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1. Introduction

Cet article vise à présenter, formaliser et situer théoriquement et historiquement une méthode de formation intitulée «photographie adressée» et à discuter de son potentiel en recherche. Sa principale caractéristique se situe dans la proposition réellement mise en oeuvre et éprouvée d’une modalité de formation en rupture épistémologique avec les modèles traditionnels de la formation à l’enseignement. En effet, il ne s’agit pas de former à partir d’un modèle descendant où il est attendu du formateur qu’il dispense des savoirs théoriques et pratiques visant à former les futurs enseignants au travail tel qu’il faudrait le faire. Mais plutôt faire de ce travail, tel qu’il se fait et s’éprouve par les enseignants dans leurs établissements, l’objet même de la formation (Félix, 2015).

Dans cette contribution, après avoir rapidement rappelé l’ampleur de l’usage de la photographie dans les recherches en sciences humaines et sociales, nous préciserons les principes théoriques qui sous-tendent cette méthode et qui nous distinguent des autres utilisant ce média comme accès à l’activité réelle. Puis, afin de mieux saisir les enjeux de la méthode que nous proposons, nous en présenterons les différentes phases que nous illustrerons à partir d’un cours donné en France dans un Institut national supérieur du professorat et de l’éducation (INSPE[1]), par un groupe de personnes formatrices composé en partie des auteurs de cet article et d’une étude de cas. C’est donc en s’appuyant sur les effets du travail réalisé en formation ces cinq dernières années et soutenu par des cadres théoriques et méthodologiques issus des sciences du travail et de l’éducation que nous déclinerons l’implantation de la méthode de la photographie adressée et ses retombées sur le développement de l’expérience des stagiaires[2]. Enfin, nous conclurons sur les limites actuelles de la méthode, tout en suggérant des pistes potentielles d’amélioration issues de futures recherches permettant de soutenir son développement dans divers contextes nationaux.

2. La photographie, un outil de représentation et de compréhension du réel?

Les photographies comme moyen de représentation et de communication occupent aujourd’hui une place sans précédent dans nos sociétés contemporaines (Ndione et Rémy, 2018). Plus de 350 millions de photos en moyenne sont téléversées quotidiennement sur Facebook et plus de 50 milliards de photos ont été partagées sur Instagram depuis son lancement en 2010. Gunthert, dans une étude sur la pratique photographique, montre que l’image fixe reste de loin le contenu le plus échangé (2014a). Par ailleurs, l’apparition du téléphone mobile va générer une évolution sans commune mesure: celle de la photographie connectée et dont l’égoportrait, forme d’autophotographie contextuelle, en est la pratique la plus représentative. Toujours selon Gunthert, le téléphone devient rapidement un appareil photographique universel, donnant naissance à de nouveaux emplois de l’image, notamment en permettant de les exposer par l’intermédiaire des réseaux sociaux. Et ce sont moins les qualités esthétiques qui priment que l’intention avec laquelle ces photos documentent la vie. La photographie connectée et, plus largement, l’ensemble des formes visuelles, n’existe donc pas sans destinataire et répond à «la fonction d’embrayeur de conversations privées et publiques» (Gunthert, 2014b, p. 13).

Ainsi, qu’elle dérange, fascine, intrigue ou inquiète, non seulement l’image photographique est de plus en plus présente dans nos sociétés contemporaines, mais encore son usage, comme outil de compréhension du réel et de changement social selon une approche participative, est de plus en plus mobilisé par des recherches en sciences humaines et sociales. C’est par exemple le cas des enquêtes sociologiques sous l’appellation de photo-élicitation (Bigando, 2013; Ndione et Rémy, 2018) ou encore dans des recherches-actions participatives selon le modèle photovoix développé par Wang et Burris (1994). Nous ne développerons pas tous les champs d’intervention qui ont recours à cette méthode tant ils sont nombreux et divers depuis une trentaine d’années. Pour autant, si ces méthodes visuelles couvrent un large champ d’application, elles sont peu nombreuses dans le domaine des sciences de l’éducation et de la formation (Moss et Pini, 2016). On retrouve, néanmoins, quelques travaux qui se donnent pour objet d’étude l’enseignement ou l’apprentissage et d’autres qui s’intéressent au travail des personnes étudiantes à partir de traces de leur activité d’étude (Nugroho et Sakhiyya, 2022; Tsang et Lian, 2021). Par exemple, les travaux de Wass et al. (2020) utilisent le photovoix comme méthode de recherche permettant de mieux comprendre ce que les personnes étudiantes attendent d’un bon enseignement et d’un apprentissage efficace. L’étude que Waight a conduite en 2020 auprès de neuf doctorants issus de diverses disciplines s’est également avérée très intéressante pour mettre au jour les expériences quotidiennes des personnes étudiantes à propos de leur travail d’écriture. Mais les résultats obtenus semblent davantage explorer des moyens susceptibles de soutenir certains groupes d’étudiants marginalisés dans leur adaptation à l’enseignement supérieur (Cooper et Yarbrough, 2016; Wang et Hannes, 2014) que de rendre compte de leur activité d’étude en formation.

De même, peu de travaux de recherche utilisent ces méthodes pour analyser l’activité de professionnels de la formation, formateurs ou superviseurs (Deprit et Van Nieuwenhoven, 2021; Bilodeau, 2022), notamment lorsqu’ils s’efforcent de contribuer à la professionnalisation de leurs stagiaires en cherchant à introduire différents angles de vue sur les modalités d’engagement des personnes dans l’action. Pour autant, tous ces travaux ont en commun l’utilisation d’images pour dévoiler et susciter, dans des sessions de recherche, des récits par des personnes invitées à décrire leur réalité et à exposer les problèmes auxquels elles doivent faire face au quotidien. À bien des égards, ces méthodes se rapprochent de notre propre travail, avec toutefois un certain nombre de différences que nous développons à partir de la présentation de notre cadre théorique et méthodologique.

3. Quelques repères théoriques qui structurent la méthode

3.1 L’expérience de la vidéoformation en recherche et formation

La méthode dite de la photographie adressée est consécutive de nos engagements ancrés sur le principe d’une articulation nécessaire entre travail, formation et recherche, selon la perspective d’une ergonomie de l’activité (Amigues, 2003). Deux causes principales sont à l’origine de ce choix. La première se situe dans la lignée des travaux conduits par l’équipe ERGAPE, et tout particulièrement la pratique de plusieurs années de la méthode de l’autoconfrontation (Clot et Faïta, 2000; Faïta et Viera, 2003) à partir d’enregistrements vidéo aussi bien en recherche (Filippi, 2020; Mouton, 2009) qu’en formation (Mouton et Félix, 2014), principalement des personnes enseignantes. Les difficultés logistiques (disponibilité, autorisations, etc.) et techniques (enregistrements, montages, etc.) nous ont incités à chercher un mode d’accès à l’expérience professionnelle et à son développement plus facile et surtout utilisable en formation tout en respectant les caractéristiques d’une méthodologie indirecte (Vygotski, 1927/1999). Soit une méthodologie permettant d’utiliser des traces de l’expérience vécue comme déclencheur d’autres expériences. La deuxième, comme nous l’avons vu dans la première partie, tient à la place prise par la photographie et à son usage quotidien pour rendre compte d’événements vécus. Ce double aspect contribue à faciliter la mise en oeuvre de la méthode.

3.2 Une méthodologie aux principes historico-culturels

La méthode de la photographie adressée vise le développement de l’expérience du stagiaire, développement pris ici au sens de transformations possibles des manières de dire, de penser et d’agir du fait de l’appropriation d’outils culturels (Brossard, 2004). Mais ces transformations ne sont jamais garanties, toujours imprévisibles quant au pouvoir d’agir dans et sur le milieu de travail. En suivant Wisner (1999), on pourrait définir le pouvoir d’agir comme un «élargissement du champ des actions», une caractéristique, écrit‑il, comme «typique et fondamentale du développement humain» (p. 150).

Dans le cadre de cette méthode, le développement repose, en partie, sur une activité dialogique dans laquelle chaque stagiaire va vivre une nouvelle expérience, à partir simultanément de son histoire personnelle et de son activité d’enseignement dans un établissement singulier. Ces effets de temps, d’histoire et de contexte sont à comprendre à partir des principes fondamentaux d’une méthodologie historico-culturelle proposée par Vygotski que nous développons ci-dessous.

Tout d’abord, il s’agit de «rompre avec le dogme de l’expérience immédiate» (Vygotski, 1927/1999, p. 162). Nous proposons de créer les conditions nécessaires pour que le professionnel observé, filmé ou photographié devienne son propre observateur (Wallon, 1934) par un dialogue intérieur sur sa propre activité. Ce contenu, il pourra le partager et le mettre en débat avec le groupe de ses pairs en formation. Le but étant qu’à partir de ce que les personnes étudiantes disent à propos de la photographie et de la situation qu’elle signifie, chacun puisse en faire une ressource afin de gagner en efficacité dans ses actions professionnelles.

Pour ce faire, il convient de s’appuyer sur l’idée que «comprendre c’est penser dans un contexte nouveau» (Bakhtine, 1984, p. 336). Ici, la multiplication des contextes en formation, qui sont proposés par le dispositif de photographie adressée, offre la possibilité d’augmenter les potentialités d’action sur son travail avec, en arrière-plan, l’idée que l’expérience vécue et partagée en formation n’a d’intérêt que si elle offre à chacun des participants l’occasion de découvrir de nouvelles manières de comprendre les situations, de percevoir et de penser les choses – «je vois autrement, je joue autrement» (Vygotski, 1934/1997, p. 317) – et donc d’avoir la possibilité d’agir différemment dans son travail. Dans ces conditions, nous partageons l’hypothèse qu’un apprentissage, y compris dans les formations à visée professionnelle, c’est d’abord une expérience sociale (inter-psychologique) avant de devenir un acquis personnel (intra-psychologique). Ce qui nous conduit à envisager un nouveau contexte en proposant une deuxième forme d’alternance entre activité collective et activité individuelle au fil des phases de la méthode, à propos de l’analyse des situations de travail exposées par chacun des stagiaires.

Enfin, cette méthode vise à entretenir chez la personne formée des prises de conscience successives de son activité de travail en essayant d’augmenter ses marges de manoeuvre d’action, qu’elles soient externes au professionnel (rapport aux prescriptions, aux contraintes matérielles, aux autres professionnels, à la hiérarchie, etc.) ou internes (ce que je me sens capable de faire, ce que je m’autorise à penser et à faire, les arbitrages et compromis que je peux assumer et dont je porte la responsabilité, etc.) dans un mouvement dialectique. Ainsi, le va-et-vient, chaque semaine, de la formation au stage en milieu scolaire et réciproquement, souvent vécu comme complexe par les stagiaires, se révèle ici une force de la méthode où le travail effectué dans les différentes phases aide également à voir, vivre et penser autrement la prise en main de son métier.

Par conscience, nous partageons l’idée de ce moment très particulier du psychisme humain qui n’occupe qu’une petite part de notre activité psychique: «La conscience n’est dans la vie psychique qu’un moment très fugitif et très particulier» (Wallon, 1942, p. 9). Ce qui nous intéresse dans le cadre de la méthode de la photographie adressée, c’est du point de vue du processus qu’elle suscite comme le propose Vygotski (1925/1994) en parlant «d’un contact social avec soi-même» (p. 48) à l’occasion de «l’expérience vécue de l’expérience vécue» à nouveau. Ce processus est susceptible d’offrir la possibilité de la représentation d’une situation de travail: «Notre conscience n’est donc pas soumise à son environnement; elle lui impose un sens, un contexte, un but» (Dehaene, 2014, p. 102).

3.3 Former à partir des difficultés professionnelles

À quoi faisons-nous référence lorsque nous utilisons le terme de difficulté? Dans les premiers moments de l’ergonomie de langue française, Pacaud (1949) s’attache à définir ce que signifie travailler: «[V]aincre une série de difficultés dont chacune prise isolément peut paraître insignifiante, mais dont le concours constant rend la tâche délicate complexe et souvent épuisante du point de vue nerveux» (p. 48). Ainsi, les difficultés professionnelles viennent ponctuer l’activité de la personne qui travaille et donc en interrompre la continuité, voire affecter la santé de celle-ci, quand elles se présentent.

En éducation, la recherche s’est également intéressée à cette question. Pour Brousseau (2003), didacticien des mathématiques, «une difficulté est une condition, un caractère d’une situation qui accroît de façon significative la probabilité de non-réponse ou de réponse inadaptée du ou des sujets impliqués dans une situation» (p. 1). D’autres recherches se sont efforcées de définir des difficultés professionnelles ou de métier, difficultés typiques rencontrées lors des stages ou au moment de l’insertion professionnelle par les personnes enseignantes débutantes (Mukamurera et al., 2019; Murillo et Moscoso, 2019). Plus avant, Saujat (2004) avait déjà caractérisé des difficultés typiques des personnes enseignantes débutantes à partir des cadres de l’analyse du travail.

Pour autant, même si ces difficultés sont connues et répertoriées, elles sont d’abord rencontrées personnellement par le stagiaire, dans son contexte de stage et avec son histoire. Pour cette raison, il nous semble important de souligner le rôle central de la photographie que va nous adresser chaque stagiaire en formation. En effet, nous pouvons la considérer comme une demande, la demande singulière de contribuer à aider chaque stagiaire à dépasser la difficulté qu’il rencontre. Ainsi, l’adressage de ces difficultés constitue, en suivant Wisner (1995), une porte d’entrée dans l’analyse ergonomique du travail de ces stagiaires. La mise en chantier collective des situations de travail formalisées par une photographie adressée aux pairs et au chercheur-formateur vise à produire des effets en matière de transformations des situations et des collectifs qui s’en emparent dès lors que les conditions nécessaires sont organisées pour permettre au collectif de devenir sujet et non plus seulement objet de la transformation (Clot et Leplat, 2005).

C’est ce que nous nous attachons à faire dans chaque phase de la méthode que nous présentons.

4. De la photographie adressée à l’affiche exposée: présentation générale de la méthode

La méthode de la photographie adressée est pensée comme accès possible à l’expérience vécue (Félix et al., 2022; Félix et Mouton, 2018, à paraître), organisée à partir du rapatriement des traces d’activité de personnes en formation professionnalisante en alternance hebdomadaire entre cours et stage. Ces traces sont adressées à leurs pairs et à leur formateur, au sein d’un module de formation qui vise, simultanément, la mise au jour de préoccupations centrées sur des questions de métier et l’accroissement d’un pouvoir d’agir des personnes formées. L’adressage de la photographie est donc à comprendre en direction du formateur, des pairs, mais aussi de soi-même et plus largement au travail d’enseignement.

4.1 Contexte et organisation de la formation

Cette méthode, telle qu’elle est présentée ici, est mobilisée depuis cinq ans dans la formation initiale des enseignants stagiaires du master MEEF (métiers de l’enseignement, de l’éducation et de la formation) dans le cadre d’un cours[3] au sein duquel sont regroupés des stagiaires appartenant à plusieurs parcours de formation allant du préscolaire au secondaire. Au total, 430 personnes y ont été formées et ont contribué à sa mise à l’épreuve.

Ce cours constitue notre réponse formative à la refondation de la formation des enseignants par l’alternance en 2014 (loi n° 2013-595) qui a mis en exergue l’urgence pour les formateurs de prendre en considération le travail réel des personnes enseignantes débutantes sous peine de voir réitérer les critiques d’une formation jugée jusque-là trop théorique et/ou déconnectée des questions de métier (Daguzon et Goigoux, 2012; Duguet et Morlaix, 2021). Dans un référé sur la formation continue des enseignants (30/01/2015)[4], la Cour des comptes indiquait déjà que «les enquêtes conduites par les organisations internationales comme par les organisations syndicales révèlent un scepticisme très majoritaire parmi les enseignants sur l’aide que leur apportent ces formations dans leur travail quotidien». Elle proposait au ministère, dans sa première recommandation, d’«établir un lien plus étroit entre le parcours de formation des enseignants et les caractéristiques de leurs postes d’affectation».

Cependant, prendre en compte le travail tel qu’il se fait réellement laisse encore dans l’ombre une part non négligeable du travail enseignant. Les travaux qui privilégient une entrée par l’activité (Amigues, 2009; Lussi Borer et al., 2014; Mouton et Flandin, 2016) ont souligné l’importance de prendre en compte les difficultés des enseignants débutants en formation (Saujat et Serres, 2015).

Dans cette perspective, nous avons placé la méthode de la photographie adressée en dernière année de master, au moment où les personnes étudiantes deviennent des stagiaires en alternance, c’est-à-dire avec la charge d’une classe en responsabilité à mi-temps. Précisons ici qu’au démarrage de ce cours ces stagiaires ont seulement une quinzaine de journées d’enseignement à leur actif.

4.2 Une méthode en six phases

Le déroulement est organisé autour de six phases représentées par le schéma ci-dessous:

Figure 1

La méthode de la photographie adressée mise en oeuvre en master MEEF

La méthode de la photographie adressée mise en oeuvre en master MEEF

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Phase 1 collective: prendre une photographie, une tâche prescrite

La phase 1 se déroule lors de la présentation du cours en conférence inaugurale. La consigne adressée par le formateur aux stagiaires en formation consiste à produire une photographie titrée illustrant une difficulté professionnelle vécue sur son lieu d’exercice.

Il s’agira par la suite de partager cette photographie dans son groupe avec l’ensemble de ses pairs et la personne formatrice. Ce partage constitue le point de départ d’un processus de prise de conscience collective et individuelle qui va s’actualiser dans les discussions à propos de la consigne donnée et de sa compréhension par chacun.

On peut dire que dans cette première séance de formation les débats contribuent à provoquer, chez chacun des formés, une tentative d’inventaire des expériences vécues relatives à son travail, disponibles dans sa mémoire dite à long terme pour les remettre sur le devant de la scène de sa conscience. Dans la multitude des actions que ces professionnels exécutent au cours de la journée, il s’agit de volontairement réduire le tout dans une sorte de processus en entonnoir pour surmonter l’impossibilité qu’il y aurait à devoir les traiter toutes: «[U]n oeil qui verrait tout, pour cette raison précisément ne verrait rien» (Vygotski, 1927/1999, p. 167). L’importance de ce processus, c’est qu’il se déclenche en collectif de pairs (inter-psychologique) au travers des questions posées au formateur pour mieux comprendre ce qu’il est demandé de faire et des débats qui en résultent.

Phase 2 individuelle: choisir la photographie et son titre

Le processus amorcé en collectif dans la phase précédente va se prolonger pour chacun lors de son retour sur son lieu de travail (intra-psychologique). Il va se caractériser par des dilemmes relatifs au choix de la photographie à prendre en vue d’illustrer une difficulté, mais également à propos de l’adressage de cette photographie puisqu’elle doit être présentée et discutée devant l’ensemble du groupe de formation. Le choix va donc être conditionné, entre autres choses, par ce que l’on accepte ou pas de donner à voir de ses difficultés dans son activité de travail, mais également par ce que l’on est déjà en capacité de reconnaître comme étant une difficulté. Ainsi, le premier phénomène déjà engagé dans la phase précédente qui va occuper le psychisme du professionnel consiste à passer d’un vécu globalisé et souvent inconscient – parce que non réalisé – à des prises de conscience successives provoquées par la consigne. Ces dernières ne présentent pas toutes un potentiel nécessaire pour passer à l’action, mais elles constituent une première étape qui, suscitée par les contraintes de l’adressage et le choix d’une difficulté concrétisée par une photographie, conduit à la réduction des possibles. L’expérience vécue choisie est vécue à nouveau, mais, cette fois-ci, pour en faire une ressource potentielle dans le groupe de formation.

Phase 3 collective: être autoconfronté devant ses pairs

L’organisation de cette phase 3 est variable selon le nombre total de stagiaires. On peut dire que, pour un effectif total de 60 à 70, elle se déroule sur trois séances de trois heures environ, avec six ou sept groupes d’une dizaine de stagiaires environ. Il s’agit de la confrontation de chaque stagiaire à sa photographie devant l’ensemble du groupe (entre 10 et 15 minutes), suivie d’un temps de discussion collective (une trentaine de minutes environ). Les deux temps sont enregistrés (ou filmés, selon les formateurs) et remis à l’intéressé à la fin de la séance.

Plus précisément, ce moment collectif qui consiste à présenter sa photographie et à en parler devant l’ensemble du groupe constitue pour le professionnel en formation un redoublement de l’expérience (Vygotski, 1934/1997) relative à celle qu’il a vécue et qu’il a mise en image. Le discours de présentation va modifier la perception de la situation vécue puis représentée. Le stagiaire devient, dans cet espace-temps, un autre pour lui-même dans la mesure où il doit parler d’une situation vécue par lui, qui nécessite une mise à distance émotionnelle, tout en ayant le projet de rallier ses pairs à son point de vue. En effet, en voulant réduire l’incompréhension ou la compréhension partielle qu’il suppose chez ceux à qui il s’adresse, le professionnel en formation est conduit à changer de perspective en cherchant à se placer du point de vue de ses interlocuteurs et à découvrir ainsi sa propre activité avec un regard transformé.

Ainsi, son discours n’est pas seulement orienté vers la situation de travail présente sur la photographie projetée et visible à l’écran pour l’ensemble du groupe, mais il est surtout orienté vers le formateur et, en arrière-fond, vers ses pairs qui l’écoutent, dans une entreprise visant à les enrôler dans sa propre perception et sa propre interprétation et, au bout du compte, sa compréhension de la situation (Paulhan, 1927). Dans ce cas, la verbalisation sert autant à penser à haute voix qu’à mettre en phase la pensée du destinataire avec la sienne.

Nous faisons ici l’hypothèse que les changements de destinataires sont autant de transformations du regard porté sur son activité et donc source de discordances. La mise en discussion, animée par le formateur et la méthode de la photographie adressée, qui va suivre avec l’ensemble du groupe (inter-psychologique) va permettre à chacun d’entrer en résonance émotionnelle avec une ou des situations semblables vécues, de les penser avec un peu plus de détachement et de trouver des ressources dans les propositions faites collectivement et validées par le formateur[5].

Il ne s’agit nullement ici d’inviter le collectif d’enseignants débutants à exprimer leurs insatisfactions, mais bien de co-construire les bases d’une discussion sur le critère d’avis divergents quant à leur manière de travailler, à partir de situations de travail semblables, posant des problèmes difficiles à résoudre et pour lesquels le formateur va engager le collectif de pairs à aller à la rencontre de capacités insoupçonnées, ignorées des enseignants débutants eux-mêmes (Clot, 2014). C’est bien ici la différence de points de vue qui est privilégiée par le formateur en ce qu’elle «constitue le point de départ et instrument majeur d’analyse des situations d’autoconfrontation» (Clot, 2014, p. 10).

Phase 4 individuelle: s’écouter, choisir et transcrire

L’écoute de l’enregistrement est une nouvelle phase de mise à distance et d’analyse d’une situation vécue, présentée et commentée. Elle commence par l’épreuve d’avoir à s’écouter ou à se voir dans le cas d’un enregistrement vidéo. Une fois ce moment d’étonnement passé, ce que l’on s’entend dire dans un premier temps, et les questions et réactions des pairs dans un deuxième temps, participe d’un début d’élaboration psychique (Scheller, 2003). Elle va se poursuivre à partir de la consigne donnée par le formateur de choisir deux passages jugés importants, le premier relatif à ses propres propos et le second à celui des pairs, pour ensuite les transcrire sous forme de verbatim. Ce travail de transcription contribue à mieux gérer la charge émotionnelle présente dans les phases précédentes, l’apprivoiser, repérer les frustrations afin de (se) préparer à une conceptualisation et à une montée en généralité permettant de mieux réduire et anticiper les incertitudes dans les situations de travail.

Phases 5 et 6 collectives: formaliser et présenter, une reconnaissance sociale

La phase 5 s’appuie sur une conférence à propos de la conception et de la réalisation d’une affiche qui sera adressée ultérieurement au collectif de pairs et de formateurs, suivie d’un temps de discussion collective à propos de cette restitution écrite. Dans cette phase, il s’agit de synthétiser et de formaliser ce que chacun a compris et appris de la situation initiale dont est issue la photographie. La phase 6 consiste en une présentation orale à partir de l’exposition de l’affiche à l’ensemble de la promotion. Elle peut également s’étendre à l’ensemble de l’institut de formation des enseignants voire des représentants officiels de la formation. Une séance de cours et un accompagnement distanciel sont proposés pour soutenir ce travail personnel de traitement de l’enregistrement audio/vidéo.

Le schéma page suivante récapitule la démarche générale en vue d’aider chaque stagiaire à nourrir son questionnement.

La présentation des affiches est organisée à la manière de celle d’un colloque scientifique. Il s’agit de rendre compte d’une histoire de formation, c’est-à-dire de présenter d’où chacun est parti, quelles sont les étapes clés et surtout où chacun en est de ses prises de conscience, de ce qu’il a compris et appris de lui et des autres, des changements potentiels qu’il a opérés ou qu’il envisage dans sa pratique. Ce parcours de prise de conscience, de conceptualisation et d’identification des marges de manoeuvre possibles est mis en forme dans l’affiche et présenté à ses pairs au sein du groupe de formation, lors d’une ultime séance de travail.

Figure 2

Schéma récapitulatif du travail à réaliser à partir de l’enregistrement

Schéma récapitulatif du travail à réaliser à partir de l’enregistrement

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D’un point de vue organisationnel, cette phase se situe en fin de formation. Si elle permet d’évaluer les compétences de chaque stagiaire en formation et de rendre compte de la manière dont il s’est impliqué dans l’ensemble du processus de formation, elle permet avant tout de faire du travail d’enseignant débutant un objet de pensée collectif et partageable par tous, quel que soit le niveau d’enseignement (préscolaire, primaire, secondaire général et professionnel). D’une certaine manière, on peut dire qu’il s’agit d’une phase de mutualisation des pratiques et de partage d’expérience, susceptible de venir enrichir les manières de faire, dire ou penser le métier d’enseignant.

Figure 3

L’exposition des affiches

L’exposition des affiches

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Nous optons pour une nouvelle organisation en groupes pour cette présentation des affiches. Alors que la phase des autoconfrontations vise l’hétérogénéité des parcours professionnels et des milieux pour dynamiser les échanges et les ouvertures, cette dernière phase, au contraire, regroupe les stagiaires par parcours et par cycle dans un premier temps avant qu’ils puissent circuler dans l’exposition complète. On considère ici que les solutions trouvées et exposées lors de la présentation des affiches par les stagiaires se situent dans une zone de développement le plus proche de l’expérience professionnelle de chacun de leurs pairs. Nous faisons ici l’hypothèse que ce cheminement depuis l’énoncé de la première consigne adressée par les chercheurs-formateurs lors de la conférence inaugurale jusqu’à l’exposition de l’affiche contribue, chez les étudiants-stagiaires, à étendre «leur propre rayon d’action jusqu’à pouvoir intervenir eux-mêmes sur les conditions de leur activité» (Clot et Simonet, 2015, p. 9).

Pour l’équipe de formation, les affiches exposées sont également une ressource pour le futur. En effet, le recueil de ces affiches constitue une sorte de «bibliothèque de situations de travail enseignant» (Félix, 2015), susceptible de montrer le métier tel qu’il se fait et tel qu’il évolue en temps réel.

5. Une illustration de la méthode par une étude de cas

5.1 De la photo adressée par Marie à la présentation de son affiche

Pour illustrer les retombées de cette méthode sur les prises de conscience et l’apprentissage du métier enseignant par les personnes stagiaires, nous avons utilisé la méthode de l’étude de cas (Passeron et Revel, 2005). Sera présenté dans les résultats qui suivent, le cas du processus de Marie, à travers les étapes de la méthode de la photographie adressée. Cette dernière, stagiaire en 5e année du primaire (CM2 en France), nous adresse une photographie titrée «Préparer une séance» (figure 4).

Figure 4

La photographie adressée par Marie

La photographie adressée par Marie

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Au moment de son autoconfrontation, face à sa photographie, Marie revisite un ensemble de difficultés qu’elle dit rencontrer dans son début de stage: choisir les meilleures ressources à utiliser pour faire travailler ses élèves, sélectionner pour ne retenir que ce qu’elle considère comme étant les bonnes ressources et écarter les autres; passer du temps – trop de temps selon elle – à planifier ses activités d’enseignement sans obtenir le résultat espéré; déterminer puis respecter le temps de déroulement des activités qu’elle s’est fixé préalablement, etc. Marie, durant ce temps d’exposé, fait part de son insatisfaction, voire de son découragement, lorsqu’elle se rend compte, par exemple, que malgré le temps passé à sa préparation, elle ne réussit ni à enrôler ses élèves, comme elle le souhaiterait, dans les différentes tâches qu’elle a prévues, ni à se positionner pour une organisation pédagogique qu’elle voudrait la meilleure possible pour enseigner les notions et savoirs scolaires attendus.

Sans entrer dans le détail, on peut dire ici que les échanges qui suivront son autoconfrontation contribueront tout d’abord à la rassurer, parce qu’elle «n’est pas la seule dans ce cas»; elle prend peu à peu conscience qu’il s’agit moins d’une difficulté personnelle et singulière que d’une difficulté de métier et que la formation peut l’aider à mieux l’appréhender. Mais pas seulement car les propositions des pairs, dont elle aura une copie sous la forme d’un enregistrement audio, sont autant de solutions provisoires éprouvées et partagées par les autres stagiaires présents qui lui permettent d’envisager des pistes de résolution possibles.

On peut dire ici que, grâce à cette phase collective, ce sont de nouveaux interlocuteurs qui s’invitent et donc de nouvelles perspectives d’échanges et de collaboration qui vont se tisser, visant à se soutenir mutuellement.

Les retombées peuvent être retracées quelques mois plus tard lors de la présentation de son affiche. En effet, au travers de celle-ci, Marie nous donne accès au cheminement qu’elle a réalisé au cours des trois mois qui séparent la prise de la photographie et la production de l’affiche (figure 5).

  • Elle met en exergue une reprise de sa difficulté initiale formulée différemment, notamment en modifiant légèrement le titre de la photographie et, à travers elle, de la difficulté qu’elle adresse au collectif de travail;

  • Elle cible et revisite, avec des intentions plus précises, les prescriptions et des recommandations institutionnelles;

  • Elle accepte de réaliser des choix professionnels et de les assumer, par exemple «se recentrer sur une ou deux ressources» avec lesquelles elle se sent «à l’aise» et «adaptées à ses convictions pédagogiques»;

  • Elle se donne de nouveaux buts qu’elle intitule «pistes en cours d’exploration». Par exemple, lorsqu’elle déclare viser une «diminution de sa charge mentale» ainsi que celle de ses élèves pour «une meilleure concentration et acquisition des compétences» en vue de «favoriser l’autonomie de ses élèves et ainsi améliorer l’efficacité dans sa classe».

Figure 5

L’affiche réalisée par Marie

L’affiche réalisée par Marie

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Ce que fait apparaître cette seconde production, c’est un processus de développement de son expérience professionnelle et son intention de reprendre la main sur son milieu de travail comme l’indique son commentaire en bas de l’affiche: «En difficulté depuis le début de l’année, […] j’ai décidé de transformer l’organisation du travail, […] soulager la préparation de certaines séances…» Il n’est nullement question dans les propos de Marie de défaitisme ou d’une forme quelconque de renoncement qui la conduirait par exemple à moins bien préparer ses séances, mais plutôt d’envisager et d’accepter la nécessité d’avoir à opérer des choix en vue d’une plus grande efficacité, à la fois pour elle et pour ses élèves. Pour reprendre les propos de Clot et Leplat (2005) déjà cités précédemment, on est bien davantage ici dans la volonté de permettre à Marie, si elle le juge pertinent, de devenir sujet et non plus seulement objet de la transformation de son activité de travail (figure 5).

5.2 Ce que Marie dit de l’effet de cette méthode sur sa formation

Afin de mieux comprendre la portée de ce travail quelques mois plus tard sur son développement professionnel, nous avons réalisé un entretien d’autoconfrontation (Clot et Faïta, 2000) avec Marie au sujet de sa photo et de son affiche pour effectuer un retour réflexif sur son année de formation, en gardant un principe d’adressage. C’est ce qu’elle s’attache à montrer dans cet entretien conduit en fin d’année scolaire:

Chercheur: Si on te demandait de venir en début d’année rencontrer les M2 [cohorte de l’année suivante] pour présenter cette méthode de photographie adressée, qu’aurais-tu à dire sur l’ensemble du dispositif aux futurs stagiaires?

Marie: Je dirais qu’il faut profiter de l’occasion qui est donnée par le dispositif pour se poser des questions et avoir une vraie réflexion sur sa pratique. C’est-à-dire pas juste dire: «Bon c’est le travail que l’on m’a demandé, je vais faire une photo et ce sera bon.» Je pense qu’il faut vraiment prendre le temps de réfléchir à ce qui nous pose vraiment un problème et de profiter aussi du moment où on va pouvoir échanger avec ses collègues. Notamment les collègues qui sont débutants, parce que l’on a tendance à aller chercher l’information chez des personnes qui sont plus aguerries, qui maîtrisent leur métier et souvent les réponses qu’on nous donne, on essaie de les mettre en pratique et on n’y arrive pas, on perd confiance en soi, et donc… Enfin moi, vraiment, je pense que les conseils qui m’ont le plus aidé à démarrer en ce début d’année sont ceux qui m’ont été donnés par mes collègues.

Chercheur: D’accord.

Marie: Ils ont rencontré les mêmes problèmes et du coup, les solutions qui m’étaient apportées étaient plus adaptées à ma classe. Après il fallait toujours modifier, mais c’était plus, c’étaient des conseils qui étaient dans le concret de ma pratique. Donc je conseille aux personnes à venir investir ce dispositif, vraiment. Je trouve qu’il apporte beaucoup pour sa confiance, pour continuer à améliorer sa pratique dans le bon sens.

De ces propos de Marie, se dégage un phénomène déjà connu dans le champ de la recherche sur la formation des débutants (Goigoux et al., 2010; Saujat, 2004) à savoir que les conseils des pairs semblent plus accessibles et opérationnels que ceux dispensés par les personnes formatrices expertes. Ce qui conforte l’intérêt de s’appuyer sur les propositions du collectif de débutants pour répondre aux difficultés de chacun.

Finalement, cette ultime étape, de retour réflexif sur leur expérience, proposée à des volontaires laisse percevoir des effets de la méthode de la photographie adressée qui mettent en débat des traces de leur activité réelle, sur l’élaboration de nouvelles manières de penser et d’agir, individuelles et collectives. De ce point de vue, la photographie adressée et l’affiche, en tant que marqueurs de l’expérience vécue, contribuent à illustrer des concepts quotidiens tels que définis par Vygotski (1934/1997), chargés d’expérience mais scientifiquement peu conceptualisés et, à ce stade, pas encore généralisables et transposables par un stagiaire seul. Ils pourront contribuer à soutenir une articulation avec les concepts scientifiques correspondants lors d’autres cours à l’université.

Pour l’équipe de formateurs-chercheurs, cette phase constitue un outil de régulation et d’évaluation de la formation grâce auquel nous continuons à développer cette méthode.

Figure 6

Positionnement de la phase expérimentale

Positionnement de la phase expérimentale

-> Voir la liste des figures

6. Pour conclure

L’objet de cet article était de présenter la méthode de la photographie adressée dans sa genèse, ses racines théoriques et expérientielles puis d’en décrire le plus précisément possible la démarche en vue d’en faciliter l’appropriation, la compréhension et l’appréciation de retombées potentielles, notamment par les personnes formatrices et chercheuses engagées, ou souhaitant s’engager, dans la mise en oeuvre de la méthode. Ce travail, que nous mobilisons depuis quelques années en formation des enseignants, nous a conduits à nous intéresser à la proximité avec d’autres méthodes mobilisant la photographie. La photographie adressée partage avec ces méthodes, et avec photovoix en particulier, l’invitation faite aux participants de prendre une ou plusieurs photos et d’en faire un retour, en entretien individuel ou collectif, afin de nourrir des projets de développement et des connaissances à partir de leur point de vue (Goudet et Paquette, 2022). Ce qui distingue la méthode de la photographie adressée du photovoix, ce sont les buts poursuivis. Comme nous avons tenté de le montrer, dans notre cas, il s’agit d’une méthode qui s’intéresse à des situations de travail au service de questions de formation ainsi qu’aux conditions nécessaires qui favorisent, à partir des traces du réel de l’activité et de la fabrication d’un collectif de travail, un accompagnement au développement professionnel. Ainsi la photographie adressée s’inscrit dans un ensemble de méthodes d’analyse du travail (instruction au sosie, autoconfrontation, etc.). Elle ne vise pas systématiquement la transformation et la participation sociale comme c’est le cas pour le photovoix.

Dans ce cadre très précis, le défi pour le formateur est de permettre d’élargir le pouvoir d’agir des formés en s’appuyant sur le collectif de travail et afin qu’ils puissent développer de nouveaux objets, de nouveaux destinataires, de nouveaux instruments nécessaires à la prise en main de leur métier d’enseignant.

Pour chacun des formés, c’est l’occasion de percevoir et de penser les choses autrement, à partir des controverses qui vont survenir à propos des traces de leur activité de travail rapatriées et travaillées en présentiel. Ici, les prises de conscience par les uns et par les autres ne sont pas au-delà de l’expérience. Comme le dirait Vygotsky lui-même: «[A]voir conscience de ses expériences vécues n’est rien d’autre que les avoir à sa disposition à titre d’objet (d’excitant) pour d’autres expériences vécues» (Vygotski, 1935/1994, p. 42). Ainsi, nous nous sommes efforcés de montrer que cette méthode, sous certaines conditions que nous avons évoquées dans ce texte, est un moyen qui permet d’ébaucher un premier niveau de signification discutée collectivement de la situation adressée. Cela contribue à aider les formés à mieux lire, découper, interpréter voire resignifier les activités de travail et les rapports sociaux en jeux, leur permettant d’intervenir sur les conditions de leur activité voire de transformer leur milieu de travail.

Le choix que nous faisons ici, c’est d’encourager le formateur à proposer un cadre méthodologique qui s’appuie sur l’action, les difficultés et solutions qui ont émergées et qui ont été partagées durant le temps de formation. Mais seconder le stagiaire dans une meilleure compréhension de son action et une transformation potentielle suppose que le formateur mobilise et articule différentes sources de savoirs en jeu – avoirs d’expérience, savoirs académiques, savoirs de référence, savoir de métier (Altet, 2008). La méthode permet d’installer un espace d’écoute empathique où se déroule une analyse de l’activité de travail qui vise un élargissement des possibilités d’action. De ce point de vue, on peut dire ici que le savoir n’est pas la source de l’action, mais une ressource, pour agir plus efficacement et plus sûrement (Clot, 2008).

Dès lors, on comprend que cette méthode comporte des points de vigilance qu’il convient de ne pas perdre de vue. Un premier concerne l’obligation de penser son usage et de s’assurer que les formateurs établissent les liens nécessaires avec les autres cours consacrés aux disciplines et à la maîtrise des savoirs fondamentaux, aux stratégies d’enseignement et d’apprentissage, à la gestion de la classe et à la recherche, comme prescrit dans les documents officiels précisant le contenu rénové du master MEEF et le développement de l’alternance[6]. Nous ne développons pas ici cette partie concernant l’analyse du travail du formateur dans le cadre de cette méthode; cela sera l’objet d’une prochaine publication.

Un deuxième point de vigilance concerne l’évaluation de l’efficacité de ce type méthode en formation. À ce jour, nous n’avons pas encore entrepris un travail systématique d’évaluation, notamment d’évaluation dite «à froid» de l’efficacité, telle que la définissent Kirkpatrick et Kirkpatrick (1998) et où il convient de prendre en considération ce qui a changé dans l’activité de travail et qui peut être attribué à la formation, directement lié au devenir du développement professionnel en cours à la fin de la formation, et au-delà.

En revanche, nous sommes actuellement capables de rendre compte de ce que les stagiaires disent et écrivent de ce qu’ils font, ont fait, ou projettent de faire, pour éventuellement en constater les retombées dans les discours tenus par les stagiaires eux-mêmes, comme dans la présentation du cas de Marie. En revanche, l’une des limites sur le plan de la recherche est que nous n’avons encore rien ou peu collecté sur ce qu’ils font réellement de ce qu’ils ont dit, c’est-à-dire sur les changements opérés dans leur activité de travail pour gagner en pouvoir d’agir sur le court et moyen terme.

Enfin, un autre champ d’action et de recherche s’ouvre pour l’un d’entre nous, recruté au Québec à l’Université de Sherbrooke. En effet, la méthode de la photographie adressée va être mobilisée dans une première activité pédagogique innovante qui permettra de suivre l’activité des stagiaires au sein d’un baccalauréat en enseignement. Cette voie ouvre des perspectives enrichissantes en matière de développement de la méthode dans des contextes nouveaux et donc de possibilité de collecter de nouvelles données qui vont permettre d’en évaluer la portée en croisant les données de contexte nationaux de formation des personnes enseignantes distincts. Ce nouveau contexte pourrait ainsi constituer un champ de recherche commun, sans oublier la possibilité d’échanges internationaux qui pourraient contribuer à en perfectionner la mise en oeuvre en formation par le partage de travaux entre chercheurs.