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S’il est vrai que l’Argentine est le théâtre de débats sur le patrimoine depuis plusieurs décennies, ce n’est que récemment par rapport à d’autres discussions historiographiques, qu’ils ont porté sur le patrimoine industriel. Dans ce domaine, les travaux les plus anciens datent de la fin des années 1980 et du début des années 1990 (Liernur, 1986, p. 14). Une étude des différentes expériences menées en Argentine pourrait être clairement divisée en deux : d’une part, celles qui se sont concentrées sur la reconversion[1] d’anciens espaces industriels et, d’autre part, celles qui concernent la réhabilitation[2] de ces espaces. Parallèlement, certaines entreprises ont analysé leurs archives, catalogues, inventaires, publications, vidéos, expositions photographiques et autres formes de diffusion, et ont établi que ce sont autant de moyens de visualiser leur patrimoine. Mais quelle que soit la voie choisie, elle met en scène un conflit d’intérêts individuels et collectifs sur ce qui est préservé, sur comment il le sera et surtout pourquoi le préserve-t-on. Lors de ce processus, des fragments du passé sont réinterprétés et exposés dans un nouveau contexte où on tente de reconstruire ce passé. Ce processus met également à contribution différents acteurs (locaux, municipaux, universitaires et associatifs) qui ont un impact sur la mémoire à transmettre.

Ainsi donc, dans la première partie de cet article, nous passerons brièvement en revue certains travaux liés au patrimoine industriel argentin, exposant la diversité des expériences et des différents champs disciplinaires qui l’ont abordé. Dans la deuxième partie, nous examinerons en profondeur les problèmes qui se posent au moment de la mise en valeur des vestiges des industries et des cultures qu’elles ont favorisées. En général, dans le cas de l’Argentine, des progrès ont été réalisés en matière de valorisation des bâtiments et des machines, mais une attention moindre a été accordée aux archives historiques des entreprises. C’est précisément dans la troisième section de la deuxième partie que nous nous intéresserons à une initiative visant à valoriser les archives d’entreprises en tant que partie du patrimoine industriel et comme l’une des voies d’avenir à renforcer par une action collaborative.

Du point de vue international, la reconnaissance du patrimoine industriel en tant que domaine d’étude n’est pas quelque chose de nouveau, notamment en Europe. Les premiers travaux sur l’archéologie industrielle sont allés de pair avec un processus de désindustrialisation du Vieux Continent, par exemple en Italie, en Allemagne, en Angleterre, en Scandinavie et en France. Au début des années 1970, ces travaux ont suscité l’intérêt des chercheurs, notamment des architectes et des historiens de l’économie. Comme le souligne Louis Bergeron, à partir des années 1970, on est passé d’une approche monumentale (conservation) à une perspective patrimoniale (valorisation), qui s’est complexifiée au fil du temps (Bergeron, 1996). Celle-ci découle de l’idée que le patrimoine, qui prévalait jusqu’alors, était lié à une approche culturelle des grands monuments et à la beauté historique d’un passé qui avait contribué à construire une civilisation humaniste, dont les bâtiments et les machines de l’ère industrielle et proto-industrielle ne faisaient pas partie.

La récupération du patrimoine industriel inclut une mise en valeur non seulement de l’architecture des grandes usines et des nombreuses villes qui ont grandi et se sont développées autour d’elles, mais aussi des aspects culturels et sociaux du passé.

En 1964, Kenneth Hudson a défini l’archéologie industrielle comme « la découverte, le catalogage et l’étude des vestiges physiques du passé industriel, afin d’en tirer des enseignements sur les aspects significatifs des conditions de travail, des procédés techniques et des processus de production » (Hudson, 1964).

Dans ce sens, nous pouvons déjà mentionner trois étapes de recherche de Viollet-le-Duc (Molina, 2005), dans le domaine du patrimoine industriel :

  1. Travail de recherche historique avec une méthode comparative et descriptive basée sur l’évolution historique des processus de production, de la technologie, des relations de travail, des changements architecturaux, des sources d’énergie, entre autres ;

  2. La sélection et la protection des bâtiments ou des ensembles architecturaux considérés comme importants. Des critères tels que l’intérêt historique, culturel, technique, artistique, émotionnel, testimonial ou pratique seront pris en compte ;

  3. Enfin, la conservation et la gestion du patrimoine industriel, compte tenu de sa pertinence pour la société. À cette fin, sa rentabilité doit être prise en compte.

La catégorie du patrimoine industriel requiert de considérer non seulement le monumental (les biens immobiliers) et les machines, mais aussi les questions liées à l’histoire orale, de même qu’aux documents et aux archives. Cependant, cela nous amène à une autre question : que conserver ou, en d’autres termes, à partir de quel moment pouvons-nous parler d’industrie ? Ou comment définissons-nous l’industrie ?

L’une des approches les plus conservatrices consiste à classer comme vestiges industriels tous les éléments modifiés par l’homme depuis la préhistoire. Cependant, un consensus s’est dégagé pour dire que l’on peut parler d’industrie depuis le milieu du xviiie siècle, avec le système technique vapeur-fer-charbon. Il convient toutefois d’être prudent, car le terme « révolution industrielle » est utilisé pour désigner un changement soudain dans le processus de production.

Bien que ces débats et la pertinence du patrimoine industriel aient une grande importance dans le monde universitaire européen, en Argentine, il s’agit d’un domaine qui s’est développé tardivement, de sorte qu’il y a encore beaucoup de travail à faire pour valoriser et restaurer les vestiges du passé industriel.

1. LE PATRIMOINE INDUSTRIEL – LE CAS TARDIF DE L’ARGENTINE

À partir de 1990, les vestiges du développement industriel attirent l’attention des spécialistes du patrimoine en Argentine.

Dans les pages suivantes, nous démontrerons le bien-fondé du patrimoine industriel en tant que domaine de connaissance, de la préservation des bâtiments jusqu’à la création du réseau d’archives d’entreprises ces dernières années. La définition même du patrimoine industriel a subi des modifications. La plus courante est celle de la Charte de Nizhny Tagil :

[…] les vestiges de la culture industrielle qui ont une valeur historique, technologique, sociale, architecturale ou scientifique. Ces vestiges sont constitués de bâtiments et de machines, d’ateliers, de moulins et d’usines, de mines et de sites de traitement et de raffinage, d’entrepôts et de dépôts, de lieux de production, de transmission et d’utilisation de l’énergie, de moyens de transport et des infrastructures, ainsi que les sites où se déroulent des activités sociales liées à l’industrie, telles que le logement, le culte religieux ou l’éducation […].

Comité international pour la conservation du patrimoine industriel, 2003

Comme cela a déjà été souligné, parmi les biens immobiliers qui constituent le patrimoine industriel, il faut noter trois types de biens industriels :

[…] les éléments isolés par leur nature ou par la disparition du reste de leurs composants, mais qui, par leur valeur historique, architecturale, technologique, constituent un témoignage suffisant d’une activité industrielle dont ils sont l’exemple ; les ensembles industriels qui conservent tous les composants matériels et fonctionnels, constituent un échantillon cohérent et complet d’une activité industrielle donnée et les paysages industriels dans lesquels sont conservés, visibles, tous les composants essentiels des processus de production d’une ou plusieurs activités industrielles, y compris, les altérations ou transformations du paysage induites[…].

Mariño et Fernández Crudeli, 2017, p. 4

Il est également clair que le patrimoine est encadré par le désir de transmettre un héritage socioculturel spécifique et par celui de le réinterpréter en fonction d’un contexte et d’une intention précise. Dans ce processus de construction du patrimoine, le rôle joué par la transmission de la mémoire est extrêmement important. La transmission de la mémoire devient ainsi un point de construction individuelle et collective et constitue un élément partagé et construit (Mariño et Fernández Crudeli, 2017).

Comme le souligne Llorenc Prats (2009), l’instance d’enregistrement est le premier pas vers la valorisation d’un élément par la communauté. Car il ne faut pas oublier que tous les éléments d’une société ne sont pas potentiellement patrimoniaux. Ils doivent être reconnus par la société à laquelle ils appartiennent comme quelque chose à préserver.

En d’autres termes, pour arriver à une bonne connaissance de ce patrimoine, son identification par la société doit être suivie par des études interdisciplinaires et des discussions basées sur les apports de l’histoire économique, sociale, géographique, anthropologique et architecturale. À partir de là, il sera possible d’aborder le patrimoine industriel de manière dynamique et active avec son héritage, que ce soit au moment présent et dans l’avenir.

Dans le cas de l’Argentine, le dialogue entre le patrimoine et les diverses sciences qui s’en occupent est presque inexistant. Il existe diverses organisations consacrées au sujet, différentes entreprises locales, mais on trouve peu de discussions théoriques ou d’initiatives de groupe. Ce manque est en partie dû au fait que les domaines académiques liés au sujet du patrimoine industriel en Argentine ont suivi des voies étanches et parallèles, qui sont détaillées ci-dessous.

La structure proposée pour la mise en valeur du patrimoine est la suivante : en premier lieu, les études architecturales ou matérielles qui définissent les caractéristiques de l’objet ; puis la valorisation sociale ; et enfin les projets d’intervention où Llorenc Prats suggère deux stratégies, la revitalisation industrielle et la réhabilitation pour d’autres usages ou fonctions.

Un premier champ d’études provient des « études d’architecture ». Parmi les premières initiatives, citons la création de la chaire d’architecture industrielle à la faculté d’architecture, de design et d’urbanisme de l’Universidad de Buenos Aires (UBA) en 1992. C’est là que débutent les premières études exploratoires sur les bâtiments industriels, notamment les complexes sidérurgiques, métallurgiques et métallo-mécaniques (Mackintosh, 1984), auxquelles s’ajouteront plus tard les travaux de Willemsen (Weissel-Willems, 2010). Les travaux de Jorge Tartarini (2000) et de Graciela Silvestri (2003) sur l’histoire de la technologie et l’administration socio-matérielle des grandes entreprises (par exemple l’industrie de la viande, le transport ferroviaire et les travaux hydrauliques urbains) sont plus proches de l’histoire urbaine avec toutefois une approche basée sur l’architecture. Ces dernières années, les expériences se sont multipliées et plusieurs reconversions de bâtiments ont eu lieu, entre autres :

  • le Musée du Patrimoine d’Aguas Argentinas[3], aujourd’hui Aguas y Saneamientos Argentinos Sociedad Anónima ;

  • l’ancienne Usina Pedro de Mendoza[4], aujourd’hui Usina del Arte[5], à La Boca ;

  • la restauration du Retiro[6] (Amarilla, 2018) ;

  • les Tornavias de la Universidad Nacional de San Martín (UnSaM) ;

  • l’ancien Puerto Madero, quartier de Puerto Madero ;

  • l’ancien Depósito y Manufactura de Tabacos[7] (Amarilla, 2018) ;

  • l’ancienne Fábrica de tubos de gas[8] ;

  • et l’ancien Molino el Porteño[9].

Dès 1986, Lerniur nous mettait en garde contre l’absence de législation qui conduisait à la destruction d’héritages industriels protégés par le droit à la propriété privée (1986, p. 12). Peu à peu, la recherche a eu tendance à inclure l’environnement et le milieu environnant des espaces industriels comme un témoignage et une valeur historique non seulement des modes de production économique, mais aussi de son expression architecturale et de sa signification sociale (Liernur, 1986, p. 12).

Très tôt et autour de ce que l’on a appelé « l’archéologie industrielle », un champ d’action et de recherche complexe et hétérogène, intéressé par la sauvegarde de ce passé industriel, a commencé à prendre forme. Les objets typiques découverts à Buenos Aires sont des produits de la révolution industrielle – produits en série, importés, conditionnés localement ou produits dans le pays depuis le début du XXe siècle. L’équipe de Daniel Schávelzon (1991)[10] est un point de référence qui, depuis le début des années 1990, développe un travail incessant. Les études sur l’archéologie industrielle sont peu nombreuses, peut-être parce que la plupart des sites industriels sont situés dans des centres urbains et que les experts ont rarement été appelés à sauvegarder les vestiges du passé industriel. Comme l’a souligné Daniel Schávelzon (1991), la négligence de l’État en est l’une des causes. De même, en ce qui concerne l’étude des installations et des détails techniques industriels, ainsi que des lieux de production des artefacts, les études archéologiques ont également été très rares. Quoi qu’il en soit, il existe des exemples dans lesquels l’archéologie industrielle, associée à d’autres disciplines, a été fondamentale pour la récupération et la mise en oeuvre de projets de reconversion d’anciennes usines, comme l’actuel Musée d’art moderne de Buenos Aires (MAMBA), situé dans l’ancienne usine de tabac Nobleza Piccardo, sur l’avenue San Juan, à Buenos Aires. Récemment, des projets ont commencé à émerger à l’intérieur du pays pour étoffer la recherche dans ces domaines.

Figure 1

Nobleza Piccardo.

Source : De fábrica tabacalera a sede del MAMBA, ARQA, 18/11/2015. https://arqa.com/actualidad/colaboraciones/de-fabrica-tabacalera-a-sede-del-mamba.html

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Les « études anthropologiques » ont également contribué à l’étude de l’archéologie industrielle en Argentine, en consolidant une série d’initiatives, telles que celles menées par le groupe d’archéologie et d’anthropologie industrielle de l’Universidad del Centro de la Provincia de Buenos Aires (UNICEN) à Olavarria, qui ont généré une importante bibliographie sur sa zone d’implantation. Parmi ces initiatives se distingue le travail de Carlos Paz (1997), qui a réfléchi aux actions visant à la valorisation du patrimoine (culturel, naturel, matériel et immatériel) et aux processus qui soutiennent et recoupent ces manifestations.

Pour sa part, l’approche du patrimoine selon les « études historiques » a commencé à se développer vers la fin des années 1990 et le début des années 2000. La première conférence de Buenos Aires sur le patrimoine culturel et la vie quotidienne, qui s’est tenue en 2002, en est un exemple. Ce n’est qu’en 2004 que s’est tenue la première conférence sur le patrimoine culturel du Mercosur. En 2003 également, le secrétariat des politiques universitaires a commencé à accorder des subventions pour des projets de recherche sur le patrimoine. Au cours de cette période, de nombreux projets de recherche étaient centrés sur les anciennes gares et les espaces industriels qui leur sont liés et qui ont été les premiers bâtiments à être réaffectés. Ainsi, certains domaines ont concentré un plus grand nombre d’études. Un site d’intérêt pour le patrimoine industriel, qui a d’ailleurs reçu un soutien international, est le musée Fray Bentos, situé dans les locaux de l’ancienne usine de conditionnement de viande Anglo. Toujours en relation avec les usines de conditionnement de la viande, mais sans agir directement sur les installations, nous pouvons citer la patrimonialisation de la rue New York dans la ville de Berisso (une rue située à côté des vestiges abandonnés de l’usine de conditionnement de la viande Swift) et de la communauté de Berisso, qui était le centre industriel de la zone urbaine du Grand La Plata[11].

Dans la province de Buenos Aires, les chemins de fer, les silos et certains vestiges d’anciennes usines, qui étaient entrés dans le processus de dissolution au cours des années 1990, ont également retenu l’attention. Les usines textiles faisaient partie de ce groupe. Parmi elles, la première expérience de sauvegarde du patrimoine a été développée pour le cas d’Algodonera Flandria (Ceva et Tuis, 2018), dans la province de Buenos Aires. D’autres entreprises ont aussi cherché à sauvegarder leur passé. Cependant, toutes l’ont fait de manière partielle et médiocre. Parmi les exemples de ces timides tentatives dans les années 2000, citons les expositions photographiques réalisées par le groupe Bunge y Born, l’exposition d’instruments de travail et de photographies historiques de la Fábrica Argentina de Alpargatas, l’exposition de l’entreprise Techint à Campana et la diffusion d’études de cas de grandes entreprises argentines comme Arco, Canale, Grafa et Rigoleau. Dans les dernières années, ces expériences ont été renforcées grâce à la mise sur pied de musées et à un échange intense avec les communautés environnantes afin de les inclure dans la sauvegarde du patrimoine, notamment dans des circuits touristiques qui mettent en valeur leur histoire industrielle.

Figure 2

Vue de la Fábrica Argentina de Alpargatas.

Source : Archives photographiques de l’usine argentine Alpargatas

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À l’intérieur du pays, certaines zones des provinces de Chaco, Córdoba, Tucumán, Santa Fe et Mendoza se distinguent. Dans le cas du patrimoine industriel du Chaco, bien que les études soient encore embryonnaires, elles se sont développées autour de l’importance de la production agro-industrielle dans la construction du territoire et de l’identité de cette province (Mariño et Fernández Crudeli, 2017). L’agro-industrie sucrière, moteur de développement dans des régions étendues, est actuellement identifiée, en raison de ses caractéristiques, comme un paysage culturel[12] résultant de cette activité (Partelini de Koch, 1987). Du côté de la ville de Santa Fe, ces dernières années, il y a eu des cas de récupération de bâtiments. Deux d’entre eux se distinguent au niveau de l’administration municipale : la gare ferroviaire General Manuel Belgrano, aujourd’hui reconvertie en centre d’exposition et en bureaux municipaux, et un moulin à farine privé situé dans le port de la ville (Molino Marconetti de la fin du xixe siècle), récemment transformé en centre d’art métropolitain et en siège du lycée municipal (Muller, 2021). Entre-temps, deux autres interventions ont été menées par le gouvernement provincial : dans le premier cas, El Molino Marconetti Centro Metropolitano de Arte y sede del Liceo Municipal[13], Fábrica Cultural (usine culturelle) sur un moulin à farine ; et dans le second, La Redonda, Arte y Vida Cotidiana (l’art et la vie quotidienne) en récupérant un atelier ferroviaire. Un autre exemple dans l’intérieur du pays est l’ancienne usine Tampieri dans la ville de San Francisco, Córdoba[14]. Pour sa part, dans le cas de Mendoza, il y a le sauvetage des moulins hydrauliques de la zone métropolitaine des moulins Reynaud et La Banderita (Figueroa, 2008).

Figure 3

Fábrica Tampieri (Cour Centrale).

Source : Rizzi, Faustino, La recuperación de Tampieri, un proyecto dormido, en El Periódico, San Francisco, Córdoba, Sábado 9 de diciembre de 2017. https://el-periodico.com.ar/local/la-recuperacion-de-tampieri-- un-proyecto-dormido_a60cfbc1515f9b452215eb85a

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Comme on peut le constater, il existe quelques cas, mais ils sont insignifiants par rapport au grand développement industriel qu’a connu l’Argentine au cours du xxe siècle. Comme nous l’avons déjà souligné, les travaux historiques ont négligé d’aborder une grande partie des industries développées en Argentine pour lesquelles il existe des archives. On sait qu’entre 1910 et 1950, la croissance industrielle a été exponentielle (Barbero, 2015), mais il existe peu d’études portant sur l’ensemble des entreprises étudiées et encore moins d’études ayant abordé la recherche sous l’angle du patrimoine industriel. Il n’existe pas de statistiques, c’est pourquoi le projet Enterprise Network[15] est essentiel pour déterminer combien de vestiges de l’industrialisation peuvent être considérés comme du patrimoine industriel. Toutefois, on constate une prise de conscience croissante de la valeur de ce patrimoine, qui se traduit par le catalogage et la classification des bâtiments et des complexes industriels, ainsi que par le développement de programmes de maîtrise et de doctorat spécialisés dans ce domaine. Ces dernières années, la gestion de ce patrimoine a pris le pas sur la recherche et la production de connaissances (Weissel et Willems, 2010). En même temps, elle a eu un impact sur la valorisation sociale de ces espaces industriels, mais cette évolution n’a pas été accompagnée d’un soutien législatif. On sait que l’Argentine ne dispose d’aucun support en ce sens, il n’existe que la Loi 12.665 du 30 septembre 1940 par laquelle a été créée la Commission Nationale des Musées, Monuments et Lieux Historiques, et la Loi 25.197 du 10 novembre 1999, qui établit le Régime d’Enregistrement du Patrimoine Culturel[16]. La Commission n’a pas non plus accordé beaucoup d’attention à la question du patrimoine industriel. Ce n’est que 65 ans plus tard, en 2005, tardivement par rapport à la législation argentine et en relation avec la création de la Commission du patrimoine, qu’a été créé le Comité national pour la conservation du patrimoine industriel argentin.

Ainsi, entre la rareté de la législation sur le patrimoine et un contexte caractérisé par le manque de contrôles et l’absence de capitaux pour le développement de projets de restauration et de réhabilitation, le patrimoine industriel a subi des dommages importants. Comme l’a souligné Jorge Tartarini, de précieux témoignages du passé industriel, tels que des gares, des entrepôts portuaires, des silos, des casernes et des usines, ont été dépouillés de leurs fonctions d’origine. Loin d’être adaptés aux nouveaux programmes, ils ont été démantelés et totalement ou partiellement démolis par des secteurs aux responsabilités diffuses et aux intérêts contradictoires avec le bien commun (Tartarini, 2014).

Ainsi, et bien que dès 1986 Francisco Liernur ait mis en garde contre la nécessité « de chercher des moyens concrets d’agir pour éviter la destruction du patrimoine documentaire […] et de renforcer la relation entre les études-actions comme moyen de déterminer les critères de valeur » (Liernur, 1986, p. 11-16), le panorama du patrimoine des archives industrielles en Argentine a subi peu de changements et cela n’est pas très encourageant.

2. Problèmes et perspectives. Les archives d’entreprises dans le patrimoine industriel

Le premier problème auquel est confrontée la valorisation du patrimoine, ici des actifs industriels, est la difficulté à l’identifier, à le caractériser et enfin à structurer sa sélection. Ce processus s’articule autour de différentes étapes :

  • tout d’abord, identifier le bien (pour assurer la protection future des lieux physiques et des archives) ;

  • ensuite, esquisser une reconstruction historico-géographique et environnementale du contexte dans lequel il s’est inséré ;

  • troisièmement, retracer d’autres expériences similaires, nationales ou internationales ;

  • et quatrièmement, stabiliser les espaces, les sources et les objets.

Avant tout, on doit choisir ce qu’il faut conserver, comment le conserver et où le conserver. Cela entraîne une série de débats, portant sur la mémoire à retenir, sur ce qui est digne de faire partie du patrimoine et ce qui ne l’est pas, en somme sur l’utilité du patrimoine. Les différents points de vue des secteurs impliqués, des chercheurs, des institutions, des entreprises, du monde politique, des membres de la société, etc. se rejoignent, permettant une discussion sur ce qui doit ou ne doit pas être patrimonialisé. La grande question est de savoir quelle position sortira gagnante ; il s’agit d’une négociation qui aboutit à la valorisation d’un actif.

Et puis, il y a le problème du synchronisme du moment de la mise en valeur par rapport au moment de l’activité économique, dans le cas des industries qui fonctionnent encore. Comment synchroniser un établissement qui est encore en activité avec sa préservation. C’est un dialogue et une négociation permanents. Dans ce processus de valorisation et de sauvegarde du patrimoine industriel, ce ne sont pas seulement des questions matérielles qui sont en jeu, mais aussi l’activation de différents ressorts qui permettent de réinterpréter le passé dans le présent. Ces actualisations du passé dans le présent sont produites par des gestes et des attitudes différents selon les cas et les acteurs concernés (Ceva et Tuis, 2018). Par exemple, les armoiries de l’ancienne entreprise Flandria ont été réutilisées par la nouvelle entreprise et les couleurs du drapeau de l’usine ont été reproduites sur tous les bâtiments qui ont été rouverts. Le groupe de musique de l’ancienne société Flandria a été soutenu financièrement par le nouveau propriétaire. Tous ces éléments ont permis de servir de fil conducteur entre l’ancienne et la nouvelle entreprise et de réhabiliter la mémoire locale. De même, les activations sont aussi des symboles dans lesquels la mémoire joue à nouveau un rôle fondamental et déterminant dans le processus de patrimonialisation. En d’autres termes, la réflexion sur le concept, le contenu et l’activation du patrimoine industriel nécessite l’action de différents acteurs : publics et privés.

Dès lors, plusieurs questions se posent. Comment parvenir à l’implication de ces acteurs publics et privés ? Comment dépasser les barrières des entreprises et les faire adhérer au défi que représente la sauvegarde et la participation à la valorisation de leur passé ? Comment les engager, sur la base de la responsabilité sociale des entreprises, dans un processus de construction collective d’une histoire industrielle ou de l’entreprise en Argentine ? L’accès aux archives des entreprises privées permettra de susciter un débat sur leur rôle dans l’histoire économique argentine et de diversifier la vision de leur parcours, non plus sur la base de la documentation fournie par l’État lui-même, mais sur la base de leurs archives commerciales.

Il nous semble clair que le patrimoine industriel ne peut être lié exclusivement au patrimoine architectural, aux bâtiments, aux machines d’une usine, il doit être lié au patrimoine immatériel et matériel que ces entreprises ont laissé derrière elles, aux espaces sociaux qu’elles ont construits, aux mondes culturels qu’elles ont encouragés, aux réseaux locaux ou internationaux qu’elles ont générés. Il est également clair que pour comprendre et revaloriser le patrimoine industriel du pays, il est nécessaire de réunir différents acteurs capables de promouvoir des actions communes, en associant petites et grandes entreprises. Comme le souligne la Charte de Nizhny Tagil, la coordination des initiatives et le partage des ressources constituent une perspective particulièrement appropriée pour la conservation du patrimoine industriel (Comité international pour la conservation du patrimoine).

En ce sens, pour le cas argentin, depuis janvier 2021, un projet visant à promouvoir un réseau argentin d’archives d’entreprises (grandes et petites) de différentes régions du pays a été lancé. En effet, grâce à une proposition de la Williams Foundation et de la Bunge y Born Foundation[17], le Réseau des Archives des Entreprises Privées a vu le jour. Cette initiative aspire à contrer la dispersion, le manque d’intérêt des entreprises et l’absence de législation en la matière. La première étape a consisté à réaliser une enquête nationale envoyée à plus de six cents représentants d’entreprises, de chambres de commerce, d’ambassades, d’universités et de chercheurs, leur demandant les informations qu’ils pourraient fournir sur les référentiels industriels ou de sociétés.

Figure 4

Vue des bâtiments du groupe Bunge y Born.

Source : ACI-FBB – Archives et Centre de recherche Fondation Bunge y Born

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Une fois ces données disponibles, le 30 novembre 2021, le réseau a été officiellement lancé lors d’une réunion qui comprenait une présentation par María Inés Barbero, Carlos Marichal, Julio Djenderedjian et Facundo Araujo. Dans un deuxième temps, la plate-forme « Archives Initiative »[18] a été présentée. Elle contient une liste des fonds d’archives d’entreprises déjà téléchargés sur Atom ; une liste de bibliographies sur les archives d’entreprises et des liens d’intérêt sur le sujet, ainsi qu’une section sur les ressources en ligne. L’objectif du réseau est de construire, de manière collaborative, une large base de données fondée sur les recherches déjà effectuées sur différentes entreprises du pays.

Il existe un dialogue entre l’Archivo General de la Nación (AGN) et des entreprises privées argentines et étrangères pour la préservation des archives liées au patrimoine industriel. Il est intéressant de constater que la proposition d’accès au patrimoine industriel des entreprises émane dans ce cas de deux fondations, la Fondation Bunge y Born Argentina[19] et la Fondation Williams[20], qui suggèrent de soutenir les archives historiques en Argentine. L’objectif de cette proposition est de promouvoir l’identification, l’étude et la mise en valeur de ces dépôts documentaires historiques. Il est bien connu que les archives historiques d’une entreprise constituent sa mémoire. Elles contiennent, accumulent, enregistrent, amassent et sauvegardent des faits, des mouvements, des déplacements, des expansions et des liquidations, c’est-à-dire qu’elles englobent les traces de son passé lointain et proche. Ces archives contiennent l’histoire de la gestion des entreprises, de ce qui s’est passé à l’intérieur des établissements manufacturiers et commerciaux, mais aussi à l’extérieur. Elles racontent l’histoire comptable, les trajectoires de leurs propriétaires, de leurs employés et ouvriers, des familles de ces travailleurs, des relations avec les gouvernements nationaux, des marchés (nationaux et internationaux), de leur implantation dans différents espaces (certains déserts et d’autres extrêmement peuplés), de la technologie et de l’impact sur l’économie.

Ces archives démontrent également le pouvoir d’adaptation et d’intégration des entreprises dans l’histoire économique, sociale et culturelle d’un pays. Les archives des entreprises peuvent être un outil essentiel pour la consolidation et la transmission de leur identité et de l’histoire du pays. C’est pourquoi cette initiative propose de ne pas les jeter, de ne pas les détruire, de ne pas les oublier. Les sauvegarder, les protéger, les identifier, les valoriser en les identifiant, en investissant dans leur organisation, en permettant leur accès et en les promouvant par leur inclusion dans un réseau d’archives historiques d’entreprises est également une politique de responsabilité sociale des entreprises (RSE).

Raconter l’histoire d’une entreprise à travers ses archives et entretenir sa mémoire n’est pas seulement une décision commerciale ou un événement isolé ; c’est un besoin collectif et une construction visant à choisir quelle mémoire on raconte, comment et pour qui on le fait. Les entreprises, sur la base de leurs archives, peuvent être des acteurs actifs dans l’élaboration et la reconstruction de leur rôle dans le pays. Cette tâche peut être menée à bien individuellement, mais aussi de manière participative par la création d’espaces de discussion, d’échange d’informations et de spécialisation dans ce type d’archives d’entreprises privées afin de contribuer à la valorisation de ces dépôts documentaires historiques et à la création d’un réseau d’archives d’entreprises privées. Il faut préciser que les fonds ne sont pas donnés. Les entreprises qui participent au réseau décrivent leurs fonds documentaires et fournissent leurs accès afin de partager leurs archives. Il y a également des discussions et des ateliers avec des spécialistes pour la création de protocoles et leur application spécifique pour le traitement et la conservation des archives. À titre d’exemple, des vidéos à ce sujet sont disponibles sur le site Web.

Il est clair que l’accès aux collections et aux dépôts documentaires des entreprises implique également l’accès à des données plus vastes, à leurs objets, ainsi qu’aux cultures spécifiques qu’elles ont générées dans différentes parties du pays. L’objectif est de créer une série d’inventaires des collections et des archives d’entreprises privées dans différentes régions d’Argentine afin d’utiliser ces informations pour produire un premier document informatif sur l’état des archives d’entreprises au pays. Les résultats sont stimulants : durant les premiers mois de 2021, plusieurs espaces de transfert, d’échange, de formation à l’organisation du site Web et de numérisation des archives d’entreprises ont été créés. En outre, plusieurs séminaires de formation ont été organisés et une base de données collaborative et librement accessible sur ces dépôts a été mise en place.

Simultanément à cette perspective qui ouvre le champ d’action sur le patrimoine industriel, le développement de la documentation matérielle et factuelle ainsi que celui de la valorisation sociale sont déjà avancés grâce à plusieurs cours de spécialisation et à des programmes d’études supérieures dans diverses universités nationales d’Argentine. Des résultats positifs commencent à se produire par le biais de thèses spécialisées en patrimoine industriel, comme l’accord avec le programme d’études archivistiques de l’UBA et le diplôme d’études archivistiques de l’UnSaM. Ces cours de spécialisation en archivistique représentent une autre des voies d’avenir prometteuses dans le domaine de la préservation du patrimoine industriel.

En conclusion

Comme nous l’avons souligné dans cet article, le développement du domaine du patrimoine industriel en Argentine a été tardif, ce qui a impliqué une perte de matériel, de documents et de bâtiments qui méritaient pourtant d’être préservés. Ils auraient d’ailleurs pu l’être si une analyse systématique, incluant les relevés et les archives, puis la valorisation, avaient été réalisées. L’absence d’une politique publique pour la préservation du patrimoine industriel, ainsi que le manque de financement, rendent difficile le développement de ce domaine en Argentine.

L’un des défis consiste à faire reconnaître officiellement par l’État l’importance de ce domaine d’étude, en exposant les richesses matérielles et immatérielles. En ce sens, l’État devrait jouer un rôle en matière de préservation du patrimoine industriel, car jusqu’à présent, son rôle a été pratiquement nul. Il devrait notamment garantir l’existence du patrimoine en préservant les archives des entreprises et des industries. Malheureusement, comme nous l’avons souligné, la désarticulation des projets de recherche n’a pas favorisé l’adoption d’une législation protégeant les vestiges industriels. Nous sommes conscients que l’existence d’une loi ne garantit pas la préservation en bonne et due forme, mais elle offrirait toutefois un cadre juridique favorisant la protection des archives des entreprises privées.

Selon nous, l’un des objectifs à développer est de pouvoir générer un espace d’échange entre les différents groupes de recherche afin de partager les problèmes et les stratégies à mettre en place. Cela requiert également d’être en mesure de réaliser un recensement exhaustif des centres industriels et de leurs vestiges en vue de leur catalogage et de leur préservation, une tâche ardue pour l’instant. Heureusement, des travaux sur le sujet ont vu le jour ces dernières années sous forme de thèses et de projets de recherche.