, p. 22).

Ce qui apparaît ensuite, c’est qu’une observation, complètement isolée des autres, a lieu le 31 juillet 1936. Par opposition, un groupe d’observations à des dates relativement rapprochées court du printemps à l’été 1937, de mai à septembre précisément. Une dernière observation, à nouveau complètement isolée des autres, a lieu en janvier 1938. Le reste de l’année 1938 est une zone blanche en ce qui concerne des indices matériels d’observation directe, et il est probable que Hughes a alors repris les cours à l’université McGill, dès septembre 1937, pour sa dernière année académique sur place, avant de partir pour Atlantic City en décembre 1937 pour un colloque de l’American Sociological Society où il présente une partie du matériau sur Drummondville.

Considérons maintenant de plus près le bloc substantiel d’observations regroupées sur le printemps et l’été 1937. Le 24 mai, Hughes (1943, p. 153-154) assiste à la fête de l’Empire britannique (Empire Day); le 27 mai 1937, il assiste à la Fête-Dieu (Ibid., p. 103); le 24 juin 1937, Hughes (Ibid, p. 99, 150-151 et 153) assiste avec sa femme aux festivités de la Saint-Jean-Baptiste (Ibid., p. 148-151). Le fait (mentionné) qu’il y ait eu un feu d’artifice à cette occasion permet de dater l’observation de 1937, première année où, comme le rapporte la presse locale de l’époque, un feu d’artifice avait été organisé. Everett Hughes (Ibid., p. 153) est présent ensuite à la fête de la Confédération (Dominion Day, le 1er juillet), puis assiste à un sermon du chanoine le dimanche 18 juillet, date de la Saint-Frédéric (patron de la paroisse du centre-ville), ainsi que le dimanche suivant (le 25). Il assiste également à la fin du mois aux festivités en vue d’élire « Miss Drummondville » (Ibid., p. 199-200). Everett Hughes assiste enfin à un pique-nique organisé par la JOC (Jeunesse ouvrière catholique), le 4 septembre (Ibid., p. 198).

Les deux observations isolées doivent donc être expliquées par contraste avec cette séquence cohérente du printemps et de l’été 1937. La première, extraite du carnet de terrain des Hughes (Ibid., p. 89-90), a lieu la veille d’un discours prononcé en milieu d’après-midi le samedi 1er août 1936 par Maurice Duplessis, alors encore candidat aux élections provinciales de 1936, donc tout juste avant cette élection (un compte rendu du discours se trouve dans TDS, le 6 août 1936, mais rien n’en est dit dans FCIT). Aucune autre observation présentée explicitement ou clairement déductible du matériau d’enquête des Hughes ne couvre l’année 1936 à Drummondville (en dehors de la « reconnaissance » de terrain). La seconde observation isolée date du « dimanche 23 janvier », que Hughes évoque comme son premier dimanche d’hiver en ville. Par vérification des dates possibles dans cette décennie, il ne peut s’agir que de l’année 1938. Hughes évoque par comparaison, dans le même extrait, ses souvenirs de l’été dans la même ville. Cette présentation est importante, car elle nous prouve que Hughes n’était pas présent à Drummondville pendant l’hiver 1936-1937. La date est pourtant atypique parce qu’elle est de peu postérieure à l’intervention de Hughes au colloque d’Atlantic City en décembre 1937. Est-il revenu pour boucler le terrain? S’agit-il d’une autre date isolée, d’une nouvelle « visite », comme celles du démarrage de l’enquête?

Du contenu très intéressant des cinq jours de travail de terrain mentionnés par Hughes dans l’ouvrage de Junker, il apparaît que cette « reconnaissance » a probablement été immédiatement suivie du terrain d’été évoqué par Helen MacGill Hughes, car on y voit Hughes chercher déjà activement des logeurs chez qui le couple pourrait s’installer (Junker, 1960, p. 25). Le terrain des Hughes a donc été concentré essentiellement sur l’été 1936, celui d’Everett Hughes opérant seul se fait en 1937[19]. Le reste des éléments factuels datés mentionnés par Hughes dans l’ouvrage est apparemment de seconde main, que ceux-ci aient été obtenus par des échos d’informateurs ou par la lecture de la presse locale. Il faut mentionner aussi que pendant l’hiver 1936-1937, Hughes effectuera une visite à Saint-Denis de Kamouraska où Horace Miner faisait alors son enquête, visite dont Hughes parlera plus tard comme d’une sorte de mini-terrain[20].

Travailler en équipe

Reste une autre question importante, sur laquelle l’article de Susan Hoecker-Drysdale sur les Hughes considérés précisément en tant que couple de scientifiques a attiré mon attention, sachant comme le dit bien celle-ci que l’influence du couple dans le champ sociologique a été souvent significative « précisément » parce qu’ils constituaient un couple de sociologues (Hoecker-Drysdale, 1996, p. 220). Hoecker-Drysdale se demande pourquoi Helen MacGill Hughes n’est pas reconnue à sa juste mesure en tant que collaboratrice de l’enquête – voire co-auteur, nous dit-elle, de FCIT. La question soulevée est importante, étant donné qu’elle aurait apporté une collaboration essentielle au travail de terrain (Hoecker-Drysdale, 1996, p. 228). Y répondre est justement en partie ce que je me propose de faire dans cet article en insistant sur l’absence notable, avant les années 1960, d’une formalisation longue des conditions d’enquête de terrain.

Si Susan Hoecker-Drysdale (1996, p. 229), suivant les analyses de Mary Jo Deegan (1991), rappelle à juste titre que la carrière propre de Helen a longuement souffert de la priorité accordée, au sein du couple, à celle d’Everett, le rôle spécifique de Helen dans le projet FCIT a été minorisé probablement moins en vue d’une sorte d’occultation délibérée au profit de la seule part masculine du couple sociologique au travail que parce que la description de l’enquête de terrain appelait vraiment peu de lignes au moment de la parution de l’ouvrage, et même dans les décennies suivantes – ce qui est d’ailleurs regrettable pour une histoire naturelle de l’enquête de terrain en sciences sociales[21]. La collaboration de terrain des Hughes était mentionnée dès l’avant-propos de FCIT (Hughes, 1943, p. v), mais guère détaillée dans la suite de l’ouvrage. Dans une archive, Hughes précise que son épouse fit [traduction] « plus que sa part[22] » sur le terrain. Lewis Coser (1994, p. 6), un ami du couple, met en avant plus nettement cette collaboration de terrain et souligne clairement l’effort de guerre, si l’on peut dire, consenti par Helen MacGill Hughes à un moment également crucial pour sa propre carrière (sa thèse de doctorat puis la publication de celle-ci), ce qui fait qu’on peut vraiment parler de double travail pour elle (Ibid., p. 9).

Helen MacGill Hughes (1977, p. 76) nous dit que les Hughes, quand ils étaient encore étudiants, s’utilisaient l’un l’autre comme « caisses de résonance » (sounding boards) de leurs idées. On peut transposer cette métaphore au travail de terrain, et au leur en particulier : l’égale implication de deux partenaires, du point de vue de la durée du travail fourni, présente l’avantage certain de permettre la maximisation du recueil d’informations sur un temps d’enquête relativement court, mais aussi leur contre-vérification par des échanges de vues répétés (voir sur ce sujet Bizeul 1998, p. 775 et Cefaï, 2003, p. 599), voire l’élaboration précoce de pistes théoriques pour la future publication. La comparaison avec l’article de Pnina Abir-Am (1996, p. 267-281), publié dans le même ouvrage collectif que celui de Hoecker-Drysdale, est éclairante à cet égard : le couple Gregory Bateson/Margaret Mead, dont le terrain est à peu près contemporain de celui des Hughes, démontre la possibilité d’un « terrain conjoint » (joint fieldwork) entre deux anthropologues confirmés aux « compétences complémentaires », donc d’un véritable « compagnonnage de terrain » (companionship in fieldwork), comme dans le cas des Hughes[23].

Il faut se demander enfin si l’équipe était réduite à deux personnes seulement, Hughes précisant de façon assez vague dans ses archives que « [c]ertains étudiants [de l’Université McGill] sont allés avec nous dans notre ville[24] ». C’est la seule indication de sa part, à ma connaissance, qu’une sorte d’équipe élargie, en dehors de son épouse et lui, aurait travaillé à Drummondville. Ces étudiants ne sont pas mentionnés dans l’ouvrage, mais des publications relatives à la vie universitaire en sociologie à McGill permettent d’avancer quelques noms[25]. Il est probable que Hughes a amené ces étudiants dans l’idée de leur faire faire une « visite » sociologique du terrain ou un bref séjour bénéfique à leur formation, et que leur implication fut limitée et sans conséquences majeures sur le matériau accumulé par les Hughes.

Drummondville, la ville-champignon

De leur site d’enquête, Everett Hughes dit à un de ses correspondants [traduction] : « Drummondville, la ville que j’ai étudiée, se trouve sur la rivière Saint-François. Elle se situe à une chute qui arrête la circulation des bateaux remontant la rivière depuis le lac Saint-Pierre. C’est l’établissement le plus septentrional fondé par des Anglais[26]. »

En 1937, Drummondville – D’ville selon l’abréviation familière locale – était selon Hughes (1938b, p. 716) une « ville-champignon » (boom town). Autrefois une [traduction] « petite ville vivant du commerce avec la région rurale qui l’entoure » (Hughes, 1938a, p. 346-347), D’ville s’était transformée depuis une décennie en une agglomération « animée et troublée par l’installation d’un certain nombre de grandes industries toutes mises en marche et dirigées par des anglophones envoyés là dans ce but » (Hughes, 1945, p. 6). « [P]rototype des villes monoindustrielles » (Fortin, 1972, p. 7), Drummondville était « située dans une région solidement agricole, mais devenue aujourd’hui un centre important de l’industrie textile » (Hughes 1945, p. 58), ce type d’industrie regroupant six des sites industriels de cette ville. En raison de cette industrialisation récente, datant des années 1920 et 1930, D’ville était passée de 2 600 habitants environ en 1911, à presque 20 000 habitants en 1937. Elle prenait ainsi la forme d’une communauté en pleine croissance (booming community), dont 4 600 habitants environ sont employés à l’époque dans le secteur industriel (Hughes 1943, p. 29). La population s’est donc multipliée par cinq entre 1911 et 1933 et son nombre de travailleurs par 30, avec une augmentation notable de 15 000 habitants entre 1921 et 1937 (Hughes, 1938a, p. 347).

D’ville, telle que les Hughes la saisiront, a un mode de vie qui semble tiraillé entre le rural et l’industriel, en particulier du fait que la population ouvrière arrivée récemment est essentiellement issue de la population rurale des comtés voisins (Hughes, 1938a, p. 347). Dans le Drummondville de cette époque où les usines poussent comme des champignons, on peut cependant encore assister à des scènes rurales un peu bucoliques où une vache solitaire arpente paisiblement une rue du centre-ville, deux fois par jour, sur le chemin des pâturages (Hughes, 1943, p. 38-39). Dans les zones rurales qui entourent encore D’ville, Hughes saisit également certaines scènes campagnardes, bien rendues par la traduction de l’ouvrage par Jean-Charles Falardeau : « Les vêtements des vieux cultivateurs, comme leurs figures, sont équarris et de ligne sévère. On dirait des sculptures en bois » (Hughes, 1945a, p. 166). La ville, comme l’explique Hughes, est subdivisée en deux municipalités découpant le territoire de la vieille ville (dite « Basse-Ville ») et plusieurs villages périphériques ou « satellites » (Hughes, 1938a, p. 348). Ces villages ont progressivement été transformés en municipalités autonomes, notamment dans le courant de l’année 1937, et sont habités par la population ouvrière. La population anglophone, qui avait fondé la ville, et laissé notamment sa marque sur les noms de rue du centre-ville, a été lentement absorbée par la croissance de la composante francophone de la population[27].

Sur le terrain : les ficelles du métier

C’est en reprenant les termes mêmes par lesquels Becker décrit le « métier » du sociologue, le « tour de main » spécifique à cette discipline (Becker, 2002, p. 25), que l’on peut à présent se poser la question suivante : comment les Hughes ont-ils procédé sur place pour mener leur enquête empirique? Quelles sont les « modalités concrètes de la recherche » (Whyte, 2002, p. 312)? Et avant toute chose, comment s’est réalisée « l’entrée dans le milieu » (Peretz, 2002, p. 20), cette phase également évoquée comme l’entrée sur le terrain (getting in) par Buford Junker (1960, p. 22)? La monographie de 1943 ne répond que très partiellement, et souvent uniquement de façon implicite, à cette question pratique des conditions d’enquête qui serait pourtant considérée cruciale dans une enquête de terrain contemporaine afin de [traduction] « décrire ce qu’il [le chercheur sur le terrain] a appris, et comment il l’a appris » (Junker, 1960, p. 13)[28].

William F. Whyte (2002, p. 378-379) note avec raison :

Il semble qu’il y ait dans le monde universitaire une conspiration du silence autour des expériences personnelles des chercheurs de terrain. Dans la plupart des cas, les auteurs qui ont tant soit peu explicité leurs méthodes de recherche n’ont donné que des informations fragmentaires […]. Il était impossible de trouver des comptes rendus réalistes révélant les erreurs, les confusions et l’implication personnelle des chercheurs sur le terrain.

À cet égard, Hughes (1971, p. 530-542) a certes décrit l’ « histoire naturelle » (natural history) de sa recherche sur le Canada français, mais celle-ci n’a pas constitué une histoire naturelle spécifique de son travail de terrain à Drummondville. Il faut donc se tourner vers les archives pour y trouver les réponses concrètes, sous la forme de « ficelles » souvent passionnantes expliquant le contexte social et la situation d’enquête (en lien avec une définition de la situation à la W. I. Thomas), deux éléments essentiels avancés par Becker (2009, p. 6) pour comprendre un travail de terrain.

De façon typique, les informations les plus pragmatiques pour comprendre les conditions de l’enquête de terrain ne sont formulées, en dehors du texte de « reconnaissance » de terrain déjà évoqué, que dans la correspondance de Hughes avec des collègues de la même « partie », et avec lesquels peut alors s’engager une discussion sur ces « secrets de cuisine[29] » de l’enquête de terrain, ce dont on discute typiquement « entre collègues ou avec les étudiants » (Cefaï, 2003, p. 508) quand on « parle boutique » (shop talk, Junker, 1960, p. 33) entre ethnographes. L’interlocuteur privilégié dans les archives n’a à cet égard rien d’anodin. C’est avec son ancien étudiant, ami et disciple confirmé Jean-Charles Falardeau (voir Langlois, 2012), avec lequel il préparera l’édition en langue française de FCIT en 1945, que Hughes évoque en 1952, de façon extrêmement informelle, sur le mode humoristique typique d’une relation à plaisanterie, le démarrage de ce travail de terrain, dans une phrase où il maintient cependant délibérément le nom fictif donné à la ville dans FCIT : « Comment sommes-nous entrés à Cantonville? En violant toutes les règles de l’art! Nous n’avions pas de lettres d’introduction. Nous avons juste pris le train et sommes partis sur place[30]. »

L’espièglerie de Hughes dans ce passage sur l’entrée à « Cantonville » (Drummondville) est patente. Il n’y avait pas de « règles de l’art » formalisées en matière de travail de terrain sociologique à l’époque où les Hughes ont fait leurs observations, et les « lettres d’introduction » qu’il évoque avaient plutôt cours dans le monde fréquenté par les anthropologues de terrain, comme sésames pour leur entrée auprès des autorités coloniales (voir par exemple de heusch, 1998). Les « règles » informelles transmises dans les cours universitaires, notamment à l’Université de Chicago au moment de la formation de Hughes, n’impliquaient certainement pas de lettres de créance pour parvenir au sein d’une communauté et pour y mener des observations. La présentation très informelle par Everett Hughes du travail de terrain effectué 25 ans plus tôt montre que le couple Hughes s’était « jeté » joyeusement dans l’aventure en débarquant un jour à D’ville sans conciliabules préalables avec l’une ou l’autre autorité fédérale ou provinciale pour obtenir une quelconque autorisation ou un soutien dans sa rencontre avec la population et les autorités locales.

Du côté anglophone de la population de D’ville, les Hughes ne partent cependant pas en terrain complètement inconnu [traduction] : « […] nous avons passé une longue période sur place en habitant la ville, et bien sûr en y vivant complètement en langue française, bien qu’il y eût là-bas quelques familles anglaises de classe moyenne dont deux que nous avions connues auparavant ailleurs[31]. »

La question de la maîtrise de la langue française, qui est cruciale pour évaluer la portée d’un travail de terrain (Peretz, 2002, p. 21), a été abordée dans un autre article (Vienne, 2019-2020). Les Hughes maîtrisent suffisamment la langue pour être à l’aise dans leurs interactions avec la partie francophone de la population de Drummondville. Ensuite, parmi les « quelques familles » évoquées dans l’extrait d’archives ci-dessus, il faut épingler surtout cet ingénieur anglophone dans une des usines locales (anonymisé dans Junker, 1960, p. 23 comme M. « Norton »), que les Hughes connaissaient déjà à Montréal, et qui les pilote un des jours d’enquête lors de la « reconnaissance » de terrain. Dès les premières journées sur place, Hughes s’arrange également pour rencontrer au moins brièvement le maire de D’ville, le chef de la police locale, l’ingénieur de la Ville, un important homme d’affaires local et le secrétaire de la mairie (Junker, 1960).

Mais de façon très symptomatique, Hughes a aussi commencé, très habilement pour ce qui a trait à l’accès au matériau, et très symboliquement pour ce que cela révèle des statuts dans la société canadienne-française d’alors, par montrer patte blanche auprès du curé de la paroisse principale de Drummondville[32], d’abord en lui téléphonant pour lui parler de l’enquête (Junker, 1960, p. 25), puis en le rencontrant pour une conversation plus soutenue. On peut y voir la nécessité pratique, en matière de conditions d’enquête, de créer des liens, comme le dit Bizeul (1998, p. 757), avec des « personnes appréciées de tous » (ou en tout cas d’une partie au moins de la communauté étudiée) et susceptibles dès lors de se montrer garantes et d’exercer un « effet de halo » (halo effect, Junker, 1960, p. 46) sur le reste du groupe. Cette rencontre est relatée par Hughes : « Nous avons appelé le curé un lundi matin (étant fils de pasteur j’ai très tôt compris que le prêtre aime s’asseoir pour papoter avec les gens le lundi matin) et je suis resté assez longtemps, le temps de fumer deux de ses cigares[33]. »

Le fils de pasteur méthodiste qu’est Everett Hughes se présente ainsi, sous ce jour biographique et avec ce statut qui n’a rien d’anodin (voir Vienne, 2016), pour nous montrer comment il a lié connaissance avec ce curé (M. « Lachance » dans Junker, 1960, p. 25). Il s’agissait du chanoine Georges Mélançon[34], en poste à Drummondville à la fin des années 1930 après un pastorat assez long sur place, et qui deviendra, quelques années plus tard, en mai 1940, évêque de Chicoutimi (Paré, 1988, p. 137). Hughes lui « explique sa mission, et il [le curé] s’avère très chaleureux ». Le premier dira du second [traduction] : « un homme très intéressant et intelligent » (Junker, 1960, p. 25-26).

Le curé québécois, toujours influent comme le montrera la monographie de 1943, en tant que [traduction] « personnalité principale [de] l’institution centrale de la communauté » (Hughes, 1943, p. 32), est le patron de la vie politique et sociale locale (Hughes, 1943, p. 33)[35]. En faire un informateur privilégié, mais aussi une sorte de garant local de la moralité de l’enquête en cours, était très habile de la part de Hughes, qui a été « aiguillé » vers le curé Mélançon lors de sa rencontre initiale avec le maire puis avec son secrétaire de mairie. On peut y voir une sorte de « tactique relationnelle » de l’enquêteur de terrain envers ses informateurs privilégiés, au sens que Bizeul donne à ce terme (Bizeul, 1998, p. 773). Le curé, s’il n’avait pas été sollicité, aurait pu se transformer en « garde-barrière », pour renverser ici l’expression de « portier » ou « passeur » (gatekeeper) appliquée à ceux qui facilitent l’accès au terrain (Cefaï, 2003, p. 558).

Georges Mélançon, fils de cultivateur, ne devait probablement pas connaître grand-chose de la sociologie, et moins encore de la tradition de terrain de la sociologie de Chicago, dont Hughes était alors un représentant lui-même encore peu connu. Expliquer la nécessité d’une enquête sociologique par observation de plusieurs mois a certainement dû demander quelques bonnes matinées de conversation (et de cigares) avec le curé local, pour rassurer ce dernier. La preuve la plus importante, sur le plan empirique, de la bonne collaboration des curés locaux à l’enquête, qui résulte de cet amadouement préalable, se retrouve dans les chiffres que Hughes tirera des registres paroissiaux et qu’il signale dans un de ses articles comme [traduction] « aimablement fournis par les curés [en français dans le texte] » (Hughes, 1938a, p. 347). Les données sur les écoles fournies par les membres du clergé régulier (Hughes, 1943, p. 108 et 110) dérivent probablement aussi de ce « sésame » accordé par le curé. Plusieurs autres passages de la monographie découlent directement de conversations ou d’entretiens avec le curé ou avec ses collaborateurs ou collègues à D’ville. Le curé, sans être nommé bien sûr, est d’ailleurs remercié dès l’avant-propos de l’ouvrage américain (Hughes, 1943, p. v)[36].

Un collègue de Mélançon, l’abbé Joseph Beauchemin, prend justement ses fonctions en 1937 dans la nouvelle paroisse Ste-Thérèse, ce qui donne lieu à une petite fête organisée par les écoliers. À cette occasion, le chanoine Mélançon prononce quelques mots de circonstance rapportés par le quotidien local La Parole : « Quand il pousse des clochers, dit-il, il pousse également des manufactures, du travail, et partout fleurissent les bénédictions du Seigneur. » La phrase en question est à elle seule toute une métonymie du rapport entre notables francophones de la ville, patronat industriel anglophone et curés à D’ville. Nous reviendrons sur ces usines qui « poussent » plus loin.

La routine de l’observation

Les Hughes se créent progressivement sur le terrain, en commençant par le personnage assez central qu’est le curé, un solide écheveau relationnel, qui franchit comme on l’a vu la frontière linguistique entre les groupes anglophone et francophone de D’ville. Le premier, qu’il soit anciennement implanté (les vieilles familles en déclin) ou nouveau venu (le milieu industriel), est certainement celui dont les Hughes sont le plus proches par l’origine, la langue ou la classe sociale.

Par rapport au groupe francophone, auquel ils sont « étrangers » sur le plan « ethnique, religieux », les Hughes se trouvent dans une situation proche de celle d’un terrain de type anthropologique, où le chercheur est [traduction] un « étranger étudiant des étrangers » (Hughes, 1971, p. 502), et possèdent de ce fait un « statut marginal » (Coser, 1994, p. 6) au sein d’une communauté francophone. C’est le cas aussi par rapport aux classes sociales dominées au sein du groupe francophone, vis-à-vis desquelles les Hughes sont des « étrangers de classe » (Hughes, 1971, p. 502). Ils accèdent à ce dernier groupe (avec l’aval du curé) pour en devenir des « membres » provisoires, dans ce que Hughes appellera plus tard [traduction] une « dialectique sans fin entre le rôle de membre (participant) et celui d’étranger (observateur et descripteur) » (Hughes, 1971, p. 502). Mais ils y accèdent aussi plus informellement, via la famille chez laquelle ils logent sur place, comme on le voit ci-dessous dans un excellent passage inédit des souvenirs de terrain de Hughes racontés informellement à Falardeau [traduction] :

Nous avons ensuite vagabondé [bummed] un peu en ville. Puis nous avons mis une annonce dans le journal local disant que nous cherchions le gîte et le couvert dans une famille afin de pouvoir apprendre le français en sa compagnie. Nous avons appelé toutes les personnes qui ont répondu à l’annonce, en voyant ainsi pratiquement tous les types de famille dans la ville et certains paysans à plusieurs kilomètres dans la campagne. Nous avons pris des chambres chez un fermier retraité qui avait pas mal de temps pour bavarder[37]. Ils ont été de très, très bons amis pour nous. Nous avons vécu où nous pouvions observer les gens aller magasiner, travailler, et aller à l’église. Ma femme reprisait des chaussettes sur le perron de la maison, de façon à voir et être vue. Nous n’avons jamais utilisé de voiture; nous marchions toujours ou roulions à bicyclette de façon à rencontrer les gens. Nous utilisions des sentiers et des petits raccourcis plutôt que les rues principales. Nous avons arpenté chaque rue et allée de la ville, établi une carte des maisons, prenant des notes sur les habitants – ceci ayant amené les enfants à venir nous voir pour poser des questions sur ce que nous faisions, et à nous raconter des choses. Les adultes faisaient de même. Nous ne nous sommes jamais pressés, nous avons toujours parlé aussi longtemps que l’on voulait nous faire la conversation. Nous avons rédigé nos notes de terrain chaque nuit, jusque très tard au matin (c’est une vie épuisante).

Pourquoi les gens nous racontaient-ils des choses? Parce que les gens aiment cela. Rien de plus compliqué. Je pense qu’ils voyaient que notre curiosité était sincère.

Beaucoup de gens étaient au courant que nous entendions publier quelque chose. Et pourtant ils nous parlaient, nous montraient des documents, et se décarcassaient pour nous aider[38].

C’est sans doute une des descriptions les plus prenantes – même si elle laisse sans réponses quelques questions précises sur les conditions d’enquête – d’un « terrain » façon Chicago tel qu’on le pratiquait dans les années 1930, et elle est d’autant plus précieuse qu’elle est inédite, ce qui montre typiquement que la description détaillée des conditions du travail de terrain n’était pas encore considérée à l’époque comme une information utile, voire indispensable à la publication du matériau dans un article ou une monographie, à la différence de ce que Hughes prônera par la suite dans un de ses meilleurs articles, « The Place of Field Work in Social Science » (Hughes, 1971, p. 496-506).

Le carnet de terrain, de rigueur depuis les conseils de Park à ses étudiants (voir MacGill Hughes, 1988, p. 73), est ici utilisé de façon systématique, « à la manière de l’ethnologue », comme le remarque Hughes (cité par Junker, 1960, p. 22). Cet usage ostensible, à visage découvert, s’avère visiblement approprié à une approche détendue et cordiale de la population locale, qui de son côté n’a pas l’air plus sur ses gardes que cela face à la prise de notes par un couple d’anglophones au français encore incertain et surgissant « de nulle part[39] ». On peut se demander ce qui serait arrivé aux Hughes s’ils avaient mené ce type de travail de terrain cinq ans plus tard à peine, alors que la phobie des espions allemands posant d’étranges questions s’appuyait sur de cas réels d’espionnage, notamment en Gaspésie. Helen MacGill Hughes, dans une courte remémoration de ce terrain, nous en fournit une autre image précieuse [traduction] :

Nous avons vécu un été à Drummondville, absorbés par la tâche enthousiasmante consistant à analyser tous les deux la population d’une ville-marchande-devenue-ville-industrielle. Poursuivis par une grappe d’enfants curieux et vigilants, nous avons arpenté les deux côtés de chacune des rues de la ville, cartographiant chaque maison et inventoriant ses occupants. Aux attractions inhérentes au travail de terrain s’ajoutait le défi et le plaisir de faire tout cela en français, et de nous voir investis dans le rôle de curiosités locales.

MacGill Hughes, 1977, p. 76

Les interactions inattendues avec les enfants rappellent un peu ici les aléas de l’observation « en plein air » (in the open) avec des bandes d’enfants, tels que racontés par Frederic Thrasher, un autre sociologue urbain de Chicago (Thrasher, 1928). On imagine l’attraction locale, dépeinte par Helen Hughes de façon truculente comme une sorte de visite de la foire avant l’heure, pour des enfants émoustillés, dans une ambiance à la Tom Sawyer. Dans le document de « reconnaissance », Everett Hughes mentionne aussi les enfants venus observer les matelas gonflables du couple qui avait dormi dans une tente au bord de la rivière la nuit du samedi (Junker, 1960, p. 24). Les interactions des Hughes se font également avec leur couple de logeurs[40] (et aussi sans doute avec leur bonne).

À nouveau, elles sont l’occasion de découvertes sociologiques pertinentes sur une petite ville transfigurée par le changement industriel, où des habitudes campagnardes solidement ancrées (notamment à travers l’écheveau quasi familial des relations sociales avec certains petits commerçants) se manifestent encore au sein de la population canadienne-française. Ainsi, dans un des deux articles de 1938, comme dans l’ouvrage qui suit, Hughes note la mentalité entreprenante du Canadien-français qui propose ou « place » les services (plugger) de son entourage (Hughes, 1938b, p. 716)[41]. Ainsi [traduction] :

Votre logeuse va, quand vous ne vous en apercevez pas, envoyer vos vêtements non pas à la buanderie que vous avez indiquée mais à une de ses amies qui fait des lessives; si elle vous entend appeler un taxi, un ami qui utilise sa vieille voiture comme taxi en dehors de ses heures de travail apparaîtra à la porte avant le taxi que vous avez appelé. Elle essaiera de vous persuader d’acheter vos cigarettes à un fermier retraité issu de sa paroisse natale et qui fait à présent un peu d’épicerie dans la pièce à l’entrée de sa maison.

Hughes, 1943, p. 79

Comme on peut le voir par le biais de l’extrait inédit cité plus haut, la population semble avoir décidé d’adopter les Hughes. Les Hughes, notamment dans cette scène de la vie quotidienne où Helen reprise les chaussettes du couple sur la galerie d’une maison, ont trouvé la posture adéquate pour apprivoiser les habitants de D’ville après avoir amadoué le curé, en démontrant par là même que le travail de terrain est bien un « exercice de sociabilité » comme le remarque Junker (1960, p. 12). Il n’y a cependant, à nouveau, aucune indication de temps, mais on peut supposer à la lumière de recommandations de Hughes à des étudiants dans d’autres cas de terrain, que le couple a privilégié la prise de notes accélérée (d’où le travail de transcription tard la nuit)[42] pour maximiser un budget sans doute modeste de séjour sur place.

Les rôles sur le terrain

Everett Hughes aura plus tard une part déterminante dans la formalisation de la question des rôles joués par les observateurs sur un terrain et de l’implication de ces rôles dans le processus d’enquête. Il le fera avec ses collaborateurs, dont Buford Junker, dans une réflexion qui prend surtout corps à partir des années 1950 (voir Chapoulie, 2000, p. 14). C’est le cas avec l’article de Becker sur l’inférence et la preuve en observation participante, évoquant les « définitions de rôle » attribuées au chercheur de terrain par les membres du groupe (Becker, 2003, p. 355) ou encore quand Raymond Gold, un autre étudiant de Hughes, sur base d’un séminaire (le Field Training Project, voir Cefaï, 2002) où ce dernier a occupé une place importante, définira le rôle de terrain comme [traduction] « un ensemble de procédés d’interaction sociale destinés à se procurer des informations à des fins scientifiques » en même temps qu’un « ensemble de comportements qui engagent le soi de l’observateur » (Gold, 2003, p. 340). C’est également le cas de façon incisive quand William Foote Whyte nous dit que « le chercheur, comme ses informateurs, est un animal social. Il a un rôle à tenir » (Whyte, 2002, p. 311).

La question n’est en revanche pas encore formalisée solidement au stade de la monographie de 1943. Il est pourtant essentiel de se la poser rétrospectivement concernant le terrain des Hughes. Et ce d’autant plus qu’Everett Hughes reviendra de façon systématique sur cette question concernant la perception du couple Miner à Saint-Denis par les habitants, dans une lettre adressée à la fille de Horace Miner en juin 1976 [traduction] :

Vos parents étaient récemment mariés. À cette époque, dans la Province de Québec, une femme rurale engendrait en général suffisamment d’enfants pour que neuf d’entre eux survivent jusqu’à l’âge adulte. Ce qui signifiait que beaucoup devaient émigrer, ce qu’ils faisaient. Cela faisait aussi que les femmes sur place s’intéressaient à ces deux étranges créatures protestantes qui vivaient parmi eux. À un moment de cette année-là ils ont commencé à demander à votre mère si les hommes protestants anglophones agissaient comme les hommes catholiques canadiens-français. Si c’était le cas, c’est là où elles voulaient en venir, pourquoi n’était-elle pas enceinte? Je ne sais pas si votre venue a été une réponse directe à cette allusion ou pas, étant donné que la notice dans le Who’s Who ne précise pas la date de votre naissance.

Le travail de terrain ne consiste pas uniquement à faire des découvertes sur les indigènes. Il consiste aussi en partie à ce que les indigènes peuvent découvrir sur la culture du chercheur de terrain[43].

Nous avons vu que les rôles joués sur place, ce que Gold (2003, p. 342), sur base d’une typologie empruntée à Hughes, appellera le rôle principal (« master-role »), sont, à visage découvert, ceux de chercheurs en sociologie prenant des notes, et non par exemple ceux de journalistes, d’historiens, de géographes, ou encore de simples touristes un peu curieux. L’identité de « sociologue » ou de « professeur d’université », même vague sur l’ensemble des interactions, et probablement inintelligible pour pas mal de locaux (Bizeul, 1998, p. 760), est surtout complétée par celle, beaucoup plus intelligible, de celui qui va écrire un « livre » sur la ville (voir sur ce cas de figure Bizeul, 1998, p. 762)[44]. C’est sans doute la façon la plus claire dont les habitants percevront les Hughes et définiront la situation à leur égard, au sens où il s’agit de l’identité que le chercheur se voit attribuer sur place (Bizeul, 1998, p. 754) et de celle qui affecte ses rapports avec les habitants.

Le rôle principal, toujours selon Gold (2003, p. 342), se complète parfois par des « rôles secondaires » (lesser-role-relationships), comme dans le cas présent celui de « fils de pasteur » pour Everett, déjà évoqué, et probablement celui lié à l’origine canadienne anglophone aux racines ontariennes (et québécoises) pour Helen. C’est en endossant ces rôles principaux et secondaires que les Hughes ont pu recueillir un matériau empirique abondant, qui ne consiste pas uniquement en observations systématiques, mais aussi en informations obtenues en faisant du porte-à-porte dans tous les commerces locaux, systématiquement inventoriés (Hughes, 1943, p. 69), ou encore en données de registres paroissiaux, en données sur les écoles recueillies auprès des administrateurs de celles-ci, en données sur l’emploi dans le secteur industriel, comme on le verra plus loin, ou encore en informations puisées dans la consultation des archives de la Chambre de commerce locale (Hughes, 1943, p. 34), le tout créant la possibilité de comptages systématiques du genre de ceux que Jean Peneff met à l’honneur dans un article sur la mesure des observations (Peneff, 1995, p. 123).

Le boom industriel de Drummondville et ses implications sociales

Venons-en à présent à la description de la vie industrielle à Drummondville et à la façon dont les Hughes en ont pris connaissance de façon directe. La grande affaire de D’ville, c’est bien sûr « l’usine A » (« mill A ») de textile, évoquée par Hughes (1943, p. 48) dans la monographie, ou usine « XYZ » dans la reconnaissance de terrain (Junker, 1960, p. 22) – en réalité la Canadian Celenase Company, une division de la British Celanese, cette compagnie anglaise fondée par les frères Camille et Arthur Dreyfus (Boucher, 1981, p. 1). La Celanese installe à D’ville en 1926-1927 son site industriel (de soie artificielle)[45], au sud-est de la ville. Ce site compte en 1937, selon Hughes (1938a, p. 710), 2 726 travailleurs, et est dirigée par un gérant anglais (et non canadien anglais) qui sera évoqué plus loin.

Un pic de population à Drummondville est atteint en 1937-1938 comme conséquence de la venue de la Celanese. La ville compte cette même année 1937 pas moins de 26 usines employant 4 500 personnes environ, la moitié travaillant à la Celanese (Boucher, 1981, p. 25 et 29). D’ville est donc bien la « Ville de la soie » (the « Silk City ») comme elle est alors qualifiée dans un des organes de presse locaux. Avec les industries (de gestion comme de capital étrangers) est également arrivée sur place une population anglophone de techniciens et de cadres qui représente 1/20e de la population de D’ville quand les Hughes y font leurs observations, et qui vient donc renforcer l’élément anglophone qui s’était doucement éteint pour ce qui concerne les « vieilles familles » d’autrefois, celles liées à la création de la ville. Mais la nouvelle population, sur le plan du logement, reste plus ou moins ségrégée par rapport à la population francophone, notamment celle des ouvriers francophones habitant les faubourgs de la ville (Hughes, 1938a, p. 348).

L’informateur privilégié dans le secteur industriel

Il faut noter que juste après lui avoir fait le récit décontracté des conditions d’enquête que nous avons lu plus haut, Hughes lance cependant à Falardeau, quinze ans après le travail de terrain à D’ville, un avertissement très clair sur lequel nous reviendrons plus loin : « Je vous prie de ne rien dire publiquement qui suggérerait que je vous ai dit de quelle ville il s’agissait. Peut-être que tout le monde le sait, mais j’ai reçu le conseil d’ignorer toutes les questions posées à ce sujet[46]. »

Hughes révèle également dans sa correspondance, ce qui n’est précisé nulle part ailleurs à ma connaissance, l’origine de cette obligation de confidentialité qu’il s’est imposée concernant la ville, après 1938 [traduction] : « Nous avons accepté de ne pas la nommer [Drummondville] à la requête du président de la plus importante des industries sur place, qui a été très utile en effet en nous fournissant des informations[47]. »

On peut donc en déduire que le patron local qui servit d’informateur privilégié, et probablement aussi de sésame obligé pour visiter/observer la fabrique, n’était autre que R. H. Sperling, président (gérant) de la Celanese à Drummondville de 1936 à 1948 (Boucher, 1981, p. 37), un homme dont le chanoine Mélançon lui avait assuré qu’il serait bon de le rencontrer (Junker, 1960, p. 25). Avec cette rencontre, nous sommes en face d’un des rouages essentiels du travail de terrain, celui du « marché » (bargain) opéré, selon le terme de Hughes (1962, p. 84), avec un informateur crucial, un marchandage qui donne accès au terrain (ou à une partie de celui-ci, dans le cas présent), moyennant certaines conditions (Hughes, 1996, p. 309-310)[48]. Ici l’échange de la confidentialité se fait pour obtenir des informations et sans doute aussi des « secrets » locaux irremplaçables. Un tel marché est bien la preuve, comme Hughes l’avancera par la suite, que l’observateur est [traduction] « pris dans la toile même de l’interaction sociale qu’il observe, qu’il analyse, et dont il rend compte » (Hughes, 1971, p. 505). Ce sont les contraintes inhérentes à ces interactions qui définissent le « marché » en question et qui façonnent le positionnement du chercheur face à la communauté étudiée. Sans ce marché, D’ville n’aurait peut-être jamais été transformée en « Cantonville ».

De Sperling, dont il nous dit aussi fort poliment qu’il s’agissait d’un « gentleman britannique », Hughes précise encore [traduction] :

Le gérant anglais de la plus importante industrie [de D’ville] exerce une grande autorité en ville. (…) Les autres gérants sont importants de la même manière, mais seulement dans la mesure de leurs contributions respectives à la feuille de paie de la ville. Aucun homme d’affaires local n’est en mesure de prendre de décisions aussi fatidiques pour la ville que celles exécutées, sinon prises, par ces gérants.

Hughes, 1938b, p. 710-711

On saisit le caractère fatidique de la puissance industrielle locale. Faire une monographie de D’ville sans obtenir un matériau de terrain sur le monde industriel, ce serait manquer le sujet, et l’on sait que Hughes obtiendra des données précises sur l’emploi à la Celanese, fournies par la direction (Hughes, 1943, p. 48). Il faut donc une prise de contact qui crée une relation de confiance, comme celle qui a eu lieu précédemment avec le curé Mélançon. Une réminiscence du premier contact des Hughes avec cette industrie, la plus importante de la ville, survient justement pour Everett Hughes quand il écrit au revers d’une lettre de 1944 envoyée à Falardeau : « Quand est-ce que j’ai passé les portes de la Canadian Celanese, – les yeux pleins de sable – sous un soleil brûlant d’été[49]. »

Les « yeux pleins de sable » n’évoquent pas le Sahara, bien entendu, mais les routes mal entretenues de la banlieue industrielle toute récente de Drummondville, au sol sablonneux (Hughes, 1943, p. 36) décrites ailleurs, dans les termes inspirés de la traduction par Falardeau, comme ce lieu « où le vent emporte le sable et où les émanations et les moustiques transpirent des fonds marécageux et des fossés à l’air ouvert » (Hughes, 1945a, p. 318). Les rues en effet – dans cette « zone » où les intérêts de la ville et des villages et municipalités voisines s’affrontent sur la question des dépenses publiques, notamment de voirie (mais aussi de services comme celui des pompiers) – ne sont pas encore pavées, et il n’y a pas de trottoirs (Hughes, 1943, p. 181-182).

La banlieue ouvrière de Drummondville, sur le plan du logement, a été décrite sans ambages par Hughes comme consistant en [traduction] « maisonnettes et immeubles d’appartements aux charpentes peu solides et de forme cubique » (Ibid., p. 36), regroupées en « grappes ». C’est dans ces logements, décrits encore comme [traduction] « des baraques miteuses et des cabanes qui n’échappent au délabrement que parce qu’elles sont récentes » (Ibid., p. 39), que sont logés les ouvriers, dans des conditions désolées et précaires. Saint-Joseph, érigé en municipalité en septembre 1937, est un exemple typique de cette architecture hétéroclite. Hughes précisera dans sa correspondance que Saint-Jean-Baptiste, l’agglomération voisine, est d’un style « plus délabré même que Saint-Joseph », évoquant par ailleurs les trois agglomérations ouvrières, avec celle de Saint-Simon, comme « nos villages » (c’est moi qui souligne, Hughes entendant par cette formule, « nos », à lui et sa femme, en tant que sociologues de terrain, selon une appropriation affective probablement assez typique chez les ethnographes)[50].

C’est une chose de poser un jugement esthétique sur ces maisons, c’en est une autre que d’y faire entrer le lecteur d’une monographie avec une qualité de détail ethnographique remarquable. Hughes propose justement cet exercice en nous faisant entrer dans la maison cubique avec sa façade en stuc incrustée de verre coloré [traduction] : « […] une grosse machine à laver est placée près de la table à manger, les deux étant visibles par une immense fenêtre entourée de petits carreaux en verre coloré. La famille nombreuse prend ses repas à la vue de tous et sans gêne aucune, sans que des rideaux ne viennent voiler cette splendeur » (Hughes, 1943, p. 183-184).

Observer la routine et les grands cycles

Les deux organes de presse à D’ville, que Hughes lisait sur place, on l’a déjà vu, sont La Parole, et l’anglophone The Drummondville Spokesman (qui fête son dixième anniversaire en 1937) (Hughes, 1943, p. 148). Quand on dépouille cette presse d’époque, on se rend compte combien les évènements consignés ne recoupent pas nécessairement les éléments factuels rapportés par les Hughes. Ainsi, ce ne sont pas la « saisie importante » effectuée par la police de D’ville fin avril 1937, l’explosion au garage et magasin Montplaisir en juin, la noyade tragique de quelques enfants emportés par la rivière Saint-François fin août ou le hold-up au New American Hotel en octobre qui intéressent nos sociologues – autant de choses qui feront en revanche grand bruit dans la presse –, ni bien sûr des faits divers pittoresques comme cette noce qui se termine à coups de hache à St-Lucien en janvier de cette année-là.

Ce qui intéresse le couple de sociologues, c’est au contraire la routine locale des échanges sociaux, celle qui permet de recueillir « une foule d’observations de la vie quotidienne recueillies à chaud » (Hamel, 2014, p. 13), celle aussi portée par les institutions locales (église, écoles, mairie, associations, etc.). C’est aussi l’observation sur place des grands cycles, rythmés par des fêtes importantes comme la Saint-Jean-Baptiste avec, en 1937, son char « Conservons notre héritage français » ou son « grand ralliement patriotique » au parc Saint-Frédéric, ou encore celle de la Fête de tous les saints en novembre. Hughes (1943, p. 149-153) consacre d’ailleurs quelques-unes de ses meilleures pages ethnographiques, qui ont la qualité de « diapositives anthropologiques » (Geertz, 1986, p. 85), à une description serrée de la Saint-Jean-Baptiste du 24 juin 1937, des pages bien plus détaillées et pertinentes, sociologiquement parlant, que ce que la presse d’époque en rapporte de façon convenue, notamment dans TDS le lendemain.

Observer D’ville en 1937, c’est aussi décrire des évènements locaux qui permettent de saisir une dimension sociale et politique importante, comme la « Journée jociste » ou journée d’étude de la Jeunesse ouvrière catholique tenue cette année à Drummondville, qui donne lieu à des discours des abbés locaux (Hughes, 1943, p. 197), scène qui provoque en écho chez l’observateur des réminiscences de son propre passé, incrustées dans son habitus [traduction] :

Comme dernière marque évidente d’une appartenance au monde rural ou à la classe ouvrière urbaine, ils avaient avec eux leurs enfants – même des tout-petits – et les laissèrent circuler ou dormir jusqu’à la fin du ralliement, tard dans la nuit. Durant ce temps, les parents écoutèrent sans broncher des discours interminables. Cela me rappelait les réunions des associations polonaises de Chicago, les danses mexicaines et les fêtes populaires dans les chalets des parcs près des aciéries du sud de Chicago, les réunions de renaissance religieuse des méthodistes du sud de l’Ohio – des gens arrivant sans hâte et repartant sans hâte, patients au-delà de toute imagination et avec des enfants fourmillant autour d’eux.

Ibid., p. 198

Dans un genre plus profane, c’est aussi, croquée non sans humour par Hughes, l’élection de « Miss Drummondville » (au Drummond Theater en août 1937), avec la parade qui s’ensuit où la jeune miss, Marguerite « Margot » Bélanger, est célébrée, et qui se termine par un banquet au Manoir Drummond[51]. Ce dernier type de divertissement, note Hughes, est bien la preuve de l’influence culturelle (populaire) américaine sur la société québécoise, notamment parce qu’un tel divertissement, considéré par certains en ville comme un peu « vulgaire » et criard, n’est pas vraiment au goût du curé. La description par Hughes, très sarcastique, de la soirée au Manoir, s’avère pleine de verve :

Les parents de « Mademoiselle Cantonville », embarrassés et félicités, demeurèrent assis durant toute la danse. Leur jeune fille, très jolie, très joliment parée et laborieusement occupée avec sa gomme à mâcher, dansa avec ceux des jeunes gens qui ne se sentaient pas trop sidérés. Le maire et son épouse, guindés, ennuyés et très patients, demeurèrent assis à l’extrémité de la table jusque très tard dans la nuit.

Hughes, 1945, p. 351

Du côté prolétaire, les loisirs populaires, c’est aussi la visite de la foire (carnival), occasion pour le sociologue américain plutôt amusé d’entendre « le pire français » imaginable de la part de certains bateleurs, et d’évoquer avec jubilation ces « avaleurs de sobes » (au lieu de sabres), ces « objets à vande » (à vendre), et ces « massons » (maisons) dont les pancartes des forains faisaient la publicité (Hughes, 1943, p. 195). Dans cette scène d’été, Hughes croque également le curé [traduction] : « Le curé était assis à la partie de bingo, d’humeur magnifique. Une troupe de petites filles l’entourait et, moyennant beaucoup de fous rires, s’efforçait de lui montrer comment jouer, comme il faisait semblant de ne pas connaître les règles » (Hughes, 1943, p. 196)[52].

L’oeil était sur D’ville et regardait Jean-Baptiste

Il faut conclure provisoirement en revenant sur une image forte associée à Everett Hughes. Hughes, en tant que sociologue de terrain, pourrait être associé avant tout à un oeil sociologique, métaphore dont il formalisera le sens en 1971 dans son recueil d’articles The Sociological Eye. Il faut souligner à cet égard que l’oeil (voir Cefaï, 2003, p. 517, Peneff, 2009, p. 19 et 27) s’avère une sorte d’appareil physiologique formidable, un véritable capteur sensible, un « appareil sensoriel » (Junker, 1960, p. 42), informé cependant et guidé par le cerveau dans toutes sortes d’opérations de déduction et d’induction sur le terrain. L’oeil sociologique de Hughes rappelle les « yeux sociologiques entraînés » de Park, tels qu’évoqués par Lewis Coser (1994, p. 4). Mais l’oeil est aussi un regard (Peneff, 2009, p. 34), comme Jean-Michel Chapoulie l’a judicieusement mis en avant dans le titre donné à l’édition française en 1996 du recueil d’articles de Hughes, au sens d’un regard construit, armé, d’une intelligibilité faite sens ou encore d’une « méthode de travail informée par la théorie » (Becker, 2002, p. 25). Comme Hughes l’avait exprimé clairement dans la réédition de sa monographie, en indiquant que le titre de l’ouvrage aurait dû être en réalité « Jean-Baptiste arrive en ville » (Hughes, 1972, p. 11), il s’agit donc d’un oeil sociologique averti posé sur l’incarnation québécoise du paysan traditionnel (Jean-Baptiste, son saint patron) soudain transformé et même transfiguré par la ville où il s’installe.

Le sociologue lui aussi est transformé par l’expérience du terrain au Québec, dans ce que Frédéric Parent et Paul Sabourin appellent « un laboratoire énigmatique en Amérique » (Parent et Sabourin, 2019-2020, p. 177). C’est très clair dans le cas du terrain à D’ville, ou avant cela lors du séjour des Hughes dans une Allemagne elle aussi en « transition », mais vers un futur ignoble, au début des années 1930, ou encore quand Everett Hughes découvrait sur le terrain la vie industrielle à Chicago avant même de commencer ses études comme étudiant en sociologie (voir Vienne, 2016). La métamorphose du couple Hughes au contact avec le Canada français, commencée avec leur installation à Montréal (voir Vienne, 2019-2020), est étalée sur le long terme. Mais la discipline ardue inhérente au travail de terrain, comme le dit Hughes, engendre par son ascèse des retombées considérables pour les deux sociologues, dans la mesure où il s’agit d’une « entreprise excitante et satisfaisante visant à étendre ses propres perceptions sociales et ses connaissances sociales » en direction de la population observée, avec aussi des implications dans la perspective d’une « psychanalyse douce » pour le « soi » (self) du sociologue qui passe à travers une telle expérience (Hughes, 1971, p. 496). La double acception de l’oeil sociologique, « mécanisme » physiologique génial, si l’on veut, et déchiffrement organisé à la fois, combinée à la posture de l’outsider volontairement détaché, dépassionné mais toujours « impressionné » par son terrain, comme la pellicule photographique autant que sur le plan strictement humain, a fourni à la sociologie un petit chef-d’oeuvre en matière de plongée sur le terrain dans une zone alors encore inconnue.