Corps de l’article

Producing the Archival Body s’intéresse à l’implication du corps humain dans les procédés d’archivage et dans la construction de récits. Il contribue à la formulation de réflexions importantes qui témoignent des différentes composantes des archives, mais, surtout, de la portée de celles-ci dans des espaces culturels, sociaux et politiques. Jamie A. Lee est titulaire d’un doctorat en archivistique et AssociateProfessor ofDigital Culture, Information, and Society à l’École des sciences de l’information, Arizona’s iSchool, de l’Université de l’Arizona. Son expertise se situe dans la rencontre entre les théories critiques archivistiques, incluant des méthodologies queers, les conceptions théoriques du corps dans un cadre post-humaniste et le storytelling. Producing the Archival Body représente une extension des travaux de Lee, en particulier de son article In critical condition : (Un)Becoming Bodies in Archival Acts of Truth Telling (Lee, 2019).

L’ouvrage fait partie de la série Routledge Studies in Archives de la maison d’édition Routledge qui inclut des publications de Michelle Caswell et Verne Harris. Cette série a pour objectif de développer un cadre théorique s’éloignant des notions qui limitent les définitions et la portée des archives aux dépôts d’archives institutionnels traditionnels. Elle se positionne selon des paradigmes de justice sociale et prend part à une nouvelle vague anglophone nord-américaine de la recherche en archivistique. Producing the Archival Body se forge une place dans ces trajectoires en présentant différentes problématiques qui déconstruisent certains concepts et en proposant des manières de complexifier les définitions des archives et des interventions archivistiques.

Producing the Archival Body est construit en deux parties. La première, Body Parts, situe les approches théoriques de l’ouvrage. Le chapitre initial met de l’avant les valeurs associées au courant postmoderne de l’archivistique, puis positionne les orientations critiques qui encadrent l’approche post-humaniste préconisée à travers l’ouvrage. Cette analyse contextuelle des différentes postures des études archivistiques critiques est importante pour mettre en perspective la contribution du récit et la place qu’il occupe dans ce mouvement. Le deuxième chapitre se penche sur les contextes relationnels des actions archivistiques et du corps humain, rattachés à des explorations de la temporalité. Le dernier chapitre de la première partie développe davantage ces notions en évoquant la proximité du corps humain avec les archives. Pour illustrer ce propos, Lee indique que les corps humains produisent des archives et que les archives produisent des corps humains. Lee explique que les archives et les actions archivistiques faisant partie du mode de réalisation des archives incarnent des valeurs contextuelles dynamiques qui incluent les personnes impliquées dans le processus d’archivage.

La deuxième partie poursuit ces réflexions en mettant en oeuvre la manière dont cette proximité entre corps humains, dimensions relationnelles des archives et temporalités se traduit dans le mode d’archivage de récits oraux. En présentant des discussions sur les composantes relationnelles des technologies et des communautés en mouvement, Lee souligne l’importance de l’hétérogénéité de la conception des archives et des temporalités. Cette partie avance le fait que les procédés archivistiques ne représentent pas une équation linéaire qui relie interventions archivistiques, accès et interprétation. Le dernier chapitre de l’ouvrage continue dans cette veine en mettant l’accent sur le caractère dynamique de la relation entre corps humains et archives et sur la dimension régénératrice qui peut être stimulée par la production d’archives.

L’ouvrage s’interroge sur les questions de pouvoir, sur les récits privilégiés dans les espaces de mémoire et sur les stratégies documentaires en marge des définitions archivistiques traditionnelles. D’une façon directe et indirecte, Lee fait remonter à la surface la question primordiale et essentielle qui concerne les archivistes : qu’est-ce qu’un document d’archives ? La confrontation des principes de l’archivistique classique se déploie à travers des valeurs multiples qui mettent en question à la fois les définitions des archives et le pouvoir associé à la mise en archives. Lee interroge les procédés développés à travers des actions archivistiques dans lesquelles des scénarios « have been performed over and over again so many times that they’ve become invisible and, therefore, naturalized and normativized » (p. 125). L’ouvrage met de l’avant des questions d’inclusion, d’exclusion, de silences, de pouvoir, de présences et d’absences dans les archives et les espaces archivistiques.

Lee utilise le corps humain et ses composantes intellectuelles, relationnelles et sensorielles afin de transformer la dimension statique que l’on associe aux archives. Lee évoque dans ce cadre l’aspect multimodal de la création de récits oraux où « present and past overlap in the production, while future permeates as the digital video begins to record for archival access at a later date » (p. 150). Ainsi, le corps devient cette plaque tournante qui confronte le statu quo des archives et qui dirige les composantes qui les englobent dans une temporalité non linéaire. Pour ce faire, Lee utilise des théories queers, de la performativité et d’autres paradigmes des études culturelles afin de développer des pratiques archivistiques qui prennent en compte une multiplicité de relations qui dépassent la matérialité des archives et le désir d’ancrer les documents dans une structure temporelle définie. Lee positionne le corps humain comme étant au centre des procédés et structures archivistiques en mouvement, tout en nuançant sa force décentralisée. En ce sens, Lee insiste sur la capacité du corps humain de créer et de développer des espaces relationnels, intellectuels et matériels qui personnifient les environnements de mémoire. Ces liens représentent la force principale de l’ouvrage. En incluant les portées multiples du corps humain à travers des concepts et procédés archivistiques, Lee offre une contribution non négligeable au paysage archivistique.

Il est important de souligner la manière novatrice dont Lee réussit à jumeler une diversité de conceptions théoriques avec les actions archivistiques mises en évidence par la création de récits représentés sous forme orale. L’histoire orale s’inscrit depuis plusieurs décennies dans un objectif de légitimer et de valider des récits qui proposent des alternatives aux définitions archivistiques des institutions traditionnelles de pouvoir. Les récits oraux ont réussi à se forger une place dans le monde archivistique et dans celui de l’histoire sociale en évoquant la proximité entre création d’archives et communautés représentées dans ces documents. Lee combine l’histoire orale, la présence des corps dans le processus d’archivage et l’impact de ces valeurs au niveau de mémoires collectives. Lee indique qu’à travers l’histoire orale, le « focus on the body holds social movement potential while also centering the body at the level of belonging to a collective history and to the archives » (p. 14).

La pertinence de l’approche préconisée par Lee est illustrée par son implication personnelle dans le développement d’environnements archivistiques, par le biais de son rôle dans le Arizona LGBTQ Storytelling Project. Lee utilise des projets dont iel fait partie pour témoigner des multiples composantes relationnelles de l’archivistique, qui comprennent les médias, le format des archives et les expériences personnelles et collectives des archivistes et de différent.e.s contributeurs.trices impliqué.e.s dans les procédés d’archivage.

Cette approche relationnelle des archives et de l’implication des archivistes dans les processus multidimensionnels d’archivage ressort de manière éloquente dans la littérature archivistique de langue anglaise des dernières années, notamment dans les écrits de Jennifer Douglas et Marika Cifor. Elle s’accorde également avec les influences qui alignent la justice sociale avec les portées archivistiques, en particulier par le phénomène d’autohistoricisation qui a pour objectif de légitimer la valeur de récits provenant de communautés marginalisées, dont Michelle Caswell, Rebecca Sheffield et Tonia Sutherland, entre autres, sont les porte-étendards.

Si Lee réussit de manière admirable à effectuer des liens entre différents cadres théoriques, pratiques archivistiques et questions contemporaines de représentation et de représentativité, les répétitions de certains thèmes analysés à travers les chapitres peuvent confondre le.la lecteur.trice. En outre, le quatrième chapitre, Relational Reciprocity : Bodies as Archives/Archives as Bodies, offre en quelque sorte un résumé de plusieurs énoncés déjà mis en lumière dans les chapitres précédents. Pour un ouvrage si court, la deuxième partie du livre aurait mérité plus de développement et d’explications.

Producing the Archival Body est toutefois un ouvrage essentiel pour les chercheur.e.s et les archivistes qui composent avec des récits oraux, particulièrement ceux des communautés LGBTQ+. Cependant, l’apport du livre ne se limite pas aux contextes et à la portée des récits oraux dans les espaces de mémoire. Lee réussit à faire remonter à la surface des questions qui touchent l’archivistique communautaire, certes, mais également des notions primordiales qui doivent être considérées par les archivistes, peu importe leur milieu. Producing the Archival Body offre également des points de réflexion importants pour les humanités numériques, les études des médias, les études culturelles et les études des genres. Ainsi, il participe au courant archivistique académique contemporain qui démontre la valeur des réflexions et théories archivistiques dans des lieux de recherche interdisciplinaire.