Corps de l’article

1. Introduction: inclure l’Autre, une éthique de l’hospitalité en contexte éducatif

Le care anime les débats contemporains, mais n’est pas un concept récent. Il émerge dès le début des années 1980, avec l’ouvrage fondateur de Gilligan, In a different voice, et se présente d’emblée comme un ethos qui tend à remettre en question le fonctionnement sociopolitique de nos sociétés postmodernes. À revers des visions maternantes auxquelles on le réduit parfois, le care se caractérise par une force subversive particulière. Dès son émergence, l’éthique du care critique à la fois «le dogmatisme moral [notamment en éducation] nourri par un universalisme qui, au lieu d’inclure, exclut» (Brugère, 2017, p. 32), les voix dominantes modelées par le pouvoir patriarcal (p. 24), ainsi que la dégradation des liens humains, notamment dans le travail du soin, au profit des rapports marchands instaurés par le capitalisme financier émergeant dans l’Amérique de Reagan (p. 8). Or, ces différents sujets sont d’une actualité brûlante, plus encore peut-être qu’à l’époque de Gilligan.

Si la notion de care est peu présente dans le débat public français, elle s’invite néanmoins de plus en plus dans les événements et les ouvrages scientifiques dans le champ des sciences humaines et sociales. Dans cette réflexion autour du care, la question éducative est évidemment primordiale puisque l’École est un lieu d’apprentissage de connaissances et de savoir-faire disciplinaires, mais aussi de socialisation et de développement de la moralité, de la responsabilité et de la citoyenneté. La difficulté que présente le contexte éducatif français réside dans le fait que

le modèle républicain est marqué par une profonde ambiguïté: une dévalorisation, d’un côté, de l’individu dans son empiricité et sa contingence, sa particularité, mais une survalorisation, par ailleurs, de ce même individu comme «sujet» ou être de raison.

Monjo, 2018, p. 21

Monjo montre que ce modèle se fonde, notamment, sur un «idéal d’autonomie radicale» qui conçoit l’individualité indépendamment du processus de socialisation (Monjo, 2018). Comme l’illustre les études PISA[1], l’évaluation des systèmes éducatifs se fonde principalement sur les performances individuelles des élèves. Par conséquent, la méritocratie devient un principe central pour évaluer la «valeur scolaire» (Lorcerie, 2019) d’un élève qui se doit de répondre le mieux possible à une proposition scolaire identique pour toutes et tous. La méritocratie s’appuie sur une idéologie historiquement très ancrée dans le système éducatif français: l’universalisme républicain hérité des Lumières qui vise à «octroyer à tous les citoyens d’une même nation des règles, des valeurs, des principes communs, sans distinctions relatives à des particularités culturelles, religieuses ou philosophiques[2]». Si cette étude ne prône absolument pas le différentialisme, elle propose d’interroger les risques d’une «éthique de l’indifférence aux différences» (Verhoeven, 2003, p. 9) au nom d’une idéologie égalitariste qui implique alors que les élèves doivent s’adapter à l’enseignement qui leur est proposé, et non l’inverse. Comme le souligne Dubet,

nous adhérons si fortement à l’égalité des chances méritocratiques que les critiques les plus radicales ne mettent jamais en cause ce principe. Or, il nous faudrait réfléchir sur les paradoxes de cette conception de la justice. En effet, la réalisation plus ou moins parfaite de ce modèle de justice a des conséquences injustes et négatives qui invitent à interroger le principe lui-même.

Dubet, 2021, p. 110

L’introduction de la notion d’«inclusion» ces dernières années, réitérée dans la loi de refondation de l’École (2013), semble toutefois marquer une évolution. En effet, un rapport de l’inspection générale de 2009 (cité par Goï, 2013) insiste sur le fait que le concept d’inclusion se distingue de l’intégration dans la mesure où ce processus vise l’adaptation pédagogique des établissements scolaires à la diversité des besoins de leurs publics, et non l’inverse. Pour autant, cela ne remet pas en cause l’idéal républicain, mais l’inclusion permettrait d’éviter l’écueil d’une absence de prise en compte de ceux et celles dont les profils scolaires seraient trop éloignés du modèle attendu. Pourtant, dans la pratique, l’inclusion limite souvent ses objectifs à des enjeux d’accessibilité scolaire (Armagnague-Roucher et al., 2018). Il s’agirait alors de s’inspirer des éthiques du care pour «privilégier des démarches d’entraide et de coopération, à l’exact opposé de la compétition et du consumérisme aujourd’hui dominants» (Monjo, 2018, p. 37).

C’est dans cette optique que j’ai souhaité mettre en oeuvre, dans le cadre de ma recherche doctorale, des ateliers de philosophie auprès d’adolescents allophones nouvellement arrivés en France. Enseignante de français langue étrangère et seconde, j’ai moi-même enseigné auprès de ces jeunes pendant une dizaine d’années, dans des dispositifs de l’enseignement secondaire appelés «Unités pédagogiques pour les élèves allophones arrivants» (UPE2A). La difficulté du système scolaire à s’adapter aux besoins de ces jeunes ainsi que les phénomènes de relégation, le sentiment d’«indignité» (Dubet, 2021, p. 110) et la souffrance qui s’ensuivent sont une double peine particulièrement lourde pour des adolescents déjà souvent éprouvés par la vie. L’étude visait à élaborer une pratique philosophique adaptée à ce contexte particulier et, dans le même temps, à évaluer la pertinence de cette expérience, inédite dans ces dispositifs, en matière de dialogue interculturel et d’inclusion, au sens plein du terme.

Dans cet article, nous verrons en quoi cette pratique philosophique interculturelle et plurilingue s’apparente à un agir éthique qui rejoint l’éthique du care et l’éthique de l’hospitalité (Innerarity, 2001/2009). Le rapprochement de ces deux éthiques, qui paraît très opportun dans notre contexte, fait d’ailleurs l’objet d’un ouvrage récent dont les directrices soulignent qu’elles «partagent certaines préoccupations et certains principes communs, particulièrement l’idée que toute théorisation du social et du politique devrait s’inscrire dans une ontologie relationnelle de l’être humain» (Bourgault et al., 2020, p. 2). Plus précisément, nous envisageons l’éthique de l’hospitalité comme une pratique particulière du care qui questionne la rencontre avec une altérité qui «dérange» nos cadres habituels (linguistiques, socioculturels, existentiels).

Nous commencerons par présenter la recherche-action sur laquelle se fondera notre propos. Nous nous attarderons sur différents «moments performatifs» du dispositif philosophique que nous avons progressivement mis en place afin de montrer comment ils intègrent une éthique du care en tant que souci de soi, de l’Autre et du monde, grâce à une approche phénoménologique et interprétative. Enfin, nous soulignerons que l’éthique du care au sein de cette pratique philosophique plurilingue s’apparente à une éthique relationnelle qui s’inscrit dans une certaine conception de la culture démocratique et du dialogue interculturel.

2. Pratiquer la philosophie avec des adolescents allophones nouvellement arrivés en France

2.1 Modélisation d’un dispositif particulier de pratique philosophique

Compte tenu du contexte particulier dans lequel nous avons effectué cette recherche, l’action a évolué au fil des expériences sur le terrain et a abouti à la stabilisation d’un protocole en 2019. Nous nous attarderons sur certaines de ses caractéristiques dans la partie suivante. Nous limiterons ici notre propos à sa description, en précisant les modèles auxquels il se réfère et en explicitant certains choix pédagogiques.

«L’atelier philo en langues» auquel notre recherche-action est progressivement parvenue dure deux heures et respecte les cinq étapes suivantes:

  1. Annonce du thème philosophique et traduction de celui-ci dans toutes les langues du groupe;

  2. Réflexion individuelle autour de la notion: réalisation, au choix, d’un dessin ou d’un nuage de mots plurilingue;

  3. Mise en commun et réalisation d’une carte mentale au tableau rassemblant tous les éléments apportés par les élèves;

  4. Élaboration de questionnements philosophiques;

  5. Discussion.

Ce protocole s’inspire du modèle de Lipman (1995/2006) et de la philosophie de l’éducation de Dewey (1918/2018). Les élèves sont invités à formuler eux-mêmes les questionnements philosophiques à traiter et le facilitateur cherche à favoriser le développement d’une pensée critique (critical thinking), créative (créative thinking) et attentive-attentionnée (caring thinking)[3] pour aboutir à une capacité de jugement raisonnable et responsable. Il s’agit d’être capable de développer un raisonnement valable et cohérent, de formuler des problématiques mais également de se soucier de «la valeur que représente […] l’objet de notre réflexion», à la fois pour nous-même et pour ceux et celles qui peuvent être impactés par notre jugement (Lipman, 2006, p. 6). Cet objectif tridimensionnel lipmanien s’inscrit dans un projet éducatif et citoyen déterminant non seulement pour l’individu, mais pour la société dont il sera un sujet constitutif. Dans la lignée pragmatiste de Dewey, l’approche pédagogique de Lipman est guidée par la volonté de créer une continuité entre les apprentissages scolaires et l’expérience réelle. Pour ce faire, il s’agit de constituer la classe en «communauté de recherche philosophique», propice à la réflexion collaborative autour de préoccupations existentielles partagées. Afin d’accentuer encore la dimension pragmatiste du dispositif, nous avons choisi de ne pas utiliser de supports en amont de la réflexion philosophique, contrairement au protocole lipmanien: le but est que la réflexion prenne racine dans l’expérience singulière des sujets, sans être orientée de quelque façon que ce soit. Ce choix didactique qui s’est imposé au fil de la recherche-action permet de garantir une dimension interculturelle plus authentique dans les échanges, particulièrement importante dans notre contexte. C’est la raison pour laquelle l’atelier commence par des activités créatives.

Cet atelier emprunte également certains éléments à la «discussion à visée démocratique et philosophique» (DVDP) de Tozzi (2003) dont l’organisation est inspirée de la pédagogie coopérative de Freinet. Issue du mouvement de l’éducation nouvelle, celle-ci vise une répartition plus égalitaire des pouvoirs et un mode de fonctionnement scolaire plus démocratique notamment en impliquant les élèves dans l’organisation de la classe et de l’école. Cela en fait non seulement des acteurs mais des décideurs (Connac, 2019). En effet, dans une DVDP, certains élèves endossent des rôles qui les responsabilisent et atténuent les rapports de pouvoir et de domination avec le facilitateur. Dans notre atelier, nous avons emprunté au «dispositif Tozzi» les rôles de président de séance et de reformulateurs auxquels nous avons adjoint des traducteurs (quand cela était possible) et un «dessinateur de la discussion». Cette organisation développe l’autonomie du groupe et facilite le déplacement de la parole vers les pairs.

Notre dominante est moins argumentative qu’interprétative. En cela, nous nous inscrivons dans le courant herméneutique de Galichet (2019). Il s’agit de s’intéresser aux variations sémantiques des notions philosophiques selon les langues, mais aussi selon les expériences et les imaginaires de ces adolescents aux parcours de vie parfois incroyables. L’intention est de partir du mot, de son équivocité et de ses résonnances multiples, et non d’une réalité que l’on suppose partagée et relativement stable. Comment le mot «liberté» résonne-t-il pour un jeune réfugié? Comment entend-on la fraternité lorsqu’on vit dans un bidonville? Tout l’enjeu est de tenter l’articulation du singulier et de l’universel, en cheminant ensemble dans une recherche de sens. Comme nous l’expliquerons plus loin, la dimension à la fois performative et interprétative du dispositif est fondamentale. Notre démarche pédagogique cherche à éviter l’enfermement identitaire et la fixité culturelle, souvent synonymes de stéréotypes, pour ne pas voler à ces jeunes leur identité complexe et dynamique et leur «droit à l’opacité» (Glissant, 1997, p. 29). Chercher à clarifier et à circonscrire l’Autre participe d’une forme de déshumanisation et empêche la relation intersubjective: «Rencontrer un homme, c’est être tenu en éveil par une énigme» (Levinas, 1974, p. 125).

Partir de l’expérience réelle et de la pensée singulière des individus à travers des réalisations graphiques et scripturales pourrait ainsi laisser à chacun la liberté de (se) dire en choisissant son angle d’approche et son niveau d’implication personnelle. Procéder ainsi, c’est précisément une pratique du care, c’est-à-dire prendre soin de l’autre, être «attentif-attentionné» en le considérant non seulement comme un acteur social mais comme un sujet pensant, puissant et sensible. Comme le souligne Foray, «le care fait partie des processus qui humanisent l’être humain […] il permet à chacun non pas d’être autonome, ou émancipé ou égal, mais d’abord d’être, ce qui somme toute, n’est pas tout à fait rien» (Foray, 2018, p. 10). Pour des élèves dont l’existence socioscolaire et socioculturelle est souvent rognée, stéréotypée, voire invisibilisée, l’enjeu est de taille.

2.2 Problématique de recherche et méthodologie

La recherche-action doctorale que j’ai menée entre 2016 et 2020 s’inscrit dans le champ de la didactique des langues et des cultures et des sciences de l’éducation. Comme nous l’avons vu dans la partie précédente, le dispositif élaboré dans ce cadre souhaitait favoriser à la fois une appréhension globale des sujets individuels et une dynamique relationnelle évitant les formes de stigmatisation. J’ai postulé que le domaine de la philosophie pour enfants pourrait offrir des potentialités intéressantes pour élaborer une démarche interculturelle qui relie les individus autour de questionnements universels tout en permettant l’émergence de leurs expériences, de leurs représentations et de leurs imaginaires. En effet, «la beauté», «la liberté», etc., sont des notions philosophiques «universelles-singulières» (Sartre, 1971-1972; Porcher, 1987), communes aux êtres humains mais vécues et conçues singulièrement par chacun. Elles ouvrent un champ de réflexion que la diversité linguistique et socioculturelle des UPE2A peut rendre particulièrement fertile. Elles rendent possibles, non seulement une comparaison des visions du monde, mais également un enrichissement mutuel. Un autre intérêt de la pratique philosophique est le renversement qu’elle permet pour la classe de français langue seconde (FLS): mettre la ou les langues au service de la pensée, et non la pensée au service de la maîtrise de la langue française.

Ce dernier point est particulièrement important pour comprendre en quoi cette recherche-action rejoint les enjeux des éthiques du care. La lutte contre l’insécurité des élèves, par le biais d’un dispositif à visée inclusive globale, croise différents champs disciplinaires, non seulement les sciences du langage (Francard, 1993) mais également la pédopsychiatrie, notamment transculturelle (Moro, 2010), qui ont mis en évidence les conflits de loyauté et les enjeux de légitimité associés aux langues chez les jeunes exilés. Dans certains cas, l’insécurité linguistique et socioscolaire peut même se muer en pathologies comme le mutisme sélectif, par exemple. Les enjeux éducatifs d’une telle démarche cherchent donc à prendre en considération les dimensions existentielle et expérientielle de l’enseignement-apprentissage en contexte d’hétérogénéité linguistique et socioculturelle afin de (re)légitimer des voix, des langues, des histoires invisibles, voire invisibilisées, et ainsi, de sécuriser ces jeunes dans leur rapport au savoir, à l’École et à l’avenir en général.

Entre 2016 et 2019, plusieurs sessions d’ateliers philo (25 ateliers répartis dans deux collèges et un lycée) ont été mises en oeuvre dans l’académie d’Aix-Marseille afin de concevoir un dispositif adapté à un public d’adolescents allophones nouvellement arrivés en France. Un groupe de réflexion collaborative autour de la pratique philosophique en classe de FLS a ensuite été créé avec des enseignants et a permis la tenue de 27 ateliers dans 10 UPE2A de l’académie d’Aix-Marseille (2019). Chaque action a été suivie d’un recueil des retours d’expérience des élèves (par questionnaire et/ou lors d’une séance de feed-back).

Il s’agissait d’évaluer les implications de la pratique philosophique, inédite en UPE2A, et, par cette action, de questionner plus largement la didactique de l’interculturel et du plurilinguisme en milieu scolaire. La dimension «inter-» souvent délaissée dans les activités dites interculturelles s’est imposée comme un paradigme pour cette recherche: un paradigme relationnel, avant d’être culturel. Ainsi, en cohérence avec notre conception de l’interculturel, les langues sont appréhendées ensemble: l’une ne se substitue pas à l’autre mais elles se combinent pour épaissir le(s) sens des mots et des pensées. Ce travail se situe donc dans une zone-carrefour qui déterritorialise les pensées, les imaginaires et les langues: là où ont lieu des rencontres, des conflits (sociocognitifs) et des créations nouvelles (langagières, intellectuelles). Or, la dimension universelle-singulière des questionnements philosophiques permet précisément de demeurer dans cette zone de résonances et de dissonances entre les expériences, les pensées, les imaginaires et les langages. C’est la raison pour laquelle la pratique philosophique est apparue pertinente pour favoriser des dynamiques interculturelles et plurilingues respectueuses de la complexité des individus.

Méthodologiquement, la recherche-action implique un fonctionnement spiralaire (Kemmis et Mac Taggart, 1988): les résultats de chaque action sont susceptibles d’être déstabilisés ou consolidés par l’action suivante qui tend à s’améliorer progressivement. Les processus revêtent donc une importance équivalente à celle des résultats, d’autant qu’il s’agit d’une proposition émergente non longitudinale qui souhaite ouvrir des perspectives d’études ultérieures pour la didactique en contexte de pluralité linguistique et socioculturelle. Par conséquent, l’analyse du corpus est principalement «empirico-inductive qualitative» (Blanchet, 2011, p. 16). Dans cet article, nous nous demanderons particulièrement dans quelle mesure cette action s’apparente à un agir éthique permettant une (re)légitimation des élèves migrants dans le cadre scolaire.

En effet, s’interroger sur les modalités d’accueil des adolescents allophones nouvellement arrivés en France, c’est mener une réflexion sur une éthique d’hospitalité qui «engage à la réalisation d’espaces qui seront déclarés “inclusifs” pour autant que n’importe qui pourrait y prendre part. […] Comment? En s’assurant que toutes les personnes soient en mesure de participer d’un monde commun» (Stavo-Debauge, 2020, p. 73). La volonté d’accueillir et d’inclure pleinement ces jeunes migrants à l’École rejoint plus généralement l’éthique du care en ce qu’elle vise la prise en compte et la participation égalitaire des «vies vulnérables […] des vies auxquelles les formes dominantes de représentation ne laissent pas de place parce qu’elles sont considérées comme inutiles, perturbantes ou hors normes» (Brugère, 2017, p. 54). Le principe d’hospitalité rejoint ici fondamentalement l’égalitarisme de l’éthique du care. Rappelons que l’étymologie latine hospitem (l’hôte) signifie à la fois «celui qui reçoit» et «celui qui est accueilli». Dans cette optique, la posture est double et réciproque: accueillir (l’autre) et être accueilli (par l’autre). Or, les élèves allophones et leur famille sont souvent des personnes «sans voix», régulièrement écartées des tâches intellectuellement ambitieuses compte tenu de leur niveau linguistique, renvoyés à certains stéréotypes culturels et non représentés dans les instances administratives (délégués de classe ou représentants des parents d’élèves, par exemple). Leur apprentissage de la langue française et leur assimilation au modèle dominant semblent être un prérequis indispensable pour (mériter d’)exister dans l’espace socioscolaire français. L’hospitalité est, dès lors, conditionnelle et unidirectionnelle. Les ateliers de philosophie ont permis une forme d’hospitalité inconditionnelle grâce à la mise en dialogue de voix rarement audibles et de langages pluriels, plurilingues, relégitimés dans leur singularité et leur complexité: accueillis et accueillants.

Ce souci de l’accueil de l’Autre et de sa participation égalitaire à la vie scolaire et sociale rejoint les enjeux d’une pédagogie interculturelle qui devrait avoir pour but d’«apprendre la rencontre et non pas [d’]apprendre la culture de l’autre» (Abdallah-Pretceille, 1999a, p. 58-59). Il s’agit donc bien d’un ethos qui ne correspond pas seulement à une disposition d’esprit mais à une activité, un engagement vis-à-vis d’autrui et de soi: un agir éthique qui accueille pleinement l’Autre et ses étrangetés, et qui cherche à les comprendre pour (se) construire avec lui. Nous allons maintenant montrer comment le dispositif philosophique a permis à ces «voix vulnérables» de se faire entendre, de s’affirmer et de se croiser à travers différents extraits de notre corpus.

3. Performer des notions philosophiques: une éthique du care en contexte d’hétérogénéité linguistique et socioculturelle

3.1 La performativité langagière dans la communauté de recherche philosophique

Le dispositif invite les élèves à «performer des notions philosophiques». Qu’est-ce que cela signifie? La fonction performative du langage a été théorisée par le linguiste Austin (1962) et est aujourd’hui réinvestie par des philosophes comme Barbara Cassin (2018) ou Judith Butler (1997/2004) dans une perspective sociopolitique. Elle implique de considérer que le langage peut faire exister la réalité et qu’il ne se limite pas à sa fonction référentielle. Comme l’écrit Cassin, «les différentes langues produisent des mondes différents dont elles sont les causes et les effets. […] Le monde commun est alors quelque chose comme un principe régulateur, une visée, non un point de départ» (Cassin, 2016a, p. 49-50). Performer une notion philosophique, c’est alors chercher à percevoir la manière dont chacun va penser, sentir ou (se) représenter un concept à partir de ses langues, de son imaginaire et de son histoire. Comment résonne le mot «amour»? Quels mots, quelles émotions, quelles sensations, quelles narrations y sont associés? Quelles images fait-il surgir?

Aborder la pratique philosophique sous l’angle de la performativité offre la possibilité d’un dialogue interculturel totalement ouvert et facilite une rencontre entre des sujets singuliers engagés dans une recherche commune. Il s’agit de s’écarter d’une approche linguistique et culturelle comparativiste en privilégiant l’interculturel, la rencontre de voix émergentes, plurielles, subjectives, sujettes à justification, explicitation et interprétation; ce qui implique, dans notre analyse, de relever «le défi de la complexité» (Morin, 1988) des phénomènes observés et expérimentés:

[…] le tout organisé est quelque chose de plus que la somme des parties parce qu’il fait surgir des qualités qui n’existeraient pas sans cette organisation; ces qualités sont «émergentes», c’est-à-dire qu’elles sont constatables empiriquement, sans être déductibles logiquement; ces qualités émergentes rétroagissent au niveau des parties et peuvent les stimuler à exprimer leurs potentialités. Ainsi, nous voyons bien comment l’existence d’une culture, d’un langage, d’une éducation, propriétés qui ne peuvent exister qu’au niveau du tout social, reviennent sur les parties pour permettre le développement de l’esprit et de l’intelligence des individus.

Morin, 1988, p. 4-5

Notre étude est donc une analyse qualitative de ces «émergences» et de leurs rencontres au sein de la microsociété qu’est une communauté de recherche philosophique (un «tout organisé»), ainsi que de leurs potentialités en matière de (re)légitimation des sujets dans l’espace scolaire.

3.2 Traductions et médiations créatives: vers un interculturel phénoménologique et herméneutique

Le protocole philosophique commence donc par une première phase performative constituée de deux étapes: la traduction du concept, puis la réalisation de «médiations-créations» (nuages de mots en langues; dessins). La traduction vise à répondre à la question liminaire suivante: l’aura sémantique du mot «amour», «justice», etc., est-elle équivalente dans toutes les langues de la classe? Il s’agit de considérer tout concept comme instable et dynamique, fondamentalement dépendant des significations sociales qui lui sont attachées mais également, dans notre contexte, des langues, des imaginaires et des parcours biographiques. À la suite de Walzer (1997) qui préfère parler de «sphères de justice» plutôt que de concept unitaire et univoque, nous envisageons l’aura sémantique des mots comme une «sphère de sens» aux contours dynamiques. Tenter de faire émerger les auras des concepts philosophiques pourrait alors permettre de révéler et d’accueillir des manières d’«être au monde» à la fois singulières et universelles.

Sans entrer dans des considérations trop complexes, il est possible, dès le début de l’atelier, de repérer certains écarts en se demandant, par exemple, s’il existe plusieurs mots pour traduire un concept. C’est le cas du verbe «aimer» qui, dans de nombreuses langues, est traduit différemment selon qu’il concerne l’être aimé ou un objet, tandis qu’en français, le verbe est très polysémique. À l’inverse, la distinction entre les termes «ami» et «copain» n’existe pas en arménien, comme l’a signalé une élève lors d’un atelier sur «l’amitié», car cette langue possède un seul mot (ընկեր) qui englobe ces deux orientations sémantiques. Dès lors, en contexte de pluralité linguistique, il paraît nécessaire de clarifier autant que possible ces divergences afin de s’engager dans un dialogue philosophique de qualité. Cette volonté est une posture éthique qui rejoint celle du care dans son désir de «mettre entre parenthèses une universalité déterminée trop rapidement, pouvant être de ce fait trompeuse et mensongère, pour apprécier la singularité d’un cas» (Brugère, 2017, p. 35) et d’être «du côté du local, du contextuel, du proche» (p. 39). Clarifier autant que possible les auras sémantiques d’un mot, c’est accepter que ses contours ne soient pas les mêmes pour chacun et chacune. Cela permet alors de «compliquer l’universel» (Cassin, 2016a) et implique de renoncer à la croyance en une Vérité de surplomb pour entrer dans une réflexion dialogique qui, potentiellement, peut reconfigurer et problématiser les contours sémantiques. La communauté de recherche, par son organisation délibérative, favorise cette attention bienveillante à la variété des représentations et des idées en langues comme facteurs potentiels de développement de la pensée. On peut ainsi avancer que la découverte de la distinction ferme représentée par les termes «ami» et «copain» en français et de sa non-équivalence en arménien permet à Mariam d’élargir son horizon conceptuel grâce à l’attention accordée à sa langue première dans le dispositif.

La deuxième étape performative, après la traduction, correspond à la réalisation de «médiations-créations» scripturales et graphiques. Les élèves dessinent ou produisent un nuage de mots plurilingues autour du concept, puis présentent leur réalisation au groupe. Ce sont des médiations dites interculturelles dans la mesure où «la médiation interculturelle ne consiste pas uniquement à résoudre les problèmes de communication, mais également à développer des compréhensions partagées» (Liddicoat et Derivry, 2019, p. 24). En effet, les créations langagières multimodales, à visée philosophique, invitent à entrer dans des rapports de sens, individuels et collectifs, et impliquent un processus herméneutique par lequel les sujets tentent de comprendre le monde et de se comprendre (dans un double sens réflexif et réciproque). Comme le souligne Galichet,

la démarche interprétative permet d’élargir considérablement le champ de l’investigation philosophique et de surmonter l’opposition entre l’universel et le singulier, l’unité supposée de l’humain et la particularité des cultures.

Galichet, 2019, p. 63

Le processus interprétatif est donc étroitement relié à la fois à la pratique philosophique et à une approche interculturelle humaniste. Certains didacticiens contemporains comme Debono et Goï s’appuient ainsi sur l’herméneutique de Gadamer (1996) pour (re)penser l’approche interculturelle. Ils considèrent qu’«on ne comprend que dans “l’inter-”» et définissent l’herméneutique comme «une philosophie de la relation qui met au centre de ses préoccupations la problématique altéritaire, considérant que le sens ne se construit que dans et par le frottement, la rencontre, voire le conflit avec l’autre» (Debono et Goï, 2012, p. 8). Dans la lignée de ces travaux, notre recherche-action a cherché à proposer un dispositif qui favorise ce «frottement» par la mise en commun et en discussion de représentations multiples, multilingues autour de grands sujets existentiels qui sont au coeur de nos relations. Le travail de compréhension vise donc la conscientisation des processus complexes, mouvants et sujets à interprétation, qui me relient au monde, qui relient le monde à moi, moi à l’Autre, l’Autre à moi. Les «médiations-créations» sont des supports et des ressources pour éclairer ces processus et favoriser une rencontre interculturelle de sujet à sujet.

Cette démarche interprétative et intercompréhensive constitue également un agir éthique. Abdallah-Pretceille affirme ainsi que «l’herméneutique est éminemment éthique par son impossibilité d’épuiser le sujet, d’épuiser l’autre» (Abdallah-Pretceille, 1999b, p. 11). L’auteure appréhende cette éthique comme une «éthique de l’altérité [qui] s’appuie sur une exigence de liberté d’autrui et donc sur le respect de sa complexité, de sa non-transparence, de ses contradictions» (Pretceille, 2017, p. 103). Ce positionnement peut également être appréhendé comme une «caring attitude» (Brugère, 2017, p. 3) qui se refuse à toute tentation objectivante risquant de restreindre la liberté du sujet à s’inventer. En effet, les théoriciens contemporains du care en éducation insistent sur sa finalité émancipatrice et sur le risque d’une assignation à dépendance (Dericke et Foray, 2018). Or, la communauté de recherche philosophique va précisément dans le sens de l’émancipation, dans la mesure où elle autorise le sujet à penser par lui‑même, dans le souci des autres avec lesquels il dialogue.

À travers les «médiations-créations», les traces des parcours biographiques et socioculturels de ces élèves trouvent un espace d’expression et d’existence. Ces éléments ne sont pas forcés de s’exprimer, mais peuvent transparaître dans les réalisations des élèves, s’ils le souhaitent. Les figures 1 et 2 illustrent ces émergences, dans la réflexivité et la créativité. Ainsi, le nuage de mots plurilingue (Figure 1) réalisé par Bouchra en période de Ramadan montre qu’elle associe le bonheur aux fêtes et à la religion. Notons aussi qu’elle choisit de traduire la notion en arabe littéraire, ةداعس [saada], tandis que d’autres élèves arabophones lui ont préféré une traduction en arabe dialectal حرف [farah], dont la signification est plus proche de la «joie». Ces élèves, contrairement à Bouchra, n’ont pas associé le concept à la vie spirituelle. Cette réalisation montre comment Bouchra fait résonner le concept avec ses langues, son expérience, ses représentations sociales («mes enfants, mon mari»), son sens moral (un «coeur pur»).

Figure 1

Nuage de mots plurilingue autour du «bonheur»

Nuage de mots plurilingue autour du «bonheur»

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Figure 2

Dessin du «bonheur»

Dessin du «bonheur»

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Pour représenter son image du bonheur, Rowaïda dessine le potager qu’elle partageait avec ses voisins aux Comores (Figure 2). L’adolescente signale le lien qui existe pour elle entre bonheur et vie sociale. L’ancrage expérientiel permet également de déceler, dans le dessin, des éléments socioculturels: cette jeune fille vivait certainement de manière plus communautaire aux Comores qu’en France. Toutefois, la contextualisation singulière évite le risque d’une généralisation hâtive et culturaliste.

Ces exemples montrent comment la performativité en langues et en langages peut articuler l’universel et le singulier, comment l’ancrage phénoménologique de la réflexion philosophique permet d’en faire une réflexion incarnée. Elle met en lumière la manière dont ces élèves plurilingues «ouvrent le monde» avec des mots (Cassin, 2016b) et des dessins. Leurs langues et leurs trajectoires biographiques et socioculturelles, loin d’être des obstacles à la réflexion de la communauté de recherche, deviennent un enrichissement intellectuel et sensible pour eux-mêmes et pour les autres. Cette réhabilitation est également un enjeu pour sécuriser le rapport au savoir de ces jeunes, si souvent renvoyés à leurs «lacunes». À la fin de la première session d’ateliers de philosophie, une élève affirmera ainsi: «J’ai appris que je sais beaucoup de choses.» Cette démarche performative pourrait donc être bénéfique en ce qui a trait à l’estime de soi pour ces adolescents.

4. Tramer la diversité: relation et émancipation

On peut dire que le care entre dans le cadre plus général d’une éthique de la relation. En effet, il invite à «penser la responsabilité morale à l’aune de la relationalité, une relation toujours inscrite dans un contexte particulier» (Bourgault et al., 2020, p. 5). S’engager face à l’autre implique une responsabilité morale. Le processus performatif rend cet engagement d’autant plus puissant qu’il donne à voir et à entendre ce que fait le langage; comment il modèle le rapport aux autres, à soi et au monde. Cette démarche s’inscrit dans un projet politique et vise à penser, créer et revitaliser le lien social dans un monde de moins en moins solidaire et équitable. Pendant l’atelier de philosophie, les prises de position sont systématiquement assorties d’une «éthique de responsabilité» (Weber, 1919/2003) qui interroge les causes et les conséquences des différents positionnements, face aux autres. C’est une approche éducative qui rompt avec le point de vue individualiste pour s’engager dans la délibération collective en cherchant à «atteindre le meilleur bien pour le plus grand nombre» (Daniel, 1997, p. 299). Le développement de l’équité par la coopération rejoint les enjeux de justice scolaire que nous avons évoqués au début de cet article, ainsi que la pensée politique du care:

Insister sur l’interdépendance généralisée des vies revient à promouvoir une autre conception du vivre ensemble, à travers la primauté d’un lien démocratique soucieux de ne pas exclure celles et ceux qui sont confrontés à des situations de vulnérabilité.

Brugère, 2017, p. 84

Ainsi, la performativité n’est pas seulement une émergence individuelle. Les bénéfices de la reconnaissance de soi, de son savoir, de son histoire restent limités s’ils ne s’inscrivent pas dans des dynamiques relationnelles. Ainsi, les dessins et les nuages de mots sont présentés et interprétés par les élèves lors d’un tour de table pendant lequel les idées clés sont mises en lien dans une carte mentale réalisée au tableau par le facilitateur. Ce moment propose une autre forme de performativité, cette fois-ci permise par un tiers, qui montre comment le groupe peut «ouvrir le monde» (Cassin, 2016b) ensemble. C’est un moment particulièrement apprécié des élèves car il montre l’enrichissement mutuel des réflexions et ouvre de nouvelles perspectives. Lors du retour d’expérience, un élève le qualifiera d’«impressionnant» et plusieurs signaleront que c’est ce qu’il préfère dans l’atelier (Figure 3). La cohésion prend corps symboliquement, sans uniformisation, mais dans la diversité. Cette carte mentale aux multiples ramifications débouchera ensuite sur l’élaboration de quelques questionnements philosophiques («Pourquoi on naît si on doit mourir?»…) ce qui illustre symboliquement l’articulation du singulier et de l’universel, si importante pour la cohésion sociale en général.

La volonté de ne pas gommer la diversité ni de clore la réflexion (prolongée dans la discussion) participe à la vitalité de la culture démocratique. La carte mentale collective est l’aboutissement d’un processus qui, dans un premier temps, a rendu du pouvoir au sujet individuel (pouvoir de créer, pouvoir de penser). Comme l’écrit Fleury,

la démocratie pour préserver sa qualité a besoin de l’engagement qualitatif de l’individu. Elle est le fruit des singularités préservées. Un processus d’individuation mis à mal et c’est là un sûr test d’affaiblissement de l’État de droit dans la mesure où ce dernier est par essence le maintien des conditions de possibilité de l’individuation.

Fleury, 2015, p. 201

En effet, tramer la diversité en incluant l’autre dans sa singularité est une action éminemment politique qui implique concomitamment la constitution de soi en tant que sujet, la reconnaissance de l’autre comme sujet (pensant, agissant, critique) et la possibilité d’une construction commune. Dans cette conception, l’éthique de la relation (du care) est intrinsèquement politique puisqu’elle passe par le langage. En effet, comme l’explique Meschonnic, l’éthique est

la recherche d’un sujet qui s’efforce de se constituer comme sujet par son activité [langagière], mais une activité telle qu’est sujet celui par qui un autre est sujet. Et en ce sens, comme être de langage, ce sujet est inséparablement éthique et poétique. C’est dans la mesure de cette solidarité que l’éthique du langage concerne tous les êtres de langage, citoyens de l’humanité, et c’est en quoi l’éthique est politique. […] L’éthique, c’est ce qu’on fait de soi, et des autres.

Meschonnic, 2007, p. 8 et 19-20

Figure 3

Carte mentale de l’atelier sur «la mort et la vie»

Carte mentale de l’atelier sur «la mort et la vie»

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L’agir éthique rejoint donc la dimension performative de notre dispositif qui appréhende le langage comme acte (et pas seulement comme acte de langage); un acte créatif/créateur du sujet. Inventer son langage devient alors d’autant plus essentiel qu’il permet conjointement d’inventer sa relation à l’autre et de se constituer comme sujet, avec lui. Une éthique de la relation est donc reliée à une éthique du langage: une manière de concevoir et de vivre le langage en dépassant les représentations réifiantes qui le technicisent et évacuent toute dimension axiologique. Cela paraît d’autant plus important pour les populations les plus exclues et/ou stigmatisées. D’un point de vue didactique, il s’agit également d’accueillir, d’accepter l’étrangeté d’un langage qui se cherche pour ne pas empêcher le sujet s’inventer.

Pour illustrer cet argument, nous terminerons avec le retour d’expérience d’un élève qui montre concrètement comment le langage peut se faire «poème», c’est-à-dire une «invention de pensée», une «oeuvre» (Meschonnic, 2007, p. 176). C’est un autre moment performatif de la recherche-action puisque les élèves étaient invités à «dessiner l’atelier philo» et, s’ils le souhaitaient, à écrire quelques mots. La production ci-dessous (Figure 4) a été réalisée par Zobair, un jeune homme de 16 ans, réfugié afghan, ayant été très peu scolarisé antérieurement. Son orientation était considérée comme particulièrement problématique, voire impossible, par l’ensemble de la communauté éducative. Il a donc été frappant de se rendre compte que les ateliers permettaient de révéler la maturité réflexive et interprétative exceptionnelle de cet élève. Il a présenté son dessin lors d’une séance de retour d’expérience après une session de cinq ateliers de philosophie.

Figure 4

Dessin de «l’atelier philo»

Dessin de «l’atelier philo»

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Le dessin présente trois niveaux de lecture et d’interprétation de l’atelier. Chacun insiste, à sa manière, sur l’importance d’une éthique relationnelle. Le premier niveau correspond à la trace écrite qui témoigne des difficultés de Zobair dans ce domaine. Néanmoins, il a choisi d’écrire spontanément alors que ce n’était pas obligatoire. Le passage peut être transcrit ainsi: «Dans l’atelier philo, on parle, on écrit. On parle à nos camarades. Quand notre camarade parle, nous l’écoutons. Quand notre camarade a fini de parler, on peut lever la main. Avant de lever la main, on réfléchit.» Zobair met en avant les règles de parole, la posture respectueuse et le travail réflexif. Le deuxième niveau, qui introduit le langage graphique (les deux personnages, en bas à gauche) met encore en relief l’aspect relationnel du dispositif, permis par la discussion. Il place le verbe «discuter» entre les deux personnages tandis que les termes «parler» et «réfléchir», écrits derrière leur tête, semblent être des activités plus personnelles, bien que nécessaires à la discussion. Enfin, le dernier niveau de lecture et d’interprétation de l’atelier philo passe un cap dans la métaphorisation puisque la troisième représentation, en bas à droite, est purement graphique. On y découvre une sorte d’arbre avec une branche en forme de drapeau et un oiseau volant dans le ciel. Voici la manière dont Zobair a explicité le sens de sa réalisation:

Zo: En fait c’est c’est… C’est un arbre. Il a sorti sur la terre. Là… y a un drapeau, drapeau en fait. […] Sur le drapeau y a, y a un [z]oiseau qui, qui vole…

[…] Et les oiseaux il veut qu’il prendre une maison dans le arbre mais vous voyez souris, ils le laissent pas.

[…]

ASC: Y a une souris dans l’arbre, qui empêche l’oiseau de se poser? Sur le drapeau?

Zo: Oui. […] Parce que euh il veut le place, il veut rester, il veut manger non? Il veut pas voler toute la journée (Rires). […] Ça veut dire que dans le pays y a des personnes qui faisaient la guerre et peut pas… rester (Rit).

ASC: Eh oui. Il y a ceux qui empêchent l’oiseau de se poser sur l’arbre. […]

Ami: Moi je peux voir après?

Zo: Regardez pas trop sinon les oiseaux ils vont mourir (Rit).

[…]

ASC: Ah il faut les laisser tranquilles en fait (en parlant des oiseaux)

Zo: Ouais. […] il est trop fatigué.

_

Zo: Zobair; ASC: Facilitatrice; Ami: Amira (élève)

Cette émouvante verbalisation montre, de façon emblématique, comment l’invention d’un langage multimodal, mis en partage, permet à l’individu à la fois d’exister comme sujet singulier et d’être reconnu par les autres. Le groupe a d’ailleurs été très curieux de sa réalisation et beaucoup ont souhaité voir de plus près son dessin qui, symboliquement, faisait certainement écho à la situation d’autres familles réfugiées ou demandeuses d’asile. La création de Zobair est également une médiation métaphorique qui performe l’idée d’atelier philo, et met en lumière certains de ses effets. Celui-ci aurait fait «sortir un arbre de terre», point de départ d’une réflexion sur son rapport singulier au monde, symbolisé par la figure de l’oiseau en vol qui ne peut pas se poser. Sa réalisation donne un aperçu des bénéfices que la pratique philosophique, performative et herméneutique, peut générer en matière de réflexivité et de compréhension de sa relation à soi, aux autres et au monde. Le langage de Zobair n’a pas besoin d’être parfait ou beau pour inventer une pensée et devenir poème; un poème qui devient un «acte éthique» en lui-même:

Parce qu’il fait du sujet, il vous fait du sujet. De qui l’écrit, d’abord, fondamentalement, mais aussi, et autrement, de qui le lit et éventuellement en est transformé. Si c’est un acte éthique, un poème n’est un poème que s’il est d’abord cet acte éthique, qui transforme à la fois une vie et un langage et par là transforme aussi l’éthique: c’est une éthique en acte de langage. Sa poétique n’est rien d’autre. Toute la différence avec l’esthétique.

Meschonnic, 2007, p. 27

Penser des actions pédagogiques comme des agir éthiques, notamment en direction des élèves allophones nouvellement arrivés en France, est un enjeu crucial pour ne pas renoncer à leur inclusion effective à l’école et dans la société, mais également pour continuer à avoir de l’ambition pour ces jeunes. Les dispositifs dits inclusifs gagneraient donc à se fonder prioritairement sur une éthique relationnelle qui rejoint les pratiques du care dans la mesure où elles «ont pour finalité un retour de l’empowerment de sujets oubliés ou négligés par les centres de pouvoir» (Brugère, 2017, p. 45). Or, pour prendre part à la vie politique et faire entendre sa voix, il faut «s’individuer», comme l’écrit Fleury: «Rêver à la démocratie nécessite d’être un sujet en chemin» (Fleury, 2015, p. 11). Cet enjeu est au coeur de notre dispositif dont la dimension performative a permis l’accueil, la reconnaissance et le dialogue des pensées en langues, des savoirs et des rapports au monde. Zobair illustre ce «retour de l’empowerment» par sa capacité à s’interroger sur sa condition de sujet, tout comme Mariam lorsqu’elle réalise qu’elle «sait beaucoup de choses». La performativité offre la possibilité d’inventer un langage multimodal qui, accueilli dans une communauté de recherche philosophique, permet également au sujet de s’inventer devant et avec les autres. C’est une démarche pédagogique prometteuse pour impliquer les publics les plus vulnérables dans des dynamiques d’appropriation langagière et scolaire, notamment en relégitimant leur parole et leurs pensées.

5. Conclusion

La pratique philosophique que nous avons progressivement élaborée pendant cette recherche-action se fonde sur une éthique relationnelle qui rejoint clairement l’éthique du care dans son appréhension de la vulnérabilité et dans sa conception de la culture démocratique. Elle s’appuie sur une démarche performative qui permet de faire émerger les représentations, les croyances et les imaginaires, en langues. Celle‑ci se conjugue à trois approches interdépendantes. Il s’agit d’abord de mettre en oeuvre une approche interculturelle de type phénoménologique, ancrée dans l’expérience singulière des sujets afin d’éviter les formes de culturalisme. Conjointement, des compétences réflexives et interprétatives sont développées grâce à une approche herméneutique visant à mieux appréhender la complexité des rapports au monde. Enfin, le choix d’une approche dialogique favorise une dynamique de groupe collaborative et co-réflexive.

Cette démarche vise fondamentalement la reconnaissance et l’émancipation des sujets individuels grâce à la (ré)habilitation de leur voix et à leur mise en relation. Les extraits de notre corpus multimodal montrent que l’articulation de ces approches y participe et offre des résultats prometteurs dans le contexte spécifique des UPE2A qu’une étude longitudinale permettrait de renforcer.

Terminons en soulignant que l’éthique relationnelle implique plus d’horizontalité et de réciprocité entre les sujets, y compris entre les élèves et les enseignants. La question des rapports de pouvoir n’est pas un sujet nouveau en sciences de l’éducation. Pourtant, il s’agit d’un des grands enjeux éthiques et politiques de la formation des enseignants, à l’ère de la globalisation et de la démocratisation de l’accès aux savoirs. La pratique philosophique pourrait ouvrir une voie nouvelle sur cette question en permettant aux enseignants de (re)trouver la joie d’apprendre, d’être surpris, émus et stimulés par et avec leurs élèves, notamment les plus vulnérables et les plus exclus; pour que les difficultés scolaires et/ou linguistiques ne présument pas de la qualité des êtres.